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Date : 20080717

Dossier : IMM-468-08

Référence : 2008 CF 880

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Orville Frenette

 

 

ENTRE :

LIBERE KUBWAYO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 26 novembre 2007 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a conclu que M. Libere Kubwayo (le demandeur) n’avait ni la qualité de « réfugié au sens de la Convention », ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), au motif qu’il n’était pas crédible.

 


I. La question en litige

 

[2]               La décision de la Commission était-elle raisonnable?

 

[3]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable; la demande sera donc accueillie.

 

II. Le contexte factuel

 

[4]               Le demandeur est d’origine ethnique hutu et est né dans la province de Bujumbura rural, au Burundi. Il affirme craindre les groupes de la milice tutsi et l’armée, de même que le gouvernement du Burundi dirigé par les Tutsis, qui l’a accusé de sympathiser avec le mouvement hutu.

 

[5]               Le demandeur a quitté le Burundi le 26 novembre 2004, est arrivé au Canada le 7 décembre 2004 et a présenté une demande d’asile le jour même. Son itinéraire de vol était le suivant :

Lieu de départ              Date                 Moyens            Lieu d’arrivée               Date

Bujumbura, Burundi      2004-11-26     Avion               Addis-Ababa, Éthiopie 2004-11-26

Addis-Ababa, Éthiopie 2004-11-26     Avion               Rome, Italie                  2004-11-27

Rome, Italie                  2004-11-27     Avion               Washington, D.C.         2004-11-27 Washington, D.C.                   2004-11-28     Avion               Newark, É.‑U.             2004-11-28

Newark, É.‑U.             2004-11-28     Autobus           Buffalo, É.‑U.               2004-11-28

Buffalo, É.‑U.               2004-12-07     Taxi                  Fort Erie, Canada         2004-12-07

 

[6]               La guerre civile a éclaté au Burundi en 1993. Le demandeur était alors âgé de 15 ans. Il a été témoin des attaques lancées contre les Hutus et victime d’un assaut dirigé contre des étudiants hutus à l’Université du Burundi en 1999. Son frère a fui en Tanzanie, et sa famille n’a eu aucune nouvelle de leur père après qu’il eut réussi à s’enfuir de l’école où il était instructeur à la suite d’une attaque surprise en 1996.

 

[7]               De novembre 1999 à novembre 2003, le demandeur s’est caché dans la ferme de son oncle à Gatumba, ville de la province de Bujumbura rural. En novembre 2003, il s’est enfui dans la capitale, Bujumbura, lorsqu’il a été avisé que la gendarmerie avait lancé un mandat d’arrêt contre tous les Hutus du district de Bujumbura, y compris contre lui. Il s’est alors réfugié dans la maison du pasteur Ntashimikiro, dans la région de Kamenge, jusqu’à ce qu’il quitte le Burundi pour participer à une conférence sur la religion aux États‑Unis sous le nom d’emprunt de pasteur Deo Ndayishimiye.

 

[8]               Le demandeur avait l’intention de venir au Canada, pays bilingue, et de demander l’asile ici. L’audience relative à sa demande d’asile s’est tenue le 8 juin 2007, et la décision a été rendue le 26 novembre 2007.

 

III.       La décision contestée

 

[9]               La décision de la Commission est essentiellement fondée sur des conclusions défavorables relatives à la crédibilité du demandeur. Particulièrement, la Commission a tiré une conclusion défavorable des contradictions entre les renseignements consignés dans les notes prises au point d’entrée à Fort Erie en décembre 2004 – dans lesquelles il est mentionné que le demandeur avait été membre du mouvement rebelle Front Défense Démocrate (le FDD) de 1999 à 2004 et du Front pour la paix et la démocratie au Burundi (le FRODEBU) de 1993 à 1999 – et le témoignage du défendeur selon lequel il n’avait jamais été membre d’un mouvement ou d’un parti politique, mais avait seulement assisté à des réunions politiques.

 

[10]           La Commission n’a pas été convaincue par l’explication du demandeur, qui avait affirmé qu’il y avait eu malentendu : lorsque l’agent de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent de CIC) lui avait demandé s’il préférait un parti, il avait répondu qu’il préférait le FRODEBU lors de la période préélectorale. Le demandeur avait été catégorique lorsqu’il avait affirmé qu’il n’avait jamais été membre d’aucun groupe et que les dates qui avaient été ajoutées aux notes prises au point d’entrée avaient été tirées du contexte historique qu’il avait fourni.

 

[11]           La Commission n’a pas été convaincue par l’explication du demandeur quant à cette contradiction. En fait, la Commission n’a pas considéré comme plausible l’allégation du demandeur selon laquelle cette flagrante contradiction était due à des problèmes de langue – il aurait été incapable de comprendre l’accent français de l’agent de CIC – étant donné qu’il n’avait pas demandé à avoir les services d’un interprète et qu’il n’avait pas trouvé d’autre erreur dans le Formulaire de renseignements personnels (le FRP). En outre, le demandeur avait signé le FRP, et il avait eu amplement le temps par la suite de corriger toute erreur due à la langue dans le FRP avant le commencement de l’audience, mais il ne l’avait pas fait.

 

[12]           Selon la Commission, la crédibilité du demandeur a été d’autant plus minée que le demandeur avait allégué ne pas connaître les allées et venues de son père, qui s’était enfui pour échapper à ses assaillants en 1996. Le demandeur avait mentionné dans son FRP qu’il ne savait pas où son père s’était réfugié, mais il a affirmé dans son témoignage devant la Commission que son père s’était enfui en Tanzanie avec le frère du demandeur. Le demandeur a tenté d’expliquer la contradiction qu’y a vu la Commission : il a affirmé que sa mère lui avait dit qu’elle pensait que son père s’était peut‑être enfui en Tanzanie et que même elle n’était pas certaine d’où il se trouverait dans ce pays. La famille n’a eu aucune nouvelle du père du demandeur depuis qu’il a disparu en 1996. La Commission n’a pas été convaincue par cette explication.

 

[13]            La Commission a également accordé peu de poids à la preuve documentaire déposée par le demandeur, notamment en ce qui concerne « [l’]attestation de résidence » délivrée le 14 mars 2003, sur laquelle figure la photo du demandeur. La Commission a affirmé que ce document, qui est remis à tous les résidants de Gatumba, avait été délivré en mars 2003, alors que le demandeur avait affirmé dans son témoignage qu’il n’était retourné dans cette ville qu’en novembre 2003 ou sept mois plus tard. Selon la Commission, le demandeur a omis de justifier pourquoi la preuve de résidence en question avait été délivrée alors qu’il n’était même pas à Gatumba.

 

[14]           En outre, la Commission a évoqué le fait que le demandeur n’avait pas présenté de demande d’asile au premier port d’escale, ou même au deuxième, mais avait plutôt passé outre l’Italie et les États‑Unis pour venir au Canada demander l’asile. La Commission n’a pas accepté l’explication du demandeur, qui avait affirmé que, en tant que francophone, son intention avait été de venir au Canada, un pays bilingue, où il pourrait parler français et apprendre l’anglais. 

 

[15]           Enfin, la Commission a souligné que, indépendamment des contradictions, il y avait eu un changement important dans la composition ethnique des forces influentes au Burundi de telle façon que, si le demandeur devait retourner dans son pays d’origine, il n’y aurait plus de crainte objective de persécution, et ce, même en qualité d’intellectuel hutu dont le lieu d’origine était le Bujumbura rural et qui avait également vécu à l’étranger.

 

IV. Analyse

 

[16]           Il est de jurisprudence constante que la Cour doit accorder le plus haut degré de retenue aux conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission. Depuis le récent arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑ Brunswick, 2008 CSC 9, 329 N.B.R. (2d) 1, la Cour suprême du Canada a établi que la norme de contrôle applicable à de telles conclusions était la raisonnabilité. Elle a affirmé ce qui suit au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité :

[. . .] Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[17]           Comme l’a affirmé ma collègue Mme Anne Mactavish, bien qu’elles doivent faire l’objet d’une très grande retenue, les conclusions relatives à la crédibilité ne sont pas à l’abri du contrôle judiciaire. Elle a affirmé ce qui suit dans la décision Kitoko c. Canada (MCI), 2004 CF 1508, 43 Imm. L.R. (3d) 82:

5          Bien qu'elles doivent faire l'objet d'une très grande retenue judiciaire, les conclusions relatives à la crédibilité peuvent être annulées lorsque la décision rendue est fondée sur des inférences qui ne s'appuient pas sur la preuve : Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1144, au paragraphe 11. De plus, l'omission par la Commission de tenir compte des explications offertes par le demandeur peut également justifier l'annulation de sa décision : Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.).

 

[18]           À la suite de l’application du critère établi par la juge Mactavish à la décision contestée en l’espèce et d’un examen minutieux du dossier, notamment de la preuve documentaire concernant la situation au Burundi et des transcriptions de l’audience qui s’est tenue le 8 juin 2007, je ne suis pas convaincu que les conclusions de la Commission appartiennent aux issues possibles acceptables, parce qu’elles ne sont pas fondées sur des inférences étayées par la preuve et qu’elles ne tiennent pas compte des explications fournies par le demandeur.

 

[19]           Premièrement, la Commission a négligé le témoignage oral du demandeur relatif aux renseignements consignés dans les notes prises au point d’entrée concernant son appartenance au FDD et au FRODEBU. Les contradictions relevées par la Commission sont fondées sur sa propre interprétation de la preuve du demandeur, comme il se doit. Cependant, bien qu’à la quatrième page des notes prises au point d’entrée, longue de six pages, il soit mentionné que le demandeur est membre des deux organisations, un examen de ces notes a permis à la Cour de trouver à la troisième page la question et la réponse suivantes :

c)                  Que craignez-vous si vous retourniez dans votre pays d’origine?

[Réponse] On m’accuse de sympathiser avec le mouvement rebelle. C’est un génocide là bas. Je crains être tué.

 

 

Autrement dit, l’explication donnée par le demandeur relativement à la contradiction était étayée par les renseignements qui se trouvaient dans une page précédente des notes prises au point d’entrée.  Le demandeur avait clairement mentionné qu’il craignait de retourner au Burundi, parce que le gouvernement l’avait accusé de sympathiser avec le mouvement hutu. Il n’avait pas affirmé craindre de retourner dans ce pays parce qu’il était membre du FDD ou du FREDEBU. Par conséquent, il n’était pas raisonnable que la Commission fonde sa conclusion défavorable sur cette mauvaise interprétation de la preuve dont elle disposait ou qu’elle ne tienne tout simplement pas compte de l’explication fournie par le demandeur.

 

[20]           Deuxièmement, la Commission a tiré une conclusion de fait erronée lorsqu’elle a affirmé que la crédibilité du demandeur avait été minée par ses réponses supposément contradictoires concernant les allées et venues de son père. Contrairement à la conclusion de la Commission, la transcription de l’audience ne mentionnait pas que le demandeur pensait que son père s’était enfui en Tanzanie avec le frère du demandeur. La Commission était clairement dans l’erreur.

 

[21]           Troisièmement, la Commission a également commis une erreur dans l’examen des documents présentés par le demandeur pour établir sa résidence à Gatumba. La Commission a affirmé que le document avait été délivré en mars 2003 alors que le demandeur n’était pas résident de la région de Gatumba. En fait, la preuve montrait que c’était tout à fait l’inverse : elle révèlait clairement que le demandeur avait demeuré dans la commune de Gatumba jusqu’à la fin de l’année 2003. Par conséquent, le demandeur était un résident de cette ville lorsque le document lui a été délivré en mars 2003. Encore une fois, la Commission était clairement dans l’erreur.

 

[22]           Enfin, sans procéder à une analyse minutieuse des faits, la Commission a tiré une conclusion défavorable relativement à l’omission du demandeur de demander l’asile à la première occasion. La Commission a affirmé ce qui suit :

Lorsqu’il a quitté son pays, le demandeur d’asile s’est d’abord rendu en Italie, où il n’a pas demandé l’asile. Ensuite, il s’est rendu aux États‑Unis le 27 novembre 2004. Une fois de plus, il n’a pas demandé l’asile. Il s’est plutôt rendu au Canada, où il a présenté une demande d’asile à Fort Erie le 7 décembre 2004.

 

Le tribunal conclut que le demandeur a omis de demander l’asile dès qu’il en a eu la possibilité. Il s’est vu demander la raison pour laquelle il a omis de demander l’asile aux États‑Unis. Pour expliquer le fait qu’il n’ait pas demandé l’asile là-bas, il a indiqué qu’il ne parlait pas anglais et qu’il a choisi de venir au Canada parce qu’il pourrait communiquer en français.

 

Même si les considérations en matière linguistique jouent un rôle important dans la plupart des décisions de vie d’une personne, le tribunal juge que lorsque cette personne a été personnellement prise pour cible en vue d’être persécutée et peut-être assassinée, il est rare que beaucoup de poids soit accordé à ce type de considération. Le tribunal conclut que l’omission du demandeur de demander l’asile dès qu’il en a eu la possibilité jette aussi des doutes sur sa crainte subjective. 

 

 

[23]           Un examen attentif de l’itinéraire du demandeur révèle que, en direction de Washington D.C., le demandeur a été en transit non seulement à Rome, mais également à Addis-Ababa; il était donc improbable qu’il ait eut l’occasion de demander l’asile en Italie ou en Éthiopie. Son trajet entre Rome et les États‑Unis montre que le demandeur est arrivé aux États‑Unis le 27 novembre et qu’il a repris l’avion dès le lendemain, le 28 novembre 2004, en direction de Newark au New Jersey, d’où, selon la preuve, il a pris un autobus le jour même jusqu’à Buffalo, dans l’État de New York, en direction du Canada. Selon son affidavit, après avoir erré pendant neuf jours à Buffalo, le demandeur a pris un taxi et traversé la frontière à Fort Erie, où il a demandé l’asile.

 

[24]           Lorsque l’on tient compte de l’itinéraire et de l’explication du demandeur, qui est venu au Canada pour des raisons linguistiques, il était déraisonnable que la Commission ait conclu que le demandeur avait omis de demander l’asile à la première occasion possible. Le demandeur n’aurait pas pu demander l’asile en Éthiopie ou en Italie, et il était raisonnable qu’il ne l’ait pas fait aux États‑Unis étant donné qu’il n’avait qu’une idée en tête : traverser la frontière canadienne.

 

[25]           Pour ces motifs, en raison de l’ensemble de la preuve dont la Commission disposait, je conclus que les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission n’appartiennent pas aux issues possibles raisonnables.

 

[26]           Il n’y a aucune question à certifier.

 

 


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE :

-          que la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 26 novembre 2007 par la Commission est accueillie;

-          que la décision rendue le 26 novembre 2007 est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur elle;

-          qu’aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-468-08

 

INTITULÉ :                                                   Libere Kubwayo

                                                                        c.

                                                                        MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 9 JUILLET 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE SUPPLÉANT FRENETTE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 17 JUILLET 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Kako

 

POUR LE DEMANDEUR

Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anthony Kako

Avocat

166, rue Pearl, bureau 100

Toronto (Ontario)  M5H 1L3

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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