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Dossier : 2020-1856(IT)I

ENTRE :

TERESA A. HILL,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 26 juin 2024, à Hamilton (Ontario)

Devant : l’honorable juge David E. Graham


Comparutions :

Représentant de l’appelante :

Wilfred Davey

Avocats de l’intimé :

Me Seth Eichhorst
MDevon Peavoy

 

JUGEMENT

Les appels interjetés par l’appelante à l’encontre des nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 2013 à 2016 sont rejetés.

Les appels interjetés par l’appelante à l’égard des années d’imposition 1993 à 2011 ainsi que des années d’imposition 2017 et 2018 sont annulés.

Signé à Ottawa Canada, ce 5e jour de juillet 2024.

« David E. Graham »

Le juge Graham

 


Référence : 2024 CCI 92

Date : 20240705

Dossier : 2020-1856(IT)I

ENTRE :

TERESA A. HILL,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.
[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Graham

[1] Teresa Hill est une Indienne visée par un traité de la Confédération iroquoise des Haudenosaunee de la bande des Six Nations de Grand River. Elle vit dans la réserve des Six Nations et travaille comme commis d’unité à l’hôpital général West Haldimand situé à Hagersville, en Ontario (l’« hôpital »).

[2] Mme Hill estime que le revenu qu’elle a gagné de 2013 à 2016 grâce à son travail à l’hôpital était exonéré d’impôt en vertu de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens.

[3] Mme Hill et son représentant, Wilfred Davey, ont tous deux témoigné. J’estime qu’ils étaient des témoins crédibles. Cela dit, les faits ne sont pas vraiment contestés.

A. Question en litige

[4] Mme Hill est une « Indienne » au sens donné à ce terme dans la Loi sur les Indiens. En vertu de l’alinéa 87(1)b), les biens meubles d’un Indien situé sur une réserve sont exonérés d’impôt. Le revenu d’emploi d’un Indien est un bien meuble (Nowegijick c. La Reine[1]). Par conséquent, le revenu d’emploi que tire Mme Hill de son travail à l’hôpital est exonéré d’impôt s’il était situé dans la réserve des Six Nations.

B. Critère de l’arrêt Williams

[5] Dans l’arrêt Williams c. La Reine[2], la Cour suprême du Canada a estimé que la question de savoir si un revenu est situé dans une réserve est déterminée en fonction de l’existence d’un nombre suffisant de facteurs de rattachement à la réserve. La Cour a établi un critère en deux étapes. D’abord, il faut relever les facteurs de rattachement susceptibles d’être pertinents. Ensuite, il faut analyser ces facteurs pour déterminer le poids qu’il convient de leur accorder.

C. Facteurs susceptibles d’être pertinents

[6] Dans l’affaire Succession Bastien c. Canada[3], la Cour suprême a souligné que, dans l’examen des facteurs de rattachement potentiels, il est essentiel de tenir compte du type de revenu en cause. La liste des facteurs de rattachement pertinents pour un type de revenu ne sera pas nécessairement la même que la liste des facteurs relatifs à un autre type de revenu[4].

[7] La Cour suprême a souligné à maintes reprises que le paragraphe 87(1) vise « à préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées ». Son objectif n’est pas de « conférer un avantage économique général aux Indiens »[5]. Je dois considérer son objectif au moment de décider des facteurs pertinents.

[8] Dans la décision Morriseau c. La Reine, le juge Sommerfeldt a énoncé les cinq facteurs de rattachement suivants qui, selon la jurisprudence, sont susceptibles d’être pertinents dans le contexte du revenu d’emploi[6] :

  • a)la résidence de l’employeur;

  • b)la résidence de l’employé;

  • c)le lieu de paiement;

  • d)le lieu de travail;

  • e)la nature des services ou les circonstances particulières.

[9] J’estime que ces facteurs de rattachement s’appliquent à l’emploi de Mme Hill. Passons à l’examen de ces facteurs.

Résidence de l’employeur

[10] Aucune preuve n’a été présentée concernant la résidence de l’hôpital. En particulier, rien ne semble indiquer que l’administration centrale et le contrôle de l’hôpital étaient effectués depuis la réserve des Six Nations. Ce facteur milite en faveur de l’imposition.

Résidence de l’employé

[11] Mme Hill vit dans la réserve des Six Nations, à environ 10 minutes de route de l’hôpital. Ce facteur milite en faveur de l’exemption fiscale.

Lieu du paiement

[12] Mme Hill est payée par dépôt direct dans son compte bancaire sur la réserve. Ce facteur milite en faveur de l’exemption fiscale.

Lieu de travail

[13] Mme Hill effectue la grande majorité de son travail à l’hôpital. Je ne considère pas que le travail d’établissement des horaires qu’elle ramène à l’occasion à la maison soit important.

[14] Le fait que le lieu de travail de Mme Hill se trouve en dehors de la réserve milite en faveur de l’imposition.

[15] Bien que l’hôpital soit situé à moins d’un kilomètre des limites de la réserve des Six Nations, il ne se trouve pas dans la réserve. L’hôpital est situé sur un terrain privé (le « terrain de l’hôpital »). M. Davey a déclaré que son examen du résumé des titres de biens-fonds de l’hôpital montrait que le propriétaire inscrit avait fait don du terrain à l’hôpital en 1961.

[16] Mme Hill estime que le terrain de l’hôpital appartient aux Six Nations, puisqu’il leur a été accordé en 1784 aux termes de la Proclamation de Haldimand en reconnaissance des services rendus à la Couronne pendant la Révolution américaine. Elle soutient que la Proclamation de Haldimand accordait aux Six Nations toutes les terres situées dans un rayon de dix kilomètres de la rivière Grand; une vaste étendue de terres qui, selon la description de M. Davey, compte environ 9 000 000 d’acres, dont la réserve des Six Nations ne représente que 5 %.

[17] M. Davey a déclaré que le terrain de l’hôpital se trouve à moins de dix kilomètres de la rivière Grand. Il a présenté une carte Google Earth pour illustrer la distance[7]. Bien que j’aie accepté la carte comme élément de preuve, après un examen plus approfondi, je ne suis pas certain si le terrain de l’hôpital se trouve à moins de dix kilomètres de la rivière Grand. J’ai cependant acquis la certitude qu’il est impossible de m’appuyer sur la carte pour parvenir à une conclusion. La carte indique que la distance entre le terrain de l’hôpital et la rivière Grand est de « 13 516,70 mètres 2,55 miles ». Cette combinaison de mesures impériales et métriques n’a aucun sens. On ne mesure pas une distance en combinant des mesures impériales et métriques. Ce n’est pas que la carte fournit les mesures dans les deux systèmes, car une distance de 13 516,70 mètres correspond à environ 8,4 miles. Bien qu’elle soit difficile à lire, la carte semble dotée d’une échelle dans le coin inférieur droit, ce qui laisse croire que la mesure de 13,5 km est vraisemblablement exacte. Pour les motifs exposés ci-dessus, je ne suis pas convaincu que le terrain de l’hôpital fasse partie des terres visées par la Proclamation de Haldimand. Cela dit, on ne m’a pas demandé de trancher cette question.

[18] Mme Hill affirme que le terrain de l’hôpital a été indûment confisqué aux Six Nations par la Couronne au milieu des années 1800. Mme Hill ne me demande pas d’établir si le terrain de l’hôpital appartient de droit aux Six Nations. Elle reconnaît qu’un appel conformément à la procédure informelle de la Cour canadienne de l’impôt n’est pas le forum approprié pour résoudre cette question.

[19] Mme Hill ne fait pas non plus valoir que le terrain de l’hôpital appartient de droit aux Six Nations. Au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, le terme « réserve » s’entend d’une parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande. Comme Sa Majesté n’a pas la propriété du terrain de l’hôpital (même si la thèse de Mme Hill est qu’il devrait l’être), il ne s’agit pas d’une réserve.

[20] En gros, Mme Hill demande à ce que je reconnaisse qu’elle exerce son travail sur ce que j’appellerai les « terres en litige ». Pour les besoins du présent appel, je suis prêt à accepter que l’hôpital se trouve sur une terre en litige. Toutefois, comme je l’explique plus en détail ci-dessous, j’estime que l’emplacement de l’hôpital sur une terre en litige ne l’emporte pas, en soi, sur le fait qu’il n’est pas situé dans la réserve des Six Nations, ainsi le facteur lié au lieu de travail milite en faveur de l’imposition.

Nature des services ou circonstances particulières.

[21] Mme Hill n’a rien signalé concernant la nature des services qu’elle fournit ou les activités de l’hôpital qui permettrait de rattacher ses services à la réserve.

[22] À titre de commis d’unité, Mme Hill traite les ordonnances médicales, répond au téléphone et aux sonneries d’appel, fait la planification des horaires, commande les fournitures, prend la relève au standard téléphonique et déplace les lits au besoin.

[23] Aucun élément de preuve ne donnait à penser que la majeure partie des patients de l’hôpital provenaient de la réserve. Dans son témoignage, Mme Hill a déclaré qu’à peu près trois employés de l’hôpital sur 100 vivaient sur la réserve des Six Nations.

[24] L’hôpital est un petit établissement qui dessert la communauté environnante, dont les personnes qui habitent dans la réserve. Mme Hill pense que l’hôpital a entrepris ses activités en 1953. Il n’y a plus d’hôpital dans la réserve depuis 1968.

[25] L’hôpital est l’un des cinq hôpitaux de la région. Je crois comprendre que les gens qui habitent la réserve des Six Nations se rendent généralement à l’hôpital le plus près de leur domicile. Mme Hill a expliqué que l’un de ces autres hôpitaux est situé à l’autre extrémité de la réserve, tandis que les trois autres se trouvent à environ 40 à 45 minutes de route de la réserve.

[26] L’hôpital compte 23 lits pour les patients ainsi qu’un service d’urgence ayant de 9 à 10 lits. Un établissement de soins de longue durée situé au deuxième étage de l’hôpital fonctionne de manière indépendante. En général, les patients gravement atteints sont transférés dans un grand hôpital de la région. Mme Hill a expliqué que la plupart de ces patients sont envoyés à Hamilton.

[27] Aucun élément de preuve ne permet de penser que l’hôpital reçoit un financement fédéral particulier ou, si tel est le cas, que ce financement est versé en raison de sa proximité avec la réserve ou des services qu’il fournit aux habitants de la réserve.

[28] Mme Hill a déclaré que l’hôpital avait commencé l’année dernière à organiser des cérémonies animées par des membres des Six Nations, auxquelles le personnel, les bénévoles, les patients et autres sont invités à participer. Comme ces cérémonies surviennent bien après les années en cause, je n’ai pas à en tenir compte. Cela dit, comme Mme Hill continue de travailler pour l’hôpital, je dois dire que, même si ces cérémonies avaient eu lieu pendant les années en cause, ma décision globale dans le cadre de l’appel serait restée inchangée. Les cérémonies ne modifient ni la nature du travail de Mme Hill ni celle de l’hôpital lui-même.

Relation entre le revenu et la vie sur la réserve

[29] Dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême a déterminé que la relation entre le revenu et la vie sur la réserve peut, dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le rattachement, mais qu’il ne s’agit pas d’un facteur en soi.

[30] Aucun élément de preuve n’indiquait l’existence d’une quelconque relation entre l’emploi de Mme Hill à l’hôpital et sa vie sur la réserve. Dans les circonstances de l’espèce, j’estime qu’il s’agit d’un élément neutre, plutôt qu’un élément qui tend à affaiblir les autres facteurs de rattachement.

D. Pondération des facteurs

[31] Au moment de soupeser les facteurs de rattachement, j’accorde un poids modéré à la résidence de Mme Hill et à celle de son employeur et un poids important au lieu et à la nature de son travail. J’accorde peu de poids au lieu de paiement. Compte tenu de cette pondération, je conclus que le revenu d’emploi de Mme Hill était assujetti à l’impôt.

[32] Selon Mme Hill, je devrais accorder un poids considérable à l’emplacement de l’hôpital sur une terre en litige. Un tel fait aurait pu s’avérer pertinent si la nature du travail de Mme Hill avait été étroitement liée à la réserve, mais, dans les circonstances, j’y attache peu d’importance. Accorder un poids quelconque à ce fait reviendrait à redessiner les limites de la réserve des Six Nations aux fins du paragraphe 87(1), de sorte que tout emploi exercé dans un rayon de dix kilomètres de la rivière Grand serait situé sur la réserve des Six Nations.

[33] Selon Mme Hill, je devrais me conformer aux conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Folster c. La Reine[8]. Dans Folster, la Cour a été saisie du cas d’un employé qui habitait dans une réserve et travaillait dans un hôpital situé à l’extérieur de la réserve. La Cour a jugé que le revenu de l’employé était exempté d’impôt.

[34] J’estime que l’arrêt Folster est utile, mais pas dans le sens où l’entend Mme Hill. Les faits dans Folster sont fort différents de ceux de Mme Hill en l’espèce et ils illustrent l’importance de la nature du travail de l’employé. Plus particulièrement, il y avait une preuve importante indiquant que le travail de Mme Folster était étroitement lié à la réserve. L’hôpital dans l’affaire Folster était situé sur la réserve avant qu’il soit détruit dans un incendie et reconstruit à côté de la réserve. Le gouvernement était en voie de désigner ce terrain comme faisant partie de la réserve et considérait précédemment que le revenu gagné à cet hôpital était exempté. L’hôpital desservait principalement la collectivité dans la réserve. Environ 80 % des patients de l’hôpital étaient des Indiens. Mme Folster travaillait pour le gouvernement fédéral et la Cour a conclu que les paiements étaient [traduction] « avancés dans le cadre de la responsabilité de la Couronne touchant les soins de santé des Indiens, en particulier la santé des Indiens de la réserve indienne de Norway House »[9].

[35] Mme Hill s’appuie également sur l’arrêt Robertson c. Canada[10] de la Cour d’appel fédérale pour affirmer que le revenu gagné hors réserve peut néanmoins être exempté. J’estime que l’arrêt Robertson n’est pas utile. Dans l’affaire Robertson, les contribuables gagnaient un revenu d’entreprise, non pas un revenu d’emploi et, par conséquent, les facteurs de rattachement pertinents étaient très différents de ceux qui s’appliquent pour le revenu d’emploi.

E. Conclusion

[36] Pour tous les motifs exposés, l’appel est rejeté.

F. Arguments supplémentaires

[37] L’avis d’appel de Mme Hill a soulevé bon nombre d’autres questions (notamment l’application de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982). Mme Hill a abandonné tout argument au début du procès, à l’exception de l’application du paragraphe 87(1).

G. Années supplémentaires

[38] L’avis d’appel de Mme Hill portait également sur un certain nombre d’autres années d’imposition. L’intimé avait l’intention de faire valoir que les appels de Mme Hill portant sur les années d’imposition 1993 à 2011 et les années d’imposition 2017 et 2018 devaient être annulés, puisque les conditions préalables nécessaires pour interjeter appel n’étaient pas remplies. Au début du procès, Mme Hill a admis que son appel ne concernait que les années d’imposition 2013 à 2016. Je ne suis pas certain si elle avait initialement eu l’intention de faire appel ou non de ces autres années. Il est entendu que j’annulerai les appels portant sur les années d’imposition 1993 à 2011 et les années d’imposition 2017 et 2018 de Mme Hill.

Signé à Ottawa, Canada, ce 5e jour de juillet 2024.

« David E.Graham »

Le juge Graham

 


RÉFÉRENCE :

2024 CCI 92

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2020-1856(IT)I

INTITULÉ :

TERESA A. HILL c. SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Hamilton (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juin 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge David E. Graham

DATE DU JUGEMENT :

Le 5 juillet 2024

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelante :

Wilfred Davey

Avocats de l’intimé :

Me Seth Eichhorst
MDevon Peavoy

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

s. o.

 

Cabinet :

VIERGE

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
Ottawa, Canada

 



[1] [1983] 1 RCS 29.

[2] [1992] 1 RCS 877.

[3] 2011 CSC 38, par. 38.

4 Bastien, par. 38.

 

[5] Williams, p. 885. Cité avec approbation dans Bastien, par. 23.

[6] 2020 CCI 5, par. 27.

[7] Pièce A-1, page 2.

[8] 1997 CarswellNat 623.

[9] Folster, par. 26.

[10] 2012 CAF 94.

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