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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20101005

Dossier : IMM-4488-09

Référence : 2010 CF 992

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2010

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

Entre :

RONGFENG GUAN

demandeur

et

 

Le ministre de la sécurité publique et

le ministre de la citoyenneté

et de l’IMMIGRATION

défendeurs

 

Motifs du jugement et jugement

 

 

[1]               Il s'agit d'une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), sollicitant le contrôle judiciaire de la décision d'un agent d'application de la loi à l’intérieur du pays (l’agent) de l'Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), datée du 8 septembre 2009 (la décision), par laquelle la demande du demandeur de reporter son renvoi a été refusée.

 

LE Contexte

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Chine. Il est arrivé au Canada le 20 août 2002 pour rendre visite à ses parents et à sa sœur, qui sont des citoyens canadiens résidant à Toronto.

 

[3]               Le 23 mai 2003, le demandeur a déposé une demande d'asile. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande parce qu'il a omis de présenter une preuve suffisante montrant qu'il est membre du mouvement Falun Gong et qu'il présentait un intérêt pour les autorités chinoises. La demande d'examen des risques avant renvoi (demande d’ERAR) du demandeur a également été rejetée parce qu'il n'a présenté aucun nouvel élément de preuve pour réfuter les questions soulevées par la SPR quant à sa crédibilité. Il allègue qu'il ne savait pas qu'il pouvait présenter de nouveaux éléments de preuve. Il n'a pas contesté devant la Cour la décision d’ERAR qui lui était défavorable.

 

[4]               Le 18 août 2006, le demandeur a présenté une demande pour demeurer au Canada en qualité de résident permanent pour des motifs d'ordre humanitaire (demande CH). Le demandeur allègue qu'il est établi au Canada, que ses parents et sa sœur sont des citoyens canadiens, que son épouse et ses enfants qui résident en Chine dépendent de son revenu au Canada pour subvenir à leurs besoins et qu'il serait exposé à un risque s'il devait retourner en Chine. Dans le cadre de sa demande CH, il a présenté de nouveaux éléments de preuve à l'appui de son appartenance au Falun Gong. Jusqu'à maintenant, aucune décision n'a été rendue à l'égard de cette demande.

 

[5]               Le 18 août 2009, l’ASFC a informé le demandeur qu'il devait se présenter en vue de son renvoi du Canada le 12 septembre 2009. Le demandeur a présenté une demande de report de la mesure de renvoi au motif qu'il a une demande CH en instance comportant des facteurs de risque. L’agent a refusé cette demande de report le 8 septembre 2009.

 

[6]               Le 11 septembre 2009, le juge O’Keefe a accordé un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi en attendant l'issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LA Décision faisant l'objet du PRÉSENT contrôle

 

[7]               Dans sa décision du 8 septembre 2009, l'agent a souligné que les agents d'exécution disposaient d’un [traduction] « pouvoir discrétionnaire très restreint » pour reporter les mesures de renvoi. En effet, en vertu de l'article 48 de la Loi, ils sont tenus d'exécuter ces mesures « dès que les circonstances le permettent. » L'agent a indiqué que la présentation d'une demande CH ne constitue pas en soi une entrave au renvoi. Le législateur ne prévoit pas dans la loi un sursis dans de telles circonstances. L'agent a souligné que, même si la demande CH du demandeur avait été reçue le 18 août 2006, en date du 4 février 2009, une période d'au moins 18 à 24 mois s'écoulerait avant que la demande ne soit attribuée à un agent pour examen. La demande continuerait néanmoins à être traitée après le renvoi du demandeur en Chine et il serait informé de l'issue. Pour ce motif, l'agent a conclu que le report du renvoi n'était pas justifié.

 

[8]               L'agent a reconnu les allégations du demandeur selon lesquelles il était établi au Canada et, plus précisément, qu’il occupait un emploi à temps plein au Canada, qu’il y avait des parents et que sa famille en Chine comptait sur son revenu. Cependant, en vertu de l'article 209 du Règlement pris en vertu de la Loi, un permis de travail devient invalide lorsqu'une mesure de renvoi visant son titulaire devient exécutoire. Ainsi, le demandeur n'avait plus légalement le droit de travailler au Canada. En outre, lorsqu'il a présenté sa demande d’ERAR, le demandeur a été informé que la mesure de renvoi le concernant serait exécutée à la suite d'une décision défavorable et qu'il devrait prendre des mesures concernant son travail et sa famille dans le cas où telle serait l’issue de sa demande.

 

[9]               Au bout du compte, l'agent a conclu à l'insuffisance de la preuve établissant que le demandeur faisait face à des circonstances exceptionnelles justifiant un report de la mesure de renvoi au motif qu'il était établi au Canada. L'agent a mentionné une déclaration de l'avocate du demandeur selon laquelle de nouveaux éléments de preuve concernant l'appartenance du demandeur au Falun Gong, qui était pertinente pour la demande CH, étaient imminents. L'agent a cependant indiqué dans sa décision qu'il n'avait pas encore été saisi de ces éléments de preuve. En l'absence d'une telle preuve, il n'était pas convaincu que le risque allégué auquel était exposé le demandeur justifiait un report de la mesure de renvoi.

 

[10]           Dans une lettre datée du 9 septembre 2009, l'agent a reconnu avoir reçu le jour même les nouveaux éléments de preuve susmentionnés. Après les avoir examinés, il a conclu qu'ils omettaient à la fois de corroborer le risque allégué auquel le demandeur serait exposé à son retour en Chine et de prouver que le demandeur faisait face à des circonstances exceptionnellement difficiles justifiant un report de la mesure de renvoi.

 

LES Questions en litige

 

[11]           Dans la présente demande, les questions en litige peuvent être résumées comme suit :

1.                  la question de savoir si l'agent a omis de tenir compte de facteurs pertinents;

2.                  la question de savoir si l'agent a appliqué le critère juridique pertinent.

 

LES Dispositions légaLes

 

[12]           Les dispositions suivantes de la Loi s'appliquent dans la présente instance :

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

 

 

 

 

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative or on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

 

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

[13]           Les dispositions suivantes du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, s'appliquent également dans la présente instance :

 

209. Le permis de travail devient invalide lorsqu’il expire ou lorsqu’une mesure de renvoi visant son titulaire devient exécutoire.

209. A work permit becomes invalid when it expires or when a removal order that is made against the permit holder becomes enforceable.

 

 

LA Norme de contrôle

 

[14]           Dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a conclu qu'il n'est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier soumise à la cour de révision est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C'est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la cour de révision se livre à une analyse des quatre facteurs pertinents pour l'analyse relative à la norme de contrôle.

 

[15]           La raisonnabilité est la norme applicable à l'examen de la question de savoir si l'agent a commis une erreur dans son traitement de la preuve. Le poids qu'un agent décide d'accorder à des éléments de preuve est une décision discrétionnaire à l'égard de laquelle la retenue s’impose. Voir l’arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.), et l’arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 et 53.

 

[16]           Lorsqu'une décision est examinée selon la norme de la raisonnabilité, l'analyse s'attache à « la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). En d'autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision de l'agent est déraisonnable, c'est-à-dire qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[17]           Les questions concernant le critère juridique appliqué par l’agent doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Voir Golesorkhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 511, [2008] A.C.F. no 637, au paragraphe 8.

 

LES ARGUMENTS

Le demandeur

            L'agent a omis de tenir compte de facteurs pertinents

 

[18]           Le demandeur soutient que l'agent a entièrement omis de tenir compte du fait que sa demande CH était en instance depuis trois ans sans que cela soit la faute du demandeur. La Cour a toujours reconnu le pouvoir d’un agent d'exécution d'exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter une mesure de renvoi lorsqu’un demandeur a présenté une demande CH dans les délais prescrits et qui demeure en instance sans qu'il y ait eu faute de sa part. Voir Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682; Bhagat c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2009] A.C.F. no 54 (C.F.); Harry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1727 (C.F.); Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 936 (C.F.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

 

[19]           Comme la Cour l'a récemment déclaré dans Lisitsa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 599, au paragraphe 34 :

 

Dans Simoes, précité, la Cour parlait des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées dans les délais prescrits qui étaient prises dans l’engrenage du système depuis une longue période et dans Wang, précité, la Cour a déclaré qu’« [e]n l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report ». Je ne considère pas que l’adhésion aux énoncés formulés dans l’arrêt Wang, précité, minimise l’importance des facteurs énumérés dans l’arrêt Simoes, précité, pourvu que les « considérations particulières  existent ». En l’instance, la demande est déposée depuis juin 2007 et elle est toujours pendante. Cette situation pourrait constituer une considération particulière, cependant la thèse dont s’est inspiré l’agent dans la portion précitée de ses motifs ne justifierait jamais qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée dans les délais prescrits serve de fondement au report de la mesure de renvoi. À mon avis, cette conclusion rend la décision de l’agent déraisonnable. J’ignore quelle serait la décision de l’agent s’il examinait la demande en tenant compte du droit énoncé dans les arrêts Simoes et Baron, précités, c’est pourquoi la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée à un autre agent chargé de rendre une nouvelle décision.

 

 

[20]           De plus, en concluant que la demande CH suivrait son cours à la suite du renvoi du demandeur du Canada, l'agent a omis de tenir compte du fait que le renvoi rendrait dans les faits illusoire l'objet de la demande CH à titre de recours humanitaire. Bien qu'il n’ait pas été déterminant, ce facteur était pertinent. Voir Baker, précité.

 

[21]           Le demandeur a attendu sa décision CH pendant trois ans et il doit attendre pendant encore 18 à 24 mois. Cela est excessif. Il existe peu de cas, s'il en est, où le renvoi ne sera pas tenté à l'intérieur d'une période de cinq ans. L'agent aurait dû tenir compte de l'importance d'assurer des procédures équitables, à l'instar du législateur lorsqu'il a prévu un recours CH au pays pour les non‑citoyens au Canada. Voir Baker, précité; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1180 (C.A.F.); Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n403 (C.F.); Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.).

 

L'agent a appliqué le mauvais critère juridique

 

[22]           L'agent a commis une erreur lorsqu'il s’est demandé si les éléments de preuve fournis par le demandeur corroboraient sa crainte d'être renvoyé en Chine. Ce critère juridique n'est pas le bon. L'agent aurait dû se demander si les éléments de preuve étaient suffisants pour donner lieu à une préoccupation crédible concernant le risque de sorte qu’un autre agent, chargé d'examiner la question dans le contexte d'une demande CH et possédant l'expertise pour ce faire, devrait tenir compte de ces éléments de preuve avant le renvoi du demandeur du Canada. Voir De Gala c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1987] A.C.F. n7 (C.F.); Ochnio c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1985] A.C.F. n816 (C.F.).

 

[23]           De plus, l'agent a commis une erreur en traitant directement de la question du risque, une question qu'il vaut mieux laisser à un agent possédant l'expertise à ce sujet.

 

[24]           L'agent aurait dû reconnaître que l'objet de la demande CH vise à s'occuper des demandeurs à risque qui [traduction] « sont laissés de côté » parce qu'ils ne comprennent pas le fonctionnement du processus. L'omission du demandeur de fournir de nouveaux éléments de preuve dans le cadre de son ERAR découle d'une telle incompréhension. L'agent aurait également dû reconnaître que des demandeurs peuvent être exposés à des risques insuffisants pour répondre à la définition de réfugié ou de personne à protéger prévue par la loi, mais qui sont néanmoins convaincants. Voir Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 366 (C.F.), aux paragraphes 2, 5 et 6; Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n1763 (C.F.), aux paragraphes 46 et 47; Melchor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1600 (C.F.), aux paragraphes 19 et 20; Sahota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n882 (C.F.), aux paragraphes 8 et 12; Thalang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n1001 (C.F.), au paragraphe 14.

 

[25]           Pour ces motifs, la décision de l'agent était déraisonnable.

 

Les défendeurs

                        Le pouvoir discrétionnaire de l'agent concernant le report d’un renvoi est limité

 

[26]           Il est bien établi en droit qu'un agent d'exécution a le pouvoir de reporter une mesure de renvoi prévue uniquement dans des circonstances très limitées. Ces circonstances sont liées à la capacité physique d’un demandeur de se conformer à la mesure, la capacité de voyager par exemple. Voir Pavalaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n338 (C.F.); Wiltshire c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n571 (C.F.), au paragraphe 6; Simoes, précité; Wang, précité, aux paragraphes 31, 32 et 45; Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 C.F.P.I. 614 (C.F.), au paragraphe 32; Padda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1081, aux paragraphes 8 et 9.

 

[27]           La Loi ne prévoit pas le réexamen des décisions d'exécuter une mesure de renvoi valide. En l'espèce, l'obligation de l'agent consistait simplement à [traduction] « préciser le moment et l'endroit où la mesure d'expulsion [devait] être exécutée » et de veiller à ce que le renvoi ait lieu dès que les circonstances le permettent, conformément à l'article 48 de la Loi. L'agent ne disposait d'aucun pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait au renvoi et, par conséquent, son omission de procéder à un réexamen ne peut pas constituer un motif de contrôle judiciaire. Voir Brar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n1527 (C.F.); Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. n1133 (C.F.).

 

Une demande de report ne constitue pas une mini‑évaluation des motifs d’ordre humanitaire

 

[28]           Un agent d'exécution n'a ni l'obligation ni le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte divers facteurs d’ordre humanitaire pour se prononcer sur le report d'une mesure de renvoi. Voir Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n1802 (C.F.), au paragraphe 19; Wright c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2002), 20 Imm. L.R. (3d) 97 (C.F.), au paragraphe 15; Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n1350 (C.F.), aux paragraphes 4 et 5; John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 583 (C.F.), au paragraphe 20.

 

[29]           En outre, le fait de demander à l’agent d’émettre des hypothèses sur l'incidence d’une mesure de renvoi sur une demande CH équivaut à lui demander d’aller hors du cadre de ses fonctions et de mener le genre d'analyse réservée à un agent CH. L'agent n'a pas commis d'erreur en concluant qu'une décision CH n'était pas imminente. En l'espèce, l'agent a exercé de façon raisonnable le pouvoir discrétionnaire limité dont il dispose pour accorder un report temporaire.

 

            La réponse du demandeur

                        Pouvoir discrétionnaire limité

 

[30]           Le demandeur reconnaît le pouvoir discrétionnaire limité de l'agent pour reporter l'exécution d'une mesure de renvoi de même que l'absence de motifs prévus dans la Loi pour accorder un report. Le demandeur conteste cependant la mauvaise interprétation des défendeurs du raisonnement dans Wang, précité, et dans d'autres décisions.

 

[31]           Contrairement à ce que les défendeurs ont déclaré, la Cour a toujours reconnu qu'à l'intérieur de son pouvoir discrétionnaire limité, un agent d'exécution pouvait tenir compte d'autres facteurs que la capacité physique du demandeur à se conformer à la mesure. Un de ces facteurs est une demande CH présentée dans les délais prescrits, mais qui demeure en instance en raison de l'engorgement du système. Voir Simoes, précité; Wang, précité; Brown c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1276 (C.F.), aux paragraphes 15 et 16; Romans c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1201 (C.A.F.), aux paragraphes 8 et 9; Kahn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1365 (C.F.), au paragraphe 24.

 

[32]           Le demandeur reconnaît qu'une demande de report ne devrait pas exiger qu'un agent d'exécution entreprenne une mini‑évaluation des considérations humanitaires. Cependant, contrairement à ce qu'affirment les défendeurs, un agent d'exécution a en effet le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte les facteurs pertinents concernant la demande CH, notamment le délai d'attente de l'issue de la demande et, provisoirement, la question de savoir si la demande est fondée.

 

[33]           Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs, la jurisprudence n'indique pas qu'il n'est pas nécessaire pour les agents d'exécution de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire pertinents. Dans Benitez, précité, au paragraphe 19, le juge McKeown a indiqué qu'il appartenait aux demandeurs de préciser les facteurs pertinents pour l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'exécution et de les porter à son attention :

Essentiellement, l'avocate du demandeur n'interprète pas correctement le régime créé par la Loi sur l'immigration actuelle, sous lequel c'est l'agent chargé de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui doit examiner tous les facteurs invoqués au soutien de cette demande, et non l'agent de renvoi. À mon avis, l'agent de renvoi peut se fonder sur ce que l'avocat du demandeur considère être le facteur prépondérant justifiant le report du renvoi. L'avocat doit choisir avec soin ce qu'il décide de soumettre à l'agent de renvoi. Je répète que la Loi actuelle ne confère pas à un agent de renvoi le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération les différents facteurs d'ordre humanitaire lorsqu'il décide de reporter ou non le renvoi d'un demandeur.

 

 

[34]           Dans John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] C.F.P.I. 420, la demande CH avait déjà été rejetée. La juge Snider a déclaré ce qui suit aux paragraphes 20 et 21 :

Par conséquent, il n'y a vraisemblablement pas d'obligation pour l'agent chargé du renvoi de prendre en compte les facteurs d'ordre humanitaire, y compris la conséquence du renvoi pour l'enfant qui est un citoyen canadien. Une telle obligation pour l'agent chargé du renvoi, compte tenu qu'elle existe déjà à l'étape de la demande CH, constituerait un chevauchement inutile.

 

Quant à l'affaire qui m'est soumise, je remarque que la demanderesse a eu la pleine possibilité à l'étape de la demande CH de soumettre ses préoccupations relativement à sa fille. Sa demande CH a été rejetée et aucune demande de contrôle judiciaire n'a été présentée. L'état de santé d'Alana n'a pas changé et aucun élément de preuve qui n'aurait pas pu être soumis lors de la demande CH n'a été présenté à l'agente. Le résultat pratique d'accueillir la demande présentée par la demanderesse dans la présente affaire serait de donner à l'agent chargé du renvoi l'obligation de réviser la demande CH, ce qui constituerait non seulement un chevauchement inutile, mais obligerait l'agent chargé du renvoi à agir à la place du décideur de la demande CH. Par conséquent, je ne suis pas d'avis qu'il y avait une quelconque obligation pour l'agente de prendre en compte l'intérêt d'Alana dans les circonstances de la présente affaire.

 

 

[35]           Bien qu'il semble ne pas y avoir de consensus au sein de la Cour concernant la question de savoir si un agent d'exécution à l'obligation de prendre en compte tout facteur fondé sur des motifs d'ordre humanitaire, les décisions qui précèdent indiquent que lorsque des facteurs pertinents ont été portés à l'attention de l'agent, ce dernier doit au moins les examiner. À tout le moins, il existe un consensus, qui s'appuie sur Wang, précité, selon lequel les agents d'exécution peuvent reporter une mesure de renvoi lorsqu'une demande CH est présentée dans les délais prescrits, mais qu'une décision n'est pas encore rendue. C'est le cas du demandeur. Voir Simoes, précité, et Wang, précité.

 

[36]           En outre, bien que les défendeurs n'en aient pas traité, l'agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des risques auxquels le demandeur était exposé en Chine. Parmi ces risques, mentionnons la mort, la sanction extrême et les traitements inhumains. Dans Wang, précité, la Cour a reconnu que, dans de telles circonstances, le report de la mesure de renvoi devrait habituellement être accordé en attendant l'instruction de la demande CH. Voir également Simoes, précité. Si les défendeurs, au paragraphe 12 de leur mémoire, ont assimilé ces facteurs de risque aux considérations générales fondées sur des motifs d'ordre humanitaire (que, selon les défendeurs, l'agent ne devrait pas prendre en compte dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire), ils avaient tort.

 

[37]           Le pouvoir discrétionnaire de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi doit être exercé d'une manière compatible avec les normes constitutionnelles. En tant que membre du Falun Gong, le demandeur est exposé à des risques en Chine qui font entrer en jeu ses droits en vertu de l'article 7 de la Charte. Il s'agit d'un renseignement nouveau dans le cadre de sa demande CH. L'agent, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, aurait dû reporter le renvoi dans des circonstances telles que celles en l'espèce où il y a possibilité d'une atteinte irréparable aux droits du demandeur. Voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.S. no 3.

 

[38]           Finalement, en ce qui a trait à l'appréciation des délais d'une demande CH, la jurisprudence de la Cour indique que le facteur pertinent n'est pas la longueur du délai qui reste à courir avant que la demande soit instruite, mais plutôt le délai depuis le dépôt de la demande. Dans la présente affaire cependant, l'agent a indiqué que la demande ne serait pas attribuée à un agent avant au moins 18 à 24 mois. La Cour a statué qu’une telle approche était inacceptable. Dans Bhagat, précité, le juge Lemieux a déclaré ce qui suit au paragraphe 18 :

Il est clair que, dans son appréciation des délais, l’agente s’est fondée sur la date éventuelle d’une décision et non sur la date du dépôt de la demande. La démarche de l’agente soulève une question sérieuse.

 

 

[39]           De même, concernant l'appréciation des délais, le juge Gibson dans Harry, précité, a conclu qu'une demande CH, présentée un an avant la mesure de renvoi, avait été présentée dans les délais prescrits et que l’omission de soupeser ce facteur de façon adéquate dans une demande de report d'une mesure de renvoi soulève une question sérieuse.

 

[40]           En l'espèce, la demande CH du demandeur a été déposée en 2006. Elle a été déposée dans les délais prescrits et a été retardée sans faute de la part du demandeur.

 

ANALYSE

 

[41]           Il est bien établi qu’un agent d'exécution dispose d'un pouvoir discrétionnaire limité pour reporter un renvoi. La Cour a toutefois toujours reconnu que lorsqu'un demandeur a présenté dans les délais prescrits une demande CH qui est toujours en instance au moment de la demande de report, l'agent peut alors tenir compte de ce facteur comme circonstance spéciale pour décider s'il exercera son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi en vertu de l'article 48 de la Loi. Voir Bagri, Wang, Baker, Bhagat, Harry et Simoes, précités.

 

[42]           Mon examen de la décision me convainc que l'agent en l'espèce, bien qu'il ait reconnu la demande CH en instance, a omis d'examiner la question de savoir si elle constituait une circonstance spéciale à la lumière des faits de la présente affaire. À la période pertinente, le demandeur avait une demande CH présentée dans les délais prescrits et qui était en instance depuis environ trois ans sans faute de sa part. Ne pas reconnaître cette situation comme facteur possible dans le cadre d'une décision de report consisterait à miner secrètement le processus CH du point de vue des demandeurs. À mon avis, cela n'est pas entièrement corrigé par le fait que le processus CH peut être poursuivi à l'extérieur du Canada.

 

[43]           Comme le souligne le demandeur, s'appuyant sur Simoes, précité, pour décider le moment où « les circonstances […] permettent » d'exécuter une mesure de renvoi, un agent de renvoi peut tenir compte de différents facteurs comme la maladie, d'autres empêchements pour voyager et les demandes CH en instance qui ont été déposées dans les délais prescrits, mais encore en attente d'une décision en raison d'un engorgement du système. En l'espèce, nous avons la même erreur que celle qui s'est produite dans Bhagat, précité, au paragraphe 18 : « Il est clair que, dans son appréciation des délais, l’agente s’est fondée sur la date éventuelle d’une décision et non sur la date du dépôt de la demande. »

 

[44]           Je constate également que dans Harry, précité, le juge Gibson a déterminé qu'une demande CH était en instance en ce qui a trait au temps écoulé entre le moment du dépôt de la demande CH et le moment prévu pour le renvoi du demandeur dans cette affaire. De plus, comme je l'ai souligné dans Villanueva c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 543 (CanLII), le juge Zinn dans Williams c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 274, a clairement précisé ce qui suit au paragraphe 36 :

Le manquement du ministre à son obligation de traiter avec diligence une demande CH devrait alors entrer en ligne de compte pour déterminer quand « les circonstances [...] permettent » de renvoyer le demandeur. Le ministre ne devrait pas être autorisé à exécuter avec rigueur son obligation de renvoyer lorsque c’est à lui que sont imputables les raisons pour lesquelles une demande CH soumise en temps opportun et susceptible de rendre le renvoi inutile ou invalide n’a pas été tranchée.

 

 

[45]           En l'espèce, bien que le report ait été demandé en s'appuyant sur une demande CH présentée dans les délais prescrits, mais en instance depuis longtemps sans faute de la part du demandeur, l'agent a omis d'examiner cette question pour décider s'il s'agissait d'une circonstance spéciale qui avait une incidence sur le moment où les circonstances permettaient le renvoi. À mon avis, il s'agit d'une erreur susceptible de contrôle et la décision doit être renvoyée pour nouvel examen.

 

[46]           Le demandeur a soulevé d'autres erreurs susceptibles de contrôle. Il n'est toutefois pas nécessaire de présenter de longs motifs concernant les points supplémentaires.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande est accueillie, la décision est annulée et l'affaire est renvoyée à un agent différent pour nouvel examen.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4488-09

 

Intitulé :                                       RONGFENG GUAN        

                                                            et

                                                            Le ministre de la sécurité publique et

                                                           le ministre de la citoyenneté et de l'immigration

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 2 septembre 2010

 

 

Motifs du jugement

et jugement :                              le juge RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 5 octobre 2010

 

 

Comparutions :   

 

Barbara Jackman                                                                      pour le demandeur

                                 

Leanne Briscoe                                                                         pour les défendeurs

                                   

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

 

Jackman & Associates

Avocats                                                                                    pour le demandeur

Toronto (Ontario) 

 

Myles J. Kirvan                                                                        pour les défendeurs

Sous-procureur général du Canada

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