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Date : 20080428

Dossier : T-1315-06

Référence : 2008 CF 542

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'KEEFE

 

 

ENTRE :

 

UNION OF CANADIAN CORRECTIONAL OFFICERS –

SYNDICAT DES AGENTS CORRECTIONNELS  DU CANADA –

CSN (UCCO -SACC- CSN)

 

demandeur

 

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, d’une décision rendue le 10 août 2006 par un agent d’appel qui a annulé une instruction donnée le 7 octobre 2005 par un agent de santé et sécurité, lequel avait conclu que l’exposition à la fumée secondaire constituait un danger pour les employés au travail et qui avait ordonné à Service correctionnel Canada (le SCC) de protéger toute personne contre le danger.

 

[2]               Le demandeur demande à la Cour d’infirmer la décision de l’agent d’appel et de renvoyer l’affaire au Bureau canadien d'appel en santé et sécurité au travail pour qu’il l’examine de nouveau conformément aux directives de la Cour.

 

Le contexte

 

[3]               L’Établissement de Millhaven est un pénitencier fédéral régi par le SCC. La Partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code), s’applique aux employés de l’Établissement de Millhaven en matière de santé et sécurité au travail. L’Établissement de Millhaven, Howard Page et le Syndicat des agents correctionnels du Canada (le syndicat) sont respectivement l’employeur, l’employé et le syndicat.

 

[4]               Le 3 octobre 2005, Howard Page, agent correctionnel, a refusé de travailler à l’Établissement de Millhaven sur le fondement de l’article 128 du Code, au motif qu’il croyait que l’exposition à la fumée de cigarette présente dans l’établissement constituait un danger au sens de l’article 122 du Code. Par suite du refus de travailler, l’agent de santé et sécurité a procédé à une enquête le 3 octobre 2005. Le 7 octobre 2005, l’agent de santé et sécurité a donné une instruction (l’instruction) dans laquelle il a conclu comme suit :

 

 

[traduction]

 

L’agent de santé et de sécurité estime qu’il existe une situation dans un lieu de travail qui constitue un danger pour un employé au travail :

 

Les employés continuent d’être exposés à de la fumée secondaire.

Voir : l’alinéa 125(1)w) de la partie II, Santé et sécurité au travail, du Code canadien du travail

 

l’article 12.1 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail

 

En conséquence, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(2)a) de la partie II du Code canadien du travail, de protéger toute personne contre le danger.

 

Donnée à Millhaven, le 7 octobre 2005.

 

[5]               Le 24 octobre 2005, le SCC a demandé un sursis à l’exécution de l’instruction jusqu’à ce qu’un agent d’appel procède à une audience concernant l’appel de l’instruction. Le 31 octobre 2005, un sursis a été accordé à la condition que l’employeur améliore le système de ventilation et mette en place, au plus tard le 31 janvier 2006, une politique interdisant l’usage du tabac.

 

[6]               Les 24 et 25 mai 2006, l’agent d’appel a procédé à l’audience concernant l’appel de l’instruction. Le 10 août 2006, il a rendu la décision annulant l’instruction donnée le 7 octobre 2005 par l’agent de santé et sécurité. Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’appel.

 


Les motifs de la décision de l’agent d’appel

 

[7]               L’agent d’appel a commencé en notant que pour décider s’il devait modifier, annuler ou confirmer l’instruction, il devait se prononcer sur l’existence d’un danger. Il souligne que, pour ce faire, il doit prendre en considération la définition légale de danger, la jurisprudence pertinente et tous les faits et toutes les circonstances en l’espèce. Dans sa décision, l’agent d’appel a cité la définition de danger qui se trouve au paragraphe 122(1) du Code et l’article 122.2 du Code, où l’on énonce en quoi devrait consister la prévention. Il a ensuite porté son attention sur la jurisprudence, selon laquelle, a‑t‑il souligné, les appels dont sont saisis les agents d’appel sont des appels de novo de nature prospective.

 

[8]               En gardant à l’esprit les dispositions légales et la jurisprudence, l’agent d’appel a par la suite conclu que le critère qui suit devait être appliqué lorsque l’on doit se prononcer sur l’existence d’un danger :

 

[…] [I]l existe un danger dans les cas où l’employeur néglige, dans la mesure où la chose était raisonnablement possible :

 

a) d’éliminer une situation, une tâche ou un risque;

 

b) de maintenir une situation, une tâche ou un risque à un niveau sécuritaire;

 

c) de prendre les mesures nécessaires pour protéger personnellement les employés contre la situation, la tâche ou le risque;

 

et qu’il est établi que :

 

d) des circonstances existent qui font que la situation, la tâche ou le risque résiduel est susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée et que les circonstances se produiront dans l’avenir, non comme une simple possibilité ou une forte probabilité, mais comme une possibilité raisonnable.

 

 

[9]               Lorsqu’il a appliqué le critère décrit ci‑dessus, l’agent d’appel a tenu compte du fait que le SCC avait établi et mis en place une politique interdisant l’usage du tabac à l’Établissement de Millhaven. Il a noté que la politique visait tous les détenus et tous les employés et prévoyait des sanctions pécuniaires s’ils y contrevenaient. L’agent d’appel a également souligné que tous les agents correctionnels ont la responsabilité et le pouvoir de veiller à l’application de la politique. Il a également mentionné que M. Ryan, directeur de l’Établissement de Millhaven, lui avait donné l’assurance que, pour encore mieux protéger les employés contre l’exposition éventuelle à la fumée secondaire, il allait bientôt installer des boîtes dans la cour extérieure afin que les détenus puissent y remiser sous clé leur tabac, leurs allumettes, leurs briquets et d’autres articles de fumeur.

 

[10]           L’agent d’appel a mentionné que selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé, il n’existe pas de niveau sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire. Cependant, l’agent d’appel a affirmé que le défendeur n’avait pas eu la possibilité de vérifier ni de mettre en doute la preuve qui se trouve dans le rapport et ainsi d’apprécier son authenticité, la méthode d’analyse utilisée et l’objectif des recherches qui avaient été effectuées avant d’en arriver aux résultats en question. De plus, il a mentionné qu’aucun témoin expert n’avait été appelé par l’une ou l’autre des parties pour donner son avis sur cette question. L’agent d’appel a affirmé que, par conséquent, « [i]l s’ensuit que je ne peux pas accorder beaucoup de poids à cet argument ». L’agent d’appel n’a pas été convaincu que, dans les circonstances, une si faible exposition compromettrait la santé d’une personne saine dans un avenir rapproché.

 

[11]           L’agent d’appel a donc conclu que le SCC avait mis en place des mesures pour tenter de maintenir le risque à un niveau sécuritaire et d’éliminer l’exposition à la fumée secondaire à l’intérieur de l’Établissement de Millhaven. Par conséquent, selon lui, la première partie du critère n’avait pas été respectée et il n’y avait aucun danger. L’agent d’appel a estimé que, dans les circonstances, la possibilité raisonnable que cette exposition presque nulle à la fumée secondaire puisse compromettre la santé des employés était si faible qu’il n’existait aucun danger pour les employés.

 

 

[12]           Pour les motifs exposés, l’agent d’appel a annulé l’instruction qui avait été donnée le 7 octobre 2005 par l’agent de santé et sécurité.

 

Les questions en litige

 

[13]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
  2. La décision justifie-t-elle l’intervention de la Cour?

 

[14]           Je reformule les questions de la façon suivante :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
  2. L’agent d’appel a‑t‑il commis une erreur dans l’interprétation du mot « danger » défini à l’article 122 du Code?
  3. Dans la négative, l’agent d’appel a‑t‑il commis une erreur en appliquant le critère relatif à l’existence d’un danger aux faits en l’espèce?

 

Les arguments du demandeur

 

[15]           Le demandeur avance que la décision manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable. Il soutient que la décision de l’agent d’appel est manifestement déraisonnable, parce que l’agent a omis de prendre en considération une preuve claire et pertinente relative à l’exposition quotidienne à la fumée secondaire et des conclusions scientifiques et médicales concernant l’exposition la fumée secondaire.

 

[16]           Le demandeur allègue que les conclusions de l’agent d’appel – que l’exposition à la fumée secondaire était « presque nulle », qu’elle était si faible qu’il n’existait aucun danger pour la santé des employés et qu’il n’y avait pas dans ce cas-ci une possibilité raisonnable qu’une si « faible exposition » compromette la santé d’une personne bien portante dans un avenir rapproché – sont strictement fondées sur des mesures qui avaient déjà été prises ou qui devaient être mises en place par le SCC  en vue de réduire l’exposition à la fumée secondaire. Le demandeur soutient que ces conclusions sont manifestement déraisonnables, parce que l’agent n’a pas tenu compte des témoignages objectifs des témoins concernant l’exposition à la fumée secondaire qui persistait malgré les mesures mises en place, ni des rapports médicaux qui révèlent qu’il n’existe pas de niveau sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire.

[17]           Le demandeur se fonde sur l’arrêt Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, par lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que la décision d’un agent d’appel était manifestement déraisonnable, parce qu’il avait omis d’appliquer les dispositions du Code et n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents. Le demandeur demande à la Cour de tirer la même conclusion sur le fond, quoique pour des motifs particuliers à la présente affaire. Le demandeur soutient que l’agent d’appel en l’espèce a faussement et déraisonnablement interprété la définition modifiée de danger que l’on trouve à l’article 122 du Code, lorsqu’il s’est appuyé sur une projection non fondée (selon laquelle les mesures actuelles et à venir vont réduire l’exposition à la fumée secondaire) pour conclure qu’il en résulterait une exposition presque nulle et qu’il n’y aurait donc aucun danger. Il affirme que, selon les motifs prononcés par l’agent d’appel, le niveau d’exposition à la fumée secondaire à l’époque de l’audience importe peu; le danger est évalué en fonction de la possibilité raisonnable qu’un préjudice puisse être causé une fois que les mesures prévues pour réduire l’exposition ont été mises en place.

 

[18]           Le demandeur allègue que la définition modifiée de danger vise maintenant la situation, la tâche ou le risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée ou de la rendre malade, et que la définition n’est plus limitée aux faits particuliers de la situation ayant cours à l’époque ou l’employé a refusé de travailler (Martin, précité). Le demandeur convient que la définition de danger admet les faits qui pourraient survenir à l’avenir, mais il soutient qu’il n’est tout simplement pas raisonnable de ne pas tenir compte du danger existant, tant que les mesures n’ont pas eu pour effet de l’éliminer. Il affirme que la décision de l’agent d’appel est manifestement déraisonnable, parce qu’elle omet de prendre en considération le degré actuel d’exposition, qui a été établi par les quatre grands sacs à déchets remplis de cendre et de mégots de cigarettes ramassés uniquement dans les salles de conditionnement physique, par le témoignage de trois agents correctionnels travaillant dans trois services différents qui, ensemble, représentent 95 % des endroits où la population carcérale peut se trouver un jour donné, ainsi que par tous les éléments de preuve indirects relatifs à l’exposition, tels que les amendes, et par l’installation prévue des boîtes‑remises.

 

[19]           Le demandeur soutient également que l’agent d’appel a omis, dans sa décision, de tenir compte des recherches médicales et scientifiques univoques établissant le danger lié à l’exposition à la fumée secondaire. Le demandeur a souligné que, même si l’agent d’appel a examiné un rapport qui avait été préparé par l’Organisation mondiale de la santé, lequel mentionnait qu’il n’existe pas de degré sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire, il n’y a pas accordé beaucoup de poids. Le demandeur allègue que cette conclusion est étonnante étant donné que Santé Canada a également rédigé un rapport selon lequel il n’y a pas de degré sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire. Il affirme que les recherches médicales et scientifiques déposées en preuve appuient la conclusion selon laquelle l’exposition à la fumée secondaire représente un danger pour la santé et qu’aucun degré d’exposition sécuritaire n’existe. Le demandeur allègue que, par conséquent, il n’y a aucune preuve au dossier qui appuie la conclusion de l’agent d’appel selon laquelle le degré d’exposition qui persistait était sécuritaire.

 

 


Les arguments du défendeur

 

[20]           Le défendeur soutient que la décision manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable. Il souligne que le Code a été modifié en l’an 2000 et qu’il renferme maintenant une disposition privative « étanche » (Association des Employeurs Maritimes c. Syndicat des débardeurs S.C.F.P. Section locale 375, 2006 CF 66, confirmée par 2006 CAF 360). Le défendeur affirme que, même si le demandeur reconnaît que la décision manifestement déraisonnable est la norme applicable, le demandeur invite néanmoins la Cour à tirer ses propres conclusions de fait comme si l’affaire était instruite de novo. Il allègue que l’intervention de la Cour n’est nécessaire que si la décision de l’agent d’appel était « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » (Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, (1993) 1 R.C.S. 941).

 

[21]           Le défendeur soutient que le refus de travailler est un droit important que prévoit le Code, mais que ce droit est limité; ce n’est pas le moyen par lequel est atteint l’essentiel des objectifs du Code (Michel Collard (1993), 92 d.i. 49 (C.C.R.T.)). Il mentionne que la disposition accordant le droit de refuser de travailler est essentiellement demeurée la même après la modification du Code en l’an 2000. Il affirme que ce mécanisme constitue un moyen spécial donné aux employés, lequel peut être utilisé en cas d’urgence (Canada (Procureur général) c. Fletcher, 2002 CAF 424).

 

[22]           Le défendeur affirme que le régime légal se présente de la façon suivante. Le droit de refuser de travailler d’un employé est établi par l’article 128 du Code et repose sur la définition de danger énoncée à l’article 122. Selon l’article 128, l’employé doit faire un rapport concernant son refus de travailler à l’employeur et, si à son avis les mesures prises par l’employeur sont insatisfaisantes, il peut maintenir son refus de travailler (paragraphe 128(9)). L’employeur a alors l’obligation de faire enquête. À la conclusion de l’enquête, si l’employé croit que le danger existe toujours, il peut maintenir son refus de travailler. C’est à cette étape qu’un agent de santé et de sécurité est avisé (paragraphe 128(13)). L’agent de santé et de sécurité procède alors à une enquête sur la question et il détermine si un danger existe et, du même coup, si l’employé a le droit de maintenir son refus de travailler (paragraphe 129(6)). Si l’agent de santé et de sécurité conclut à l’absence de danger, l’employé n’a pas le droit de maintenir son refus de travailler (paragraphe 129(7)). Si l’agent de santé et de sécurité est convaincu que le danger persiste, il donne à l’employeur une instruction écrite en application du paragraphe 145(2) du Code, et l’employé peut maintenir son refus de travailler. L’employeur peut alors interjeter appel de l’instruction (paragraphe 146(1)).

 

[23]           Le défendeur soutient que le critère relatif à l’existence d’un danger établi par l’agent d’appel dans sa décision fait le pont entre le régime légal, l’intention du législateur et la jurisprudence pertinente sur la question. Il affirme que le premier volet du critère sert à déterminer si l’employeur a été capable ou non, dans le cas où c’est possible dans la pratique, d’éliminer le risque, de corriger la situation ou de modifier la tâche, de les maintenir à un degré sécuritaire ou de prendre les mesures nécessaires en vue de protéger personnellement les employés. Le défendeur allègue que ce volet du critère est lié à l’objet de l’article 122.2 du Code, qui dispose que « [l]a prévention devrait consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés ». Il soutient que les trois premiers volets du critère établi par l’agent d’appel sont compatibles avec l’intention du législateur et ne sont pas manifestement déraisonnables.

 

[24]           En ce qui concerne la deuxième partie du critère, le défendeur affirme qu’il renferme deux éléments : a) « avant que […] le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée » et b) une « possibilité raisonnable ». Le défendeur soutient que, étant donné que le critère établi par l’agent exige une possibilité raisonnable plutôt qu’une simple possibilité ou une forte probabilité, l’agent a interprété adéquatement la définition de danger. Il affirme que pour comprendre pourquoi cet élément préalable n’est pas manifestement déraisonnable, mais en fait correct, il est important de considérer l’évolution législative et jurisprudentielle des termes utilisés dans la définition actuelle de danger.

 

[25]           Le défendeur affirme que la première disposition générale relative au droit d’un travailleur de refuser de travailler a été édictée en 1978; cependant, la définition de danger ne se trouvait pas dans le Code. Le défendeur soutient que dans la décision Alan Miller c. Chemin de fers nationaux du Canada, [1980] 39 d.i. 93 (C.C.R.T.), le Conseil canadien des relations du travail a retenu les éléments qui suivent pour définir la notion de danger que l’on trouve dans le Code: « [l’employé] risque d'être en danger à un moment donné sans autre avertissement », et « l'accident peut se produire avant qu'on puisse éliminer le danger ». Selon le défendeur, une décision ultérieure a établi qu’une « interprétation plus étroite de la notion de danger imminent doit être privilégiée. Le droit de refuser est rattaché primordialement aux préoccupations relatives à la santé et à la sécurité qui surviennent jour après jour, plutôt que le "dernier recours", pour amener à l'aboutissement des problèmes latents » (William Gallivan c. Cape Breton Development Corporation, [1982] 45 d.i. 180 (C.C.R.T.)). Le défendeur a fait remarquer que le Code a été modifié en 1985, que la notion relative au caractère « imminent » a été enlevée des dispositions encadrant le refus de travailler et que la définition de « danger » y a été ajoutée. Selon le défendeur, la définition renfermait deux éléments : (1) il devait y avoir une probabilité raisonnable de danger et (2) il était probable que le danger causerait une blessure ou une maladie avant que le risque puisse être éliminé ou la situation, corrigée. Le défendeur mentionne que la définition de danger ajoutée au Code en 1985 a été analysée dans la décision David Pratt c. Gray Coach Lines Limited, [1988] 73 d.i. 218 (C.L.R.T.), dans laquelle il a été noté que le retrait du terme « imminent » n’avait presque rien changé. Il souligne que le Code a été modifié en 2000 et qu’une nouvelle définition de « danger » a été édictée, laquelle comporte deux notions : (1) le risque potentiel et (2) le préjudice qui peut être causé par le risque, la situation ou la tâche n’a pas à survenir immédiatement après l’exposition au risque ou à la situation ou l’exécution de la tâche. Selon le défendeur, dans la décision Welborne c. Canadian Pacific Railway Co., [2001] C.L.C.R.S.O.D. n9, l’agent d’appel a conclu que la nouvelle définition ne représentait pas un changement radical par rapport à la définition antérieure, mais plutôt une amélioration en ce sens qu’elle était moins restrictive, mais qu’elle ne permettait pas qu’on tienne compte de situations hypothétiques ou conjecturales. Le défendeur soutient, enfin, que la Cour d’appel fédérale a établi qu’il est du ressort des agents d’appel de « constituer une jurisprudence ayant valeur de précédent » (Martin, précité, au paragraphe 17).

 

[26]           Le défendeur a par la suite appliqué la définition de danger à la présente affaire. Selon le défendeur, la preuve dont était saisi l’agent d’appel établissait que le SCC avait tenu compte des trois premiers volets du critère relatif à l’existence d’un danger : le SCC a mis en place une interdiction absolue de fumer à l’intérieur de l’Établissement de Millaven (une amende est prévue en cas de contravention à l’interdiction), et les agents correctionnels doivent veiller à son application. En outre, le SCC a montré son engagement à poursuivre les améliorations. Le défendeur soutient que, étant donné la conclusion de l’agent d’appel selon laquelle l’exposition à la fumée secondaire était « presque nulle », il était loisible à l’agent d’appel de conclure qu’il y avait une possibilité raisonnable, plutôt qu’une simple possibilité ou une forte probabilité, que le risque ne cause pas de blessures ou de maladies. Il affirme que l’agent d’appel s’est fondé sur le témoignage du directeur de l’Établissement de Millhaven, M. Ryan, selon lequel la situation s’améliorait, comme le montrait la diminution des amendes données aux détenus et les rapports d’observations rédigés par les agents correctionnels relativement aux violations de l’interdiction de fumer à l’intérieur de l’Établissement de Millhaven. Le défendeur soutient que ces rapports d’observations constituent la meilleure preuve objective dont pouvait disposer l’agent d’appel, parce que tous les agents correctionnels doivent remplir ce rapport s’ils détectent de la fumée secondaire. Selon le défendeur, en raison de la preuve, il était loisible à l’agent d’appel de conclure que l’exposition à la fumée était « presque nulle ».

 


Analyse et décision

 

[27]           La 1e question en litige

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Bien que les deux parties soutiennent que la décision manifestement déraisonnable est la norme applicable en l’espèce, cette norme a été abolie par l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, rendu par la Cour suprême du Canada. Au paragraphe 62, la Cour suprême a fourni les balises qui suivent au sujet de la nouvelle analyse relative à la norme de contrôle :

Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes.  Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

 

[28]           La Cour suprême a ajouté que la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable ne seraient plus appliquées en tant que norme et que la décision correcte et la raisonnabilité étaient les nouvelles normes applicables.

 

[29]           Les parties en l’espèce se sont fondées sur l’arrêt Martin, précité, pour justifier leurs observations selon lesquelles la décision manifestement déraisonnable était la norme applicable. À mon avis, selon les balises susmentionnées données par la Cour suprême, la norme de contrôle établie par l’arrêt Martin, précité, n’est plus satisfaisante eu égard à l’arrêt Dunsmuir, précité, et, en conséquence, la Cour doit procéder à sa propre analyse. Cependant, je souligne que l’arrêt Martin, précité, sur lequel se sont fondées les parties, est toujours utile étant donné que, dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a appliqué les mêmes éléments que ceux que la Cour doit appliquer en l’espèce.

 

[30]           Tout d’abord, je note qu’il y a deux questions en litige pour lesquelles il faut déterminer la norme de contrôle. En ce qui concerne l’établissement, par l’agent d’appel, du critère relatif à l’existence d’un danger, je suis d’avis que la raisonnabilité est le critère applicable. Comme l’explique l’arrêt Martin, précité, on trouve dans le Code une disposition privative forte et, bien que ce soit une question de droit ayant valeur de précédent, la Cour doit respecter la décision du législateur et « [elle] doit […] appliquer la loi telle qu’elle est » (Martin, précité, paragraphe 17). Je suis également d’avis que la raisonnabilité est la norme à utiliser relativement à l’application, par l’agent d’appel, du critère relatif à l’existence d’un danger aux faits en l’espèce. C’est une question de nature mixte de fait et de droit, et une certaine retenue s’impose.

 

[31]           La 2e question en litige

            L’agent d’appel a‑t‑il commis une erreur dans l’interprétation du sens du mot « danger » défini à l’article 122 du Code?

            Dans sa décision, l’agent d’appel a tenu compte des dispositions légales pertinentes et de la jurisprudence pour élaborer le critère relatif à l’existence d’un danger :

 

[58] Compte tenu des dispositions du Code et des conclusions du juge Gauthier mentionnées ci-dessus, j’estime qu’il existe un danger dans les cas où l’employeur néglige, dans la mesure où la chose était raisonnablement possible :

 

(a) d’éliminer une situation, une tâche ou un risque;

 

(b) de maintenir une situation, une tâche ou un risque à un niveau sécuritaire;

 

(c) de prendre les mesures nécessaires pour protéger personnellement les employés contre la situation, la tâche ou le risque;

 

et qu’il est établi que :

 

(d) des circonstances existent qui font que la situation, la tâche ou le risque résiduel est susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée et que les circonstances se produiront dans l’avenir, non comme une simple possibilité ou une forte probabilité, mais comme une possibilité raisonnable.

 

 

[32]           Je suis d’accord avec l’argument du défendeur qui s’appuie sur les propos du professeur David Mullan repris au paragraphe 17 de l’arrêt Martin, précité, selon qui [traduction] «  le législateur a exprimé sa confiance en la capacité de l’auteur de la décision d’interpréter des questions de droit relevant du champ d’application de sa loi constitutive et de constituer une jurisprudence ayant valeur de précédent, c’est-à-dire un ensemble de décisions susceptibles de s’appliquer à d’autres cas dans l’avenir ». À la suite de l’examen du critère relatif à l’existence d’un danger élaboré par l’agent d’appel, je suis d’avis qu’aucune raison ne justifie l’intervention de la Cour sur cette question. L’agent d’appel a soigneusement examiné les dispositions légales pertinentes, la jurisprudence et l’intention du législateur. Le critère élaboré est raisonnable et rien ne justifie l’intervention de la Cour.

 


[33]           La 3e question en litige

            Dans la négative, l’agent d’appel a‑t‑il commis une erreur en appliquant le critère relatif à l’existence d’un danger aux faits en l’espèce?

            Lors de l’application du critère relatif à l’existence d’un danger qu’il a élaboré, l’agent d’appel a tiré les conclusions suivantes aux paragraphes 59 à 63 :

                       

[59] SCC a élaboré et mis en oeuvre une politique interdisant l’usage du tabac à l’intérieur de l’Établissement Millhaven et :

·                    la politique s’applique aux détenus, aux personnes, et aux employés;

·                    elle prévoit également des peines pécuniaires pour les détenus et les employés qui y contreviennent;

·                    les agents de correction ont l’obligation et le pouvoir de faire respecter la politique.

 

[60] Je retiens en outre que le directeur Ryan m’a donné l’assurance que pour mieux protéger encore les employés contre l’exposition éventuelle à la fumée secondaire, il allait bientôt installer des boîtes dans la cour extérieure afin que les détenus puissent y conserver sous clé leur tabac, leurs allumettes, leurs briquets et d’autres articles de fumeur.

 

[61] C. Blanchette soutient qu’il n’existe pas de niveau sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire selon l’Organisation mondiale de la santé. Il reste que l’autre partie n’a pas eu la possibilité de vérifier ni de mettre en doute la preuve qui a été produite pour valider l’authenticité des textes, la méthode d’analyse utilisée et l’objectif des tests qui ont été effectués pour en arriver aux résultats en question. Malheureusement, aucun témoin expert n’a été appelé par l’une ou l’autre partie pour donner son avis sur cette question. Il s’ensuit que je ne peux pas accorder beaucoup de poids à cet argument.

 

[62] Même si C. Blanchette a affirmé qu’il n’existait pas de niveau sécuritaire d’exposition à la fumée secondaire, je ne suis pas convaincu qu’il y avait dans ce cas-ci une possibilité raisonnable qu’une si faible exposition compromette la santé d’une personne en santé dans un avenir rapproché.

 

[63] En conséquence, je conclus que SCC a pris des mesures afin d’éliminer l’exposition à la fumée secondaire à l’intérieur de l’établissement et de maintenir le risque à un niveau sécuritaire.

 

[34]           À mon avis, l’agent d’appel a omis de tenir compte de la preuve dont il disposait à l’époque de l’audience concernant l’exposition à la fumée secondaire qui persistait malgré l’application de l’interdiction de fumer à l’intérieur de l’Établissement de Millhaven. La preuve dont disposait l’agent d’appel renfermait le témoignage de trois agents correctionnels (lesquels travaillent dans trois services différents qui représentent ensemble plus de 95 % des endroits où la population carcérale peut se trouver un jour donné) relatif au fait que l’exposition à la fumée secondaire persistait. L’agent d’appel n’a pas pris en considération, ni même mentionné, ces témoignages dans son analyse et sa décision. À mon avis, pour prendre sa décision relative à l’existence ou non du danger, l’agent d’appel aurait dû considérer et apprécier les témoignages en question. Dans le cadre de son analyse en vue de déterminer si la première partie de son critère relatif à l’existence d’un danger était respectée, l’agent d’appel ne pouvait se contenter de simplement considérer les mesures prises par le SCC pour réduire le danger. Le critère impose à l’agent d’appel de non seulement tenir compte des mesures prises par le SCC, mais également de prendre en considération le succès de ces mesures à l’égard de l’élimination du risque, de la correction de la situation ou de la modification de la tâche ou de leur maintien à un niveau sécuritaire. À mon avis, l’agent d’appel a omis d’apprécier la preuve relative à l’efficacité des mesures prises par le SCC. Comme la Cour d’appel l’a énoncé dans l’arrêt Martin, précité, au paragraphe 42 :

Il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier ces éléments de preuve ou de tirer des conclusions sur la question de savoir si la preuve permettait de conclure que l’on pouvait raisonnable s’attendre à ce que des gardiens de parc soient blessés ou même si l’on devrait fournir des armes de poing aux gardiens de parc. Cette décision incombe à l’agent d’appel. La Cour doit toutefois déterminer si l’agent d’appel a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents. En ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve pertinents en l’espèce, l’agent d’appel a agi de façon manifestement déraisonnable.

 

 

 

[35]           Je conclus que la décision de l’agent d’appel est entachée d’une erreur et que, par conséquent, la demande doit être accueillie.

JUGEMENT

 

[36]           LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au Bureau canadien d'appel en santé et sécurité au travail pour qu’il statue à nouveau sur elle.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.

 


ANNEXE

 

Dispositions légales pertinentes

 

Les dispositions légales pertinentes sont citées dans la présente annexe.

 

Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 :

 

122.(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

 

«danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

 

 

122.1 La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions.

 

 

122.2 La prévention devrait consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés.

 

128.(1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas:

 

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

 

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

 

122.(1) In this Part,

 

 

 

"danger" means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

 

122.1 The purpose of this Part is to prevent accidents and injury to health arising out of, linked with or occurring in the course of employment to which this Part applies.

 

122.2 Preventive measures should consist first of the elimination of hazards, then the reduction of hazards and finally, the provision of personal protective equipment, clothing, devices or materials, all with the goal of ensuring the health and safety of employees.

 

128.(1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

 

 

 

(a) the use or operation of the machine or thing constitutes a danger to the employee or to another employee;

 

 

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

 

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1315-06

 

INTITULÉ :                                                   UNION OF CANADIAN CORRECTIONAL OFFICERS – SYNDICAT DES AGENTS CORRECTIONNELS DU CANADA –CSN (UCCO -SACC- CSN)

 

                                                                        c.

 

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 29 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 28 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Giovanni Mancini

 

POUR LE DEMANDEUR

Richard E. Fader

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Confédération des syndicats nationaux

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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