Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 19990407

Dossiers: 97-851-UI; 97-95-CPP

ENTRE :

Dr EFRAIM TSIMERMAN,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

LESLEY HAGAR,

intervenante.

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l’audience à Toronto (Ontario), le 5 novembre 1998.)

Le juge Hamlyn, C.C.I.

[1] La présente affaire concerne le docteur Tsimerman, appelant, le ministre du Revenu national (le “ ministre ”), intimé, et Lesley Hagar, intervenante. Au procès, l’intervenante a retiré son intervention et a témoigné pour le compte de l’appelant.

[2]Les présents appels portent sur la décision du ministre selon laquelle Lesley Hagar et Karen Berdugo étaient des employées de l’appelant pour l'application de la Loi sur l’assurance-chômage (la “ Loi ”) et du Régime de pensions du Canada, durant la période allant du 1er janvier 1994 au 22 mai 1996.

[3]Le ministre a délivré un avis d’évaluation daté du 6 août 1996, par suite du défaut de l’appelant de verser, relativement à ces employées, à titre de cotisations à l’assurance-chômage, les montants de 348,19 $ pour 1995 et de 268,53 $ pour 1996 et, à titre de cotisations au Régime de pensions du Canada, les montants de 307,66 $ pour 1995 et de 327,35 $ pour 1996 ainsi que les pénalités et intérêts s’y rapportant. L’évaluation a été ratifiée par la suite au moyen d’un avis de ratification daté du 20 février 1997.

[4]L’appelant est dentiste et gérait sa propre pratique dentaire durant la période en question. Il avait engagé des hygiénistes dentaires qui fournissaient des services aux clients. Les présents appels portent essentiellement sur le statut de ces hygiénistes.

[5]Trois questions sont soumises à la Cour :

- Les hygiénistes étaient-elles des entrepreneures indépendantes ou des employées de l’appelant durant la période en question?

- Est-ce que les hygiénistes exerçaient un emploi assurable au sens de l’alinéa 3(1)a) de la Loi durant la période en question?

- Est-ce que les hygiénistes exerçaient un emploi ouvrant droit à pension au sens du paragraphe 6(1) du Régime de pensions du Canada durant la période en question?

[6]En se basant sur les dispositions législatives, le ministre soutient que les hygiénistes exerçaient, pour l’appelant, un emploi assurable au sens de l’alinéa 3(1)a) de la Loi et un emploi ouvrant droit à pension au sens du paragraphe 6(1) du Régime de pensions du Canada.

[7]Pour déterminer si les hygiénistes exerçaient un emploi assurable ou un emploi ouvrant droit à pension, il incombe à la Cour d’examiner les critères de common law relatifs à l’emploi, tels qu’ils s’appliquent aux hygiénistes. Ensuite, sur le fondement de ces critères, j’effectuerai l’analyse visant à déterminer s’il y a, en l'espèce, un contrat de louage de services ou un contrat d’entreprise.

Contrôle et supervision

[8]La principale question consiste à se demander qui avait le droit d’exercer un contrôle sur la travailleuse et de l’encadrer? Ensuite, ce droit existait-il même s’il n’a peut-être pas été exercé?

Profits et pertes

[9]La possibilité de réaliser des profits et le risque de subir des pertes reposent sur la notion selon laquelle, dans le cadre d’une relation employeur-employé, un employé n’engage généralement pas de frais, n’assume pas de risques financiers et n’a aucune chance de réaliser des profits.

Propriété des instruments de travail

[10]En général, le fait que l’employeur fournisse les instruments de travail indique qu’il exerce un contrôle sur le travailleur.

L’organisation ou le critère d’intégration

[11]Ce critère permet de répondre à la question ultime : à qui l’entreprise appartient-elle? Pour tirer une conclusion, on examine l’importance de chacun des éléments de l’ensemble de la structure de fonctionnement. Il est nécessaire de ne pas se limiter à une analyse superficielle, mais de se pencher sur la relation intrinsèque entre les parties. Aucun critère considéré seul n’est concluant. Tous les éléments de preuve doivent être examinés.

[12]Lorsqu’elle examine ces critères, il importe également que la Cour tienne compte du cadre législatif et de la jurisprudence. Aujourd’hui, on m’a renvoyé à deux décisions qui sont particulièrement intéressantes.

[13]Dans une décision se rapportant précisément aux hygiénistes, l’affaire Bradford v. M.N.R., 88 DTC 1661, le juge Taylor de notre cour, après avoir examiné la situation d’une hygiéniste dentaire à la lumière des quatre critères, a conclu qu’elle était une entrepreneure indépendante et non une employée de la pratique dentaire où elle offrait ses services.

[14]La Cour a souligné l’importance du fait qu’elle établissait et maintenait à jour ses propres horaires de travail et qu’elle n’était pas supervisée par le dentiste en question. La Cour a conclu qu'il y avait un contrat écrit en ce sens entre les parties et que, sous réserve d’une preuve tout à fait contraire, il fallait donner effet à l’intention sous-jacente à ce contrat.

[15]Malgré l’exigence selon laquelle une hygiéniste doit exécuter ses fonctions au sein d’une pratique dentaire agréée, la Cour a conclu que l’hygiéniste avait suffisamment de contrôle sur son travail et d’indépendance par rapport au dentiste pour que le contrat passé avec celui-ci soit un contrat d’entreprise.

[16]On a également cité l’affaire Arthur v. Canada, [1995] A.C.I. no 947; il s’agit d’une décision non publiée qu’on m’a remise ce matin et qui a été rendue par le juge Beaubier de la Cour canadienne de l’impôt, le 15 août 1995.

[17]Dans cette affaire, l’appelante, Donnalee Arthur, était hygiéniste dentaire. Elle travaillait cinq jours par semaine pour deux dentistes. Mme Arthur décidait de sa propre série de traitement, fixait elle-même ses rendez-vous, fournissait ses instruments de travail et avait souscrit à sa propre assurance responsabilité professionnelle.

[18]La Cour canadienne de l’impôt a conclu que Mme Arthur était une entrepreneure indépendante. Le juge Beaubier a déclaré au paragraphe 12 :

De l'avis de la Cour, l'appelante est une travailleuse autonome. C'était là l'intention des parties. Les restrictions rattachées à la supervision sont celles fixées par les associations professionnelles des parties. Toutefois, elles sont symboliques. [...] Les risques de perte de l'appelante sont infimes, mais ses chances de profit sont totalement tributaires de sa pratique.

[20]À la lumière de ce contexte, j’examinerai maintenant les faits significatifs de l’affaire que j’ai entendue ce matin.

[21]Les parties ont prévu dans leur contrat qu’il s’agissait d’un contrat d’entreprise. L’hygiéniste dentaire y a été clairement désignée comme entrepreneure indépendante. De plus, la lecture du contrat nous amènerait à conclure qu’il s’agissait d’une relation entre entrepreneurs indépendants; la Cour doit cependant considérer l’ensemble des faits.

[22]Le client à qui l’hygiéniste dentaire fournissait ses services recevait une facture du cabinet dentaire et celle-ci était dressée selon un taux horaire. Le taux horaire que le dentiste versait à l’hygiéniste était fondé sur un taux négocié en fonction des services fournis au client et devait permettre d’obtenir un chiffre qui respecterait les modalités du contrat. Le résultat négocié était également déterminé par d’autres facteurs; le dentiste tenait notamment compte, dans la rémunération fondée sur un taux horaire, de l’utilisation de ses locaux, de son matériel, de sa réceptionniste et de l’aire d’accueil des bureaux qu’il fournissait. Tous ces éléments étaient pris en compte entre les parties pour fixer le taux horaire payable à l’hygiéniste dentaire.

[23]Selon le témoignage du dentiste, l’hygiéniste était maître de ses activités. Elle n’avait pas d’heures fixes. Elle n’était pas supervisée et le dentiste n’était pas présent en tout temps sur les lieux. Il n’y avait pas de minimum et de maximum établi concernant le nombre de clients à recevoir ou le nombre d’heures de travail à effectuer. L’hygiéniste recevait également d’autres clients qui n’étaient pas ceux du dentiste appelant. Elle fournissait ses propres instruments de travail, comme les détartreurs, et également ses propres uniformes.

[24]Le dentiste a ajouté qu’aucun avantage social n’était fourni et qu’il n’avait pas offert de formation à l’hygiéniste. Il a en outre indiqué que la pratique pouvait exister sans hygiéniste, mais qu’en ce qui a trait à la gestion de son entreprise, il croyait que ce travail complétait ses services professionnels et servait mieux ses objectifs.

[25]Nous avons également entendu une hygiéniste qui était intervenante à l’origine de la présente affaire. Elle a déclaré au début : “ J’ai toujours pensé que je dirigeais ma propre affaire, ma propre entreprise d’hygiéniste. ” Elle a dit qu’elle pouvait recevoir aussi peu ou autant de clients qu’elle le voulait. Elle a ajouté qu’elle fournissait des services à d’autres dentistes selon les mêmes conditions et qu’elle contrôlait entièrement sa propre pratique. Elle a déclaré qu’elle établissait une facture à l’intention des dentistes pour les services qu’elle avait offerts, qu’elle souscrivait elle-même à son assurance responsabilité et à son assurance-invalidité et qu’elle fournissait les instruments de travail dont j’ai fait mention plus tôt dans le cadre du témoignage de l’appelant.

[26]Essentiellement, l’hygiéniste a déclaré que le dentiste n’exerçait pas de contrôle sur la façon dont elle fournissait ses services.

[27]L’analyse de cette affaire amène la Cour à tirer les conclusions suivantes :

- Les hygiénistes étaient membres en règle de l’Ordre des hygiénistes dentaires de l’Ontario et, en cette qualité, elles n’étaient pas autorisées à exécuter leurs fonctions en dehors d’une pratique dentaire agréée. Ce fait n’enlevait rien au pouvoir des hygiénistes d'offrir leurs services comme entrepreneures indépendantes.

- Les hygiénistes ont conclu une entente leur permettant de fournir des services d’hygiène dentaire aux clients de l’appelant. Ces services professionnels devaient être offerts à titre gracieux. Les hygiénistes n’étaient pas tenues de fournir des services aux seuls clients de l’appelant et, de fait, pendant la durée du contrat, elles fournissaient des services dans d’autres pratiques dentaires.

- L’appelant n’a pas exercé de supervision ni de contrôle sur le travail des hygiénistes. Celles-ci avaient la responsabilité de fixer leurs propres rendez-vous et elles avaient le contrôle sur leur propre horaire de travail. Certains des clients des hygiénistes leur étaient confiés par l’appelant, mais elles avaient également des clients de l’extérieur.

- Les hygiénistes avaient le contrôle sur le volume de leur clientèle, leur rémunération et leur capacité de réaliser des profits. Elles risquaient de subir des pertes, car elles engageaient des dépenses indépendamment de la charge de travail que représentaient les services fournis aux clients.

[28]Selon ce que je comprends, l’appelant n’a pas offert d’avantages sociaux, comme l’assurance-santé ou l’assurance-vie.

[29]Aux termes de l’entente, les hygiénistes étaient tenues de fournir et de payer leur propre assurance responsabilité professionnelle ainsi que leurs instruments de travail, par exemple les détartreurs. En outre, il est assez clair que l’appelant n’a pas offert de formation professionnelle aux hygiénistes.

[30]Considérons les critères jurisprudentiels établis par la Cour d’appel fédérale et que la Cour doit appliquer, en commençant par les critères de contrôle et de supervision. Les hygiénistes faisaient l’objet d’un certain contrôle de la part de l’appelant, étant donné le fait que la loi leur enjoint d’exercer leurs activités dans une pratique dentaire agréée; ainsi, les hygiénistes n’avaient pas la liberté d’établir leur propre pratique ailleurs que dans une pratique dentaire. Toutefois, comme il est souligné dans l’affaire Bradford, précitée, cette contrainte n’exclut pas automatiquement la possibilité que les hygiénistes aient fournis leurs services en qualité d’entrepreneures indépendantes.

[31]En ce qui concerne les chances de profit et les risques de perte, les hygiénistes ont engagé des dépenses d’entreprise, indépendamment de la quantité des services fournis. Ces dépenses comprenaient du matériel et l’assurance responsabilité professionnelle, qu’exigeait l’entente qu’elles avaient signée avec l’appelant. Leurs profits étaient directement liés à l’horaire et à la charge de travail qu’elles établissaient.

[32]L’avocat de l’intimé a tenté de soulever la question des créances irrécouvrables et d’établir la manière dont celles-ci seraient réglées. Cependant, selon le témoignage des hygiénistes et du dentiste appelant, la question des créances irrécouvrables ne semblait pas pertinente, car, en réalité, la plupart des paiements pour les services des hygiénistes sont effectués dans le cadre de régimes d’assurance.

[33]En ce qui a trait à la propriété des instruments de travail, comme je l’ai dit précédemment, l’appelant fournissait les locaux ainsi que le matériel principal requis pour les services des hygiénistes, mais celles-ci étaient tenues de payer et de fournir leurs propres petits instruments à main.

[34]Quant au dernier critère, celui de l’intégration à la pratique dentaire de l’appelant, je conclus que les hygiénistes ont ajouté à la valeur de l’ensemble des services fournis par la clinique dentaire, mais que leurs services n’étaient pas essentiels à la survie de celle-ci. Il est certain que l’appelant aurait pu fournir des soins dentaires sans avoir recours aux services d’une hygiéniste. Je ne peux pas conclure que ces services étaient une partie intégrante de l’entreprise de l’appelant. Ainsi, je conclus, en résumé, que les hygiénistes étaient des entrepreneures indépendantes et non des employées.

[35]Par conséquent et en conclusion, les hygiénistes engagées par l’appelant n’exerçaient pas un emploi assurable au sens de l’alinéa 3(1)a) de la Loi et l’appelant les avait engagées aux termes d’un contrat d’entreprise; l’appelant n’a donc pas fait l’objet d’une évaluation appropriée en vertu de l’article 56 de la Loi.

[36] La décision relative à l’assurance-chômage consiste à admettre l’appel et à renvoyer l’évaluation au ministre pour nouvel examen et nouvelle évaluation, compte tenu du fait que les hygiénistes travaillant pour l’appelant étaient engagées en vertu d’un contrat d’entreprise.

[37]En ce qui concerne le Régime de pensions du Canada, je conclus que les hygiénistes étaient engagées par l’appelant aux termes d’un contrat d’entreprise et que, pour cette raison, elles n’exerçaient pas un emploi ouvrant droit à pension au sens du Régime de pensions du Canada; l’appelant n’a donc pas fait l’objet d’une évaluation appropriée en vertu de l’article 22 du Régime.

[38]La décision relative au Régime de pensions du Canada consiste à admettre l’appel et à renvoyer l’évaluation au ministre pour nouvel examen et nouvelle évaluation, compte tenu du fait que les hygiénistes travaillant pour l’appelant étaient engagées en vertu d’un contrat d’entreprise.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour d’avril 1999.

“ D. Hamlyn ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 1er jour de février 2000.

Benoît Charron, réviseur

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.