Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19980318

Dossier: 96-1753-IT-G

ENTRE :

944787 ONTARIO INC.,

s/n VICTORIA TAVERN,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Brulé, C.C.I.

[1] Il s’agit d’un appel d'une cotisation d'impôt établie par le ministre du Revenu national (le « ministre » ) en vertu de la disposition anti-évitement qui figure à l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ). Le montant en cause est de 84 571,48 $, et l'année est 1993.

Faits

[2] Les faits se sont révélés plutôt compliqués en raison du bien en cause, y compris les hypothèques le grevant, en raison des personnes en cause et en raison de la valeur dudit bien qui a été transféré. Le bien comprend l'entreprise qui est connue sous le nom de Victoria Tavern et qui occupe le terrain et l'immeuble se trouvant au 400, chemin Chilver à Windsor (Ontario). Le 14 janvier 1993 ou vers cette date, Rick Morrison (qui était copropriétaire du bien avec l'appelante) a transféré le bien à l'appelante. Au moment du transfert, M. Morrison estimait que le bien avait une valeur de 200 000 $, tandis que le ministre disait, dans les hypothèses formulées dans la réponse à l'avis d'appel, que la juste valeur marchande était de 295 000 $. Aucune des deux parties n'a produit en preuve d'expertise établissant la juste valeur marchande du bien à la date du transfert.

Point en litige

[3] Si l'appelante ne présente pas des preuves suffisantes pour démolir l'hypothèse de fait du ministre quant à la juste valeur marchande du bien, cette hypothèse doit-elle nécessairement être retenue ou peut-elle être contestée par d'autres moyens?

Analyse

[4] Dans l'affaire M.N.R. v. Pillsbury Holdings Limited, 64 DTC 5184, à la page 5188 (C. de l'É.), le juge Cattanach a cité un extrait tiré de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Johnston v. Minister of National Revenue, [1948] R.C.S. 486, 3 DTC 1182, où le juge Rand, qui a prononcé le jugement au nom de la majorité, a dit à la page 489 :

[TRADUCTION]

[...] Tout fait de ce genre constaté ou présumé par le répartiteur ou le ministre doit alors être admis tel qu’il a été pris par ces personnes, à moins que l'appelant ne conteste [...]

[5] Le juge Cattanach a fait ensuite remarquer qu'un contribuable peut répondre aux hypothèses de fait avancées par le ministre :

a) soit en contestant l'allégation du ministre selon laquelle il a bel et bien supposé ces faits,

b) soit en s'acquittant de la charge consistant à démontrer qu'une ou plusieurs des hypothèses étaient erronées,

c) soit en faisant valoir que, même si elles étaient justifiées, les hypothèses n'étayent pas en elles-mêmes la cotisation.

[6] Ces trois possibilités doivent être considérées comme les seules qui s'offrent à un contribuable pour faire écarter des hypothèses de fait avancées par le ministre. En l'espèce, l'appelante ne s'est pas prévalue des options a) et c). Donc, l'hypothèse du ministre doit être retenue si l'appelante ne présente pas des preuves suffisantes pour démontrer que l'hypothèse du ministre est erronée.

[7] L'appelante a-t-elle présenté des preuves suffisantes pour démontrer que l'hypothèse de fait du ministre est erronée? Dans l'arrêt Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336, 97 DTC 5363 (C.S.C.), le juge L'Heureux-Dubé a récemment énoncé les règles de droit concernant le fardeau de la preuve en matière fiscale. Ces règles peuvent être résumées comme suit :

• la partie appelante s'acquitte de la charge initiale qui lui incombe de démolir précisément les hypothèses du ministre lorsqu'elle présente au moins une preuve prima facie;

• lorsque la partie appelante a démoli les hypothèses du ministre, le fardeau de la preuve passe au ministre, qui doit réfuter la preuve prima facie présentée par la partie appelante et prouver le bien-fondé de ses hypothèses;

• lorsque le fardeau est passé au ministre, que ce dernier n'a présenté absolument aucune preuve et que personne n’a soulevé le moindre doute quant à la crédibilité, le contribuable est en droit d'avoir gain de cause.

[8] Dans l'affaire Sekhon v. Canada, [1997] T.C.J. No. 1145 (Q.L.) (C.C.I.), entendue sous le régime de la procédure informelle de notre cour régissant les appels en matière d'assurance-chômage, le juge Rowe a formulé les observations suivantes au sujet de la signification des termes prima facie dans le contexte du fardeau de la preuve :

Ainsi que l'ont indiqué les auteurs Sopinka, Lederman, Bryant dans The Law of Evidence in Canada (Toronto: Butterworths, 1992) aux pages 70 à 73, l’expression prima facie a deux sens. Premièrement, on a déterminé qu'établir une preuve prima facie signifiait qu'en l'absence d'une preuve contraire de la partie opposée, la preuve produite était jugée vraie. On a appelé cela une conclusion de fait obligatoire. Deuxièmement, on a jugé qu'établir une preuve prima facie signifiait qu'en l'absence d'une preuve contraire de la partie opposée, la preuve produite pouvait, et non pas devait, être jugée vraie; on appelle cette opinion l'inférence factuelle admissible. Je préfère ce dernier sens car le juge des faits devrait toujours avoir le droit d'affirmer, et de fait, doit, à l'occasion, dans l'exercice de ses fonctions, affirmer que les deux versions ne sont que foutaises. Ainsi que Jean-Paul Sartre l'a un jour fait remarquer, l'absence de choix est parfois un choix.

[9] En l'espèce, l'hypothèse de fait du ministre concerne la juste valeur marchande de l'immeuble, du terrain et de l'entreprise. Selon la preuve présentée par l'appelante, la juste valeur marchande du « bien en immobilisation » était de 210 000 $ au moment du transfert. L'appelante se fonde sur le montant de la contrepartie donnée en échange du bien selon l’acte translatif de propriété. Il faut donc conclure, à mon avis, que par « bien en immobilisation » l'appelante a voulu dire le bien transféré en vertu de l’acte translatif de propriété. Il semblerait qu'il s'agisse en l’occurrence du terrain, ainsi que de l'immeuble appelé Victoria Tavern.

[10] La preuve de l'appelante ne traite pas de la question de savoir quelle était la juste valeur marchande de l'entreprise au moment du transfert. L’acte translatif de propriété ne constitue une preuve que de la valeur de la contrepartie donnée pour le terrain et l'immeuble. De plus, en ce qui concerne le terrain et l'immeuble, l’acte translatif de propriété constitue une preuve de leur valeur d’après la contrepartie donnée. Il ne semble pas constituer une preuve de leur juste valeur marchande.

[11] Donc, l'appelante peut très bien avoir présenté une preuve prima facie quant à la valeur du terrain et de l'immeuble au moment du transfert, mais cela ne suffit pas à mon avis pour démolir précisément l'hypothèse du ministre. Pour démolir l'hypothèse du ministre quant à la juste valeur marchande du terrain, de l'immeuble et de l'entreprise au moment du transfert, il fallait que l'appelante présente des éléments de preuve à cet égard, ce qu'elle n'a pas fait. Dans l'affaire Kamin v. M.N.R., 93 DTC 62, à la page 64 (C.C.I.), la Cour a dit :

Le ministre n'a pas carte blanche pour établir les présomptions qui lui conviennent. À l'interrogatoire principal, on s'attend qu'il puisse produire des preuves plus concrètes que de simples présomptions pour réfuter les arguments de l'appelant.

[12] La preuve de l'appelante ne fait naître tout simplement aucun doute quant à l'hypothèse de fait précise du ministre. L'hypothèse du ministre relative à la juste valeur marchande du bien au moment du transfert doit être retenue.

[13] La seule autre question était de savoir si M. Morrison avait un lien de dépendance avec la copropriétaire du bien, Elaine Brousseau, qui avait constitué 944787 Ontario Inc., soit l'appelante. Il n'y a guère de doute que M. Morrison avait un lien de dépendance avec elle, et aucun élément de preuve indiquant le contraire n'a été présenté. Point n’est besoin d’en dire davantage à ce sujet.

[14] Ainsi, l'hypothèse du ministre selon laquelle le bien valait 295 000 $ est acceptée, et l'appel est rejeté.

[15] L'avocate de l'intimée est en droit de présenter ses observations écrites concernant les frais, qui, par les présentes, sont adjugés à l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de mars 1998.

« J. A. Brulé »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 25e jour de septembre 1998.

Erich Klein, réviseur

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