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Date : 20080317

Dossier : IMM‑2658‑07

Référence : 2008 CF 354

 

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ORVILLE FRENETTE

 

 

ENTRE :

FRESIA BEATRIZ LONDONO SOTO

MARIA ALEYDA LONDONO SOTO

 

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Fresia Beatriz Londono Soto (Fresia) et sa sœur, Maria Aleyda Londono Soto (Maria), sollicitent, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), en date du 11 juin 2007, qui leur a refusé la qualité de réfugiées.

 

[2]               Les demanderesses, qui sont Colombiennes, disent craindre d’être persécutées par les Forces armées révolutionnaires de Colombie, appelées les « FARC ». Les FARC, l’une des guérillas terroristes les plus anciennes et les plus puissantes de Colombie, sont largement impliquées dans le commerce des stupéfiants illégaux et sont connues pour recourir aux enlèvements et à l’extorsion afin de forcer des citoyens à payer la vacuna (impôts ou rançons). Les documents sur la situation en Colombie montrent clairement que les FARC ciblent ceux qui, selon elles, sont opposés à leur idéologie communiste, en particulier les propriétaires fonciers, les professionnels et les fonctionnaires. Le Département d’État des États‑Unis inclut les FARC sur sa liste des organisations terroristes étrangères, tout comme le fait l’Union européenne.

 

[3]               Durant de nombreuses années, la famille des demanderesses a occupé une ferme à Manzanares. Selon la déclaration écrite annexée au Formulaire de renseignements personnels (FRP) de Fresia (ci‑après la déclaration), Maria était l’administratrice de la ferme. La preuve produite à l’audience indiquait que Maria travaillait auparavant à la ferme, puis, plus tard, après avoir obtenu un poste à l’Université de Los Andes, elle a continué de se rendre à la ferme les fins de semaine, pour aider son père à l’entretenir. Fresia a témoigné que, durant de nombreuses années, les FARC avaient exigé (et la famille avait payé) une vacuna pour la ferme, à raison de 200 à 300 000 pesos tous les deux ou trois mois. Elle a ajouté que, à un certain moment en 2003, la famille a cessé de payer parce qu’elle estimait que [traduction] « l’idée de devoir se départir ainsi de ses moyens financiers n’était plus supportable ». Dans sa déclaration, Fresia expliquait que la famille n’avait plus assez d’argent pour continuer de payer la vacuna. Par représailles, les FARC ont volé le bétail et les équipements de la ferme et ont harcelé le père et Maria par téléphone pour exiger paiement.

 

[4]               Fresia a témoigné que, à cause de ce harcèlement constant, outre la présence croissante des FARC à la ferme et aux alentours, sa famille [traduction] « a partiellement quitté la ferme » en novembre 2005, pour ensuite s’abstenir totalement de s’y rendre à un moment donné en 2006. Plus tard au cours de l’audience, priée de dire à quelle date Maria avait cessé ses visites à la ferme, Fresia a répondu que Maria avait cessé d’y venir en mars 2006, mais que ses [traduction] « activités à la ferme » avaient ralenti à partir de novembre 2005. Selon la déclaration de Fresia, le père des demanderesses a quitté la ferme pour de bon le 30 mai 2006. Les demanderesses sont certaines aujourd’hui que les FARC ont finalement [traduction] « fait main basse » sur la ferme, s’en servant comme endroit où ils peuvent séjourner ou s’alimenter.

 

[5]               Fresia a témoigné qu’elle avait été personnellement harcelée par les FARC en raison de ses fonctions de coordonnatrice d’un programme gouvernemental axé sur l’éradication des cultures illégales, par exemple la coca et le pavot. Selon la déclaration de Fresia, elle avait pour tâche, au milieu de 2005, de recruter des familles pour qu’elles participent à ce programme. Les FARC se sont mises à exercer des pressions sur ces populations pour qu’elles ne participent pas au programme et elles ont menacé les familles qui y participaient. Fresia a témoigné que, le 15 janvier 2006, des membres des FARC ont stoppé un autobus dans lequel elle se trouvait et l’ont emmenée avec d’autres membres du programme dans une zone rurale, où les FARC les ont injuriés et brutalisés et ont volé l’ordinateur de Fresia (ci‑après l’incident du 15 janvier). Quelques jours plus tard, le 19 janvier, Fresia et son collègue, qui se trouvaient dans la localité de Pasto, ont reçu des menaces par téléphone d’un homme qui se disait membre des FARC. D’après Fresia, l’homme a dit que, s’ils ne cessaient pas de diffuser le programme, il leur en cuirait. Fresia et son collègue ont signalé l’appel téléphonique aux autorités, à Bogota.

 

[6]               Selon son témoignage, Fresia a cessé de participer à ce programme à la fin de janvier 2006; cependant, le harcèlement par téléphone n’a pas cessé et les FARC ont continué de la menacer et d’intimider les membres de sa famille. Fresia a témoigné que, le 15 juin 2006, des membres des FARC l’ont de nouveau interpellée et lui ont dit qu’ils savaient le rôle qu’elle avait joué dans le programme. Ils ont exigé des renseignements sur d’autres personnes qui participaient au programme et lui ont donné jusqu’au 20 juillet pour leur communiquer les renseignements qu’ils voulaient obtenir (ci‑après l’incident du 15 juin).

 

[7]               Fresia a témoigné que ce dernier incident les avait incitées, elle et sa sœur Maria, à fuir la Colombie. Le 18 juillet 2006, elles ont quitté le pays et sont arrivées aux États‑Unis. Environ une semaine plus tard, le 25 juillet 2006, elles sont arrivées au Canada et ont demandé l’asile en alléguant leurs opinions politiques et/ou leur appartenance à un groupe social.

 

 

 

I. La décision de la SPR

 

[8]               En raison de contradictions entre les documents sur la situation dans le pays et le témoignage des demanderesses, le commissaire a conclu que certaines portions du récit des demanderesses étaient peu vraisemblables et donc non crédibles. Le commissaire écrivait aussi que la lenteur des demanderesses à quitter la Colombie attestait une absence de crainte subjective. Il a conclu que les demanderesses n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention, eu égard à leurs opinions politiques ou à leur appartenance à un parti politique. Selon lui, les demanderesses n’étaient pas non plus des « personnes à protéger » au sens des alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR.

 

II. Les questions en litige

 

[9]               A. Les conclusions défavorables tirées par le commissaire quant à la crédibilité ou à la vraisemblance étaient‑elles déraisonnables?

B. La conclusion du commissaire selon laquelle les demanderesses n’avaient aucune crainte subjective, compte tenu de leur lenteur à quitter la Colombie, était‑elle manifestement déraisonnable?

 

III. La norme de contrôle

 

[10]           Les conclusions quant à la crédibilité de demandeurs d’asile intéressent directement la compétence de la SPR et doivent être revues selon la norme de décision manifestement déraisonnable : Xu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1701; Griffiths c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 127, au paragraphe 16. Cette norme s’applique également aux conclusions portant sur l’existence d’une crainte subjective : Abawaji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1065, au paragraphe 10. Voir aussi l’arrêt Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9.

 

IV. Analyse

 

A.         Conclusions quant à la crédibilité des demanderesses ou à la vraisemblance

[11]           Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et à l’appréciation de la preuve seront jugées déraisonnables uniquement si elles sont fondées sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle dispose : Akinlolu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n° 296 (QL), au paragraphe 14; Kanyai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 850, au paragraphe 9. L’examen que la Cour doit faire atteint le même niveau lorsque les conclusions quant à la crédibilité étaient fondées sur les invraisemblances de la preuve : Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.).

 

[12]           En l’espèce, le commissaire a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité des demanderesses, en raison de ce qui lui est apparu comme des contradictions entre le témoignage des demanderesses et les documents dont il disposait sur la situation en Colombie. Ces contradictions l’ont conduit à mettre en doute la vraisemblable du récit des demanderesses. Plus précisément, il a fait ressortir trois aspects des témoignages où, selon lui, la preuve documentaire soumise au tribunal montrait que les événements n’avaient pas pu se produire de la manière indiquée par les demanderesses : i) le fait qu’aucun membre de la famille des demanderesses n’était visé par les FARC; ii) la présence, à la ferme, d’un homme qui était payé par le père des demanderesses, après que la ferme fut occupée par les FARC; iii) la probabilité que les FARC aient continué de s’en prendre à Fresia après qu’elles se furent emparées de son ordinateur et après qu’elle eut quitté son poste de coordonnatrice du programme d’éradication des cultures illégales. Un examen du dossier montre qu’il était déraisonnable pour le commissaire de se fonder sur ces contradictions.

 

[13]           Un témoignage incohérent ou invraisemblable peut justifier une conclusion défavorable quant à la crédibilité : Aguebor, précité. Cependant, en tirant de telles conclusions, un tribunal doit tenir compte de l’ensemble de la preuve qu’il a devant lui et ne peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité d’un demandeur d’asile tout en laissant de côté le témoignage produit par celui‑ci pour expliquer d’apparentes contradictions : Owusu‑Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.). Ici, il est clair que le commissaire n’a pas prêté attention ou ne s’est pas référé à une preuve pertinente qui confirmait le récit des demanderesses et expliquait ces contradictions, et sa conclusion quant à la crédibilité était donc déraisonnable.

 

 

 

i) Aucun membre de la famille des demanderesses n’était visé par les FARC

[14]           Les documents sur la situation en Colombie montrent clairement que, si les FARC n’obtiennent pas d’une personne ce qu’elles veulent, les proches de ceux auxquels s’intéressent les FARC peuvent eux aussi être en danger. Le commissaire a admis cela et a signalé certains documents qui attribuent aux FARC un grand nombre d’enlèvements et qui considèrent que certains groupes, par exemple les travailleurs sociaux, les politiciens et les professionnels, sont plus exposés que d’autres à de tels agissements. Le commissaire a estimé que la sœur des demanderesses, ainsi que le mari et le fils de Fresia (bien qu’ils correspondent au profil de ceux qui sont exposés), n’étaient pas ciblés et il s’est fondé sur ce constat pour tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité des demanderesses.

 

[15]           Je suis d’avis que la conclusion du commissaire sur ce point ne prend pas en compte l’échange suivant, qui apparaît à la page 434 du dossier du tribunal :

[traduction]

 

Q:        D’accord. Aujourd’hui, votre mari et votre fils sont en Colombie. Quelle est leur situation actuellement?

R:         Vu ce qui est arrivé, ils vivent dans la crainte. Mon mari travaille là‑bas pour l’instant, et mon fils aussi.

Q:        Ont‑ils des ennuis?

R:         Oui, ils ont eu quelques ennuis.

Q:        Par exemple?

R:         Pas seulement des ennuis financiers, mais aussi des ennuis causés par la crainte en raison de ce qui s’est produit. Mon père a continué de recevoir des menaces par téléphone parce qu’il refuse de payer ou de se plier à leurs exigences.

Q:        Et qu’en est‑il de votre sœur Leticia? Quelle est sa situation?

R:         Sa situation est elle aussi délicate. Elle travaille – elle travaille également pour l’Institut colombien du bien‑être social; elle est travailleuse sociale. La zone, la région où elle travaille, est également une région classée comme région sensible.

Q:        Ce qui signifie?

R:         Ce qui signifie que ma sœur est exposée.

Q:        Et a‑t‑elle eu des ennuis avec les FARC ou quelqu’un d’autre?

R:         Elle a eu des ennuis non seulement avec les FARC, mais également avec les paramilitaires…

Q:        Et, très brièvement, quel genre d’ennuis a‑t‑elle eus avec eux, et pourquoi?

R:         Elle a été détenue dans un environnement brutal, en raison du travail qu’elle fait.

 

[16]           Ainsi que le montre le passage ci‑dessus, Fresia a clairement dit, durant l’audience tenue devant la SPR, que sa sœur avait été détenue par les FARC et que son mari et son fils vivaient dans la crainte. Selon moi, la conclusion du commissaire non seulement passe sous silence la preuve ci‑dessus, mais également ne reconnaît pas que la preuve documentaire qu’il cite appuie le récit des demanderesses. Les documents sur la situation en Colombie donnent le détail de l’habitude qu’ont les FARC de recourir aux barrages routiers pour faire s’arrêter ceux qu’ils ont à l’œil, en volant leurs ordinateurs portables et autres dispositifs de communication ainsi qu’en élargissant leurs menaces aux proches de ceux qu’ils agressent. La preuve des agressions dont Fresia a été victime correspond en tout point aux détails donnés dans les documents sur la situation en Colombie.

 

[17]           Fresia n’a pas dit explicitement que son mari et son fils avaient été attaqués par des membres des FARC, mais, eu égard à l’ensemble de la preuve susmentionnée, il était déraisonnable pour la SPR d’en tirer argument pour mettre en doute la véracité de son récit tout entier. Une erreur semblable avait conduit la Cour à intervenir dans la décision Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 81 F.T.R. 303. Dans cette affaire, la Cour a jugé que la Commission s’était fourvoyée en disant qu’il était invraisemblable que de simples manifestants eussent été arrêtés avant les organisateurs véritables des manifestations, parce que, ce faisant, la Commission avait laissé de côté une preuve pertinente qui confirmait les récits des demandeurs.

 

[18]           Aux paragraphes 14 à 16 de la décision Leung, la Cour donnait quelques indications pour les conclusions quant à la vraisemblance :

Les deux sections de cette Cour ont uniformément jugé que les décisions de la Commission devaient reposer sur la totalité des éléments de preuve versés au dossier […] la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

 

Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l’espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non‑crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à‑propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous‑tendent ses conclusions.

 

Étant donné cette claire obligation pour la Commission de fonder sa décision sur la totalité des éléments de preuve, combinée à l’obligation de justifier ses conclusions sur la crédibilité, on doit présumer que les motifs de la Commission contiennent un relevé raisonnablement complet des faits qui sous‑tendent sa décision. La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance. […]

 

[Non souligné dans l’original]

 

[Renvois omis.]

 

[19]           Selon moi, une telle erreur s’est produite ici quand le commissaire n’a pas vu comment les documents appuyaient le récit des demanderesses et n’a pas fait référence au fait que leur sœur avait été détenue, un élément qui était apte à réfuter sa conclusion selon laquelle leur récit était invraisemblable. Il semble également très inéquitable de dire que les demanderesses n’étaient pas crédibles au motif que les FARC n’avaient pas sévi contre leurs proches. Le seul fait que les menaces proférées contre le mari et le fils de Fresia n’ont pas été mises à exécution (ou simplement ne l’ont pas encore été) n’est pas une raison de ne pas croire que de telles menaces ont été faites au départ, surtout compte tenu de tous les autres éléments de preuve à l’appui.

 

ii) La présence d’un homme à la ferme, après que la ferme fut occupée par les FARC

 

[20]           Le commissaire a estimé que le récit des demanderesses n’était pas crédible, compte tenu de la preuve se rapportant à leur ferme familiale. Dans ses motifs, le commissaire écrit qu’il croyait comprendre qu’il y avait encore à la ferme un homme pour s’en occuper et que cet homme était payé par le père des demanderesses. À son avis, cette portion du récit des demanderesses contredisait une preuve documentaire crédible selon laquelle les FARC ont pour habitude de sortir les gens de chez eux par la force afin de disposer d’itinéraires pour l’acheminement de la drogue et des armes. Le commissaire a estimé qu’il était « invraisemblable que les demandeures d’asile, même si elles dét[enai]ent toujours l’acte‑titre, aient [eu] toujours quelqu’un sur la ferme malgré le fait que les membres des FARC en [avaie]nt pris le contrôle ».

 

[21]           Selon moi, cette conclusion du commissaire était fondée sur une mauvaise qualification de la preuve qui lui avait été soumise. La question posée aux demanderesses était : [traduction] « Qui occupe la ferme aujourd’hui? », et elles avaient répondu : [traduction] « Les guérilleros. » Plus tard, le commissaire est revenu à la charge avec la question suivante : [traduction] « [Les FARC] occupent la ferme et personne ne les en a chassées, est‑ce bien cela? ». Maria s’exprime ainsi :

[traduction]

 

Ils ne s’y sont pas totalement installés. Ce qu’ils font, c’est qu’ils se promènent aux alentours. Ce qu’ils font, c’est qu’ils pénètrent dans la ferme quand ils veulent se reposer; quand ils veulent prendre un café, quand ils veulent manger. Il y a quelqu’un qui se trouve à la ferme; il y vivait censément pour s’occuper de la ferme, mais il est là tout simplement.

 

 

En réplique, le commissaire lui a posé la question suivante :

[traduction]

 

Mais, d’après nos documents sur la situation ayant cours dans le pays, en Colombie, nous croyons comprendre que, lorsque les FARC font main basse sur une ferme, ils s’assurent que même les gens qui y travaillent s’en aillent. Comment se fait‑il donc que vous ayez encore quelqu’un à la ferme et que cette personne soit encore payée par votre père?

 

 

Maria a répondu ainsi à la question : [traduction] « Cet homme n’a été là que jusqu’en mai 2006. Aujourd’hui, nous ne savons rien de lui ».

 

[22]           Le sujet de la ferme familiale a été discuté de nombreuses fois au cours de l’audience, et sous plusieurs aspects : le paiement de la vacuna, la présence des FARC à la ferme et les dates auxquelles la famille a quitté la ferme. Ces preuves ont été quelque peu déroutantes, mais, considérées dans leur totalité, je ne crois pas qu’elles contredisent des faits avérés touchant les activités des FARC. Il est clairement ressorti de la preuve que la « présence » des FARC à la ferme des demanderesses a débuté par le vol du bétail et/ou des équipements et s’est accrue par une occupation épisodique de la ferme. À mesure que les FARC accroissaient leur présence, la famille a partiellement quitté la ferme en novembre 2005, puis s’est totalement abstenue de s’y rendre à un moment donné en 2006. Les demanderesses n’ont pas été priées directement, à l’audience tenue devant la SPR, de dire à quelle date leur père avait quitté la ferme, mais dans sa déclaration, Fresia disait qu’il était parti en mai 2006. Par conséquent, je ne crois pas déraisonnable de penser qu’il a pu y avoir aussi, jusqu’à cette date, un ouvrier présent à la ferme.

 

iii) La poursuite du harcèlement à l’encontre de Fresia après que les FARC se furent emparées de son ordinateur et après qu’elle eut quitté son emploi

 

[23]           Fresia a témoigné que les FARC avaient emporté son ordinateur durant l’incident du 15 janvier et que l’ordinateur contenait des renseignements se rapportant au programme qu’elle était chargée de coordonner. Elle dit dans sa déclaration que les FARC [traduction] « ont emporté mon ordinateur portable, quelques documents contenant des renseignements personnels et aussi des renseignements relatifs aux programmes ». Fresia a également témoigné qu’elle avait cessé de travailler pour le programme le 30 janvier 2006, mais que, malgré cela, les menaces par téléphone avaient continué et que par la suite, le 15 juin, elle fut harcelée directement.

 

[24]           Le commissaire a estimé qu’il n’était pas vraisemblable que les FARC aient continué de pourchasser Fresia, alors qu’elle n’était plus concernée par le programme, au lieu de pourchasser ceux‑là mêmes qui administraient le programme présidentiel. Le commissaire s’exprimait ainsi dans ses motifs : « J’estime que, d’après le témoignage et l’exposé circonstancié contenu dans le FRP de [Fresia], les membres des FARC ont tous les renseignements dont ils ont besoin sur l’ordinateur portable. Je conclus que les allégations de la demandeure d’asile ne sont pas crédibles ».

 

[25]           Mon examen du dossier du tribunal révèle que la conclusion du commissaire portant sur le fait que les FARC ont « tous les renseignements dont ils ont besoin sur l’ordinateur portable » est en contradiction directe avec le témoignage de Fresia, reproduit à la page 439 du dossier du tribunal, témoignage selon lequel l’ordinateur ne contenait pas tous les renseignements relatifs au programme. Par ailleurs, la conclusion du commissaire montre qu’il admettait que l’ordinateur portable de Fresia avait été volé lorsqu’elle avait été agressée par les FARC, mais le commissaire nie qu’une seconde agression soit vraisemblable.

 

[26]           À mon avis, le fait que Fresia a cessé de travailler pour le programme, outre le fait que les FARC avaient la possession de son ordinateur, ne signifie pas qu’elle a cessé de constituer une cible pour les FARC, ni ne fait obstacle à la possibilité que les FARC puissent vouloir obtenir d’elle d’autres renseignements. C’est avec circonspection qu’il faut dire s’il est vraisemblable ou non que telle personne sera agressée et à quelle date elle le sera, car il est très difficile pour les tribunaux canadiens de prédire quelles personnes un groupe terroriste a dans sa ligne de mire et pour quel niveau de participation. Comme l’écrivait la Cour dans la décision Ponce‑Yon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 73 F.T.R. 317, paragraphe 9 :

S’il est un thème commun à la jurisprudence, c’est que les inférences fondées sur l’étendue du rôle politique joué par un demandeur de statut sont rarement raisonnables, cela étant particulièrement vrai des cas où on reconnaît que le demandeur a effectivement fait l’objet de persécutions (Wong, Butucariu et Gonzalez) ou lorsqu’on sait que l’auteur des persécutions vise tous les membres d’un groupe donné, quelle que soit l’étendue de leurs activités politiques (Giron et Hilo).

 

 

[27]           Les documents sur la Colombie précisent que les FARC sont présentes dans la quasi‑totalité des 32 départements du pays et qu’elles emploient un système perfectionné de communication et d’enquête pour trouver telle ou telle personne. Le rôle de Fresia en tant que militante pour la cause de l’environnement ou de l’agriculture en fait une cible probable pour les FARC, en raison des intérêts financiers des FARC dans le commerce illégal de la drogue; et, une fois qu’un Colombien est la cible des FARC, il est très difficile (voire impossible) pour lui de jamais se débarrasser pleinement de ce stigmate. Le Rapport de mars 2005 de l’UNHCR sur les considérations de protection internationale concernant les demandeurs d’asile et réfugiés colombiens relève que, quand une personne a été repérée comme victime potentielle, les possibilités pour elle de jamais obtenir une protection dans l’avenir sont restreintes (dossier officiel du tribunal, à la page 151). En conséquence, il était déraisonnable pour la SPR de dire qu’il était improbable que les FARC aient continué de s’intéresser à Fresia – d’autant que, même après qu’elle eut mis fin à son emploi, il y avait encore la question de la vacuna impayée qu’exigeaient les FARC.

 

[28]           Globalement, je suis d’avis que la conclusion du commissaire concernant ce qu’il voyait comme des invraisemblances dans la preuve ne semble pas prendre en compte toute la preuve qu’il avait devant lui et semble même parfois contredire directement la preuve dont il disposait. Après examen du dossier du tribunal, il me semble que les allégations des demanderesses sont confirmées par les documents sur la situation dans le pays et qu’elles ne contiennent pas de contradictions d’une importance telle qu’il faille nier toute crédibilité aux demanderesses.

 

B. Absence d’une crainte subjective des demanderesses en raison de leur lenteur à quitter la Colombie

[29]           Le commissaire a aussi commis une erreur quand il a dit que les demanderesses n’avaient pas montré une crainte subjective parce qu’elles avaient attendu juillet 2006 pour quitter la Colombie, alors même que les FARC avaient exigé paiement des rançons sur la ferme bien longtemps avant cette date et avaient défié directement Fresia dès janvier 2006. Au cours de l’audience, le commissaire avait posé la question suivante à Fresia : [traduction] « Étant donné tout ce qui vous était arrivé depuis janvier, et peut‑être avant, pourquoi n’êtes‑vous pas partie plus tôt? » Elle a répondu : [traduction] « Parce que nous espérions que les choses s’amélioreraient. Cependant, vu ce qui s’est produit le 15 juin, nous sommes arrivées à la décision de quitter le pays, croyant que c’était la meilleure chose à faire ».

 

[30]           Dans ses motifs, le commissaire écrit que, selon lui, cette réponse contredisait la preuve documentaire sur la situation ayant cours en Colombie, une preuve où il est fait état d’un accroissement des activités terroristes depuis 2002. Après avoir exposé divers chiffres touchant les revenus que procurent aux FARC les enlèvements et le commerce de la drogue, le commissaire s’exprimait ainsi :

[…] Tel qu’il a été mentionné précédemment, j’estime que la situation empirait plutôt que de s’améliorer. Compte tenu des activités susmentionnées des FARC, de l’importance des extorsions de leurs membres et des revenus qu’ils tirent des cultures illicites, j’estime que la réponse des demandeures d’asile n’est pas raisonnable, étant donné que le programme auquel travaillait la demandeure d’asile principale visait selon elle à contrer ce problème, et, pourtant, ni elle ni sa famille n’ont été blessés ou enlevés. […]

 

[31]           Pour leur part, les demanderesses disent qu’il n’est nullement question de « lenteur » de leur part, mais plutôt qu’elles ont été victimes d’incidents multiples de harcèlement, couronnés par celui du 14 juin 2006, qui les a finalement contraintes à quitter le pays. Étant donné qu’il faut un certain temps pour qu’une série d’incidents se solde finalement par quelque chose, la lenteur d’un demandeur d’asile à quitter son pays ne saurait faire obstacle à l’admission de sa demande d’asile. Pour cet argument, elles se fondent sur une décision de la juge Elizabeth Heneghan, Ibrahimov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1185, où elle écrivait ce qui suit, au paragraphe 19 :

[…] dans les cas où une demande est fondée sur plusieurs actes de discrimination ou de harcèlement qui se terminent par un incident qui force la personne à quitter son pays, on ne peut pas considérer la question du retard comme un facteur important pour mettre en doute la crainte subjective de persécution. Les actes cumulatifs susceptibles de constituer de la persécution s’étalent sur une certaine période. Dans les cas où la demande d’une personne est en fait fondée sur plusieurs incidents qui se sont produits au cours d’une certaine période et qui sont susceptibles de constituer de la persécution du fait de leur nature cumulative, tenir compte du moment auquel la discrimination ou le harcèlement a commencé par rapport au moment où la personne en cause quitte le pays pour justifier le rejet de la demande en raison du retard revient à miner la notion même de persécution cumulative.

 

[32]           Je suis d’avis que ce raisonnement s’applique aux demanderesses dans la présente affaire. Il appert de la preuve que, bien que les demanderesses aient reçu de nombreuses menaces par téléphone, la situation s’est véritablement aggravée au cours des six mois qui ont précédé leur départ; et c’est le 15 juin 2006 que l’incident décisif, « déterminant », s’est produit, quelques semaines seulement avant le jour où les demanderesses ont fui la Colombie. Je mets en doute l’à‑propos de la conclusion du commissaire pour qui la réponse des demanderesses selon laquelle elles pensaient que la situation s’améliorerait était déraisonnable. On ne peut certainement pas mettre sur le même pied d’une part, les conditions objectives attestant une détérioration de la situation globale d’un pays et d’autre part, la décision d’une personne de demeurer chez elle encore quelques mois dans l’espoir que sa situation personnelle s’améliorera.

 

[33]           D’ailleurs, il est clair en droit que la lenteur d’une personne à demander l’asile, même si ce facteur ne peut être ignoré, ne constituera pas en général un facteur décisif en soi : Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.), à la page 227. En l’espèce, le commissaire s’est exprimé ainsi :

J’estime que si les demandeures d’asile avaient été ciblées pour les motifs allégués, elles auraient, selon la prépondérance des probabilités, quitté le pays plus tôt. Par conséquent, je conclus que le retard des demandeures d’asile montre l’absence de crainte subjective.

 

 

Le commissaire prend soin de préciser que le retard ne faisait que montrer une absence de crainte subjective, mais je suis d’avis que c’était là essentiellement le fondement de sa conclusion quant à la crainte subjective. En outre, sa conclusion d’absence d’une crainte subjective était renforcée par sa conclusion défavorable quant à la crédibilité, conclusion qui, pour les motifs que j’ai exposés plus haut, était déraisonnable.

 

[34]           Puisque, selon moi, la conclusion du commissaire touchant la crédibilité des demanderesses était déraisonnable, un nouveau tribunal de la SPR aura le loisir de dire si le harcèlement subi par les demanderesses constitue une persécution. Il est clair que la persécution peut résulter d’une série d’actes de harcèlement si les actes en question sont suffisamment graves : Ovakimoglu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1983), 52 N.R. 67, à la page 69 (C.A.). D’après la preuve produite dans la présente affaire, il semblerait que ce niveau de gravité a été atteint. La demanderesse Fresia a été détenue, menacée et agressée physiquement, et elle‑même et sa sœur ont reçu de nombreuses menaces par téléphone.

 

[35]           Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis que le commissaire a tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité, et ce, parce qu’il n’a pas considéré l’ensemble de la preuve. Je suis d’avis de faire droit à la demande et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvelle audition.

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle appréciation.

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑2658‑07

 

INTITULÉ :                                                               FRESIA BEATRIZ LONDONO

                                                                                    SOTO ET AUTRE

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 12 MARS 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE SUPPLÉANT FRENETTE

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 17 MARS 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jack Davis                                                                    POUR LES DEMANDERESSES

 

Janet Chisholm                                                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Davis & Grice

Avocats

Toronto (Ontario)                                                         POUR LES DEMANDERESSES

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

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