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Date : 20061219

Dossier : IMM-5946-05

Référence : 2006 CF 1530

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

 

ENTRE :

DJAMEL BOUAROUDJ

            demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Djamel Bouaroudj (le demandeur) est né en 1969 à Alger, en Algérie. Ses parents et ses frères et sœurs résident en Algérie. Il craint d’être persécuté dans son pays d’origine en raison des [traduction] « opinions politiques anti‑gouvernementales qui lui sont prêtées ». Il dit que sa crainte remonte à 1991; après deux ans de service militaire, il a fait défaut de se réenrôler après avoir été appelé par l'armée algérienne. Il affirme qu’il ne s’est pas présenté parce qu’il craignait d’être appelé à supprimer des manifestants à Alger.

 

[2]               En février 1991, le personnel de l’armée est venu chez lui pour s'enquérir de l'endroit où il se trouvait et s’est montré menaçant envers sa mère.

 

[3]               En septembre 1993, il a quitté l’Algérie. Le demandeur est arrivé à l’aéroport de Mirabel, au Québec, avec un passeport français qui n’était pas le sien. Il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié sous un faux nom. Il craignait que l’utilisation de son vrai nom et de son vrai passeport n’entraîne son expulsion. Il ne s’est pas présenté à l’audience en mars 1996 et il a également fait défaut de comparaître à l’audience sur le désistement en juin 1996. Par conséquent, le désistement de la demande d’asile a été prononcé. Sa demande a été refusée en octobre 1996.

 

[4]               Entre‑temps, le demandeur a épousé une citoyenne canadienne en 1994. Elle a présenté une demande de parrainage le visant en vue de l'obtention de la résidence permanente. Une entrevue sur le parrainage a eu lieu en 1997, mais la demande a été rejetée peu de temps après. Le mariage a pris fin à peu près à la même période.

 

[5]               À la fin de 1997, le demandeur a reçu une lettre lui ordonnant de quitter le Canada. Il est parti de Vancouver pour se rendre à Seattle, dans l’État de Washington. Toutefois, en octobre 1998, le demandeur est revenu au Canada, à Niagara Falls.

 

[6]               Il a encore une fois présenté une demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent en s’appuyant sur le fait qu’il était un réfugié au sens de la Convention. En octobre 2002, le demandeur s’est présenté, à la suite d’une convocation, à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) où il a été informé que sa demande ne pouvait être considérée parce qu’il avait plusieurs identités. Il a demandé l'autorisation d'en appeler à la Cour fédérale, mais cette demande a été rejetée.

 

[7]               En mars 2004, le demandeur a été reconnu coupable d’usurpation d’identité et d’utilisation de cartes de crédit obtenues illégalement. En juillet 2005, le demandeur a reçu une décision défavorable à la suite de sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Environ deux mois plus tard, soit le 20 septembre 2005, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été refusée. Il demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[8]               Le demandeur soulève deux questions :

1.      L’agente a fait erreur :

                                                             a.      en omettant de considérer le fait qu’il était établi;

                                                            b.      en faisant des inférences injustifiées au sujet d’un soutien familial possible en Algérie;

                                                             c.      en omettant de considérer les difficultés séparément des risques.

 

2.      L’agente a violé les règles de l’équité procédurale en ne demandant pas des observations additionnelles ou en ne procédant pas à une entrevue pour vérifier la question du soutien familial en Algérie.

 

NORME DE CONTRÔLE

[9]               La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’immigration concernant une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la décision raisonnable (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). Pour que la décision soit considérée raisonnable, il doit exister un mode d’analyse qui peut amener l’agent, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55). En ce qui a trait à l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est la décision correcte : Canada (Procureur général) c. Sketchley, 2005 CAF 404; Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539.

 

ANALYSE

Question 1 : L’agente a‑t‑elle fait erreur dans ses conclusions de fait concernant l'établissement, le soutien familial et les risques?

[10]           Le demandeur allègue que l’agente d’immigration n’a pas tenu dûment compte du fait qu’il résidait depuis longtemps au Canada. Il avance que la décision de l’agente se fondait exclusivement sur le fait qu’il est célibataire et n’a pas d’enfants et qu’il a choisi de résider au Canada même s’il savait qu’une mesure de renvoi avait été prise à son endroit. Il soutient que, si l’agente avait tenu compte du fait qu’il résidait depuis longtemps au pays, elle aurait constaté qu’il était bien établi au Canada. En outre, l’agente a souligné : [traduction] « Il a ses parents et plusieurs frères et sœurs en Algérie qu’il peut aller rejoindre et qui lui offriront vraisemblablement un soutien quelconque. » Par ailleurs, le demandeur fait remarquer que rien dans la preuve n’indique que sa famille le soutiendra. Finalement, il fait valoir que l’agente s’est appuyée sur l’opinion d’un agent d’ERAR et qu’elle n’a pas procédé à une évaluation indépendante, comme elle aurait dû le faire, relativement aux difficultés auxquelles il devrait faire face, séparément des risques évalués dans le cadre d’un ERAR.

 

[11]           À mon avis, ces arguments ne peuvent être retenus. Premièrement, il faut noter que, au vu du dossier, ces allégations sont sans fondement. Il est précisé dans la décision : [traduction] « Même si je reconnais que le demandeur ne réside pas dans son pays depuis plusieurs années, je suis d’avis qu’il est demeuré conscient du fait qu’il était visé par une mesure de renvoi. » La première disposition laisse entendre, contrairement à l’allégation du demandeur, que l’agente a tenu compte de son établissement au Canada.

 

[12]           Deuxièmement, en ce qui a trait à la déclaration de l’agente selon laquelle le demandeur pourrait obtenir un certain soutien de sa famille en Algérie, il faut considérer qu’il s’agit d’une inférence, et non d’une conclusion de fait sans fondement. Pareille inférence n’est pas déraisonnable compte tenu du fait que le demandeur a révélé dans sa demande que son père et sa mère et cinq frères et sœurs vivaient en Algérie. Qui plus est, le texte dans son ensemble ne laisse pas entendre que cette inférence constituait un facteur déterminant dans la décision finale de l’agente. Une simple lecture de la décision de l’agente ne révèle pas de motifs susceptibles de corroborer les allégations du demandeur.

 

[13]           Troisièmement, la position du demandeur n’est pas fondée en droit. Le degré d’établissement du demandeur d’asile au Canada n’est pas un facteur indépendant à prendre en considération pour la dispense prévue au paragraphe 25(1) pour des motifs d’ordre humanitaire. Au contraire, l’établissement au Canada n’est qu’un facteur dans le vaste contexte de la question de savoir si un demandeur d’asile sera exposé à des difficultés indues, injustifiées et excessives s’il doit obtenir un visa de résident permanent depuis l’étranger. Dans Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, 212 D.L.R. (4th) 139, le juge Décary a examiné les lignes directrices ministérielles dans son analyse des considérations humanitaires et il a fait valoir que l’établissement au Canada doit être évalué comme un facteur de difficulté seulement dans la mesure où il est attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur d'asile. Il déclare ce qui suit au paragraphe 27 :

[27]     Le paragraphe 8.7 traite de l’« [i]ncapacité prolongée de quitter le Canada ayant entraîné l’établissement ». Il y est dit que :

 

Une décision favorable peut être justifiée lorsque le demandeur est demeuré au Canada pendant une longue période du fait de circonstances indépendantes de sa volonté.

[Souligné dans l’original.]

 

[14]           Les conclusions de l’agente et d’autres responsables des questions d’immigration révèlent que le fait que le demandeur a résidé au Canada n’est pas attribuable à des circonstances indépendantes de sa volonté. À vrai dire, le dossier donne à penser que, si le demandeur est demeuré au pays aussi longtemps qu’il l’a fait, c'est uniquement en raison de ses efforts répétés de manipulations et d’abus des procédures d’immigration au Canada. Si tel est le cas, il serait inique, en effet, de récompenser pareil comportement pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

[15]           Finalement, l’allégation selon laquelle l’agente aurait dû tenir compte des difficultés possibles en Algérie, séparément des risques évalués dans l’ERAR, en procédant à un [traduction] « ERAR moins rigoureux » en quelque sorte, est sans fondement. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas un processus de remplacement en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Elle doit plutôt être considérée dans un contexte plus large où la dispense prévue au paragraphe 25(1) pour des motifs d’ordre humanitaire est une procédure judiciaire d’exception qui n’est pas ordinairement censée supplanter les règles en matière d’immigration au Canada. C’est ce que le juge Shore a affirmé avec une admirable concision dans Hamza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1108, en écrivant ce qui suit ;

[19]      Une décision fondée sur des considérations d'ordre humanitaire constitue une mesure d'exception, discrétionnaire par surcroît. L'existence d'une demande fondée sur des considérations humanitaires constitue un moyen additionnel et spécial d'obtenir une dispense d'application des lois canadiennes sur l'immigration, lesquelles sont par ailleurs d'application universelle (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 125, [2002] A.C.F. no 457 (QL), au paragraphe 15).

[…]

 

[27]      L'agente a tiré une conclusion raisonnable en estimant que l'ensemble des faits relatés ne permettaient pas de conclure que les demandeurs subiraient des difficultés excessives. Il est de jurisprudence constante que l'on ne doit accorder une dispense fondée sur des raisons d'ordre humanitaire que lorsque le demandeur a démontré qu'il serait exposé à des difficultés inusités ou indues […]

 

[16]           Il n’existe pas, en l’espèce, de circonstances exceptionnelles qui justifient qu’une dispense soit accordée en vertu du paragraphe 25(1) pour des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur n’a rien démontré, dans la décision contestée ou les règles de droit, qui pourrait laisser entendre qu’il en est autrement.

 

Question 2 : L’agente a‑t‑elle violé les règles de l’équité procédurale?

[17]           Le demandeur dit qu’on ne lui a pas donné la possibilité de rencontrer l’agente pour discuter du soutien familial possible en Algérie. Il prétend que cela équivaut à un manquement à l’équité procédurale.

 

[18]           Rien dans la Loi ou la jurisprudence ne donne à penser que le demandeur a le droit d’avoir une entrevue avec les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Il est bien établi en droit qu’il n’existe aucun droit à l’entrevue dans ce contexte. Même si les règles de justice naturelle en common law commandent le droit d’être entendu, une entrevue n’est pas obligatoirement accordée. Ce droit exige plutôt simplement que l’agent évalue les considérations pertinentes dans leur ensemble.

[19]           Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193, le juge Wilson s'est exprimé en ces termes :

34        Je conviens que la tenue d’une audience n’est pas une exigence générale pour les décisions fondées sur des raisons d’ordre humanitaire. Il n’est pas indispensable qu’il y ait une entrevue pour exposer à un agent d’immigration les renseignements relatifs à une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et pour que les raisons d’ordre humanitaire présentées puissent être évaluées de façon complète et équitable. […] Compte tenu de tous les facteurs pertinents pour évaluer le contenu de l’obligation d’équité, le fait qu’il n’y a pas eu d’audience ni d’avis d’audience ne constituait pas, selon moi, un manquement à l’obligation d’équité procédurale envers Mme Baker dans les circonstances, particulièrement en raison du fait que plusieurs des facteurs militaient en faveur d’une norme plus souple. La possibilité qui a été offerte à l’appelante et à ses enfants de produire une documentation écrite complète relativement à tous les aspects de sa demande remplit les exigences en matière de droits de participation que commandait l’obligation d’équité en l’espèce.

[Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Ce principe qui a été appliqué dans Baker semble être devenu un principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour. Ainsi, dans Étienne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1314, au paragraphe 9, le juge Pinard a écrit ce qui suit :

9          La jurisprudence de cette Cour est constante à l’effet qu’une entrevue n’est pas exigée afin d’assurer l’équité de la procédure dans le traitement des demandes de dispense de visa pour considérations humanitaires (voir, par exemple, Cheema (Tuteur à l’instance) c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le 4 juin 2002), IMM-2187-01, 2002 CFPI 638, Ming c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le 15 novembre 2001), IMM-5953-00, 2001 CFPI 1253, et Sellakkandu c. ministre de l’Emploi et de l’Immigration (le 13 octobre 1993), 92-T-2029).

 

[21]           Par conséquent, l’argument relatif au manquement à l’équité procédurale n’est également pas retenu.

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée.

 

 

« Konrad W. von Finckenstein »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             IMM-5946-05

 

INTITULÉ :                                                           DJAMEL BOUAROUDJ

                                                                                c.

                                                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ                        ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                               

LIEU DE L’AUDIENCE :                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                   LE 14 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           LE JUGE VON FINCKENSTEIN

 

DATE DES MOTIFS :                                          LE 19 DÉCEMBRE 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Marc Boissonneault                                                  POUR LE DEMANDEUR

 

David Tyndale                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Marc Boissonneault                                                  POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)                                                    

 

John H. Sims, c.r.                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada                          

 

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