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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20101224

Dossier : T-952-09

Référence : 2010 CF 1333

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

BRADLEY A. YACHIMEC

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre du Revenu national (le ministre), datée du 13 mai 2009 et rendue pas sa déléguée, Caroll Sukich, de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Dans la décision, le ministre a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch.1 (la Loi), afin d’accorder un allègement au demandeur et contribuable.

 

[2]               Le demandeur prie la Cour de renvoyer l’affaire au ministre afin qu’une nouvelle décision soit rendue par un délégué n’ayant pas déjà pris part à l’appréciation de sa demande. Il demande en outre à la Cour d’ordonner que toute la documentation soit passée en revue, que l’examen soit effectué en partant de la prémisse que le défaut de remettre l’impôt est attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur, à savoir, des troubles psychiques et que les antécédents à prendre en compte en matière d’observation sont ceux correspondant à la période précédant l’apparition des troubles psychiques.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera accueillie.

 

I.          Le contexte

 

A.        Le contexte factuel

 

[4]               Le demandeur, M. Bradley Yachimec, a subi d’importantes lésions cérébrales par suite d’un accident de voiture survenu en 1985. Il était âgé de 24 ans au moment de l’accident et, depuis, il ne peut plus travailler. Il reçoit des prestations d’invalidité et des revenus de location. Avant l’accident, le demandeur travaillait comme gérant des ventes de l’une des concessions d’automobiles appartenant à sa famille.

 

[5]               Le demandeur affirme que, malgré sa capacité à vivre de manière autonome, les lésions qu’il a subies au cerveau ont provoqué chez lui un lourd handicap : ses capacités cognitives et sa mémoire sont diminuées, il souffre de symptômes cliniques de paranoïa et aussi, à certains égards, de délire. Le demandeur prétend souffrir d’idées délirantes qui font qu’il est persuadé que le gouvernement n’a pas le droit d’imposer les revenus et que, pour cette raison, il a refusé de verser ses impôts.

 

[6]               La preuve médicale produite en faveur du demandeur montre que, par suite de l’accident, celui-ci a commencé à éprouver des troubles psychiques. Lorsqu’il a reçu son congé de l’hôpital en 1985, on avait diagnostiqué chez lui un [traduction] « état de confusion post-traumatique profonde et une atteinte généralisée des fonctions mentales supérieures » causés par un « traumatisme crânien fermé aigu ».

 

[7]               En 1989, un neurologue a noté dans un rapport l’apparition de problèmes psychologiques attribuables au fait que le demandeur était conscient des atteintes cognitives causées par le traumatisme qu’il avait subi. L’évaluateur en question signalait que le demandeur était anxieux, déprimé et mécontent de lui et de ses capacités fonctionnelles. Il recommandait des soins de psychiatrie. Selon lui, le demandeur était probablement atteint d’incapacité totale et permanente.

 

[8]               Dans un rapport d’évaluation neuropsychologique produit en 1996, on pouvait lire que le demandeur passait le plus clair de son temps à s’appesantir sur son invalidité et sur l’injustice qu’il disait ressentir face aux autres, y compris les membres de sa famille et ses avocats. L’évaluateur notait que l’aptitude du demandeur à réfléchir était entravée par de la confusion mentale, [traduction] « ce qui favorisait des processus cognitifs perturbés et non conventionnels, à forte tendance cynique et paranoïde »; plus loin dans le rapport, il concluait que [traduction] « des troubles de la personnalité avaient vraisemblablement été acquis ».

 

[9]               À l’époque en cause, l’ARC était déjà au courant des problèmes psychologiques du demandeur. Dans la [traduction] « Chronologie des événements » soumise au décideur, il est mentionné que, dès 1993, l’ARC avait reçu une lettre du demandeur, dans lequel il déclarait ce qui suit:

[traduction]

 

Je vous suis très reconnaissant de m’avoir fait parvenir ces avis concernant la source illégale d’argent du gouvernement canadien. La meilleure solution pour vous consiste à m’amener devant une cour de justice avant que je n’envoie moi-même une déclaration à Revenu Canada Impôt et vous traîne en justice.

 

[10]           Au cours des années qui ont suivi, le demandeur a maintenu sa position voulant que l’imposition du revenu soit inconstitutionnelle et l’a clairement indiquée dans tous ses échanges avec l’ARC. En janvier 1996, l’ARC a noté que le demandeur [traduction] « semble être atteint de troubles mentaux » et qu’au cours d’une visite qu’il a effectuée aux bureaux de l’Agence en octobre 1996, il tournait en rond et a remis aux employés un paquet contenant des lettres adressées au premier ministre et à Ralph Klein, entre autres, lettres dans lesquelles il soutenait que tous les ministères étaient illégaux et contrevenaient à la Constitution.

 

[11]           Jusqu’en 1991, le demandeur a acquitté ses impôts. Toutefois, comme en témoignent les notes prises par l’ARC au sujet de son comportement, à compter de 1992, le demandeur a manifesté un mépris total à l’égard de ses obligations fiscales. La présente demande porte sur la période s’échelonnant de 1995 à 2007.

 

[12]           Le demandeur a fait appel aux services de son avocat actuel pour qu’il l’aide à régler certaines questions d’ordre juridique. Avec le temps, l’avocat s’est rendu compte que le demandeur avait cessé de produire ses déclarations de revenus. Le demandeur refusait de payer ses impôts jusqu’à ce qu’il ait la possibilité de présenter des observations à un juge concernant la constitutionnalité des demandes formulées par l’ARC. Cette possibilité lui a été offerte lorsqu’il a présenté une demande en 2007. Ses arguments ont été rejetés.

 

[13]           Le 7 mars 2008, l’avocat du demandeur a présenté une demande d’allègement au premier palier au ministre du Revenu national en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi, dans le but d’obtenir la renonciation aux intérêts et pénalités appliqués aux années d’imposition 1995 à 2007.

 

[14]           Le demandeur sollicitait la renonciation aux intérêts et pénalités ou leur annulation en raison de circonstances exceptionnelles, à savoir les délires et l’incapacité mentale attribuables à son traumatisme crânien.

 

[15]           La demande au premier palier était accompagnée d’une lettre du Dr Sanderman, psychiatre du demandeur. Lorsque le demandeur a rencontré son avocat actuel pour la première fois, celui-ci s’est interrogé sur la capacité de son client de lui donner des instructions et l’a envoyé consulter le Dr Sanderman pour élucider la question. Le Dr Sanderman a entrepris de traiter le demandeur et a fait l’observation suivante :

[traduction]

 

Les délires de M. Yachimec concernaient le gouvernement fédéral et la question de la perception des impôts. En rétrospective, je n’ai pas le sentiment qu’il comprend qu’il est tenu de payer des impôts : il semble plutôt penser que le gouvernement fédéral l’offense et l’escroque d’une manière légale.

 

[16]           Le 27 août 2008, la demande d’allègement au premier palier du demandeur a été rejetée au motif que, bien que le demandeur ait produit l’opinion du Dr Sanderman, il n’avait présenté aucun renseignement médical pour étayer les raisons pour lesquelles il n’avait pas observé ses obligations fiscales.

 

[17]           Dans une lettre datée du 9 septembre 2008, le demandeur a alors présenté une demande d’allègement au deuxième palier en vertu du paragraphe 220(3.1). Il a ensuite présenté d’autres documents médicaux au soutien de sa demande, dont un deuxième avis médical, rédigé par le DSanderman le 30 septembre 2008, et les rapports d’évaluation neuropsychologiques datant de 1989 et de 1996.

 

[18]           Le 2 décembre 2008, cette demande d’allègement au deuxième palier a été rejetée. Un délégué du ministre différent du premier a jugé que l’allègement n’était pas justifié, compte tenu de la documentation médicale produite et des antécédents du demandeur en matière d’observation. Le délégué reconnaissait que le demandeur était atteint d’une incapacité, mais, puisqu’il n’avait jamais été adulte à charge, il demeurait tenu de s’acquitter de ses obligations fiscales.

 

[19]           Après avoir été informé de la décision de second palier rendue par le ministre le 2 décembre 2008, le demandeur a fourni de la documentation médicale supplémentaire à l’appui de sa demande. Conséquemment, une demande de contrôle judiciaire de la décision a été présentée à la Cour fédérale, demande qui a été accueillie avec le consentement des parties. La demande de renonciation aux intérêts et pénalités du demandeur a alors été renvoyée au ministre pour nouvel examen par un délégué n’ayant pas déjà pris part à l’appréciation de sa demande, avec comme instruction de passer en revue l’ensemble de la documentation.

 

B.         La décision contestée

 

[20]           La demande d’allègement du demandeur a été rejetée par une déléguée du ministre le 13 mai 2009. La déléguée a conclu que le demandeur était apte à décider, comme cela a déjà été mentionné, et qu’il était dès lors tenu de respecter ses obligations fiscales.

 

[21]           Il s’agit de la décision faisant l’objet du présent contrôle.

 

II.         La question en litige

 

[22]           La seule question soulevée dans le cadre de la présente demande est de savoir si, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) de la Loi, le ministre a, selon le cas :

a)         fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait;

b)         omis de respecter un principe d’équité procédurale.

 

A.        Le régime législatif et les lignes directrices

 

[23]           Le paragraphe 220(3.1) de la Loi est ainsi libellé :

Renonciation aux pénalités et aux intérêts

 

(3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable ou de la société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

Waiver of penalty or interest

 

 

(3.1) The Minister may, on or before the day that is ten calendar years after the end of a taxation year of a taxpayer (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

 

 

[24]           L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au paragraphe 220(3.1) peut faire l’objet d’un contrôle par la Cour fédérale suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[25]           Les lignes directrices applicables à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont énoncées dans la circulaire d’information 1C07-1, intitulée « Dispositions d’allègement pour les contribuables » (les Lignes directrices).

 

[26]           L’annulation des pénalités et intérêts peut être justifiée, entre autres, dans des circonstances exceptionnelles.

 

[27]           Les Lignes directrices définissent les circonstances exceptionnelles comme suit :

Circonstances exceptionnelles

 

25. Les pénalités et les intérêts peuvent faire l’objet d’une renonciation ou d’une annulation, en tout ou en partie, lorsqu’ils découlent de circonstances indépendantes de la volonté du contribuable. Les circonstances exceptionnelles qui peuvent avoir empêché un contribuable d’effectuer un paiement lorsqu’il était dû, de produire une déclaration à temps ou de s’acquitter de toute autre obligation que lui impose la Loi sont les suivantes, sans être exhaustives :

 

a) une catastrophe naturelle ou causée par l’homme, telle qu’une inondation ou un incendie;

 

b) des troubles publics ou l’interruption de services, tels qu’une grève des postes;

 

c) une maladie grave ou un accident grave; ou

 

d) des troubles émotifs sévères ou une souffrance morale grave, tels qu’un décès dans la famille immédiate.

 

[28]           Les Lignes directrices ne sont pas exhaustives et ne sont pas destinées à restreindre l’esprit de la loi ou l’intention du législateur. Par ailleurs, elles dressent la liste des facteurs dont l’ARC tient compte pour décider s’il y a lieu de renoncer aux pénalités et intérêts ou de les annuler (paragraphe 33) :

a) le contribuable a respecté, par le passé, ses obligations fiscales;

 

b) le contribuable a, en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;

 

c) le contribuable a fait des efforts raisonnables et n’a pas été négligent dans la conduite de ses affaires en vertu du régime d’autocotisation; et

 

d) le contribuable a agi avec diligence pour remédier à tout retard ou à toute omission.

 

III.       La norme de contrôle

 

[29]           Les deux parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision discrétionnaire prise par le ministre sous le régime du paragraphe 220(3.1) est la décision raisonnable. Ce point de vue est conforme à la jurisprudence récente de la Cour d’appel fédérale : Slau Ltd. c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 270; 3 Admin. L.R. (5th) 251, au paragraphe 27, et Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23; [2009] 4 C.T.C. 123, au paragraphe 25.

 

[30]           Comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; [2008] 1 R.C.S. 190, et Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12; [2009] 1 R.C.S. 339, le caractère raisonnable nécessite l’examen de la justification de la décision, ainsi que de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel. Il faut également s’assurer que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[31]           Le contrôle des questions d’équité procédurale commande l’application de la norme de la décision correcte.

 

IV.       Argumentation et analyse

 

A.        La décision du ministre était déraisonnable et fondée sur une appréciation manifestement erronée des faits

 

[32]           L’objet des dispositions sur la renonciation aux intérêts et pénalités prévues au paragraphe 220(3.1) est de permettre à Revenu Canada de gérer plus équitablement le régime fiscal en conférant au ministre la latitude voulue dans le traitement des contribuables qui, en raison de circonstances échappant à leur contrôle, sont incapables de respecter les délais ou de se conformer aux règles propres prévues dans la Loi. (Kaiser c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), 93 F.T.R. 66; [1995] 2 C.T.C. 329, au paragraphe 8). Elles font partie du « Dossier Équité » et visent à faire la place au bon sens dans le traitement des situations de ce genre.

 

[33]           Le pouvoir d’accorder l’allègement est discrétionnaire; l’allègement ne peut donc être exigé de plein droit. Par contre, ce pouvoir doit néanmoins être exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle, en tenant compte des considérations pertinentes et en faisant abstraction des considérations inappropriées ou étrangères (Lalonde c. Canada (Agence du revenu), 2010 CF 531; 2010 D.T.C. 5082, au paragraphe 32).

 

[34]           La Cour peut également intervenir lorsque la décision repose sur une mauvaise appréciation des faits (Johnston c. Canada, 2003 CFPI 713; [2003] 4 C.T.C. 32, au paragraphe 23).

 

[35]           Selon l’interprétation que fait le demandeur de la décision, l’allègement lui a été refusé en raison de la preuve médicale insuffisante, des antécédents du demandeur en matière d’observation et de la conclusion selon laquelle il était apte à décider. Il avance que la décision révèle une mauvaise appréciation des faits pertinents et une mauvaise application des Lignes directrices.

 

[36]           Le demandeur prétend que, compte tenu de la documentation médicale produite, il a établi, selon la prépondérance des probabilités, que son défaut d’acquitter ses impôts était attribuable à des circonstances extraordinaires indépendantes de sa volonté, à savoir, une déficience psychiatrique l’ayant amené au délire. Il invoque la jurisprudence, qui établit qu’en vertu des Lignes directrices, le principal facteur dont le ministre doit tenir compte dans le cadre d’une demande d’allègement fondée sur les dispositions d’équité est le fait que les circonstances étaient indépendantes de la volonté du contribuable (3500772 Canada Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), 328 F.T.R. 188; [2008] 4 C.T.C. 1 (C.F.) au paragraphe 39).

 

[37]           En outre, le demandeur soutient que, pour rendre la décision, les antécédents à prendre en compte en matière d’observation sont ceux correspondant à l’époque où le contribuable pouvait exercer un contrôle sur sa faculté d’acquitter ses obligations fiscales, et non à la période pendant laquelle il a été soumis à des circonstances exceptionnelles. Dans le cas du demandeur, il s’agit de la période qui précède l’apparition de ses troubles psychiatriques, c’est-à-dire antérieure à 1992. Jusqu’à cette date, la preuve montre que le demandeur respectait ses obligations.

 

[38]           Enfin, le demandeur conteste le fait que la conclusion précédente, selon laquelle il était apte à décider, soit pertinente pour apprécier l’état dans lequel il se trouvait au cours de la période en question, à savoir de 1995 à 2007. Apparemment, cette conclusion se rapporte à une demande présentée en cour en 1991 par le père et le frère du demandeur qui devaient être nommés tuteurs de ce dernier, laquelle demande avait été rejetée. Le demandeur souligne que ce rejet n’avait pas été motivé par écrit et que la demande était antérieure à l’apparition de ses délires concernant la légalité de l’impôt sur le revenu. Il prétend que le fait de conclure qu’il avait été jugé apte à décider par un tribunal à l’époque en question témoigne d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[39]           Selon le défendeur, le demandeur a demandé la renonciation aux intérêts et pénalités appliqués aux impôts en souffrance au motif qu’il souffrait d’un délire le poussant à croire que l’impôt était une mesure illégale et ce, en raison de lésions cérébrales subies en 1985. Il prétend que le ministre n’a jamais été informé du fait que les idées délirantes ne s’étaient manifestées qu’au cours des années 1990, et non en 1985, au moment de l’accident. Le défendeur fait valoir que cette information figure pour la première fois dans les observations écrites présentées par le demandeur dans le cadre de la présente demande et que, pour cette raison, la Cour n’a pas à en tenir compte pour procéder au contrôle de la décision. En outre, il soutient qu’il était indiqué, pertinent et nécessaire d’examiner les antécédents du demandeur en matière d’observation à compter de 1985, compte tenu des observations formulées par celui-ci.

 

[40]           Le défendeur affirme que le demandeur invite simplement la Cour à procéder à une nouvelle appréciation des faits de façon à arriver à la conclusion qu’il privilégie lui-même. Le défendeur souligne que l’appréciation des facteurs en jeu touche au cœur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire et que la Cour ne peut intervenir dans l’appréciation faite par le ministre pour l’unique raison qu’elle aurait procédé autrement.

 

[41]           J’ai examiné avec soin l’affirmation du défendeur voulant que le demandeur n’ait jamais invoqué, avant le présent contrôle, le fait que ses délires avaient commencé à se manifester au cours des années 1990, et non en 1985.

 

[42]           La présente affaire est assurément complexe, du fait de l’état du demandeur que le gouvernement fédéral, ainsi que l’atteste le Dr Sanderman, arrive difficilement à saisir, du fait aussi de la durée des échanges entre le demandeur et l’ARC, échanges que l’avocat du demandeur a qualifiés d’interminables et de complexes dans sa requête initiale, et même du fait du parcours que la demande du demandeur a dû suivre pour arriver jusqu’ici, pour un deuxième contrôle judiciaire.

 

[43]           L’apparition chez le demandeur d’un délire l’ayant empêché de verser ses impôts quelque temps après son accident, délire tout de même attribuable aux lésions cérébrales infligées par l’accident, est conforme à l’ensemble de la preuve dont était saisi le ministre. En effet, dans sa lettre du 30 septembre 2008, le Dr Sanderman déclarait :

[traduction]

 

Par définition, il est impossible de convaincre une personne qu’elle délire et c’est là tout le problème [...] Je crois fermement que la situation juridique complexe dans laquelle il se trouve actuellement, eu égard à ses échanges avec le gouvernement fédéral au sujet de ses impôts, est le résultat du grave traumatisme crânien qu’il a subi et de ses perturbations cognitives et troubles de la pensée subséquents.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[44]           Bien que, dans les observations rédigées aux fins de la présente demande, le demandeur expose bien plus clairement la chronologie de l’évolution de son état psychiatrique, l’information figurait déjà dans le dossier utilisé par la déléguée. Il serait donc plus à propos de qualifier ce « nouvel argument » de mauvaise appréciation des faits, et je conclus que c’est ce dont il s’agit.

 

[45]           Le défendeur prétend qu’il incombait au demandeur de convaincre le ministre qu’il avait non seulement subi des lésions, mais que celles-ci étaient la cause de son défaut de produire ses déclarations de revenus et d’acquitter ses impôts. Le défendeur invoque Formosi c. Canada (Agence du revenu), 2010 CF 326, une affaire mettant en cause un contribuable en défaut qui n’avait pu convaincre la Cour de l’existence d’un lien entre l’occurrence de plusieurs décès et maladies dans sa famille immédiate et son incapacité à payer ses impôts. Cette affaire est sans rapport avec la présente instance, où abonde la preuve documentaire étayant le fait que le demandeur a subi des lésions qui sont la cause de son défaut de payer ses impôts. Le fait que les deux incidents, à savoir les lésions cérébrales et le début du délire, ne soient pas contemporains ne permet pas de nier leur existence.

 

[46]           En outre, bien que les notes figurant au dossier indiquent que le père et le frère du demandeur ont tenté sans succès de le faire déclarer adulte à charge au cours des années 1990, on peut aussi y lire qu’ils sont arrivés à le convaincre de signer un formulaire de consentement pour faire calculer ses impôts par un expert-comptable. À l’heure actuelle et depuis 2007, les déclarations sont produites à temps sans porter la signature du demandeur. Un tel état de fait semble incompatible avec les conclusions tirées par l’agent qui a le premier examiné le dossier :

[traduction]

 

J’ai discuté du dossier avec la direction. De l’avis de cette dernière, ainsi que les tribunaux en avaient jugé, le contribuable n’était pas un adulte à charge et était tenu du paiement de ses impôts. À l’heure actuelle, le contribuable n’a pas pris de mesures pour commencer à s’acquitter de sa dette.

 

[47]           Le contrôle des décisions fondées sur l’équité exige que la Cour se demande, au terme d’un « examen assez poussé », si les motifs donnés, pris dans leur ensemble, étayent la décision (334156 Alberta Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), 2006 CF 1133; 300 F.T.R. 74, au paragraphe 7). En l’espèce, le ministre pouvait bien entendu décider que la situation du demandeur ne justifiait pas d’allègement. Cependant, les motifs qu’il a invoqués révèlent une mauvaise appréciation des circonstances du demandeur, sans rapport avec l’esprit et l’objet des dispositions d’équité prévues dans la Loi.

 

B.         L’équité procédurale

 

[48]           À l’issue du premier contrôle judiciaire, la Cour avait ordonné le renvoi de la décision pour nouvel examen par un délégué qui n’était pas déjà intervenu dans le dossier. Le demandeur prétend que cette directive vise à permettre à une personne d’aborder l’examen de la demande d’un nouvel œil et sans a priori en n’étant pas gênée par quelque connaissance antérieure du dossier. Le demandeur soutient que, malgré la directive, la déléguée qui a rédigé la décision a été fortement influencée par la décision antérieure, en plus d’aborder l’affaire en partant de la prémisse que la décision pouvait être modifiée uniquement si les éléments supplémentaires à apprécier étaient déterminants. L’argument du demandeur repose sur le fait que le libellé de six des huit paragraphes de la décision est identique en tous points à celui de la décision précédente.

 

[49]           Le défendeur explique que la décision avait procédé de l’examen de l’ensemble des renseignements et de la documentation se rapportant à la demande d’allègement du demandeur, dont la décision rendue antérieurement par les délégués du ministre. Selon lui, cette façon de procéder ne contrevenait à aucune règle d’équité procédurale. Il ajoute que chaque délégué se faisait sa propre idée du cas.

 

[50]           Après examen du dossier, il est évident que la déléguée s’est livrée à sa propre analyse. Je ne peux conclure que l’exercice de son pouvoir discrétionnaire a été entravé de quelque façon.

 

V.        Conclusion

 

[51]           Compte tenu des conclusions qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au ministre pour nouvelle décision par un délégué n’ayant pas déjà pris part à l’évaluation de la demande du demandeur.

 

[52]           Le demandeur a droit à ses dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que les dépens sont adjugés au demandeur.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-952-09

 

INTITULÉ :                                       BRADLEY A. YACHIMEC c.

                                                            LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 EDMONTON

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 DÉCEMBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 24 DÉCEMBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gordon R. McKenzie

 

POUR LE DEMANDEUR

Valerie Meier

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gordon R. McKenzie

Bishop & McKenzie

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Valerie Meier

Ministère de la Justice

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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