Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100211

Dossier : T-826-08

Référence : 2010 CF 139

Ottawa (Ontario), le 11 février 2010

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

RONNIE LOUIS BOZZER

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

(représentée par le ministre du Revenu national
à titre de ministre responsable de
la Loi de l’impôt sur le revenu)

 

et

 

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Aperçu

[1]               Dans le rôle qu’elle joue sur le plan de l’interprétation des lois, la Cour reconnaît que certaines expressions employées dans ces dernières peuvent paraître ambiguës quand elles sont lues isolément.

La définition d’une personne, en soi, même si elle est ambiguë quand elle est lue isolément, devient claire lorsque l’emploi qui en est fait dans l’ensemble d’un régime législatif est examiné dans son contexte tout entier.

À l’instar d’un arbre qui, considéré isolément, perd son sens par rapport à la forêt dans laquelle il se trouve quand on ne comprend pas le rôle qu’il joue dans cet ensemble, l’expression « année d’imposition », dans la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e Suppl.), modifiée par L.C. 2008, ch. 28 (LIR), a besoin d’un contexte pour pouvoir être comprise.

Le demandeur soutient que le paragraphe 220(3.1) de la LIR est ambigu et qu’il faudrait donc recourir à la présomption résiduelle en faveur du contribuable pour interpréter cette disposition à l’avantage de ce dernier. La présomption résiduelle est un outil dont dispose effectivement la Cour, mais celle-ci prend note de la décision rendue dans l’arrêt Québec (Communauté urbaine) c. Corporation Notre-Dame-de-Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, 50 A.C.W.S. (3d) 541, où la Cour suprême a statué que la présomption résiduelle doit jouer un rôle exceptionnel et n’être utilisée que dans les cas où un tribunal doit faire un choix entre deux interprétations valables. La Cour suprême a également cité l’arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, 44 A.C.W.S. (3d) 824 et déclaré que « [s]eul un doute raisonnable et non dissipé par les règles ordinaires d’interprétation sera résolu par le recours à la présomption résiduelle en faveur du contribuable » (Notre-Dame-de-Bon-Secours, à la page 20).

La Cour souligne qu’« année d’imposition » est une expression qui est largement employée dans toute la LIR; elle considère donc que toute analyse du sens de cette expression doit examiner l’emploi qui en est fait dans l’ensemble du régime législatif.

 

 

II.  Introduction

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire faisant suite à une série d’ordonnances, de décisions ou de recommandations que l’Agence du revenu du Canada (ARC) a établie vers le 29 avril 2008 en vue de rejeter la demande présentée par le demandeur en vue d’une renonciation aux intérêts en vertu du paragraphe 220(3.1) de la LIR.

 

III.  Contexte

[3]               Le 8 septembre 2006, le demandeur - M. Ronnie Louis Bozzer - a demandé au ministre du Revenu national de renoncer aux intérêts relatifs à une dette fiscale ayant pris naissance en 1989‑1990, conformément au pouvoir discrétionnaire qu’accorde le paragraphe 220(3.1) de la LIR.

 

IV.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[4]               Le ministre a rejeté la demande du demandeur au motif que la modification apportée en 2005 au paragraphe 220(3.1) de la LIR limite le pouvoir discrétionnaire dont il dispose aux dix années qui suivent l’année de cotisation applicable. Le ministre a donc conclu que les intérêts du demandeur étaient à payer à l’égard d’une année qui se situait en dehors du délai de prescription et qu’il n’avait pas compétence pour prendre en considération la demande du demandeur.

 

V.  Les questions en litige

[5]               Les observations du demandeur peuvent se résumer aux trois questions suivantes :

1)      Le ministre a-t-il interprété erronément le paragraphe 220(3.1) de la LIR?

2)      Le paragraphe 220(3.1) de la LIR est-il ambigu pour ce qui est du délai de prescription applicable au pouvoir discrétionnaire qu’a le ministre de renoncer à des intérêts?

3)      L’interprétation que fait le ministre du paragraphe 220(3.1) de la LIR mène-t-elle à des résultats arbitraires, inéquitables et injustes pour ce qui est des dettes fiscales ayant pris naissance avant le 4 mars 2004?

 

[6]               Le défendeur soutient qu’il y a deux questions en litige :

1)      Le ministre a-t-il interprété erronément le paragraphe 220(3.1) de la LIR?

2)      La décision du ministre va-t-elle à l’encontre du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7?

 

VI.  Les dispositions législatives applicables

[7]               Le texte du paragraphe 220(3.1) de la LIR est le suivant :

 

Renonciation aux pénalités et aux intérêts

 

(3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable  ou de la   société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la  société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler   en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte   de pareille annulation.

Waiver of penalty or interest

 

 

(3.1) The Minister   may, on or before the day that  is ten calendar years after the end of  a taxation year of a taxpayer  (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment  of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall   be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

 

 

[8]               Le paragraphe 45(4) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, mentionne ce qui suit :

Absence de confirmation de l’interprétation judiciaire

 

(4) La nouvelle édiction d’un texte, ou sa révision, refonte, codification ou modification, n’a pas valeur de confirmation de l’interprétation donnée, par décision judiciaire ou autrement, des termes du texte ou de termes analogues.

Judicial construction not adopted

 

(4) A re-enactment, revision, consolidation or amendment of an enactment shall not be deemed to be or to involve an adoption of the construction that has by judicial decision or otherwise been placed on the language used in the   enactment or on similar language.

 

 

VII.  Le sommaire des positions des parties

La position du demandeur

[9]               Aux dires du demandeur, l’interprétation que fait le ministre du paragraphe 220(3.1) de la LIR, à savoir qu’un contribuable bénéficie d’un délai de dix ans après l’année de cotisation pour présenter une demande fondée sur les dispositions d’équité, s’appuie sur l’arrêt Montgomery c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) (1994), 77 F.T.R. 223, 47 A.C.W.S. (3d) 1335, confirmée par (1995), 89 F.T.R. 137, 521 A.C.W.S. (3d) 388, qu’il faudrait considérer comme désuet pour deux raisons : premièrement, les modifications apportées en 2005 à la LIR ont changé le régime législatif par rapport à celui qui a été interprété dans l’arrêt Montgomery, et il ne faudrait pas se fonder sur des décisions qui interprètent des dispositions législatives abrogées; deuxièmement, le paragraphe 45(4) de la Loi d’interprétation mentionne que les dispositions législatives qui ont été abrogées doivent être traitées comme si elles n’ont jamais existé, comme c’est le cas du paragraphe 127(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.C. 1993, ch. 24.

 

[10]           Le demandeur soutient que le ministre a le pouvoir discrétionnaire de renoncer à des intérêts quelconques, quelle que soit la date de la dette fiscale initiale qui a donné lieu à ces intérêts. Il ajoute qu’il est question dans la disposition de n’importe quelle année d’imposition dans laquelle courent des intérêts, indépendamment de l’année dans laquelle la dette fiscale a pris naissance. De plus, cette disposition permet d’accorder une renonciation année après année, durant dix ans. Plus précisément, soutient-il, [traduction] « Le paragraphe 248(11) de la LIR prévoit que les intérêts courent sur une base annuelle et composée, année d’imposition après année d’imposition, indépendamment du moment où la dette fiscale elle-même a pris naissance » (Exposé du droit supplémentaire du demandeur, au paragraphe 6).

 

[11]           Le demandeur allègue qu’aux termes du paragraphe 248(11) de la LIR, les intérêts courent et sont composés quotidiennement, quelle que soit la date de la dette fiscale initiale.

 

[12]           Le demandeur ajoute que pour étayer l’interprétation que fait le ministre du paragraphe 220(3.1) de la LIR, il est nécessaire d’insérer dans cette disposition les mots qui suivent :

Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition dans laquelle a pris naissance une cotisation donnant lieu aux intérêts ou aux pénalités, renoncer à tout ou partie d’un montant […] d’intérêts […] pour cette année d’imposition […].

 

(Mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 61.)

 

[13]           Le demandeur cite la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, 57 A.C.W.S. (3d) 667 à l’appui de la thèse selon laquelle un tribunal ne doit adopter une interprétation d’une loi qui ajoute des mots dans une disposition qu’en l’absence d’une autre interprétation acceptable (Mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 61).

 

[14]           Le demandeur ajoute que la modification apportée en 2005 a créé dans la disposition de renonciation une ambiguïté qui n’existait pas à l’époque ou a été rendu l’arrêt Montgomery, précité. Le demandeur cite l’ouvrage intitulé Practitioners ITA, édition de Sherman (Thomson, Carswell – 33e édition), à la page 1333, dans lequel M. David M. Sherman écrit que la question de savoir si, dans la version anglaise de la disposition, les mots « in respect of » (en français : « pour ») désignent l’année pour laquelle l’impôt est à payer ou bien l’année au cours de laquelle les intérêts ont couru. C’est cette dernière interprétation que privilégie M. Sherman.

 

[15]           Le demandeur cite la décision Inland Revenue Commissioners c. Ross and Coulter (1948), 1 All E.R. 616 (H.L.), à la page 625, à l’appui de la thèse selon laquelle les tribunaux doivent privilégier le sens qui est le plus favorable au contribuable quand une loi fiscale peut avoir deux sens raisonnables.

 

La position du défendeur

[16]           Aux dires du défendeur, le législateur a conféré au ministre un certain pouvoir discrétionnaire qu’il peut appliquer quand il rend une décision en vertu des dispositions législatives en matière d’équité, et l’unique raison pour laquelle la Cour peut modifier la décision du ministre est si cette dernière contrevient au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[17]           Le défendeur cite l’arrêt Montgomery, précité, à l’appui de la décision selon laquelle les mots « année d’imposition » qui figurent au paragraphe 220(3.1) de la LIR désignent l’année pour laquelle une déclaration a été produite, et non pas l’année dans laquelle les intérêts ont couru.

 

[18]           Le défendeur cite la décision Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2008 CF 218, 164 C.W.S. (3d) 1079, dans laquelle la Cour fédérale a décrété que le délai de prescription prévu au paragraphe 220(3.1) de la LIR limite le pouvoir discrétionnaire du ministre à « la période de dix années civiles suivant la fin de l’année d’imposition pertinente ».

 

[19]           Le défendeur ajoute que la modification créant le délai de prescription de dix ans est entrée en vigueur après le 31 décembre 2004 et que la demande fondée sur les dispositions d’équité a été présentée le 6 décembre 2005, ce qui n’accorde au ministre aucun pouvoir pour ce qui est de renoncer aux intérêts relatifs aux années d’imposition 1989 et 1990.

[20]           Le défendeur cite les Notes explicatives du ministère des Finances, qui indiquent qu’il peut se poser des problèmes administratifs lors de la vérification des demandes relatives aux années d’imposition remontant à 1985 et que des rajustements ne seront accordés que pour les années d’imposition qui prennent fin dans l’une quelconque des dix années précédentes pour les demandes faites après 2004.

 

La position supplémentaire du demandeur

[21]           Le demandeur allègue que le paragraphe 220(3.1) de la LIR est ambigu en ce qui concerne le délai de prescription et que la Cour devrait donc privilégier l’interprétation du contribuable, comme cela a été fait dans l’arrêt Notre-Dame-de-Bon-Secours, précité.

 

[22]           Le demandeur ajoute que le ministre a adopté un délai de prescription inexact au paragraphe 12 de la Circulaire d’information 07-1 (31 mai 2007) en permettant que le délai de prescription de dix ans coure à partir de l’année civile « dans laquelle la demande du contribuable » au sujet d’un allègement est déposée. De plus, cela traite les contribuables différemment, selon que la demande d’allègement a été déposée auprès de l’ARC avant la fin du délai de prescription de dix ans ou non.

 

[23]           Le demandeur soutient que la référence faite à « cette année d’imposition », au paragraphe 220(3.1) de la LIR, ne peut pas se rapporter à l’année d’imposition de la cotisation initiale, car ce concept n’apparaît pas au paragraphe 220(3.1) de la LIR.

 

[24]           Le demandeur souligne que la décision Telfer a été infirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23, 386 N.R. 212, en rapport avec la question du caractère déraisonnable. Il ajoute que la décision Telfer qui a été rendue en première instance comportait un énoncé appuyant l’interprétation du défendeur, mais il soutient que rien n’indique si la question de l’interprétation a été convenablement examinée par la Cour fédérale, ou si les opinions d’éminents fiscalistes ont été soumises à la Cour; le demandeur ajoute donc qu’il est loisible à la présente Cour de ne pas se conformer à la décision Telfer.

 

VIII.  La norme de contrôle applicable

[25]           Le demandeur soutient que la décision Tedford c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1334, 302 F.T.R. 293 est celle qui établit que la norme de contrôle applicable aux affaires de cette nature est la décision raisonnable simpliciter.

 

[26]           Le défendeur cite l’arrêt Lanno c. Canada (Agence des douanes et du revenu du Canada), 2005 CAF 153, 139 A.C.W.S. (3d) 191 à l’appui de la thèse selon laquelle la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions du ministre est l’ancienne norme de la décision raisonnable simpliciter. Il ajoute qu’il convient de faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’endroit du décideur dans les affaires telles que celle-ci. La Cour, conclut-il, devrait appliquer à la présente décision l’actuelle norme de la décision raisonnable, à l’instar de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Mémoire des faits et du droit du défendeur, au paragraphe 36).

 

 

IX.  Analyse

[27]           La question fondamentale dont la Cour est saisie est la définition de l’expression « année d’imposition » qui figure au paragraphe 220(3.1) de la LIR. Cette expression ne fait-elle référence qu’à une année de cotisation en particulier, ou s’agit-il simplement d’un délai durant lequel des intérêts courent sur une dette fiscale impayée? Veut-elle dire dix ans après l’année d’imposition dans laquelle la dette fiscale initiale a pris naissance, ou est-ce dix ans après une année d’imposition dans laquelle des intérêts ont couru sur une dette fiscale?

 

[28]           En 1991, le législateur a introduit dans la LIR un certain nombre de dispositions conférant au ministre le pouvoir discrétionnaire de renoncer à des intérêts ou à des pénalités ou de les annuler. Au départ, le paragraphe 220(3.1) de la LIR ne limitait d’aucune façon le pouvoir discrétionnaire du ministre; cependant, comme il a été analysé dans l’arrêt Montgomery, précité, le paragraphe 127(5) de la LIR a limité ce pouvoir discrétionnaire aux pénalités et aux intérêts qui découlaient de cotisations établies au cours des années d’imposition 1985 et suivantes.

 

[29]           Dans l’arrêt Montgomery, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’expression « années d’imposition », dans le paragraphe 127(5), aujourd’hui abrogé, de la LIR, signifiait l’année de cotisation. À l’époque où l’arrêt Montgomery a été rendu, le paragraphe 220(3.1) de la LIR ne contenait pas l’expression « année d’imposition ». La modification de 2005 a abrogé le paragraphe 127(5) de la LIR et inclus la limite temporelle de l’« année d’imposition » au paragraphe 220(3.1) de la LIR. Il reste maintenant à savoir si le libellé du paragraphe 220(3.1) de la

 

LIR change l’interprétation de l’expression « année d’imposition » qui a été exposée dans l’arrêt Montgomery.

 

Les règles de l’interprétation des lois

[30]           Dans l’arrêt Notre-Dame-de-Bon-Secours, précité, la Cour suprême du Canada a déclaré que les lois fiscales sont assujetties aux règles ordinaires de l’interprétation des lois (à la page 17).

 

La présomption de l’uniformité des expressions

[31]           La Cour souligne que l’expression « année d’imposition » est employée partout dans la LIR. Dans l’ouvrage intitulé Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Buttersworth; Markham, 2002), à la page 162, les auteurs écrivent ce qui suit : [traduction] « [o]n présume que le législateur rédige les lois avec soin et d’une manière cohérente, de sorte que dans une loi ou un autre texte législatif, les mots identiques ont le même sens et les mots différents un autre sens. Une autre façon de saisir cette présomption est de dire que l’on présume que le législateur évite les variations stylistiques. Une fois qu’une manière particulière d’exprimer un sens a été adoptée, elle est employée chaque fois que ce sens est envisagé ».

 

[32]           La présomption d’uniformité des expressions a été énoncée avec justesse par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, 89 D.L.R. (4th) 218 : « [à] moins que le contexte ne s’y oppose clairement, un mot doit recevoir la même interprétation et avoir le même sens tout au long d’un texte législatif » (Thomson, à la page 243).

[33]           Sullivan et Driedger écrivent que la présomption ne s’applique pas seulement aux mots uniques, mais que [traduction] « [l]a présomption [d’uniformité des expressions] est également marquée dans les cas où les mots répétés sont inusités ou distinctifs, ou contribuent à une tendance notable » (Sullivan et Driedger, à la page 166).

 

[34]           Dans l’arrêt Montgomery, précité, la Cour d’appel fédérale a eu recours à cette optique au paragraphe 7. Elle a déclaré que l’expression « année d’imposition » est définie au paragraphe 249(1) de la LIR et qu’« on ne peut détacher cette définition de l’ensemble de la Loi; on doit plutôt l’interpréter en se reportant aux conséquences fiscales pour les contribuables sous le régime de la Loi dans la période délimitée; autrement, la définition n’aurait guère de sens ».

 

La présomption résiduelle en faveur du contribuable

[35]           Le demandeur soutient que le paragraphe 220(3.1) de la LIR est ambigu et qu’il faudrait donc recourir à la présomption résiduelle en faveur du contribuable pour l’interpréter à son avantage. Même si la présomption résiduelle est un outil dont dispose la Cour, celle-ci prend note de la décision rendue dans l’arrêt Notre-Dame-de-Bon-Secours, précité, où la Cour suprême du Canada a déclaré que le rôle que joue la présomption résiduelle est exceptionnel et que celle-ci ne doit être employée que dans les cas où un tribunal doit faire un choix entre deux interprétations valables. La Cour suprême a également cité l’arrêt Symes, précité, et déclaré que « « [s]eul un doute raisonnable et non dissipé par les règles ordinaires d’interprétation sera résolu par le recours à la présomption résiduelle en faveur du contribuable » (Notre-Dame-de-Bon-Secours, à la page 20).

 

 

L’interprétation du paragraphe 220(3.1) de la LIR

[36]           La Cour note que l’expression « année d’imposition » est largement employée dans toute la LIR; elle estime donc qu’une analyse quelconque du sens de cette expression doit examiner l’emploi qui en est fait dans le régime législatif tout entier.

 

[37]           L’expression « année d’imposition » est définie au paragraphe 249(1) de la LIR :

Sens d’« année d’imposition »

 

249.     (1) Pour l’application de la présente loi, l’année d’imposition est :

 

a) dans le cas d’une société ou d’une société de personnes résidant au Canada, l’exercice;

 

b) dans le cas d’un particulier, l’année civile.

 

La mention d’une année d’imposition par rapport à une année civile vise l’année ou les années d’imposition qui coïncident avec cette année civile ou se terminent au cours de cette année.

Definition of “taxation year”

 

249.      (1) For the purpose of this Act, a “taxation year” is

 

 

(a) in the case of a corporation or Canadian resident partnership, a fiscal period, and

 

(b) in the case of an individual, a calendar year,

 

and when a taxation year is referred to by reference to a calendar year, the reference is to the taxation year or years coinciding with, or ending in, that year.

 

[38]           La Cour souligne que cette définition n’étaye pas les arguments de l’une ou l’autre des parties, car elle définit simplement un délai comme une « année d’imposition ». Ce n’est qu’en lisant les autres emplois de cette expression que sa définition ressort clairement.

 

 

 

Emploi de l’expression « année d’imposition » dans le contexte de l’imposition d’intérêts pour une dette fiscale impayée

 

[39]           Un contribuable est tenu de payer de l’intérêt sur une dette fiscale impayée par suite de l’application du paragraphe 161(1) de la LIR, dont le texte est le suivant :

 

Disposition générale

 

161.      (1) Dans le cas où le total visé à l’alinéa a) excède le total visé à l’alinéa b) à un moment postérieur à la date d’exigibilité du solde qui est applicable à un contribuable pour une année d’imposition, le contribuable est tenu de verser au receveur général des intérêts sur l’excédent, calculés au taux prescrit pour la période au cours de laquelle cet excédent est impayé :

 

a) le total des impôts payables par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie et des parties I.3, VI et VI.1;

 

b) le total des montants représentant chacun un  montant payé au plus tard à ce moment au titre de l’impôt payable par le contribuable et imputé par le ministre, à compter de ce moment, sur le montant dont le contribuable est redevable pour l’année en vertu de la présente partie ou des parties I.3, VI ou VI.1.

General

 

161.      (1) Where at any time after a taxpayer’s balance-due day for a taxation year

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(a) the total of the taxpayer’s taxes payable under this Part and Parts I.3, VI and VI.1 for the year exceeds

 

(b) the total of all amounts each of which is an amount paid at or before that time on account of the taxpayer’s tax payable and applied as at that time by the Minister against the taxpayer’s liability for an amount payable under this Part or Part I.3, VI or VI.1 for the year, the taxpayer shall pay to the Receiver General interest at the prescribed rate on the excess, computed for the period during which that excess is outstanding.

 

 

[40]           La Cour souligne que l’expression « année d’imposition » est employée dans ce paragraphe pour désigner une année d’évaluation individuelle; par conséquent, le contribuable qui doit plus d’impôt qu’il n’en a payé pour deux années d’imposition consécutives devra des intérêts pour chaque année de défaillance.

 

[41]           Les intérêts qu’impose le paragraphe 161(1) de la LIR sont composés, conformément au paragraphe 248(11) de la LIR :

Intérêts composés

 

(11) Les intérêts calculés au taux prescrit, [...] sont composés quotidienne-ment. Dans le cas où des intérêts calculés sur une  somme en application d’une de ces dispositions sont impayés ou non imputés le jour où, sans  le présent paragraphe, ils cesseraient d’être ainsi  calculés, des intérêts au taux prescrit sont calculés et composés quotidiennement sur les intérêts impayés ou non imputés pour la période commençant le lendemain de  ce jour et se terminant le jour où ces derniers sont payés ou imputés, et sont payés ou imputés comme ils le seraient s’ils continuaient à être ainsi calculés après ce jour.

 

Compound interest

 

(11) Interest computed at a prescribed rate … shall be compounded daily and, where interest is computed on an amount under any of those provisions and is unpaid or unapplied on the day it would, but for this subsection, have ceased to be computed under that provision, interest at the prescribed rate shall be computed and compounded daily on the unpaid or unapplied interest from that  day to the day it is paid or applied and shall be paid or applied as would be the case if interest had continued to be computed under that provision after that day.

 

 

[42]           La Cour signale que le législateur a décidé d’employer la même expression - « année d’imposition » - au paragraphe 161(1) de la LIR, qui impose des intérêts si un contribuable est redevable d’un montant d’impôt additionnel provenant d’une « année d’imposition », ainsi qu’au  paragraphe 220(3.1) de la LIR, mais non au paragraphe 248(11) de la LIR, qui prescrit que les intérêts sur un solde impayé sont composés quotidiennement et peuvent être payés en tout temps.

 

Autres emplois de l’expression « année d’imposition »

[43]           Outre les dispositions qui précèdent, lesquelles se rapportent à la question en l’espèce, il existe d’autres emplois de l’expression « année d’imposition » que la Cour trouve instructifs. Par exemple, l’article 3 mentionne que le revenu d’un contribuable doit être calculé pour chaque « année d’imposition » :

Revenu pour l’année d’imposition

 

3. Pour déterminer le revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, pour l’application de la présente partie, les calculs suivants sont à effectuer

 

[...]

 

Income for taxation year

 

 

3. The income of a taxpayer for a taxation year for the purposes of this Part is the taxpayer’s income for the year determined by the following rules

 

 

 

[44]           Le paragraphe 150(1) de la LIR oblige les contribuables à produire une déclaration de revenus pour chaque « année d’imposition » :

Déclarations — règle générale

 

 

150.      (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), une déclaration de revenu sur le formulaire prescrit et contenant les renseignements prescrits doit être présentée au ministre, sans avis ni mise en demeure, pour chaque année d’imposition d’un contribuable :

 

[...]

 

Filing returns of income — general rule

 

150.      (1) Subject to subsection (1.1), a return of income that is in prescribed form and that contains prescribed information shall be filed with the Minister, without notice or demand for the return, for each taxation year of a taxpayer,

 

 

 

 

[45]           Il est notable aussi que le paragraphe 220(3.1) de la LIR fait mention de l’« année d’imposition » et ajoute ensuite : « ou de l’exercice d’une société de personnes ». Le paragraphe 96(1) de la LIR jette un peu de lumière sur la raison d’être de cet ajout, à l’alinéa b) :

Règles générales

 

96.    (1) Lorsqu’un contribuable est un associé d’une société de personnes, son revenu, le montant de sa perte autre qu’une perte en capital, de sa perte en capital nette, de sa perte agricole restreinte et de sa perte agricole, pour une année d’imposition, ou son revenu imposable gagné au Canada pour une année d’imposition, selon le cas, est calculé comme si :

 

[...]

 

b) l’année d’imposition de la société de personnes correspondait à son exercice; [...]

General Rules

 

96.       (1) Where a taxpayer is a member of a partnership, the taxpayer’s income, non-capital loss, net capital loss, restricted farm loss and farm loss, if any, for a taxation year, or the taxpayer’s taxable income earned in Canada for a taxation year, as the case may be, shall be computed as if

 

 

 

 

 

(b) the taxation year of the partnership were its fiscal period; …

 

 

[46]           L’alinéa 96(1)b) de la LIR montre qu’une « année d’imposition » peut différer, suivant le type de contribuable visé par une cotisation. Selon cet alinéa, l’année d’imposition d’une société de personnes est son exercice, ce qui signifie que cette société doit produire une déclaration de revenus pour son exercice. La référence faite dans le paragraphe 220(3.1) de la LIR à l’exercice d’une société de personnes dénote que le législateur envisageait que le paragraphe 220(3.1) de la LIR fasse référence à la période de cotisation; sans cela il n’aurait pas fait ainsi référence à la période de cotisation particulière des sociétés de personnes.

 

[47]           Étant donné que le revenu doit être calculé pour une « année d’imposition », qu’une déclaration doit être produite pour chaque « année d’imposition » et que différents types de contribuables produisent leurs déclarations en se fondant sur des « années d’imposition » différentes, il s’ensuit que l’emploi de l’expression « année d’imposition », au paragraphe 220(3.1) de la LIR, revêt une importance particulière.

 

Autres prises de position judiciaires au sujet de l’expression « année d’imposition »

 

[48]           L’expression « année d’imposition » a été interprétée par le juge Yvon Pinard dans la décision Montgomery (CF), précitée, au paragraphe 11, dans lequel il a déclaré ce qui suit : « "année d’imposition" s’entend d’une année civile ou d’un exercice financier à l’égard duquel de l’impôt est calculé. Cette période est visée par une déclaration de revenus. En employant les termes "années d’imposition 1985 et suivantes", le législateur fait sûrement référence à des périodes à l’égard desquelles des déclarations de revenus sont produites ».

 

[49]           Plus récemment, la Cour fédérale a interprété le paragraphe 220(3.1) modifié de la LIR dans la décision Telfer (CF), précitée, au paragraphe 25. Dans cette dernière, la Cour a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel il fallait évaluer la demande d’allègement d’intérêts en tenant compte de la date du dépôt des avis d’opposition, et non dix ans après la date de la cotisation donnant lieu aux intérêts. La Cour a déclaré : « [l]e délai de prescription prévu au paragraphe 220(3.1) a expressément été établi pour restreindre à la période de dix années civiles suivant la fin de l’année d’imposition pertinente le pouvoir discrétionnaire du ministre de renoncer aux intérêts et aux pénalités ou de les annuler » (Telfer (CF), précitée, au paragraphe 26).

 

[50]           La décision qui a été rendue dans Telfer (CF), précitée, a été infirmée en partie dans l’arrêt Telfer (CAF), précité, mais la décision de la Cour d’appel fédérale n’a pas infirmé les déclarations de la Cour fédérale concernant le paragraphe 220(3.1) de la LIR. D’après le jugement du juge John Maxwell Evans, l’appelante n’a pas allégué [traduction] « que le ministre a commis une erreur de droit en interprétant erronément le paragraphe 220(3.1) », mais plutôt que l’appel était fondé sur l’argument selon lequel la décision du ministre était dénuée du degré requis de [traduction] « justification, de transparence et d’intelligibilité » qui est nécessaire pour être confirmée quand on l’examine selon la norme de la décision raisonnable (Telfer (CAF), précité, au paragraphe 28). En ce qui concerne le sens de l’expression « année d’imposition, une analogie est faite avec la décision que la Cour d’appel fédérale a récemment rendue sous la plume du juge Marc Noël dans Nicholls c. Canada (Agence du revenu) et M.R.N., 2010 CAF 30, au sujet des paragraphes 5, 6 et 7.

 

 

 

 

X.  Conclusion

[51]           Au vu des documents et des arguments fort bien préparés des parties, la Cour conclut que la définition donnée par le juge Yvon Pinard dans la décision Montgomery, précitée (et confirmée par la Cour d’appel fédérale) continue d’être l’interprétation exacte de l’expression « année d’imposition » dans le contexte des dispositions d’allègement visant les contribuables. La Cour souscrit également à la décision rendue dans l’arrêt Telfer, précité, à savoir que le délai dont il est question au paragraphe 220(3.1) de la LIR concerne les dix années civiles qui suivent l’année d’imposition applicable, c’est-à-dire l’année de cotisation.

 

[52]           La Cour conclut que l’interprétation que fait le demandeur du paragraphe 220(3.1) de la LIR réduirait l’expression « année d’imposition » à une simple démarcation de temps; il ressort toutefois d’une lecture de la LIR dans son ensemble que cette expression a une définition précise et concrète.

 

[53]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1)                  la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2)                  aucuns dépens ne sont adjugés car il s’agit d’une question de portée générale.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-826-08

 

 

INTITULÉ :                                       RONNIE LOUIS BOZZER C.

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL À TITRE DE MINISTRE RESPONSABLE DE LA LOI DE L’IMPÔT SUR LE REVENU)

ET

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 FÉVRIER 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 11 FÉVRIER 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronnie Louis Bozzer

 

POUR LE DEMANDEUR

Karen A. Truscott

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronnie Louis Bozzer

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.