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Date: 19980806

Dossier: 97-120-IT-G

ENTRE :

ELIZABETH E. BATES,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] L'appelante et Paul Bates se sont mariés en 1982. Ils ont eu deux enfants : Sarah, en 1984, et Elizabeth, en 1989. L'appelante (l' « épouse » ) et Paul Bates (l' « époux » ) se sont séparés en 1990. En vertu d'une ordonnance de la Cour de l'Ontario (Division générale) en date du 10 juin 1992, l'époux a dû verser à l'épouse, pour les enfants à charge, des aliments provisoires de 1 900 $ par mois par enfant (soit en tout 3 800 $ par mois). Le montant de 3 800 $ a été payé chaque mois jusqu'à la fin de septembre 1993, quand une nouvelle ordonnance du même tribunal a modifié le montant du paiement mensuel. Dans la présente espèce, il s'agit de savoir si l'épouse est tenue d'inclure dans le calcul de son revenu pour 1993 le montant total de 34 200 $ représentant neuf paiements mensuels égaux (janvier à septembre) de 3 800 $.

[2] Cet appel a été débattu à partir d'un exposé conjoint des faits ( « ECF » ), déposé en preuve sous la cote A-1. Il n'y a pas eu de déposition orale. Les quatre documents suivants sont compris dans la pièce A-1 :

Onglet A — Ordonnance du protonotaire principal Sedgwick de la Cour de l'Ontario (Division générale) en date du 10 juin 1992.

Onglet B — Motifs de la décision rendue par la juge E. MacDonald de la Cour de l'Ontario (Division générale) dans l'affaire Empke v. Empke,en date du 17 novembre 1992.

Onglet C — Jugement rendu par le juge O'Connell de la Cour de l'Ontario (Division générale) dans l'affaire Paul Joseph Bates v. Elizabeth Eileen Bates (l'époux et l'épouse dans la présente espèce), en date du 7 septembre 1993.

Remarque : Ce jugement a été rendu sur la base des actes de procédure, du procès-verbal de la transaction et des arguments des avocats.

Onglet D — Procès-verbal de la transaction de l'époux et de l'épouse en date du 7 septembre 1993.

[3] Il n'est pas nécessaire de reproduire intégralement l'ECF, mais il est peut-être nécessaire de citer des extraits des documents figurant aux onglets A, B, C et D. Le premier paragraphe du dispositif de l'ordonnance du protonotaire principal en date du 10 juin 1992 dit ce qui suit :

[TRADUCTION]

1. LA COUR ORDONNE que le demandeur, Paul Joseph Bates, paie à la défenderesse, Elizabeth Eileen Bates, à titre d'aliments provisoires pour les enfants à charge la somme de 1 900 $ par mois par enfant (soit au total 3 800 $ par mois).

La mention du protonotaire principal Sedgwick en date du 10 juin 1992 jointe à son ordonnance se lit intégralement comme suit :

[TRADUCTION]

L'épouse est l'auteur de cette requête; le redressement demandé aux fins de l'audience d'aujourd'hui c'est l'octroi d'aliments provisoires pour deux enfants à charge, Sarah et Elizabeth Bates, nées respectivement le 7 juillet 1984 et le 18 mars 1989, qui habitent avec l'épouse. Les parties se sont mariées en 1982; elles se sont séparées en décembre 1990. Les deux parties sont des avocats qui exercent. Au cours de l'exercice se terminant le 1er mars 1992, l'époux a gagné 273 000 $; pour l'exercice se terminant le 1er mars 1993, il s'attend à gagner 213 000 $, mais je ne suis pas certain de la manière dont il arrive à ce montant. L'épouse gagne 100 000 $ par année et reçoit de son cabinet d'avocats une allocation de dépenses de 5 000 $ par année. J'ai examiné le projet de budget pour les enfants établi par l'épouse; certaines dépenses comme les frais de logement semblent un peu élevées, et l'une des dépenses, soit les frais d'assurance-vie, est erronée. Toutefois, il est indubitable que les enfants ont besoin d'aliments provisoires, et il est clair que l'époux est en mesure, tout comme l'épouse, en fait, de verser des aliments. À mon avis, il serait raisonnable que l'époux paie 1 900 $ par mois par enfant, soit en tout 3 800 $, et c'est ce que j'ordonne. Comme il semblerait que l'épouse n'ait pas d'impôt à payer jusqu'en avril 1993 et qu'il pourrait bien y avoir procès avant cela, je ne tiens pas compte de l'impôt sur le revenu dans l'ordonnance.

[4] Se fondant sur la dernière phrase de cette mention du protonotaire principal, l'avocat occupant pour l'épouse relativement au divorce, Me Greg Cooper, a avisé l'épouse qu'elle recevait les paiements de 3 800 $ par mois à titre de pension alimentaire pour les enfants nets d'impôt, qu'elle n'avait pas à inclure ces paiements dans son revenu et que son époux ne devait pas déduire ces paiements dans le calcul de son propre revenu (paragraphe 5 — ECF). En novembre 1992 ou vers cette époque, l'épouse a reçu d'un ami avocat une copie de la décision rendue dans l'affaire Empke v. Empke (onglet B), dans laquelle la juge MacDonald avait examiné une ordonnance de protonotaire tenant un langage semblable à celui de l'ordonnance du protonotaire principal Sedgwick. L'épouse croyait que le jugement Empke confirmait l'exactitude de l'avis donné par Me Cooper selon lequel elle recevait les paiements de pension alimentaire pour les enfants nets d'impôt (paragraphe 6 — ECF). Du 1er janvier au 30 septembre 1993, l'épouse a reçu la somme de 34 200 $ au titre des aliments pour les enfants en vertu de l'ordonnance de 1992. Se fondant sur l'avis qu'elle avait reçu de son avocat et sur sa propre interprétation de la décision Empke, elle n'a pas inclus cette somme dans son revenu pour 1993 (paragraphe 7 — ECF).

[5] Le jugement du juge O’Connell en date du 7 septembre 1993 (onglet C) a porté les paiements mensuels au titre de la pension alimentaire pour les enfants à 2 650 $ par mois par enfant, soit 5 300 $ par mois au total (paragraphe 8 — ECF). Le paragraphe 6 du jugement se lit comme suit :

[TRADUCTION]

6. LA COUR ORDONNE, en vertu de la Loi sur le divorce, L.R.C. (2e supp.) ch. 3, que le demandeur paie à la défenderesse 2 650 $ par enfant par mois à partir du 1er octobre 1993, et ce, tant et aussi longtemps que chaque enfant sera un enfant à charge au sens de la Loi sur le divorce et qu'il vivra avec la défenderesse. Ces paiements seront ajustés annuellement selon le moindre des pourcentages suivants : le pourcentage de l'augmentation de l'indice des prix à la consommation (sans aucune désaisonnalisation) pour la ville de Toronto et le pourcentage de l'augmentation du revenu du demandeur de toutes sources pour la même période. Cet ajustement commencera à la première date anniversaire du paiement. Les paiements pourront être modifiés en cas de changement important des circonstances de l'une ou l'autre partie, des enfants ou de l'un ou l'autre d'entre eux.

[6] Le 7 septembre 1993 ou vers cette date, l'épouse a été avisée par son avocat en matière de divorce, Me Greg Cooper, que ce montant accru lui était accordé parce que, notamment, il était calculé en chiffres bruts, de sorte que l'appelante était tenue d'inclure dans son revenu toutes sommes reçues en vertu du jugement de 1993 (paragraphe 9 — ECF). Du 1er octobre au 31 décembre 1993, l'épouse a reçu la somme de 15 900 $ au titre de la pension alimentaire pour les enfants en vertu du jugement de 1993; elle a inclus cette somme dans le calcul de son revenu pour 1993 (paragraphe 10 — ECF).

[7] Selon les actes de procédure déposés en l'espèce, le ministre du Revenu national (le « MRN » ) s'appuie sur les alinéas 56(1)b) et 56(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'alinéa 56(1)b) dit :

56(1) Sans restreindre la portée générale de l'article 3, sont à inclure dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition,

[...]

b) toute somme reçue dans l'année par le contribuable, en vertu d'un arrêt, d'une ordonnance ou d'un jugement rendus par un tribunal compétent ou en vertu d'un accord écrit, à titre de pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins du bénéficiaire, des enfants issus du mariage ou à la fois du bénéficiaire et des enfants issus du mariage, si le bénéficiaire vivait séparé en vertu d'un divorce, d'une séparation judiciaire ou d'un accord écrit de séparation du conjoint ou de l'ex-conjoint tenu de faire le paiement, à la date où le paiement a été reçu et durant le reste de l'année.

Au paragraphe 13 de l'ECF, l'épouse reconnaît ce qui suit :

[TRADUCTION]

a) les paiements de pension alimentaire pour les enfants ont été reçus en vertu d'une ordonnance provisoire d'un tribunal compétent pour ordonner de tels paiements;

b) les paiements de pension alimentaire pour les enfants ont été reçus à titre d'allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins des enfants issus du mariage;

c) tout au long de l'année d'imposition 1993, l'épouse vivait séparée de l'époux tenu de faire les paiements, à la date où les paiements ont été faits;

d) tout au long de l'année d'imposition 1993, l'épouse était, en vertu d'un divorce, d'une séparation judiciaire ou d'un accord écrit de séparation, séparée de l'époux tenu de faire les paiements, à la date où les paiements ont été faits.

À mon avis, au paragraphe 13 de l'ECF, l'épouse reconnaît qu'elle satisfait à très peu de choses près aux conditions énoncées à l'alinéa 56(1)b). Le paragraphe 13 de l'ECF est assorti d'une note de bas de page qui dit :

[TRADUCTION]

Il sera soutenu que, si le protonotaire Sedgwick n'était pas compétent pour ordonner que les paiements de pension alimentaire soient reçus nets d'impôt, son ordonnance de 1992 n'était pas une ordonnance valide d'un tribunal « compétent » .

Cette note de bas de page est explicitée au paragraphe 4 du mémoire de l'appelante :

[TRADUCTION]

4. L'appelante soutient qu'elle n'est pas tenue d'inclure les paiements de pension alimentaire pour les enfants dans son revenu pour l'une ou l'autre des raisons suivantes :

i) le protonotaire avait compétence pour ordonner que les paiements de pension alimentaire pour les enfants soient reçus nets d'impôt, donc qu'ils ne soient pas inclus dans le revenu de l'appelante;

(ii) si le protonotaire a outrepassé sa compétence, l'appelante n'a pas reçu les paiements de pension alimentaire pour les enfants en vertu d'une ordonnance valide d'un « tribunal compétent » , conformément à l'alinéa 56(1)b) ou à l'alinéa 56(1)c) de la Loi.

[8] Au paragraphe 7 du mémoire de l'appelante est formulée la question de savoir si l'épouse était tenue d'inclure les paiements de pension alimentaire pour les enfants dans le calcul de son revenu pour 1993 en vertu de l'alinéa 56(1)b) ou de l'alinéa 56(1)c). Plus précisément, cette question est formulée comme suit :

[TRADUCTION]

7. [...]

i) Le protonotaire Sedgwick a-t-il effectivement ordonné que les paiements de pension alimentaire pour les enfants seraient reçus par l'appelante « nets d'impôt » ?

ii) Si la réponse à la question i) est affirmative :

a) Revenu Canada est-il lié par l'ordonnance du protonotaire Sedgwick?

b) Si non, l'ordonnance du protonotaire Sedgwick est-elle une ordonnance valide d'un tribunal compétent?

Je répondrai aux questions soulevées au paragraphe 7 du mémoire de l'appelante :

[9] Tout d'abord, le protonotaire principal a-t-il effectivement ordonné que les paiements de pension alimentaire pour les enfants seraient reçus par l'appelante nets d'impôt? Les seuls propos pertinents du protonotaire principal sont la dernière phrase de la mention reproduite à l'onglet A de l'ECF :

[TRADUCTION]

[...] Comme il semblerait que l'épouse n'ait pas d'impôt à payer jusqu'en avril 1993 et qu'il pourrait bien y avoir procès avant cela, je ne tiens pas compte de l'impôt sur le revenu dans l'ordonnance.

Je ne comprends pas très bien ce que le protonotaire principal entend par là. S'il voulait que les paiements de pension alimentaire pour les enfants ne soient pas imposés entre les mains de l'épouse et qu'ils ne soient pas déduits dans le calcul du revenu de l'époux, pourquoi ne l'a-t-il pas dit? Si cette disposition était importante dans son esprit, pourquoi ne l'a-t-il pas intégrée au dispositif de son ordonnance plutôt que d'en faire la dernière phrase de la mention qu'il a apposée à l'ordonnance? S'il voulait que l'épouse bénéficie de paiements de pension alimentaire pour les enfants qui soient exonérés d'impôt, pourquoi n'a-t-il pu être plus explicite? Était-il ambivalent face à l'idée de tenir « compte de l'impôt sur le revenu » parce qu'il avait préalablement dit dans la mention : « [...] il est clair que l'époux est en mesure, tout comme l'épouse, en fait, de verser des aliments » ?

[10] L'avocat de l'appelante voudrait que je conclue que le protonotaire principal accordait 1 900 $ par mois par enfant en tenant compte du fait que ce montant ne serait pas imposé entre les mains de l'épouse. À l'appui d'une telle conclusion, il m'a renvoyé au jugement du juge O'Connell (ECF — onglet C), aux termes duquel les paiements de pension alimentaire pour les enfants sont portés à 2 650 $ par mois par enfant. L'appelante considérait les 3 800 $ par mois comme n'étant pas imposables, mais elle a volontairement inclus les trois paiements de 5 300 $ par mois (15 900 $ au total) dans son revenu pour 1993. Je suis convaincu que l'appelante a toujours agi de bonne foi. La question est vraiment une question de droit.

[11] L'avocat de l'appelante s'appuie en grande partie sur la décision rendue par la juge MacDonald dans l'affaire Empke v. Empke (ECF — onglet B), dans laquelle figure le passage suivant :

[TRADUCTION]

En l'espèce, il est interjeté appel d'une ordonnance du protonotaire Donkin en date du 27 avril 1992 enjoignant à l'époux, William Albert Empke, de verser à l'épouse, Anne-Elizabeth Empke, des aliments provisoires de 2 450 $ par mois.

L'ordonnance du protonotaire Donkin faisait suite à une ordonnance provisoire du protonotaire McBride en date du 7 novembre 1990 prévoyant un montant de 2 200 $ par mois. L'ordonnance devait s'appliquer à partir du 1er octobre 1990. L'ordonnance du protonotaire McBride disait en outre ce qui suit au paragraphe 2 :

La Cour dit que l'audition de la requête est par ailleurs ajournée pour un temps indéfini, qu'une audience pourra avoir lieu sur préavis de dix jours, que la question de l'assujettissement à l'impôt sur le revenu reste entière et sera tranchée à l'audition de cette requête.

Il a été soutenu pour l'épouse que le paragraphe 2 de l'ordonnance du protonotaire McBride doit être interprété comme donnant le résultat suivant : Mme Empke, la bénéficiaire des 2 200 $ par mois, pouvait traiter ces montants comme étant reçus nets de tout impôt sur le revenu applicable par ailleurs aux paiements du fait qu'ils sont effectués en vertu d'une ordonnance d'un tribunal. À mon avis, c'est là une interprétation logique de la disposition mise en doute de l'ordonnance du protonotaire McBride; sinon, il n'aurait pas été nécessaire que le protonotaire McBride mentionne expressément la question de l'impôt sur le revenu.

Je trouve que les propos du protonotaire McBride cités dans le jugement Empke tout aussi imprécis que ceux du protonotaire principal Sedgwick que l'on me demande d'interpréter dans la présente espèce. On avait soutenu pour Mme Empke que l'ordonnance du protonotaire McBride devait s'interpréter comme ayant pour conséquence que la bénéficiaire des 2 200 $ par mois pouvait traiter l'argent comme étant reçu net d'impôt sur le revenu. La juge MacDonald a dit que c'était là une interprétation logique. Je ne suis pas sûr que c'était une interprétation logique, mais, même si c'était le cas, elle ne liait pas le MRN, car il n'était pas partie au litige dans l'affaire Empke. En l'espèce, le MRN est partie au litige. J'accorde très peu de poids à la décision Empke.

[12] Je répondrais à la première question en concluant que le protonotaire principal n'a pas effectivement ordonné que les paiements de pension alimentaire pour les enfants seraient reçus par l'appelante libres d'impôt. Ses propos sont trop imprécis. Mais, supposant que je fais erreur et qu'il entendait bel et bien ordonner que ces paiements soient libres d'impôt pour l'appelante, je considérerai les deux questions subsidiaires.

[13] Le MRN peut-il être lié par l'ordonnance du protonotaire principal? À mon avis, il ne le peut pas. Dans l'affaire Sigglekow v. The Queen, 85 DTC 5471, un jugement conditionnel exigeait d'un époux qu'il paie à son épouse la somme de 20 $ toutes les semaines, « non imposable » . L'épouse n'avait pas inclus ces paiements de 20 $ dans le calcul de son revenu. Se prononçant contre la contribuable (l'épouse) dans l'appel en matière d'impôt sur le revenu, le juge en chef adjoint Jerome a dit à la page 5473 :

Tant le jugement de première instance que l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Sills ont décidé que l'assujettissement à l'impôt ne découle pas d'un accord de séparation ou d'une ordonnance de la Cour. L'article 56 prévoit que toute somme reçue doit être incluse dans le revenu. [...]

[...]

[...] En l'espèce, la question est encore plus claire parce que M. Sigglekow a effectué les paiements précisément en exécution d'une ordonnance de la Cour, exception faite, bien entendu, des sommes pouvant se rapporter à l'expression "non imposable", ayant naturellement choisi de ne pas en tenir compte. Compte tenu du raisonnement de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Sills, il ne fait pas de doute que ces sommes réellement reçues par la défenderesse sont précisément visées par l'article 56, et celle-ci aurait dû les inclure dans son revenu pour les années d'imposition 1975, 1976 et 1977. La nouvelle cotisation du Ministre reposait sur ce fondement et était, à mon avis, entièrement justifiée.

À mon avis, le juge en chef adjoint Jerome a correctement résumé l'état du droit en disant que l'assujettissement à l'impôt ne découle pas d'un accord de séparation ou d'une ordonnance d'un tribunal. L'assujettissement à l'impôt est établi par les dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu, et plus particulièrement par l'article 56.

[14] D'autres jugements appuient le point de vue selon lequel le MRN ne peut être lié par l'ordonnance du protonotaire principal. Dans l'affaire Arshinoff v. The Queen, [1994] 1 C.T.C. 2850, une épouse a interjeté appel, soutenant que certains paiements reçus de son époux, dont elle était séparée, ne devaient pas être inclus dans le calcul de son revenu. Dans l'affaire Arshinoff, le protonotaire de la Cour suprême de l'Ontario avait rendu une ordonnance disant :

[TRADUCTION]

LA COUR ORDONNE au requérant de verser à l'intimée, en attendant une autre audition de la présente requête à la suite des contre-interrogatoires des parties, une pension alimentaire provisoire de 5 000 $ par mois à l'exclusion de l'impôt, à compter du 1er septembre 1989.

Se fondant sur cette disposition, l'épouse soutenait que toute somme reçue de son époux devait être libre d'impôt. L'affaire Arshinoff a été entendue par mon collègue le juge Brulé, qui a passé les faits en revue et a dit ce qui suit après s'être référé aux dispositions de certaines ordonnances de juges et d'autres officiers des tribunaux de l'Ontario :

[...] S'ils voulaient que l'appelante reçoive la somme de 5 000 $ nette d'impôt, l'ordonnance alimentaire aurait dû alors majorer la somme de manière à ce que l'appelante reçoive de fait la somme de 5 000 $ nette par mois. Le fait que l'ordonnance fixait une certaine somme « à l'exclusion de l'impôt » ne peut pas lier le ministre, qui a le droit d'établir une nouvelle cotisation à l'égard de l'appelante relativement à toute somme reçue à titre de pension alimentaire en vertu d'une ordonnance rendue par un tribunal compétent. Une fois que les conditions énumérées à l'alinéa 56(1)c) ont été respectées, l'appelante doit inclure les sommes en question dans le calcul de son revenu.

[15] Une autre affaire semblable est l'affaire Halligan v. The Queen, [1996] 2 C.T.C. 2555, dans laquelle mon collègue le juge Sarchuk avait à se pencher sur la question de savoir si certains paiements reçus en vertu d'un jugement de divorce rendu par un tribunal de l'État de Géorgie (États-Unis) devaient être inclus dans le calcul du revenu de la bénéficiaire, qui était venue s'installer au Canada. Se prononçant contre la contribuable, le juge Sarchuk a dit à la page 2560 :

Dans le cadre de son argumentation, l'appelante a également contesté que le jugement avait été rendu par un tribunal compétent au sens de l'alinéa 56(1)b) de la Loi. [...] L'appelante dit maintenant qu'elle ne parlait pas de la compétence du tribunal de la Géorgie d'accorder le divorce, mais plutôt de la compétence dudit tribunal de tenir compte des effets des dispositions de la Loi concernant la pension alimentaire pour enfants. Elle a sans doute raison lorsqu'elle affirme qu'il ne s'agissait pas d'une question sur laquelle le tribunal de la Géorgie se serait penché étant donné que la question n'avait rien à voir avec l'affaire dont il était saisi. Cependant, cela n'aide pas beaucoup l'appelante puisque la question de savoir de quels faits le tribunal de la Géorgie pouvait tenir compte, ou avait le droit de tenir compte, en prononçant le jugement n'a rien à voir avec la décision que je dois rendre, à savoir si le ministre a eu raison d'inclure dans le revenu les montants que l'appelante avait reçus à titre de pension alimentaire en 1990 et en 1991.

[16] La cour supérieure d'une province a compétence pour ordonner que des paiements de pension alimentaire pour un conjoint ou des enfants soient faits à la rupture d'un mariage. Cette compétence n'inclut pas le pouvoir de déterminer le caractère imposable ou non de ces paiements aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu. Une fois que la cour supérieure d'une province a ordonné que des paiements de pension alimentaire s'effectuent à la rupture d'un mariage, le caractère imposable ou non de ces paiements sera déterminé en fonction des conditions énoncées aux alinéas 56(1)b) et 56(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Si j'avais le moindre doute quant à l'existence de compétences distinctes pour ordonner le paiement d'une pension alimentaire et pour déterminer le caractère des paiements de cette pension du point de vue fiscal, je me fonderais sur les propos suivants tenus par les juges Cory et Iacobucci dans l'arrêt Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, à la page 703 :

En l'espèce, c'est une ordonnance alimentaire rendue conformément à la Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D-8, qui a déclenché l'application des al. 56(1)b) et 60b) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Par conséquent, les dispositions fiscales s'appliquent en étroite relation avec le droit de la famille. Le montant du revenu imposable en vertu des al. 56(1)b) et 60b) est déterminé par le jugement de divorce ou de séparation et, à moins que le régime du droit familial fonctionne mal, le montant de la prestation alimentaire des enfants comprendra les calculs de majoration pour tenir compte de l'impôt que l'ex-conjoint bénéficiaire devra payer sur ce revenu. S'il y a un transfert disproportionné de l'impôt à payer entre les anciens conjoints (comme ce semble être le cas pour Mme Thibaudeau), la responsabilité n'en incombe pas à la Loi de l'impôt sur le revenu, mais au régime du droit de la famille et aux procédures dont résultent les ordonnances alimentaires. Ce régime prévoit des moyens de réexaminer les ordonnances alimentaires qui, par erreur, n'ont pas tenu compte des conséquences fiscales des versements de pension. Étant donné l'interaction entre la Loi de l'impôt sur le revenu et les lois relatives au droit de la famille, on ne peut donc pas dire que l'al. 56(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu impose à l'intimée un fardeau au sens de la jurisprudence relative à l'art. 15.

[17] Relativement à la question de savoir si le MRN peut être lié par l'ordonnance du protonotaire principal, l'avocat de l'appelante a présenté un autre argument, qui est exprimé comme suit aux paragraphes 28 et 29 de son mémoire :

[TRADUCTION]

28. De plus, dans la mesure où un protonotaire a compétence pour ordonner que des paiements de pension alimentaire pour des enfants soient nets d'impôt, l'appelante soutient que le fait qu'elle s'appuie sur la mention apposée par le protonotaire et sur la décision Empke excuse son omission de se conformer à la Loi, un peu à la manière de la « doctrine des industries réglementées » . Ce moyen de défense a été examiné par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire R. v. Independent Order of Foresters (1989), 26 C.P.R. (3d) 229, à la page 233 :

Cette doctrine signifie simplement qu'une personne « obéissant » à une loi provinciale valide peut, dans certaines circonstances, se voir soustraite à l'application des dispositions d'une loi fédérale valide. Cependant, cela ne peut se produire que si une directive, ou à tout le moins une autorisation, permet d'accomplir l'acte prohibé [...].

29. L'appelante soutient que le protonotaire Sedgwick l'a effectivement autorisée à ne pas inclure les paiements de pension alimentaire pour les enfants dans son revenu et qu'elle devrait donc être dégagée de la responsabilité résultant du fait qu'elle n'a pas inclus les paiements de pension alimentaire pour les enfants dans son revenu pour 1993.

L'argument relatif à la doctrine des industries réglementées est totalement dépourvu de fondement. L'appelante n'obéissait ni à une loi provinciale ni à l'ordonnance d'une cour provinciale. La seule personne qui obéissait à l'ordonnance du protonotaire principal, c'était l'époux de l'appelante en faisant les paiements mensuels de 3 800 $. L'appelante espérait simplement que ces paiements ne seraient pas considérés comme un revenu par Revenu Canada.

[18] Le protonotaire principal n'a pas autorisé l'appelante, effectivement ou autrement, à ne pas inclure les paiements de pension alimentaire pour les enfants dans son revenu. L'appelante semble confondre la compétence de la cour ontarienne pour ordonner le paiement d'une pension alimentaire pour les enfants et la compétence du ministre du Revenu national pour déterminer le caractère des paiements de cette pension aux fins de l'impôt sur le revenu. À mon avis, le droit de la famille n'est qu'un domaine particulier du contentieux civil. Si la partie A poursuit la partie B en dommages-intérêts devant une cour supérieure provinciale, il ne fait aucun doute que ladite cour a compétence pour entendre la cause et statuer sur celle-ci, mais, si la partie A se voit accorder une somme à titre de dommages-intérêts, la cour supérieure provinciale n'a pas compétence pour déterminer le caractère (revenu ou autre) de cette somme aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[19] Le troisième argument se rapporte à la question de savoir si l'ordonnance du protonotaire principal était une ordonnance valide d'un tribunal compétent au sens de l'alinéa 56(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'appelante soutient que, si le protonotaire principal n'a pas compétence pour décider que les paiements de pension alimentaire pour les enfants sont libres d'impôt entre les mains de l'appelante, l'ordonnance qu'il a rendue n'est pas une ordonnance d'un « tribunal compétent » au sens de l'alinéa 56(1)b). Cet argument aussi est dépourvu de fondement. Les termes « tribunal compétent » qui figurent à l'alinéa 56(1)b) désignent tout tribunal ayant compétence pour ordonner à un conjoint de payer à l'autre certaines sommes comme pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins du bénéficiaire ou des enfants issus du mariage. Ce tribunal n'est pas moins compétent aux fins de l'alinéa 56(1)b) du fait qu'il n'a pas compétence pour déterminer le caractère (revenu ou autre) de ces sommes aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu. Lorsque des paiements sont effectués dans les circonstances envisagées aux alinéas 56(1)b) et 56(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu, la caractérisation de ces paiements au bénéficiaire comme un revenu ou autre chose se fera en fonction des conditions énoncées aux alinéas b) et c), la question étant de savoir si l'on a satisfait à ces conditions. Tout différend quant au caractère de ces paiements sera tranché d'abord par le MRN ou, en appel, par notre cour ou par un tribunal supérieur, de la manière dont les appels sont réglés en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[20] Enfin, l'avocat de l'appelante a fait valoir subsidiairement que, si je devais rejeter l'argument de l'appelante quant à l'application de l'article 56, je pourrais au moins recommander au MRN que l'appelante se voie accorder une remise d'impôt et d'intérêt en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C., ch. F-11, modifiée par Lois du Canada 1991, ch. 24. Dans toutes les circonstances de cet appel, je ne constate aucun fait qui ferait qu'il serait juste et équitable que je fasse une telle recommandation au MRN. En fait, si l'appelante veut obtenir une mesure de redressement juste et équitable, elle pourrait se tourner vers son avocat en matière de divorce, qui, d'après le paragraphe 5 de l'ECF, l'avait avisée que les paiements de 3 800 $ par mois à titre de pension alimentaire pour les enfants seraient libres d'impôt. Si cet avocat avait de l'expérience en droit de la famille quand il a donné cet avis en 1992, je me serais attendu à ce qu'il sache que le protonotaire principal n'avait pas compétence pour déterminer le caractère des paiements mensuels de pension alimentaire pour les enfants aux fins de l'impôt sur le revenu.

[21] Au paragraphe 39 du mémoire de l'appelante, on parle d'une « véritable lacune dans les connaissances » des avocats exerçant dans le domaine du droit de la famille et des officiers de justice relatives à l'effet de certaines dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu. S'il existe une telle lacune, je pense qu'elle est inexcusable, car les dispositions des alinéas 56(1)b) et 56(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu ne posent tout de même pas de complexes problèmes de droit constitutionnel. Elles sont relativement claires. Tout avocat pratiquant dans le domaine du droit de la famille devrait pouvoir déterminer en lisant ces dispositions si sont remplies les conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour que des paiements faits par un conjoint à l'autre soient imposables entre les mains du bénéficiaire.

[22] Je ne suis pas disposé à formuler de recommandation relativement à la Loi sur la gestion des finances publiques. L'appel est rejeté avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour d'août 1998.

« M. A. Mogan »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 29e jour de janvier 1999.

Erich Klein, réviseur

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