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Date : 20080617

Dossier : IMM-4693-07

Référence : 2008 CF 749

Toronto (Ontario), le 17 juin 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

 

ENTRE :

YUSUF KARAOGLAN

            demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, un citoyen turc, craint d’être persécuté par les nationalistes turcs et la police et les forces de sécurité de Turquie en raison de son origine ethnique kurde, de ses opinions politiques et de ses activités au sein de deux partis politiques pro-kurdes en Turquie. La Section de la protection des réfugiés (la Commission) a refusé l’asile au demandeur après avoir conclu que n’était pas crédible son récit de persécution. Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de cette décision et demande que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

I. Faits

 

[2]               En 1999, le demandeur a quitté la ville kurde d’Agri pour du travail dans le cadre d’un projet de construction dans la ville de Balikesir, dans l’Ouest de la Turquie. Il soutient y avoir été harcelé par des policiers et des nationalistes turcs et avoir même été brièvement détenu, par suite de quoi il est retourné vivre à Agri.

 

[3]               En mars 1999, le demandeur a participé aux célébrations du Newroz, ou Nouvel An kurde. Il soutient avoir été l’un des manifestants pacifiques alors arrêtés au hasard, puis, pendant deux jours, avoir été détenu, interrogé au sujet du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et battu.

 

[4]               En novembre 1999, le demandeur a été appelé pour son service militaire. Il soutient avoir été battu à plusieurs reprises et avoir de manière générale subi des mauvais traitements aux mains d’officiers et de soldats turcs. Après avoir été libéré de l’armée, le demandeur est retourné vivre à  Agri, puis il est allé occuper un autre emploi à Balikesir.

 

[5]               À Balikesir, le demandeur allait souvent aux bureaux de l’HADEP, un parti politique pro‑kurde considéré être par les forces de sécurité turques l’aile politique du PKK. On se rendait aux bureaux de l’HADEP pour rencontrer d’autres Kurdes; les Kurdes de la région s’y rendaient aussi pour obtenir de l’aide relativement à divers problèmes. Le demandeur a participé à plusieurs manifestations de l’HADEP, lui a apporté de modestes contributions financières et a appuyé le parti pendant les élections nationales de 1999 et 2002. Le demandeur a également appuyé le DEHAP, le parti qui a succédé à l’HADEP lorsque le tribunal constitutionnel turc a prononcé son interdiction le 13 mars 2003.

 

[6]               En juin 2005, le demandeur a été conduit à un poste de police et interrogé quant à savoir où allaient ses sympathies politiques et quels étaient ses liens avec le PKK. Le demandeur soutient avoir été battu parce qu’il avait peu de renseignements à donner et que la police a cru à tort que c’était délibérément qu’il se montrait peu coopératif. Il prétend également que la police l’a averti de se tenir loin des bureaux du DEHAP.

 

[7]               Le demandeur soutient avoir de nouveau été arrêté à la mi-août 2005, après que la police eut fait une perquisition chez lui. De nouveau, le demandeur a été détenu toute la nuit et battu. Après avoir obtenu un visa d’un passeur, le demandeur a fui la Turquie et il a demandé l’asile au Canada en octobre 2005. La Commission a rejeté la demande d’asile le 19 octobre 2007.

 

II. Décision contestée

 

[8]               La Commission a conclu que la demande d’asile n’était pas crédible parce que le demandeur n’avait pas formulé certaines allégations de manière détaillée lors de son entrevue au point d’entrée, notamment quant aux dates de ses prétendues arrestations et détentions aux mains de la police turque. Selon la conclusion de la Commission, les détails maintenant fournis visaient à étoffer le récit du demandeur et ont nui à sa crédibilité. La Commission a aussi conclu que les explications données par le demandeur pour justifier le temps qu’il avait mis avant de quitter la Turquie n’étaient pas raisonnables et allaient à l’encontre d’une crainte subjective d’y être persécuté.

 

[9]               Se penchant ensuite sur la preuve documentaire, la Commission a jugé vraisemblable que le demandeur ait brièvement été gardé en détention par la police turque dans le cadre d’une initiative visant, non pas à le viser expressément en raison de ses origines ethniques ou de ses opinions politiques, mais bien à préserver l’ordre public. La Commission a conclu que, si même le demandeur avait véritablement été détenu, il n’avait pas ainsi subi des préjudices graves équivalant à de la persécution.

 

III. Questions en litige

 

[10]           Le demandeur présente une liste de sept erreurs dont serait entachée la décision de la Commission. Je reformulerais ces erreurs de la manière qui suit :

1.                  Les conclusions de la Commission quant à la crédibilité étaient-elles entachées d’erreurs?

2.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas le risque couru par le demandeur du fait de son lien avec le parti politique DTP?

3.                  La SPR de la Commission a-t-elle traité erronément les questions liées aux articles 96 et 97 de la Loi?

 

 

IV. Norme de contrôle judiciaire

 

[11]           La norme de contrôle applicable à une conclusion de fait ou quant à la crédibilité tirée par la Commission est celle de la raisonnabilité. Cette norme déférente reconnaît le fait que certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. n° 9, au paragraphe 47). Lorsque la décision en cause est d’un tel ordre, la Cour n’a pas à intervenir.

 

[12]           À l’égard d’une question de droit, toutefois, l’examen doit se faire selon la norme de la décision correcte.

 

V. Analyse

 

A.  Conclusions quant à la crédibilité

 

[13]           Le demandeur soutient avoir donné des explications raisonnables en réponse aux réserves exprimées par le commissaire quant au manque de détails dans ses déclarations faites au point d’entrée et dans le Formulaire de renseignements personnels. Il soutient également que la Commission a commis une erreur en ayant pour attente qu’un demandeur d’asile donne spontanément tous les renseignements pertinents relatifs à sa demande d’asile, y compris ceux sans lien avec de la persécution proprement dite. Il conteste en outre des éléments particuliers de la décision et soutient que le commissaire a fait preuve d’un zèle excessif pour le trouver en défaut.

 

[14]           Toutefois, l’agent d’immigration avait expressément demandé au demandeur au point d’entrée d’assortir de détails sa demande d’asile et le demandeur avait alors omis de mentionner d’importantes allégations touchant le fondement même de sa demande, et la Commission en a tenu compte pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Des décisions de cette nature relèvent directement du pouvoir discrétionnaire de la Commission, et il y avait matière pour que celle‑ci, malheureusement pour le demandeur, tire sa conclusion, conclusion qu’il n’y a pas lieu d’annuler sauf en l’absence de tout fondement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

 

[15]           Parmi les points de détail de la demande d’asile non mentionnés au point d’entrée, mais sur lesquels on s’est étendu par la suite, la Cour relève les suivants : l’allégation selon laquelle la police aurait bandé les yeux du demandeur à la mi-août 2005, les dates des détentions, les problèmes que les nationalistes turcs auraient occasionnés au demandeur et les mauvais traitements que ce dernier aurait subis pendant son service militaire. Le demandeur n’a pas non plus mentionné, avant que son avocat ne l’interroge sur son témoignage devant la Commission, les problèmes qu’il aurait eus pour obtenir son passeport et quitter la Turquie.

 

[16]           La Commission a conclu que le récit du demandeur était devenu de plus en plus riche de détails pendant le processus de demande d’asile parce que le demandeur tentait d’étoffer celle-ci, et que cela minait la crédibilité du demandeur. Le demandeur cite des décisions de la Cour pour faire valoir qu’un commissaire de la SPR ne peut tirer de conclusions défavorables de l’omission dans le FRP de détails mineurs ou explicatifs. Même si tel est bien là l’état du droit, la Cour partage néanmoins l’avis de la Commission selon lequel, en l’espèce, les allégations omises par le demandeur étaient d’importance et suffisamment nombreuses pour qu’elle puisse juger non crédible le récit en son entier. Cette conclusion était raisonnable et la preuve lui donnait ouverture; elle ne sera donc pas annulée.

 

B. Liens avec le parti politique DTP

 

[17]           Le demandeur affirme également que la Commission a commis une erreur en n’évaluant pas le risque qu’il courrait en tant que membre du DTP, un parti ayant succédé au DEHAP. Il prétend que son appartenance au DTP constitue un élément important de sa demande d’asile, et qu’il a transmis à la Commission une lettre du président du DTP confirmant son soutien à ce parti.

 

[18]           La Cour souhaite faire remarquer que le DTP a été créé par suite de l’interdiction du  DEHAP, après le départ de Turquie du demandeur, et que, selon le témoignage du demandeur, les mêmes personnes étaient les adhérents de l’un et l’autre partis. La Commission a évalué le risque couru par le demandeur du fait de son appartenance à deux partis politiques pro-kurdes successifs en Turquie. La Cour, ainsi, n’estime pas que l’omission de la Commission de désigner nommément la troisième mouture du même parti lors de son évaluation du risque équivaut à faire abstraction d’un aspect important de la demande d’asile.

 

C.  Analyse distincte fondée sur l’article 97

 

[19]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse distincte du risque qu’il pourrait courir et qui ferait de lui une personne à protéger pour l’application de l’article 97 de la Loi. Le demandeur fait valoir à cet égard que, tel qu’en a statué la Cour d’appel fédérale, l’analyse du risque au titre de l’article 96 et celle du risque au titre de l’article 97 diffèrent et une conclusion défavorable quant à la crédibilité n’écarte pas automatiquement l’existence d’un risque au titre de l’article 97 (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1).

 

[20]           Pour sa part, le défendeur soutient que le critère du risque à satisfaire pour l’application de l’article 97, soit avoir des motifs sérieux de croire au risque selon la prépondérance des probabilités, est plus rigoureux que le critère d’application de l’article 96, soit l’existence d’une simple possibilité de persécution. Il en découle, selon le défendeur, que la Commission n’a pas à procéder à une longue analyse de l’exposition au risque du demandeur lorsqu’elle a conclu que la preuve est insuffisante pour satisfaire même au critère de l’article 96.

 

[21]           La Cour ne partage pas l’avis du défendeur sur ce point. S’il est vrai que les critères à satisfaire diffèrent selon les divers articles de la Loi, et même selon les divers alinéas de la Loi, tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Li, précité, il ne s’ensuit pas que la Commission est dégagée de son obligation d’apprécier la preuve au regard d’une disposition en raison de la conclusion tirée au regard d’une autre. C’est une erreur que de ne pas apprécier, lorsqu’elle existe,  la preuve relative aux conditions dans le pays eu égard au risque objectif couru par le demandeur d’asile pour l’application de l’article 97. L’absence d’une telle preuve peut écarter la nécessité, toutefois, de procéder à une analyse fondée sur l’article 97 (Lappen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 434, [2008] A.C.F. n° 566; Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, [2003] A.C.F. n° 1540; Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, [2004] A.C.F. n° 771.

 

[22]           Toutefois cela dit, la Cour discerne en l’espèce dans la décision de la Commission une appréciation raisonnable de la preuve documentaire sur les conditions dans le pays, en ce qui concerne le risque couru par le demandeur. Il aurait été préférable pour la Commission de procéder à des analyses totalement distinctes quant aux risques qu’aurait courus le demandeur au regard, d’une part, de l’article 96, et d’autre part, des alinéas 97(1)a) et 97(1)b). Cela n’était toutefois pas nécessaire en l’espèce comme les motifs de la décision contestée font voir que le commissaire a évalué suffisamment le risque objectif couru par le demandeur d’asile en fonction de la preuve sur les conditions dans le pays.

 

VI. Conclusion

 

[23]           Pour résumer après avoir examiné toutes les circonstances de l’affaire, il s’agit en l’espèce d’une décision appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’issue peut différer de ce à quoi le demandeur s’attendait; c’est d’ailleurs manifestement pour ce motif qu’il attire l’attention sur des éléments de preuve favorisant un résultat différent. La Cour toutefois, ayant déjà conclu que la décision était raisonnable quant à toutes les questions en litige, n’acceptera pas l’invitation qui lui est ainsi faite d’analyser la preuve différemment de la Commission, et de substituer à la conclusion de celle-ci la sienne propre. Ce n’est pas là le rôle de la Cour.

 

[24]           Par conséquent, la Cour rejettera la présente demande.

 

[25]           On n’a proposé la certification d’aucune question de portée générale, et aucune question ne sera certifiée.

 

JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LA COUR rejette la demande.

 

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                          IMM-4693-07

 

INTITULÉ :                                         YUSUF KARAOGLAN

 

-      et -

 

                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 LE 23 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               LE JUGE SUPPLÉANT LAGACÉ

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                        LE 17 JUIN 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

POUR LE DEMANDEUR

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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