Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Date: 20010204

Dossier: 2000-4637(GST)I

 

ENTRE :

 

PAUL FLEURY,

 

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

intimée.

____________________________________________________________________

 

                               Pour l'appelant :          L'appelant lui-même

                               Avocat de l'intimée :   Me Mark Heseltine

____________________________________________________________________

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

(Rendus oralement à l'audience le

18 juin 2001, à Yellowknife (Territoires du Nord-Ouest))

 

Le juge Mogan

 

[1]     Une cotisation a été établie à l'égard de l'appelant en tant qu'administrateur de la 923109 N.W.T. Ltd., société qui avait été constituée en vertu des lois des Territoires du Nord‑Ouest et qui exploitait une entreprise portant la raison sociale Orca Interior Systems (ci‑après appelée « Orca » ou la « société »). Orca avait été créée par Lloyd Whiteford, vers le début des années 1990, pour exploiter une entreprise — dans l'industrie de la construction — consistant à poser, joindre, parachever et peindre les cloisons sèches à l'intérieur d'immeubles.

 

[2]     Dès le début, Peter Eccles n'a travaillé pour Orca qu'en tant qu'employé. Ce poseur de placoplâtre compétent connaissait les gens du métier à Yellowknife et dans les environs et était capable d'obtenir du travail pour Orca. D'après le témoignage de l'appelant, Orca réussissait raisonnablement bien au début et réalisait un profit.

 

[3]     L'appelant avait acheté le lot 33 dans un secteur de Yellowknife appelé Trail's End. Il avait fait enregistrer le lot à son propre nom en vue de le mettre en valeur en construisant une habitation et en revendant par la suite le terrain et l'immeuble. Il n'avait pas les ressources pour faire construire l'immeuble, mais il connaissait Orca, ainsi que certaines des personnes travaillant pour cette dernière. Il avait demandé à Peter Eccles s'il serait intéressé à l'aider à faire construire l'immeuble à Trail's End. Apparemment, un plan prévoyait que d'autres biens à Trail's End seraient regroupés dans le cadre d'un genre de coentreprise.

 

[4]     À ce stade, Lloyd Whiteford voulait se départir d'Orca. L'appelant a acquis les actions de M. Whiteford, son intention étant de faire en sorte que Peter Eccles devienne également actionnaire et administrateur et qu'ils soient tous les deux propriétaires d'Orca. La pièce R‑2 est un document qui avait été déposé auprès de la direction générale des sociétés des Territoires du Nord‑Ouest et qui indique que l'appelant était devenu administrateur d'Orca le 19 juillet 1993. Il était le seul administrateur à cette date‑là et l'est resté jusqu'à la fin de mars 1999, c'est‑à‑dire jusqu'à ce qu'Orca soit dissoute par ordre du gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest pour manquement à l'obligation de déposer des documents annuels ou pour quelque raison semblable. Quoi qu'il en soit, la preuve indique que, tout au long de la période allant du 19 juillet 1993 jusqu'à la fin de mars 1999, l'appelant a été le seul administrateur d'Orca.

 

[5]     Orca avait eu besoin d'une ligne de crédit à la banque et, apparemment, M. Eccles n'avait pu conclure les arrangements nécessaires. L'appelant, qui était un comptable prospère et bien connu à Yellowknife, avait obtenu la ligne de crédit pour Orca, et M. Eccles avait alors entrepris de plus ambitieux projets, outre la construction d'une maison sur le lot 33 appartenant à l'appelant.

 

[6]     À peu près à cette époque (c'est‑à‑dire au cours de l'été 1993), l'appelant et M. Eccles avaient fait appel à Mickey Oakley, autre poseur de placoplâtre, de la Colombie‑Britannique, qui a mis de l'argent dans Orca mais n'a pas acquis d'actions de l'appelant. L'idée était que l'appelant, Mickey Oakley et Peter Eccles deviennent tous actionnaires et propriétaires d'Orca, dans quelque proportion que ce soit. L'appelant s'était déjà engagé en tant que seul administrateur, et M. Oakley a injecté des fonds personnels dans Orca en hypothéquant sa maison en Colombie‑Britannique. M. Eccles n'avait pas investi dans Orca, mais il s'attendait à en devenir un actionnaire si les choses marchaient bien.

 

[7]     Des contrats avaient été obtenus, notamment dans l'Extrême‑Arctique, comme disait l'appelant. Ces contrats pouvaient être très rentables s'ils étaient bien gérés, mais, à un moment donné en 1995‑1996, Orca avait commandé du matériel devant être livré dans l'Extrême‑Arctique pour l'exécution d'un travail à contrat. Le matériel qui avait été livré n'était pas le bon et ne pouvait être utilisé. Apparemment, c'était la faute d'Orca, et notamment de Peter Eccles, car c'était lui qui gérait les contrats. Le matériel de remplacement avait été livré dans l'Arctique par avion, ce qui était une façon coûteuse de faire transporter des produits de construction jusqu'à cet endroit. En février 1996, Orca avait perdu environ 150 000 $, surtout à cause de son travail dans l'Extrême‑Arctique. Elle était dans une situation financière désespérée.

 

[8]     L'appelant n'avait alors pu persuader ni Mickey Oakley ni Peter Eccles de devenir administrateurs ou actionnaires d'Orca parce que la société était tellement dans une mauvaise position financière en 1995‑1996, époque au cours de laquelle ont été subies ces pertes. L'appelant aurait pu fermer Orca, car il en détenait toutes les actions et en était le seul administrateur. Il était toutefois réticent à le faire parce qu'il pensait que la situation pourrait être redressée. Il estimait avoir une obligation morale envers les gens qui vivaient à Trail's End, car ces derniers comptaient sur la poursuite de la mise en valeur qu'il avait commencée avec le lot 33. Il estimait avoir également une obligation morale envers Mickey Oakley, qui (bien que n'étant pas devenu actionnaire), avait hypothéqué sa maison de la Colombie‑Britannique pour investir dans Orca en espérant en devenir actionnaire. Mettre un terme aux activités d'Orca aurait été la décision la plus rationnelle, mais l'appelant considérait que cela aurait été sans cœur de sa part, car il estimait avoir une obligation aussi bien envers Mickey Oakley qu'envers les gens de Trail's End qui comptaient sur l'achèvement du projet de mise en valeur qu'il avait entrepris. L'appelant avait maintenu la société en activité.

 

[9]     Orca avait obtenu de la banque une somme supplémentaire de 50 000 $, et l'appelant avait immédiatement engagé 25 000 $ pour réduire la dette relative à la taxe sur les produits et services (« TPS »). Cela est confirmé par un relevé comptable de Revenu Canada qui fait expressément état d'un paiement de 10 000 $ en date du 21 février 1995 et d'un paiement de 15 000 $ en date du 12 juin 1995. Il ne fait aucun doute que l'appelant était conscient de la dette en matière de TPS et qu'il a pris des mesures en juin au moins pour réduire cette dette en effectuant ces paiements de 10 000 $ et de 15 000 $.

 

[10]    Il reste qu'Orca se démenait et que, en février 1997, M. Eccles, qui était une personne ayant beaucoup de volonté, n'aurait pas voulu que l'appelant prenne la direction de la société, bien que l'appelant en ait été le seul actionnaire et administrateur. Si l'appelant avait cherché à prendre la direction de la société, M. Eccles serait parti. Dans ce scénario, l'appelant a reconnu qu'il n'avait pas les relations d'affaires et la clientèle dans l'industrie de la construction pour obtenir des contrats et faire faire le travail. M. Eccles a fini par quitter l'emploi dans l'Arctique, et la société, a dit l'appelant, s'est tout simplement effondrée après février 1997. Elle n'était pas capable de fonctionner, et une autre personne avait dû être embauchée pour aider à finir le travail à Trail's End. Cette autre personne insistait pour être dans le coup, de sorte que, une fois achevée et vendue la maison située sur le lot 33, le plus gros du produit de disposition est allé à cette autre personne. Orca n'a pu que payer une partie de ses dettes. Il n'y a pas eu de profit pour Orca, il n'y en a pas eu non plus pour l'appelant en tant que seul actionnaire, et l'appelant a en outre personnellement perdu de l'argent dans le projet de Trail's End. Orca est devenue insolvable et sa charte a été annulée par le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest en mars 1999.

 

[11]    Une cotisation de TPS a été établie à l'égard de la société, mais celle‑ci était incapable de payer. Une cotisation à l'égard de l'appelant en tant que seul administrateur d'Orca a donc été établie, et ce, dans le délai de deux ans. En tant que seul administrateur, l'appelant risque de se voir imposer une importante responsabilité du fait d'autrui en matière de TPS en vertu de l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise. La question est de savoir si la responsabilité de la société relativement à laquelle une cotisation a été établie à l'égard de l'appelant en tant qu'administrateur sera confirmée ou si l'appelant peut être exonéré de cette responsabilité en vertu du paragraphe 323(3), communément appelé la disposition relative à la diligence raisonnable. Le paragraphe 323(1) est la disposition d'application en vertu de laquelle tous les administrateurs d'une société sont solidairement responsables d'un manquement de la société à l'obligation de verser certaines sommes. Le paragraphe 323(3) est une disposition d'exception grâce à laquelle un administrateur peut être exonéré de la responsabilité prévue si, pour prévenir ce manquement, il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence que l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

 

323(1)  Les administrateurs de la personne morale au moment où elle était tenue de verser une taxe nette comme l'exigent les paragraphes 228(2) ou (2.3), sont, en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus avec cette dernière, de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

 

323(3)  L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

 

[12]    Des faits importants jouent contre l'appelant en l'espèce. Il est le seul administrateur de la société. Quand il y a un certain nombre d'administrateurs, certains peuvent être des « administrateurs internes » intimement liés à la gestion de la société, et d'autres peuvent être des « administrateurs externes » non liés à la gestion quotidienne. Les affaires tranchées dans ce domaine du droit indiquent qu'un administrateur interne est plus vulnérable qu'un administrateur externe. Toutefois, lorsqu'il n'y a qu'un seul administrateur, il est nécessairement l'administrateur interne. Il n'y a personne qui serve de tampon ou de bouclier pour protéger l'appelant. Il est le seul administrateur et est donc un administrateur interne.

 

[13]    On s'attend davantage d'une personne qui s'y connaît en affaires que d'une personne qui n'a pas de compétences dans ce domaine. Dans une cause, une dame n'a pas été tenue pour responsable, car elle n'était devenue administratrice qu'en tant qu'épouse de l'un des autres administrateurs et elle n'avait aucune expérience en affaires. En l'espèce, non seulement l'appelant était le seul administrateur, mais il est comptable général licencié depuis environ 30 ans. Il a à Yellowknife un prospère cabinet d'expertise comptable ayant des clients de marque. La pièce R‑1 est un rapport annuel d'un client de l'appelant, alors que les états financiers sont des documents publics. L'appelant doit donc être considéré comme un homme ayant de la jugeote en affaires. Il n'est pas naïf en affaires. C'est un homme d'affaires intelligent, habile et bien informé.

 

[14]    Les deux faits énoncés ci‑devant jouent contre l'appelant. Ce dernier ne peut plaider la naïveté ou l'ignorance en affaires, vu son acquis dans ce domaine. Il ne peut non plus faire valoir qu'il présumait qu'un autre administrateur s'occupait de la société, car il en était le seul administrateur. Je renvoie brièvement à la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Soper c. Canada (C.A.), [1998] 1 C.F. 124 (97 DTC 5407), citée par l'avocat de l'intimée, dans laquelle le juge Robertson disait au sujet d'une certaine catégorie d'administrateurs, à la page 155 (DTC : à la page 5416) :

 

[…] on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevronnés).

 

Puis, il disait aux pages 156 et 158 (DTC : à la page 5417) :

 

[…] les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

 

[…] l'objet du paragraphe 227.1(3) est de prévenir un manquement et non de réparer un manquement après coup […]

 

[15]    L'avocat de l'intimée a invoqué les propos cités ci‑devant parce que l'appelant a dit clairement qu'il était conscient des obligations qu'il avait en vertu de la loi relative à la TPS. L'appelant a déclaré qu'il avait pris la moitié des fonds obtenus de la banque et qu'il avait engagé cet argent pour réduire la dette relative à la taxe sur les produits et services. Il agissait de bonne foi. En même temps, par contre, la dette s'accumulait parce qu'Orca faisait des factures à ses clients et percevait de la TPS mais ne la versait pas. L'appelant était au courant de ce fait, comme le confirme la correspondance figurant dans les pièces R‑4 et R‑5. Revenu Canada avait écrit à Orca à la fin de décembre 1994 et au début de janvier 1995, faisant remarquer qu'environ 12 déclarations trimestrielles n'avaient pas été produites. L'appelant avait répondu à ces lettres en disant que la situation lui avait été rapportée et que l'on faisait tout pour se conformer à un délai.

 

[16]    Dans ce délai, un certain nombre de déclarations signées par l'appelant lui‑même ont été produites par Orca (pièce R‑6). Encore là, l'appelant s'était lui‑même appliqué à la tâche, car il avait indiqué des calculs précis concernant la TPS perçue par Orca, concernant les crédits de taxe sur les intrants qu'Orca était en droit de demander relativement à la TPS payée à des fournisseurs et concernant la taxe nette à payer ou le remboursement net à demander selon les circonstances. L'appelant prenait au sérieux l'avertissement de Revenu Canada figurant dans la lettre de décembre 1994, ainsi que sa propre réponse de janvier 1995. Malgré le sérieux de la situation et quoique 12 déclarations trimestrielles aient été produites en janvier 1995, la société a poursuivi son activité pendant 24 mois de plus. Elle a continué à accumuler une dette en matière de TPS jusqu'à ce que, en février 1997, elle mette fin à ses activités.

 

[17]    Pour montrer à quel point l'appelant était conscient du problème, on l'a interrogé au sujet de l'emploi de Peter Eccles à Orca, et il a expliqué que, lorsque la société a eu des difficultés de trésorerie et n'a pu verser les retenues à la source sur la paye, elle a simplement supprimé la paye. M. Eccles était en fait le seul salarié. L'arrangement salarial qu'il avait conclu a été annulé et il est devenu consultant pour la société. On lui versait alors une somme brute, et il était personnellement responsable de tout impôt sur cette somme. La société a supprimé la paye pour éviter le problème relatif à des retenues à la source non versées. Cela était prudent, mais la finesse et la prudence que dénote la prise de cette mesure font que, pour ce qui est du défaut de versement concernant l'obligation courante en matière de TPS, cette obligation ressort de façon plus marquée. Il m'est difficile de conclure qu'il a été satisfait au critère de diligence raisonnable en matière de TPS par un administrateur qui a pu prendre une telle décision au sujet des retenues à la source sur la paye tout en permettant que la société omette d'effectuer des versements pour neuf ou dix périodes trimestrielles, alors qu'il savait que de la TPS était perçue auprès de clients à qui Orca envoyait des factures.

 

[18]    Quatre personnes jouaient un rôle dans cette affaire. Il y avait l'appelant, qui était le seul actionnaire et administrateur d'Orca depuis 1993. Il y avait Peter Eccles, qui était le chasseur de clients pour Orca, c'est‑à‑dire quelqu'un qui pouvait obtenir et gérer le travail et assurer à la société la réputation nécessaire dans le domaine de la construction. Il y avait Mickey Oakley, qui avait été embauché parce qu'il était poseur de placoplâtre et qu'il croyait en la société. Il avait hypothéqué sa maison en Colombie‑Britannique et avait versé cet argent à Orca, argent qu'il a perdu. L'appelant a témoigné  et ceci n'a pas été contredit  que Mickey Oakley a perdu la maison où il habitait avec son épouse et ses enfants, ce qui a été un événement bien dramatique pour M. Oakley. Enfin, il y avait Jim Corbett, qui administrait le bureau sous la direction de M. Eccles.

 

[19]    L'appelant, évidemment, était occupé à diriger à Yellowknife un cabinet d'expertise comptable qui était actif. Il s'est fait demander lors du contre‑interrogatoire si on l'avait déjà menacé dans son intégrité physique quand il était allé aux bureaux d'Orca et avait dit qu'il voulait prendre les livres. Il a répondu qu'il n'y avait eu aucune menace semblable. M. Eccles était un homme résolu; il avait la clientèle de l'industrie de la construction; c'était lui qui pouvait obtenir les contrats assurant la survie de la société. Comme M. Eccles était une personne résolue, importante et entêtée, l'appelant devait mettre des gants avec lui. L'appelant ne pouvait se permettre de congédier M. Eccles. Bien que l'appelant ait été le seul administrateur et actionnaire, il était en fait à la merci du plus important employé de la société. Ce n'était pas une situation enviable.

 

[20]    L'appelant savait, semaine après semaine et mois après mois, que les déclarations de TPS n'étaient pas produites, que la TPS n'était pas versée, donc qu'il y avait un manquement à cet égard. En tant que seul administrateur, c'était à l'appelant qu'il incombait de faire quelque chose à ce sujet. Dans la décision la plus récente de la Cour d'appel fédérale, l'affaire Worrell c. La Reine, C.A.F., no A‑421‑98, 24 octobre 2000 (2000 DTC 6593)  citée par l'avocat de l'intimée , les appels des administrateurs ont été accueillis. Les appels de M. Worrell et des deux autres administrateurs ont été accueillis, certes, mais le juge Evans, s'exprimant pour la majorité, a dit au paragraphe 68, à la page 25 (DTC : à la page 6603) :

 

[…] Pour être en mesure d'invoquer le moyen de défense tiré du paragraphe 227.1(3), il faut normalement qu'ils aient pris des mesures positives qui, si elles aboutissaient, auraient pu prévenir le défaut de versement. […]

 

Telle est la formule magique qui se dégage du paragraphe 323(1). Un administrateur n'encourt pas de responsabilité si, pour prévenir le manquement visé au paragraphe 323(1), il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence que l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances. Pour prévenir le manquement, il faut que des mesures soient prises. Dans l'affaire Worrell, la Cour d'appel fédérale avait posé la question de savoir si ce que les administrateurs avaient fait pour prévenir le manquement répondait à cette norme de soin, de diligence et de compétence.

 

[21]    En l'espèce, l'appelant n'a pas selon moi satisfait à cette norme. En tant qu'homme d'affaires expérimenté, il s'y connaît trop pour être considéré comme ayant satisfait à cette norme. Il était le seul administrateur, mais il a laissé la compassion l'emporter sur l'appréciation commerciale. Il savait que le défaut de versement continuait hebdomadairement et mensuellement et il aurait pu fermer les portes de la société. Il ne l'a toutefois pas fait, car il voulait voir s'il pourrait sauver le capital que M. Oakley avait investi dans l'entreprise. Il voulait maintenir la société en activité pour permettre la mise en valeur de Trail's End, car il estimait avoir une obligation morale envers les gens qui habitaient à cet endroit. Ce sont là des raisons inspirées par la compassion, mais une personne qui est l'administrateur d'une société ne peut prendre des fonds appartenant à la Couronne et permettre qu'ils soient utilisés aux fins de la société en espérant qu'il y aura un revirement de situation et que, un jour, la taxe non versée sera payée.

 

[22]    La Cour d'appel fédérale a en outre dit dans l'affaire Worrell, au paragraphe 73, à la page 26 (DTC : à la page 6604) :

 

[…] si les administrateurs décident de maintenir l'entreprise en activité dans l'espoir que la compagnie sera remise à flot et sera en mesure de rattraper les défauts de versement après coup, et que la compagnie fasse quand même faillite sans avoir payé ce qu'elle devait au fisc, ils ne peuvent arguer en défense qu'une personne raisonnable aurait accepté le risque qu'ils ont couru. Le moyen de défense tiré du paragraphe 227.1(3) ne peut servir que si les administrateurs peuvent prouver qu'ils ont agi avec le soin, la diligence et l'habilité qu'un homme d'affaires raisonnablement prudent aurait exercé dans des circonstances comparables pour prévenir le défaut.

 

Lorsque l'entreprise ne connaît pas un revirement de situation et que la société ne peut verser les sommes dues, les administrateurs n'ont rien fait pour prévenir le manquement. Ils ont consciemment permis le défaut de versement, et tout ce qu'ils ont fait, c'est espérer qu'il y serait remédié ultérieurement.

 

[23]    Dans ces circonstances, je suis obligé de rejeter l'appel. Je le fais à contrecœur, car l'appelant est manifestement une personne honorable. Il a maintenu la société en activité pour des raisons dont je dirais qu'elles étaient inspirées par la compassion. Il savait que d'autres personnes comptaient sur la société, surtout M. Oakley, qui a fini par perdre sa maison, et les gens de Trail's End dont la situation dépendait en partie de l'achèvement du projet de mise en valeur entrepris au lot 33. Le fait que l'entreprise de la société soit tombée à l'eau et que l'appelant et d'autres personnes aient perdu de l'argent est un fait regrettable, particulièrement dans une ville canadienne éloignée n'ayant pas l'appui de communautés avoisinantes. Il arrive cependant qu'un administrateur doive prendre la décision difficile et nécessaire de fermer boutique pour prévenir la continuation de manquements à l'obligation de verser des sommes aux diverses autorités fiscales comme Revenu Canada pour ce qui est de la TPS.

 

[24]    J'ai récemment accueilli un appel en matière de TPS concernant la responsabilité des administrateurs, mais, dans cette affaire (Gryschuk et Quon), on avait établi des cotisations à l'égard des administrateurs au titre d'un versement trimestriel de 20 000 $ (le premier et le seul versement trimestriel que la société ait omis d'effectuer). Il s'agissait d'une situation proche de la responsabilité absolue, mais j'ai accueilli les appels de ces administrateurs en raison de circonstances concomitantes. Dans le présent appel, la dette n'a cessé de s'accumuler sur de fort nombreux trimestres, et cela pouvait être constaté. Les deux situations sont si différentes que, bien qu'ayant accueilli l'appel des deux administrateurs que je viens de mentionner, je suis obligé de rejeter le présent appel et de confirmer la cotisation.

 

[25]    En conclusion, je recommanderais à l'appelant de demander à Revenu Canada de lui accorder un certain allégement en matière d'intérêts et de pénalités, ce que le ministre a le pouvoir discrétionnaire de faire. L'appelant devrait informer le ministre de toutes circonstances atténuantes susceptibles de l'aider.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 4e jour de février 2002.

 

 

« M. A. Mogan »

J.C.C.I.

 

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de décembre 2003.

 

 

 

Mario Lagacé, réviseur

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.