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Date :  20100212

Dossier :  T-2087-09

Référence :  2010 CF 151

Québec (Québec), le 12 février 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer 

 

ENTRE :

ROBERT GRAVEL

Demandeur

et

 

TELUS COMMUNICATIONS INC.

Défenderesse

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une requête, présentée par Telus Communications Inc. (la requérante), pour faire radier en tout ou en partie certains affidavits mis en preuve par Robert Gravel (l’intimé) au soutien d’une demande de contrôle judiciaire qu’il a présentée à l’encontre d’une sentence d’un arbitre du travail déclinant compétence sur une plainte en congédiement injustifié formulée par l’intimé.

 

 

 

LE CONTEXTE

[2]               L’intimé a perdu son emploi chez la requérante le 12 novembre 2007. Il croit avoir été congédié injustement. Il a porté plainte contre son congédiement, selon la procédure prévue par le Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2.

 

[3]               Cependant, la requérante a formulé une objection préliminaire, soutenant que l’arbitre n’avait pas juridiction sur la plainte de l’intimé, puisque celui-ci n’avait pas été congédié, mais licencié suite à la suppression de son poste. L’arbitre a accueilli cette objection dans une décision datée du 6 novembre 2009, de laquelle l’intimé demande le contrôle judiciaire.

 

[4]               L’intimé a mis en preuve, au soutien de cette demande, plusieurs affidavits. Il est l’auteur d’un de ceux-ci; d’autres ont été produits par MM. Claude Gravel et Jacques Gagné. La présente requête vise à radier certains paragraphes de l’affidavit de l’intimé, ainsi que les affidavits de MM. Claude Gravel et Jacques Gagné en totalité ou, subsidiairement, certains paragraphes de ces affidavits.

 

LE DROIT APPLICABLE

[5]               Le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) dispose que « les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle […] ». Il n’existe que trois exceptions à ce principe. La première, prévue par la même disposition des Règles, concerne les requêtes et n’est pas pertinente en l’espèce. La deuxième concerne « les exceptions séculaires au principe interdisant le ouï-dire qui sont reconnues en common law [et] l’exception plus récente fondée sur la fiabilité et la nécessité » (Canadian Tire Corp. Ltd. c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8, (2001) 200 F.T.R. 94, au par. 13). La troisième découle de l’article 55 des Règles, en vertu duquel, « [d]ans des circonstances spéciales, la Cour peut, dans une instance, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application ». Cette disposition peut s’appliquer au paragraphe 81(1), comme l’explique la Cour d’appel fédérale dans Canadian Tire, ci-dessus, au par. 13.  

 

[6]               Outre ces exceptions, un affidavit ne doit contenir que des faits; ce n’est pas un véhicule approprié pour l’argumentation juridique (voir par ex. Duyvenbode v. Canada (Attorney General), 2009 FCA 120 au par. 3 et les arrêts qui y sont cités). Un affidavit qui ne se conforme pas à cette règle sera, normalement, radié (ibid.).

 

[7]               Cependant, dans Canadian Tire, ci-dessus, au par. 18, la Cour d’appel fédérale prévient les plaideurs de ne :

pas prendre l’habitude de recourir systématiquement à des requêtes en radiation de la totalité ou d'une partie d'un affidavit, […] surtout lorsque la question porte sur la pertinence. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles où l'existence d’un préjudice est démontrée et que la preuve est de toute évidence dénuée de pertinence que ce type de requête est justifié. Lorsqu’elle est fondée sur le ouï-dire, cette requête ne doit être présentée que lorsque le ouï-dire soulève une question controversée, lorsque le ouï-dire peut être clairement démontré ou lorsqu’on peut démontrer que le fait de laisser au juge du fond le soin de trancher la question causerait un préjudice.

 

Toutefois, le « fait qu’il faudra consacrer du temps pour examiner [d]es affidavits manifestement dénués de toute pertinence, ce qui entraînera des retards » pourra être considéré comme un préjudice (GlaxoSmithkline Inc. c. Apotex Inc., 2003 CF 920, 27 C.P.R. (4th) 49, au par. 7).

 

 

APPLICATION EN L’ESPÈCE

L’affidavit de l’intimé

[8]               La requérante demande la radiation des paragraphes 31, 33, 36, 38, 66, 73, 74, et 78 de l’affidavit de l’intimé au motif que les allégations qu’ils contiennent constituent du ouï-dire, puisque l’intimé n’y fait que rapporter les témoignages faits devant l’arbitre.

 

[9]               L’intimé soutient que ces paragraphes rapportent des faits survenus en sa présence et visent à palier à l’absence de notes sténographiques de l’audience devant l’arbitre.

 

[10]           Il n’en demeure pas moins que ces paragraphes rapportent effectivement des témoignages faits à l’audience devant l’arbitre selon la compréhension de l’intimé. Il s’agit donc clairement de ouï-dire, et ils doivent être radiés.

 

[11]           De plus, j’ajouterais qu’accepter la mise en preuve de ces déclarations pour établir la véracité de leur contenu causerait un préjudice à la requérante, l’obligeant, en somme, à reprendre le débat déjà fait devant l’arbitre. Cela aurait pour effet de transformer le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre en une audience de novo, ce qui non seulement serait coûteux, mais dénaturerait tout simplement cette procédure. Ainsi, j’estime que les critères posés par la Cour d’appel fédérale dans Canadian Tire, ci-dessus, pour la radiation de parties d’un affidavit basées sur du ouï-dire sont rencontrés.

 

[12]           La requérante demande aussi la radiation des passages suivants, qui ne font, selon elle, qu’exprimer l’opinion de l’intimé quant aux connaissances ou opinions de diverses personnes :

i)                    Au paragraphe 15 : certains agissements démontrant un manque de collaboration avec l’arbitre et avec lui-même « ont été des méthodes utilisées de façon systématique par le procureur [de la requérante], comme si on avait voulu cacher les faits et les pratiques de l’employeur, et plus précisément du gestionnaire ».

 

ii)         Au paragraphe 38 : « M. Sarault ignorait donc complètement ce que les [Sales Specialists] faisaient ».

 

iii)                 Au paragraphe 44 : « à l’époque où M. Sarault pensait à me congédier » et « Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un congédiement déguisé et non d’un licenciement à la suite d’une réorganisation ».

 

iv)                 Au paragraphe 76 : les témoins ont dû témoigner devant M. Sarault, leur « causant une gêne certaine, à défaut d’intimidation ».

 

[13]           Selon l’intimé, ces paragraphes ne rapportent que des faits survenus ou relatés à l’audience. Encore une fois, ils visent à suppléer au manque d’une transcription de l’audience.

 

[14]           Je conviens avec la requérante que ces passages reflètent les impressions de l’intimé ou expriment son opinion. Ils ne rapportent pas les faits dont il a une connaissance personnelle et doivent être radiés.

 

[15]           La requérante réclame, de plus, la radiation des paragraphes 10 à 13, 16, 17, 19, 22, 63 et 64, au motif qu’ils tiennent de l’argumentation au lieu de contenir des allégations factuelles.

 

[16]           L’intimé soutient que ces paragraphes « ne font état […] que de constats, de faits, d’éléments du Code canadien du travail […] et de témoignages » et permettent de cerner les enjeux de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[17]           Dans ces paragraphes, l’intimé fait état de son appréciation de la preuve, présente des arguments de droit et expose ce qu’il croit être des erreurs commises par l’arbitre. À mon avis, la caractérisation qu’il en fait lui-même le confirme. Conformément au jugement de la Cour d’appel fédérale dans Duyvenbode, ci-dessus, ces paragraphes ne sont donc pas appropriés dans un affidavit et doivent être radiés.

 

[18]           La requérante demande également la radiation du paragraphe 49, car celui-ci introduirait de la preuve qui n’était pas devant l’arbitre et serait donc inadmissible dans le cadre d’un contrôle judiciaire. L’intimé y affirme avoir été prévenu de son congédiement imminent et avoir témoigné à ce sujet à l’audition.

 

[19]           Dans la mesure où l’intimé a témoigné sur les faits qu’il rapporte au paragraphe 49, il ne s’agit pas là d’une preuve nouvelle. En l’absence au dossier de la décision arbitrale, il est impossible de dire si c’est le cas. Cette question devrait donc être laissée à l’appréciation du juge du fond.

 

[20]           Finalement, la requérante cherche à faire radier les paragraphes 59 et 60, parce qu’ils font état d’échanges confidentiels entre ses procureurs et l’intimé, survenus dans le cadre d’une tentative de règlement. Cette preuve serait donc inadmissible.

 

[21]           L’intimé rétorque qu’il s’agit de faits qui « impliquent négativement le procureur de la défenderesse » et établissent les contradictions dans les positions adoptées par celle-ci. Ces faits sont très importants pour que le juge du fond puisse statuer sur le caractère raisonnable de la décision arbitrale.

 

[22]           Il est évident que des échanges confidentiels entre les procureurs de la requérante et l’intimé ne sont pas admissibles en preuve. En conséquence, les paragraphes 59 et 60 sont radiés.

 

Affidavits de Claude Gravel et de Jacques Gagné

[23]           La requérante soutient que les affidavits de Claude Gravel et de Jacques Gagné doivent être radiés en totalité. N’étant pas des parties intéressées à la présente demande de contrôle judiciaire, MM. Gravel et Gagné ne seraient pas habilités à témoigner à titre d’affiants. De plus, leurs affidavits ne constitueraient que du ouï-dire, puisqu’ils n’ont pas une connaissance personnelle des faits qui y sont relatés. Accepter cette preuve non-pertinente et superflue aurait pour conséquence que le litige se transformerait en une audition de novo de la plainte en congédiement injustifié, ce qui est contraire à la nature d’une demande de contrôle judiciaire.

 

[24]           Selon l’intimé, ces affidavits sont nécessaires pour comprendre le déroulement de l’arbitrage et palier à l’absence de notes sténographiques des audiences devant l’arbitre. Ils seraient fiables puisque MM. Gravel et Gagné ont assisté et participé aux audiences et qu’ils sont des témoins crédibles, ayant une grande expérience du milieu des affaires et étant prêts à témoigner sous serment.

 

[25]           Bien que je comprenne les motifs qui, aux yeux de l’intimé, justifient leur dépôt, les affidavits de MM. Gravel et Gagné ne peuvent être acceptés. En effet, ils constituent en bonne partie du ouï-dire, en ce qu’ils rapportent les témoignages faits à l’audience devant l’arbitre selon leur propre compréhension, et de l’argumentation, en ce qu’ils expriment leur opinion personnelle quant à la gestion de l’instance, la preuve administrée devant l’arbitre, le comportement de celui-ci, ainsi que la conduite des procureurs de la requérante. De plus, je note qu’ils ne rapportent que des faits déjà rapportés dans l’affidavit de l’intimé, d’exactement la même façon que celui-ci. Ainsi, ces affidavits n’aident pas l’intimé à étayer son argumentation ou à repousser celle de la requérante. Dès lors, j’estime que l’arrêt GlaxoSmithkline, ci-dessus, est applicable en l’espèce : la requérante subirait un préjudice si elle devait consacrer temps et énergie à l’examen d’affidavits basés sur du ouï-dire et peu pertinents. Ces affidavits doivent donc être radiés en totalité.

 

CONCLUSION

[26]           Pour ces motifs la requête en radiation est accordée, sauf en ce qui concerne le paragraphe 49 de l’affidavit de l’intimé. Les paragraphes 10 à 13, 15 à 17, 19, 20, 22, 31, 33, 36, 38, 59, 60, 63, 64, 66, 73, 74 et 78 de l’affidavit de l’intimé, ainsi que les phrases citées plus haut des paragraphes, 44 et 76 de celui-ci sont radiées. Les affidavits de Claude Gravel et de Jacques Gagné sont radiés dans leur totalité. Le tout sans frais.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que : la requête en radiation est accordée, sauf en ce qui concerne le paragraphe 49 de l’affidavit de l’intimé. Les paragraphes 10 à 13, 15, 16, 17, 19, 20, 22, 31, 33, 36, 38, 59, 60 63, 64, 66, 73, 74 et 78 de l’affidavit de l’intimé, ainsi que les phrases citées plus haut des paragraphes, 44 et 76 de celui-ci sont radiées. Les affidavits de Claude Gravel et de Jacques Gagné sont radiés dans leur totalité. Le tout sans frais.

 

 

“Danièle Tremblay-Lamer”

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2087-09

 

INTITULÉ :                                       ROBERT GRAVEL

                                                            c. TELUS COMMUNICATIONS INC.

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               11 février 2010

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      12 février 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert Gravel

Québec (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

(lui-même)

Jean-François Dolbec

Pierre-Étienne Morand

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Heenan Blaikie Aubut

Québec (Québec)

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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