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Date : 20061116

Dossier : T-105-06

Référence : 2006 CF 1390

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARRY STRAYER

 

 

ENTRE :

D. JOHN HUSBAND

demandeur

et

 

la commission canadienne du blé

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la lettre que la Commission canadienne du blé (la CCB) a envoyée au demandeur le 12 janvier 2006 et que le demandeur considère comme un [traduction] « refus d’octroyer la licence d’exportation qu’il a demandée pour de l’orge de provende cultivée par lui et lui appartenant ».

 

Les faits

[2]               Le demandeur se livre à la culture de céréales biologiques en Saskatchewan. Il cultive une variété d’orge non enregistrée appelée « Arabian Blue ». Il voulait exporter une partie de cette orge aux États-Unis, où il affirme avoir un acheteur possible. Le 4 janvier 2006, le demandeur a écrit à la CCB pour demander [traduction] « une licence d’exportation sans rachat vers les États-Unis pour de l’orge de provende ». Le demandeur a décrit l’orge simplement comme une [traduction] « variété non enregistrée appelée “Arabian Blue” » qu’il cultivait sur sa ferme. Le 12 janvier 2006, la CCB a envoyé une réponse au demandeur. La lettre, signée par David Watt, administrateur, Octroi des licences d’exportation, à la CCB, interprétait au départ la lettre du demandeur comme une demande présentée [traduction] « en vertu de la politique sur les anciens grains de la CCB concernant l’exportation d’une variété supplémentaire inconnue d’orge ». La lettre énonçait ensuite trois critères à l'aide desquels la CCB devait décider si l’orge était visée par la politique sur les anciens grains. Ces critères visaient à permettre de déterminer si ce grain ressemblait, quant à sa morphologie, à d’autres grains vendus par la CCB et s’il allait faire concurrence aux variétés canadiennes régulières en cas de vente à l’étranger. L’auteur de la lettre priait le demandeur de fournir des renseignements supplémentaires sur ces points et de remettre un échantillon à la CCB. Il terminait sa lettre en disant que si le demandeur ne pouvait pas fournir la documentation nécessaire, l’orge pouvait être exportée [traduction] « au moyen de la vente directe par le producteur, en tant qu’orge de provende ».

 

[3]               La vente de l’orge selon la politique sur les anciens grains comportait un avantage en ce sens que le demandeur pouvait obtenir une licence d’exportation de l’orge sans passer par le processus de ventes directes par le producteur (VDP) également connu sous le nom de « rachat ». Si je comprends bien, dans le cadre de la politique sur les anciens grains, la CCB octroyait une licence d’exportation sans acheter elle-même l’orge pour la revendre ensuite à l’exportateur. Si, d’autre part, le demandeur était obligé de recourir au programme de VDP ou de rachat parce que son orge avait une morphologie semblable à celle de variétés régulières canadiennes et que cela pouvait avoir des incidences sur le marché pour ces variétés aux États-Unis, la CCB achèterait normalement cette orge au prix qu’elle paierait pour d’autre orge au Canada et la revendrait ensuite au demandeur pour l’exportation, en exigeant un supplément correspondant au prix de vente estimatif d’orge semblable qu’elle vendait aux États-Unis.

 

[4]               Le demandeur n’a pas répondu à la demande que la CCB lui faisait dans la lettre du 12 janvier 2006 au sujet des renseignements qu’il aurait à fournir pour convaincre celle‑ci que la politique sur les anciens grains s’appliquait à l’orge Arabian Blue. Il affirme avoir su, par suite de communications antérieures avec la CCB, au mois d’août 2002, que de l’orge similaire n’était pas admissible dans le cadre de la politique sur les anciens grains. Il déclare que c’est la raison pour laquelle il n’a pas poursuivi l’affaire. Il considérait la lettre du 12 janvier 2006 comme un refus d’octroyer une licence d’exportation, entendant réellement par là qu’il s’agissait d’une décision selon laquelle il devait exporter son orge au moyen du mécanisme de VDP ou de rachat. Or, le demandeur refusait d’avoir recours à ce programme; par conséquent, dans la semaine qui a suivi l’envoi de la lettre par M. Watt, de la CCB, il a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[5]               Il faut énoncer les dispositions législatives et réglementaires les plus pertinentes. La Loi sur la Commission canadienne du blé (la Loi), L.R.C. 1985, ch. C‑24, prévoit ce qui suit :

45. Sauf autorisation contraire des règlements, seule la Commission peut :

 

45. Except as permitted under the regulations, no person other than the Corporation shall

 

a) exporter du blé ou des produits du blé appartenant à d’autres personnes;

 

(a) export from Canada wheat or wheat products owned by a person other than the Corporation;

 

b) transporter ou faire transporter d’une province à une autre du blé ou des produits du blé appartenant à d’autres personnes;

 

(b) transport or cause to be transported from one province to another province, wheat or wheat products owned by a person other than the Corporation;

 

c) vendre ou consentir à vendre du blé ou des produits du blé se trouvant dans une province pour livraison dans une autre province ou à l’étranger;

 

(c) sell or agree to sell wheat or wheat products situated in one province for delivery in another province or outside Canada; or

 

d) acheter ou consentir à acheter du blé ou des produits du blé se trouvant dans une province pour livraison dans une autre province ou à l’étranger.

 

(d) buy or agree to buy wheat or wheat products situated in one province for delivery in another province or outside Canada.

 

46. Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

 

46. The Governor in Council may make regulations

 

...

...

c) prévoir l’octroi de licences pour les opérations — exportation, vente ou achat pour livraison à l’étranger de blé ou de produits du blé — qui seraient par ailleurs interdites par la présente partie;

 

(c) to provide for the granting of licences for the export from Canada, or for the sale or purchase for delivery outside Canada, of wheat or wheat products, which export, sale or purchase is otherwise prohibited under this Part;

 

c.1) autoriser le transport de blé ou d’orge non désigné par un nom de grade ou en fonction d’un échantillon prélevé en conformité avec la Loi sur les grains du Canada, de produits du blé ou de produits de l’orge, dans les circonstances ou les conditions spécifiées;

 

(c.1) granting permission to transport wheat or barley that is not described by a grade name or by reference to a sample taken under the Canada Grain Act, or any wheat products or barley products, under any circumstances or conditions that may be prescribed by regulation;

 

c.2) autoriser le transport, la vente ou l’achat, au Canada, de grains de provende — au sens des règlements — , de produits du blé ou de produits de l’orge pour l’alimentation du bétail ou de la volaille, dans les circonstances ou les conditions spécifiées;

 

(c.2) granting permission to transport, sell or buy, in Canada, feed grain, as that expression is defined in the regulations, or wheat products or barley products for consumption by livestock or poultry, under any circumstances or conditions that may be prescribed by regulation;

 

d) fixer les conditions applicables à cet octroi, y compris l’obligation pour la Commission ou la personne que désigne le règlement de recouvrer du demandeur une somme qui, de l’avis de la Commission, correspond à l’avantage pécuniaire que représente la licence, mais uniquement dans la mesure où cet avantage découle, d’une part, du fait que sans elle les exportations de blé et de produits du blé seraient interdites et, d’autre part, des différences existant à ce moment entre les prix intérieurs et extérieurs du blé et des produits du blé;

 

(d) to prescribe the terms and conditions on which licences described in paragraph (c) may be granted, including a requirement for the recovery from the applicant by the Corporation or any other person specified by the regulation, of a sum that, in the opinion of the Corporation, represents the pecuniary benefit enuring to the applicant pursuant to the granting of a licence, arising solely by reason of the prohibition of exports of wheat and wheat products without a licence and then existing differences between prices of wheat and wheat products inside and outside Canada;

 

e) prévoir l’octroi de licences pour les opérations — transport du blé ou de produits du blé d’une province à une autre, ou vente ou achat pour livraison en quelque lieu du Canada du blé ou de produits du blé — qui seraient par ailleurs interdites par la présente partie, et fixer les conditions applicables à l’octroi de ces licences ou à l’exercice des droits qu’elles accordent;

 

(e) to provide for the granting of licences for the transportation from one province to another province, or the sale or purchase for delivery anywhere in Canada, of wheat or wheat products, which transportation, sale or purchase is otherwise prohibited under this Part, and to prescribe the terms and conditions on which those licences may be granted or the terms or conditions of the permission granted in those licences;

 

 

[6]               Le Règlement sur la Commission canadienne du blé (le Règlement), C.R.C., ch. 397, prévoit ce qui suit :

14. La Commission peut octroyer des licences pour l’exportation ou pour la vente ou l’achat en vue de la livraison à l’étranger de blé, de produits du blé, d’orge ou de produits de l’orge si les conditions suivantes sont réunies :

 

14. The Corporation may grant a licence for the export, or for the sale or purchase for delivery outside Canada, of wheat, wheat products, barley or barley products if

 

a) l’exportation, la vente ou l’achat des grains ou des produits pour lesquels une licence est demandée ne nuit pas, dans le cadre du commerce interprovincial ou de l’exportation, à la commercialisation par la Commission du grain cultivé au Canada;

 

(a) the export, sale or purchase of the grain or products for which the licence is sought does not adversely affect the marketing by the Corporation, in interprovincial or export trade, of grain grown in Canada; and

 

b) le demandeur verse à la Commission une somme qui, de l’avis de celle‑ci, correspond à l’avantage pécuniaire que représente la licence, lequel avantage découle uniquement, d’une part, du fait que sans cette licence l’exportation serait interdite et, d’autre part, des différences existant à ce moment entre les prix intérieurs et extérieurs des grains ou des produits en question.

 

(b) the applicant pays to the Corporation a sum of money that, in the opinion of the Corporation, represents the pecuniary benefit enuring to the applicant pursuant to the granting of the licence, arising solely by reason of the prohibition of the export of that grain or those products without a licence, and the then existing differences between the prices of that grain or those products inside and outside Canada.

 

14.1 La Commission peut octroyer des licences pour le transport d’une province à une autre ou pour la vente ou la livraison en quelque lieu du Canada de blé, de produits du blé, d’orge ou de produits de l’orge, ces licences étant octroyées à titre gratuit.

 

14.1 The Corporation may grant a licence for the transportation from one province to another, or for the sale or delivery anywhere in Canada, of wheat, wheat products, barley or barley products, but no fee shall be charged for such a licence.

 

 

[7]               Selon la position prise par la CCB, le programme de rachat est prévu à l’article 14 du Règlement qui, à son tour, est autorisé par l’alinéa 46d) de la Loi.

 

[8]               Le demandeur avance les arguments suivants :

1.             le programme de rachat ou de VDP n’est pas prescrit à l’article 14 du Règlement ou ce règlement n’est pas autorisé par la Loi;

2.             ce programme va à l’encontre de l’article 309 de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALENA) auquel, aux termes de l’article 61 de la Loi, la CCB est tenue de se conformer;

3.             l’article 14 du Règlement est appliqué arbitrairement d’une façon discriminatoire compte tenu de la province de production, en violation de l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

 

[9]               Il n’était pas clair que le demandeur, dans ses observations orales, invoquait encore les points 2 et 3. Si je comprends bien, le demandeur ne conteste pas la validité de quelque loi ou règlement, mais il croit que les politiques de la CCB vont à l’encontre de l’ALENA ou de la Charte.

 

Analyse

Considérations préliminaires

[10]           Il est certes possible de soutenir que la présente demande est prématurée puisque la CCB, par sa lettre du 12 janvier 2006, n’a pas refusé d’octroyer une licence d'exportation au demandeur. La CCB a simplement expliqué au demandeur les modalités d’octroi de licence prévues par la politique sur les anciens grains ou, subsidiairement, elle l’a informé qu’il pouvait se prévaloir du programme de VDP en vue d’obtenir une licence d’exportation Le demandeur a plutôt décidé de débattre la question en justice. Malgré certaines hésitations, j’ai conclu qu’il faut examiner la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur explique qu’il savait, d’après les lettres antérieurement échangées (voir le dossier du demandeur, page 19), que l’orge comme l’Arabian Blue ne serait pas admissible au programme des anciens grains. Il a donc considéré la lettre du 12 janvier 2006 comme une directive de la part de la CCB lui enjoignant de demander une licence d’exportation au moyen du programme de VDP. Étant donné qu’il juge ce programme invalide, il avait le droit de considérer la lettre du 12 janvier 2006 comme une [traduction« décision » de la CCB l’obligeant à demander une licence d’exportation au moyen de ce programme.

 

[11]           Cela dit, je me vois obligé de limiter mon examen aux questions que le demandeur peut à bon droit soulever, à savoir les questions qui sont pertinentes dans son cas particulier et pour cette décision particulière. Ces questions se limitent à la validité du programme de VDP en ce qui concerne la vente de grain produit dans la « région désignée » (les provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et d’Alberta et la région de Peace River de la Colombie-Britannique), soit la région dans laquelle la CCB est le seul négociant (à quelques exceptions près) en blé et en orge destinés à l’exportation. La seule question pertinente quant à l’exportation est celle de l’exportation prévue d’orge de la Saskatchewan aux États-Unis. Je n’ai donc pas à tenir compte des multiples attaques auxquelles le demandeur se livre à l’égard du système de commercialisation de la CCB dans son ensemble.

 

[12]           L’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, exige qu’un avis soit donné au procureur général du Canada et à ceux des provinces avant que la Cour puisse décider si une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet sur le plan constitutionnel. Or, aucun avis de ce genre n’a été donné aux procureurs généraux des provinces dans ce cas‑ci. Le demandeur affirme avec insistance qu’il ne conteste pas « la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel » d’une loi fédérale ou d’un règlement. Cependant, il déclare contester la politique de la CCB. Je suis prêt à reconnaître que, dans la mesure où il soutient qu’une telle politique n’est pas autorisée par la Loi ou par le Règlement, le demandeur ne soulève pas une question constitutionnelle. Cependant, lorsque le demandeur fait valoir qu’une telle politique est contraire à la Charte, il soutient à mon avis que la Loi ne peut pas être ainsi appliquée d’une façon conforme à la Constitution. Selon moi, il s’agit d’une question d’« effet, sur le plan constitutionnel » qui ne peut pas être examinée sans qu’un avis régulier ait été signifié en vertu de l’article 57. Voir Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Premier ministre), [1993] 1 C.F. 427, aux paragraphes 90 à 92. Même si le demandeur affirme avec insistance qu’il ne conteste pas la validité d’une loi sur le plan constitutionnel, les divers arguments qu'il avance renferment également maintes prétentions selon lesquelles diverses dispositions de la Loi ne relèvent pas du pouvoir conféré au Parlement en vertu du paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, en ce qui concerne la réglementation du trafic et du commerce. De telles conjectures, si elles sont de quelque façon pertinentes quant aux questions dont je suis saisi, ne peuvent pas être maintenues parce qu’aucun avis n’a été signifié en vertu de l’article 57.

 

Le programme des ventes directes par le producteur est‑il autorisé par la Loi?

[13]           Il s’agit ici de savoir si l’article 14 du Règlement autorise le programme de VDP ou de « rachat » et si l’alinéa 46d) de la Loi autorisait le gouverneur en conseil à prendre un tel règlement.

 

[14]           Si j’examine d’abord la seconde question, je ne puis absolument pas comprendre l’argument du demandeur selon lequel l’alinéa 46d) de la Loi n’autorise pas le gouverneur en conseil à adopter l’article 14. L’alinéa 46d) donne au gouverneur en conseil le pouvoir de « fixer les conditions applicables à cet octroi [de licences d’exportation] », y compris l’obligation de recouvrer une somme de l’exportateur. La nature de cette somme est décrite en des termes presque identiques dans le Règlement et dans la Loi, sauf pour quelques légères variantes auxquelles je n’accorde pas d’importance. La principale innovation effectuée par le gouverneur en conseil dans l’exercice de son pouvoir délégué a été d’ajouter la condition, à l’alinéa 14a) du Règlement, qui prévoit que la CCB doit, pour octroyer une licence d’exportation, être convaincue qu’une telle licence ne nuirait pas à son propre système de commercialisation. Il me semble que cela relève bien du pouvoir de fixer les conditions applicables à l’octroi de licences, que la Loi confère au gouverneur en conseil.

 

[15]           Quant à la première question, à savoir si l’alinéa 14a) du Règlement autorise le programme de rachat, j’ai essayé, en examinant à maintes reprises les observations que le demandeur a soumises oralement et par écrit, de comprendre l’argument voulant que l’alinéa 14a) ne prévoie pas le programme de rachat. En effet, le demandeur affirme que le libellé de cette disposition n’est pas approprié parce qu’il n’y est pas fait mention de « rachat » ou de l’achat et de la vente, par la CCB, de grain destiné à être commercialisé à l’étranger par le producteur.

 

[16]           Toutefois, l’alinéa d) autorise de fait la CCB à exiger que la personne qui demande une licence d’exportation lui verse « une somme ». Il me semble qu’il est loisible à la CCB de gérer le recouvrement de la somme au moyen, premièrement, d’un achat théorique du grain du producteur, de la même façon que la CCB achète tous les autres grains, et ensuite d’une revente théorique en faveur du producteur à un prix majoré d’un montant correspondant à la somme que l’alinéa b) l’autorise à recouvrer, et ce, sans que le grain en question change réellement de mains.

 

[17]           Le demandeur soutient que l’alinéa 14b) exige implicitement que le prix sur le marché d’exportation soit plus élevé que le prix intérieur. Il affirme (sans produire de preuve à ce sujet) qu’il n’existe actuellement aucune différence de ce genre et que cette disposition est par conséquent entachée de nullité. En fait, l’alinéa b) exige que la CCB recouvre une somme qui, à son avis, [traduction]« correspond à l’avantage pécuniaire que représente la licence, lequel avantage découle [du système d’octroi de licences régissant toutes les ventes de grain canadien à l’étranger] [...] et des différences existant à ce moment entre les prix intérieurs et extérieurs des grains ou des produits en question ». Ce libellé n’exige pas qu’une somme soit versée si la CCB conclut que la chose ne comporte aucun avantage pour le demandeur ou qu’il n’y a pas de différence entre les prix intérieurs et extérieurs. L’alinéa 14b) n’est donc pas entaché de nullité, mais son application pratique peut changer selon la conjoncture du marché.

 

[18]           Selon un autre argument que le demandeur a vigoureusement invoqué, aucun système de rachat ne peut être implicitement prévu à l’alinéa 14b) à l’égard des ventes pour exportation parce que l’article 14.1 du Règlement, précité, autorise la CCB à octroyer des licences pour le transport du grain d’une province à une autre, « ces licences étant octroyées à titre gratuit ». Le demandeur demande comment des frais peuvent être autorisés pour les ventes internationales, alors qu’aucuns frais ne peuvent être exigés pour les ventes interprovinciales. Cependant, il est évident que les deux dispositions s’appliquent à des régimes tout à fait différents et il n’existe aucun motif d’ordre juridique exigeant que ces régimes soient les mêmes. Il semble que l’article 14.1 soit autorisé par l’alinéa 46e) de la Loi, qui renferme des conditions différentes de celles énoncées à l’alinéa 46d), qui autorise l’article 14 du Règlement.

 

[19]           Il est vrai que l’article 14 n’exige pas expressément qu’il y ait un système de VDP ou de rachat : un tel système n’est pas expressément mentionné à cet article. Toutefois, je ne vois pas pourquoi il n’est pas loisible à la CCB de recouvrer de cette façon les sommes voulues et je ne vois dans la cause du demandeur rien de particulier qui permette de l'exempter de l’application de ce système. Comme l’avocat de la défenderesse l’a affirmé, si le demandeur a raison, cette disposition ne s’applique pas alors aux exportateurs éventuels. Si c’était le cas, il resterait à savoir s’il est possible d’exporter du grain, étant donné qu’en vertu de l’article 45 de la Loi, précité, toute exportation du Canada par une personne autre que la CCB est interdite sauf autorisation contraire des règlements.

 

[20]           Le demandeur a avancé diverses assertions qui, si elles sont pertinentes, semblent soulever des questions au sujet de la validité, sur le plan constitutionnel, de l’article 14 du Règlement. Il affirme à diverses reprises qu’il ne s’agit pas d’une véritable législation en matière de trafic et de commerce parce qu’elle interdit le trafic et le commerce plutôt que de le réglementer, qu’il s’agit d’une législation de nature fiscale, ou que cela empiète de quelque façon sur le pouvoir en matière d’« agriculture ». Ces arguments sont selon moi dénués de fondement, mais ils doivent de toute façon être exclus du fait qu’aucun avis de question constitutionnelle n’a été donné aux procureurs généraux des provinces.

 

L’alinéa 14d) du Règlement viole‑t‑il l’ALENA?

[21]           Le demandeur s’appuie sur l’article 309 de l’ALENA, qui prévoit notamment ce qui suit :

Article 309 : Restrictions à l’importation et à l’exportation

 

1.         Sauf disposition contraire du présent accord, aucune des Parties ne pourra adopter ou maintenir une interdiction ou une restriction à l’importation d’un produit d’une autre Partie ou à l’exportation ou à la vente pour exportation d’un produit destiné au territoire d’une autre Partie, sauf en conformité avec l’article XI de l’Accord général et ses notes interprétatives; à cette fin, l’article XI de l’Accord général et ses notes interprétatives, ou toute disposition équivalente d’un accord qui lui aura succédé et auquel toutes les Parties auront adhéré, sont incorporés dans le présent accord et en font partie intégrante.

 

2.         Les Parties reconnaissent qu’en vertu des droits et obligations découlant de l’Accord général et incorporés par l’effet du paragraphe I, il leur est interdit, dans les circonstances où toute autre forme de restriction est prohibée, d’imposer des prescriptions de prix à l’exportation et, sauf lorsqu’elles sont autorisées à le faire pour l’exécution d’ordonnances et d’engagements en matière de droits antidumping et compensateurs, des prescriptions de prix à l’importation.

 

3.         Dans le cas où une Partie adopte ou maintient à l’égard d’un pays tiers une interdiction ou une restriction à l’importation ou à l’exportation d’un produit, aucune disposition du présent accord ne pourra être interprétée comme empêchant la Partie :

 

            a)         de limiter ou d’interdire l’importation, depuis le territoire d’une autre Partie, d’un tel produit en provenance dudit pays tiers; ou

 

            b)         d’exiger, comme condition de l’exportation d’un tel produit de la Partie vers le territoire d’une autre Partie, que le produit ne soit pas réexporté, directement ou indirectement, vers le pays tiers sans avoir été consommé sur le territoire de l’autre Partie.

 

4.         Dans le cas où une Partie adopte ou maintient une interdiction ou une restriction à l’importation d’un produit provenant d’un pays tiers, les Parties procéderont, à la demande de l’une d’entre elles, à des consultations pour éviter toute ingérence ou toute distorsion indues touchant les arrangements relatifs à l’établissement des prix, à la commercialisation et à la distribution de l’autre Partie.

 

5.         Les paragraphes 1 à 4 ne s’appliqueront pas aux mesures figurant à l’annexe 301.3.

 

[22]           Le demandeur s’appuie sur le fait qu’« aucune des Parties ne pourra adopter ou maintenir une interdiction ou une restriction [...] à l’exportation ou à la vente pour exportation d’un produit destiné au territoire d’une autre Partie [...] ». Il se reporte ensuite à l’article 61.1 de la Loi, qui prévoit ce qui suit :

61.1 (1) La Commission est tenue, dans l’exercice de ses attributions, d’appliquer les dispositions de l’Accord qui la concernent.

 

61.1 (1) In exercising its powers and performing its duties, the Corporation shall give effect to the provisions of the Agreement that pertain to the Corporation.

 

 

Il conclut que la CCB doit donc exercer ses pouvoirs de façon à ne pas interdire ou restreindre la vente pour exportation de tout produit destiné aux États-Unis.

 

[23]           L’avocat de la défenderesse a répondu que, conformément au paragraphe 6(2) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, le droit de poursuite, relativement aux droits et obligations fondés sur l’accord, ne peut être exercé qu’avec le consentement du procureur général du Canada. Or, le demandeur n’a pas obtenu ce consentement. De toute façon, l’article 309 de l’ALENA sur lequel repose la cause du demandeur renferme, après les interdictions et restrictions à l'exportation vers des États membres, les mots « sauf en conformité avec l'article XI de l'Accord général [...] ». L’article XI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), à la première section, prévoit ce qui suit :

Aucune partie contractante n’instituera ou ne maintiendra à l’importation d’un produit originaire du territoire d’une autre partie contractante, à l’exportation ou à la vente pour l’exportation d’un produit destiné au territoire d’une autre partie contractante, de prohibitions ou de restrictions autres que des droits de douane, taxes ou autres impositions, que l’application en soit faite au moyen de contingents, de licences d’importation ou d’exportation ou de tout autre procédé.

 

 

Par conséquent, cette disposition préserve le droit d’instituer des « impositions ... au moyen [...] de licences d’importation ou d’exportation ou de tout autre procédé [...] ». Le paragraphe 2(1) de l’article XI est rédigé comme suit :

Les dispositions du paragraphe premier du présent article ne s’étendront pas aux cas suivants :

 

[...]

 

b) Prohibitions ou restrictions à l’importation ou à l’exportation, nécessaires pour l’application de normes ou réglementations concernant la classification, le contrôle de la qualité ou la commercialisation de produits destinés au commerce international;

 

 

[24]           L’article 1502 de l’ALENA préserve également le droit des parties de désigner des monopoles sur les produits ou services, dans la mesure où elles se fondent sur des « considérations commerciales ». Ces considérations comprennent probablement la recherche du meilleur prix pour la plupart des producteurs canadiens au moyen de l’exercice d’un monopole sur les ventes pour exportation.

 

[25]           Il est également intéressant de noter que l’article XVII du GATT prévoit, à l’alinéa 1a), que si les parties contractantes fondent une entreprise d'État possédant des privilèges exclusifs ou spéciaux, cette entreprise doit se conformer, dans ses achats ou ses ventes se traduisant par des importations ou des exportations, d’une façon non discriminatoire, comme le prescrit l’accord pour les mesures gouvernementales concernant les importations ou les exportations qui sont effectuées par des commerçants privés. Les entreprises commerciales d'État sont donc reconnues pour l’application du GATT. Au mois de mars 2003, les États-Unis ont déposé une plainte contre le Canada devant l’Organisation mondiale du commerce (l’OMC) en vertu du paragraphe 1 de l’article XVII du GATT, en partie à cause [traduction] « du droit exclusif de la CCB d’acheter et de vendre du blé de l’Ouest canadien pour l’exportation ou pour la consommation humaine intérieure [...] ». L'Organe d’appel de l’OMC a été saisi de l’affaire en 2004 et, le 30 août 2005, il a publié un rapport dans lequel il était déclaré que les États-Unis avaient omis d’établir que le  Canada avait agi d’une façon non conforme à l’obligation qui lui incombait en vertu du paragraphe 1 de l’article XVII du GATT. Voir Canada – Mesures concernant les exportations de blé et le traitement des grains importés, 30 août 2004, WT/DS 276/AB/R, au paragraphe 215.

 

[26]           Étant donné que l’article 309 de l’ALENA cité par le demandeur permet à un État membre d’imposer des restrictions à l’exportation en conformité avec l’article XI du GATT, il semble que la procédure relative aux licences d’exportation de la CCB ne viole pas l’ALENA. Il est donc inutile d'examiner plus à fond l'application de l'article 61.1 de la Loi.

 

La politique relative aux licences d’exportation de la CCB
contrevient-elle à l’article 6 de la Charte?

[27]           Pour les motifs que j’ai déjà énoncés, je ne traiterai pas des questions de validité, sur le plan constitutionnel, de la Loi ou du Règlement. Et pour les motifs que j’ai déjà énoncés, je ne me demanderai pas non plus si la politique de la CCB est incompatible avec la Charte étant donné qu’à mon avis, la chose mettrait en cause une question d’« effet, sur le plan constitutionnel » de la législation pertinente.

 

[28]           Toutefois, je ferai remarquer, à titre d’explication, que l’argument du demandeur semble être que les agriculteurs de la région désignée font l’objet de discrimination parce que, pour exporter du grain, ils doivent passer par le mécanisme de rachat afin d’obtenir une licence d’exportation. Toutefois, le demandeur affirme (et je ne dispose d’aucun élément de preuve à ce sujet) que les producteurs de grain d’autres provinces à l’extérieur de la région désignée peuvent facilement obtenir des licences d’exportation sans aucun rachat. Je ferai uniquement remarquer que la question de savoir si le traitement différent des producteurs de la région désignée par rapport à ceux de l’extérieur de cette région constitue une violation de l’article 6 de la Charte à cause de la différence de traitement fondée sur la province de résidence a été minutieusement examinée et rejetée. Voir, par exemple, Archibald c. La Reine, [2000] A.C.F. no 857 (C.A.F.) (s'inspirant fortement des remarques incidentes des juges Iacobucci et Bastarache dans l’arrêt Office canadien de la commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157).

 

[29]           J’aimerais enfin souligner, comme l’ont fait de nombreux autres tribunaux judiciaires saisis de contestations juridiques de la Loi et des politiques de la CCB, que c’est le caractère judicieux du régime de commercialisation des grains du Canada, sur les plans politique et économique, qui semble être en litige. Or, il n’appartient pas à la Cour de trancher ce genre d’affaire.

 

Dispositif

[30]           Je rejetterai donc la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

JUGEMENT

            LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

 

« B. L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                 T-105-06

 

INTITULÉ :                                                D. JOHN HUSBAND

 

                                                                     c.

 

                                                                     LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          REGINA (SASKATCHEWAN)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        LE 12 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                       LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                               LE 16 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. John Husband

 

POUR LE DEMANDEUR (AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Thor Hansell

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

(sans objet)

 

POUR LE DEMANDEUR

Aikins, MacAulay & Thorvaldson LLP

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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