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Date : 20080922

Dossier : IMM-1187-08

Référence : 2008 CF 1051

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2008

En présence de monsieur le juge Max M. Teitelbaum

 

 

ENTRE :

GESTLEY SCARLETT

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Scarlett ( la demanderesse) est une citoyenne de la Jamaïque qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision en date du 1er décembre 2007 par laquelle une agente d’immigration lui a refusé une exemption, fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

 

[2]               La demanderesse est une dame âgée dont les enfants résident au Canada. En 2002, elle s’est rendue au Canada à titre de visiteuse pour habiter chez sa fille. Sa demande de résidence permanente a été rejetée en octobre 2004. Elle a déposé une demande d’asile en janvier 2005 au motif qu’elle craignait de revivre une relation de violence en Jamaïque. En août 2006, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a accepté que la relation était marquée par la violence, mais elle a conclu que la demanderesse ne s’était pas prévalue de la protection de l’État et qu’elle avait repris plusieurs fois cette relation après avoir rendu visite à ses enfants au Canada. Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) et une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) ont ensuite été déposées.

 

[3]               L’agente d’immigration a énuméré, parmi les considérations dans la présente demande, le fait que : la demanderesse risque d’être dépourvue de ressources et de n’avoir ni revenu, ni logement; elle n’a aucun parent ou réseau de soutien en Jamaïque; elle se trouverait à nouveau dans une situation de violence en cas de renvoi; elle serait aux prises avec de graves problèmes de santé et problèmes psychologiques.

 

[4]               Dans ses motifs, l’agente d’immigration a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de la convaincre que sa situation était telle que l’obliger à demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada lui ferait subir des difficultés injustifiées ou excessives. Pour arriver à cette conclusion, l’agente d’immigration a dit que la demanderesse avait informé l’agent des visas à Kingston, en Jamaïque, qu’elle avait une fille et des petits-enfants dans ce pays et que son cousin l’avait aidée à demander le visa. Elle disposerait donc d’un certain réseau de soutien en cas de renvoi.

 

[5]               L’agente d’immigration a également fait remarquer que la demeure de la demanderesse avait été détruite dans un incendie en 1998 et qu’elle avait sans doute pu habiter ailleurs entre cet événement et son entrée au Canada. En outre, ses enfants, qui lui viennent en aide au Canada, pourraient continuer de faire de même en Jamaïque.

 

[6]               Pour ce qui est de la conclusion de la SPR sur la relation violente que vivait la demanderesse en Jamaïque, l’agente d’immigration a simplement souligné que rien ne prouvait l’existence de cette relation et qu’elle n’était pas convaincue que le renvoi de la demanderesse exposerait celle-ci à des difficultés injustifiées ou excessives. Dans le même ordre d’idées, l’agente d’immigration a noté qu’on n’avait pas produit suffisamment de preuve pour montrer que la demanderesse se heurterait à de graves problèmes de santé et problèmes psychologiques.

 

[7]               La demanderesse soutient que l’agente d’immigration :

a.       a commis des erreurs de fait importantes;

b.      a manqué à son obligation d’équité envers elle en se fondant sur de vieilles demandes de visa pour tirer des conclusions contredisant celles figurant dans son affidavit et les observations faites dans sa demande CH;

c.       n’a pas répondu à ses attentes légitimes;

d.      a appliqué le mauvais critère relatif aux difficultés injustifiées.

 

[8]               Le défendeur s’oppose d’emblée à l’inclusion, dans le dossier de la demanderesse, d’éléments de preuve dont n’était pas saisie l’agente d’immigration. Il prétend que la cour siégeant en révision est liée par le dossier remis au décideur. La demanderesse répond qu’il est permis de présenter une nouvelle preuve en cas de manquement à l’équité.

 

[9]               Comme j’estime, pour les motifs suivants, que l’agente d’immigration a manqué à son obligation d’équité, je suis convaincu que les éléments de preuve en question sont visés par l’une des exceptions à la règle habituelle : voir, par exemple, Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 717, paragraphe 29. La Cour est donc saisie de ces éléments de preuve pour examen du manquement au principe de justice naturelle.

 

[10]           Les conclusions de fait sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et il n’y a lieu de les annuler que si l’office fédéral les a tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose, comme le prévoit le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales. Le choix du critère juridique à appliquer pour évaluer la preuve est assujetti à la norme de la décision correcte, tandis qu’un manquement à l’équité procédurale nécessite l’annulation de la décision.

 

[11]           À mon avis, l’agente d’immigration a bel et bien manqué à son obligation d’équité envers la demanderesse en s’appuyant sur des renseignements contenus dans des demandes de visa périmées depuis au moins quatre ans sans en avoir avisé la demanderesse et donné à cette dernière l’occasion de présenter des éléments de preuve sur tout changement de la situation à ce moment‑là.

 

[12]           La demanderesse fait remarquer à juste titre qu’on ignore, d’après les motifs, sur quels renseignements figurant dans les vieilles demandes de visa l’agente d’immigration s’est-elle fondée ou, en fait, laquelle des demandes de visa l’agente d’immigration a invoquée pour arriver à la décision actuelle. La demanderesse ayant soutenu dans la présente demande qu’elle n’avait aucun réseau de soutien en Jamaïque et qu’elle serait forcée de retourner auprès de l’homme qui l’a maltraitée, il était injuste pour l’agente d’immigration de conclure le contraire sur le fondement de demandes de visa qui pourraient contenir des erreurs. On a fait valoir à l’agente d’immigration que le cousin de la demanderesse, qui l’avait aidée à préparer ses demandes de visa, a peut-être fait de fausses représentations pour s’assurer que celle-ci obtienne le visa. Puisque la demanderesse n’était pas en mesure de lire les demandes de visa et que ni elle, ni son avocat ne les avaient en main, ils ne pouvaient pas produire une preuve pour réfuter l’un ou l’autre des renseignements qu’elles contenaient.

 

[13]           Selon le défendeur, l’agente d’immigration n’a pas tiré de conclusion en matière de crédibilité et n’était donc pas tenue de fournir à la demanderesse l’occasion de faire des commentaires. Il s’agit d’un argument difficile à avancer, car je ne vois pas de quelle manière on peut qualifier autrement des conclusions de fait sur la situation familiale de la demanderesse qui contredisent directement ses observations selon lesquelles tout son réseau de soutien se trouve au Canada. L’agente d’immigration a conclu essentiellement que la demanderesse ne disait pas la vérité, ce qui est clairement une conclusion quant à la crédibilité. L’agente d’immigration a conclu que la demanderesse avait une fille et des petits-enfants en Jamaïque, une conclusion qui a manifestement influé sur l’issue de la décision. La demanderesse aurait dû avoir l’occasion de produire des éléments de preuve concernant les membres de sa famille qui résident en Jamaïque, mais on ne lui a pas donné cette occasion. Il s’agit là d’un manquement à l’équité et, par conséquent, la décision sera annulée.

 

[14]           Toujours selon la demanderesse, l’agente d’immigration a commis un certain nombre d’erreurs de fait, notamment en concluant qu’elle avait des parents en Jamaïque et qu’on ne savait pas où elle avait demeuré entre l’incendie de sa maison en 1998 et son déménagement au Canada en 2002, mais qu’elle serait en mesure d’y habiter à nouveau. La demanderesse n’a pas de famille en Jamaïque à l’heure actuelle, comme l’a reconnu l’agent d’immigration qui a rejeté sa première demande CH. La seule preuve du contraire est l’information contenue dans les demandes de visa présentées avant 2002. Dans la même veine, la demanderesse indique clairement, dans l’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (le FRP) accompagnant sa demande CH, qu’elle est restée chez son ancien conjoint de fait entre l’incendie de sa maison et son entrée au Canada. C’est en raison des mauvais traitements subis aux mains de cet homme qu’elle a demandé l’asile. Il était donc arbitraire pour l’agente d’immigration de juger que la demanderesse pourrait raisonnablement revivre cette situation.

 

[15]           Le défendeur répond que, selon la demanderesse, un cousin vivant en Jamaïque lui aurait dit que son ex-conjoint de fait était toujours à sa recherche. Par conséquent, il était loisible à l’agente d’immigration de se fonder sur cette information pour conclure qu’elle avait des parents dans ce pays. Le défendeur reconnaît que la conclusion sur le lieu de résidence de la demanderesse entre 1998 et 2002 était erronée, mais il soutient que la décision de l’agente d’immigration devrait être confirmée vu son analyse dans l’ensemble et qu’il ne sert à rien de renvoyer sa décision pour réexamen.

 

[16]           La décision de l’agente d’immigration n’était pas raisonnable d’après les faits qui lui ont été présentés. La preuve jointe à la demande CH indiquait clairement que la demanderesse ne pourrait raisonnablement habiter à nouveau dans la demeure où elle vivait entre l’incendie de sa maison et son arrivée au Canada. Cette décision erronée, ainsi que la conclusion selon laquelle elle avait une fille et d’autres proches parents en Jamaïque, ne reposaient pas sur la preuve au dossier, et il faut donc accorder à la demanderesse une réparation en vertu du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[17]           De plus, la demanderesse fait valoir qu’elle s’attendait légitimement à ce que sa demande d’ERAR et sa demande CH soient examinées ensemble, et que la preuve concernant celles-ci n’avait pas à être produite deux fois. La demanderesse souligne qu’il y a une politique consistant à réunir les demandes et qu’elle devrait pouvoir compter sur l’application de cette politique.

 

[18]           Le défendeur répond que la demanderesse n’a pas clairement soulevé la question du risque et que la politique consiste à transmettre une demande CH au service d’ERAR lorsqu’on allègue l’existence d’un risque. Si la demanderesse avait voulu que l’agente d’immigration examine les documents déposés à l’appui de sa demande d’ERAR au moment de trancher la demande CH, il lui incombait de remettre ces documents à l’agente d’immigration.

 

[19]           Je conviens avec le défendeur qu’il appartient à la demanderesse de présenter avec sa demande tous les éléments de preuve dont a besoin l’agente d’immigration pour rendre une décision tout à fait éclairée, mais je ne suis pas d’accord que la question du risque n’a pas été soulevée. Les observations de la demanderesse indiquent clairement que son agresseur est la seule personne qui peut lui offrir du soutien et qu’elle craint de revivre la relation violente qu’ils avaient. Le ministre défendeur a pour principe qu’il faut tenir compte des facteurs exposant les femmes à des risques accrus, comme le démontrent les initiatives telles que l’exigence selon laquelle les répercussions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) sur les hommes et les femmes fassent l’objet tous les ans d’une analyse comparative (article 94).

 

[20]           Les demandeurs, surtout ceux qui sont âgés et analphabètes, ne devraient pas avoir à employer des phrases ou des mots précis pour qu’on procède à des évaluations particulières. En faisant valoir avec insistance qu’il incombait à la demanderesse en l’espèce d’utiliser les bons termes pour s’assurer que la demande soit communiquée au service d’ERAR, le défendeur ne se montre pas sensible à la situation dans laquelle se trouvent les femmes parties à une relation de violence. Cela dit, il demeure que la demanderesse avait le fardeau de fournir à l’agente d’immigration tous les éléments de preuve pertinents. Son conseil ne pouvait pas raisonnablement présumer que les deux demandes seraient réunies et il aurait dû voir à ce que tous les documents nécessaires concernant ces demandes soient produits.

 

 

[21]           Je suis convaincu que la décision de la CISR est entachée d’erreurs et qu’elle doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour que celui-ci procède à une nouvelle audition. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[22]           Aucune question de portée générale n’a été proposée pour certification et il n’y a aucune question de ce genre d’après les faits de l’espèce.

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour que celui-ci procède à une nouvelle audition.

 

 

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1187-08

 

INTITULÉ :                                       GESTLEY SCARLETT c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Teitelbaum

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 22 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LA DEMANDERESSE

David Knapp

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)  M5H lL3

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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