Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20140822


Dossier : A-196-13

Référence : 2014 CAF 189

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

 

CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT

 

appelant

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, en sa qualité de jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada

et

L'honorable Keith ASHFIELD, en sa capacité de MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA

et

L'honorable Denis LEBEL, en sa capacité de MINISTRE DES TRANSPORTS CANADA

et

L'honorable Joe OLIVER, en sa capacité de MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES CANADA

et

NALCOR ENERGY

 

intimés

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 9 juin 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 août 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 



Date : 20140822

Dossier : A-196-13

Référence : 2014 CAF 189

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

 

CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT

 

appelant

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, en sa qualité de jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada

et

L'honorable Keith ASHFIELD, en sa capacité de MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA

et

L'honorable Denis LEBEL, en sa capacité de MINISTRE DES TRANSPORTS CANADA

et

L'honorable Joe OLIVER, en sa capacité de MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES CANADA

et

NALCOR ENERGY

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

I.      Contexte. 4

A.    Le Projet 4

B.    La décision de soumettre le Projet à une évaluation environnementale conjointe. 4

C.    Les lignes directrices de l’évaluation d’impact environnemental 6

II.    La décision du juge. 10

III.       Questions en litige. 11

IV.       Analyse. 12

A.    Le juge a-t-il erré en concluant que les décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables étaient conformes à la LCÉE?. 12

(1)        Norme de contrôle. 12

(2)        Raisonnabilité des décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables. 16

(3)        Conclusion. 29

B.    Le juge a-t-il erré en concluant que la Couronne n’avait pas contrevenu à son obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du Projet susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits ancestraux et de chercher des mesures d’accommodement?. 29

(1)        Norme de contrôle. 29

(2)        Obligation de consultation de la Couronne. 30

V.    Conclusion. 46

LE JUGE BOIVIN

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’une décision du juge Scott (le juge) de la Cour fédérale datée du 23 avril 2013. Dans sa décision, le juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire du Conseil des Innus de Ekuanitshit (l’appelant ou Innus de Ekuanitshit) à l’encontre d’un décret du gouverneur en conseil adopté le 12 mars 2012 et d’une décision prise le 15 mars 2012 par Pêches et Océans Canada, Transports Canada et Ressources Naturelles Canada. Le décret et la décision autorisent, suite à un processus d’évaluation environnementale, un projet de construction de deux centrales hydro-électriques sur le fleuve Churchill à Terre-Neuve-et-Labrador. En rejetant la demande de contrôle judiciaire, le juge a également conclu que le gouvernement fédéral avait respecté son obligation constitutionnelle de consulter adéquatement l’appelant avant d’adopter le décret, mais que la consultation devait se poursuivre.

[2]               Dans le décret du 12 mars 2012, le gouverneur en conseil a approuvé la réponse du gouvernement fédéral au Rapport de la Commission d’examen conjoint pour le projet de centrale hydroélectrique de Nalcor Energy dans la partie inférieure du fleuve Churchill à Terre-Neuve-et-Labrador. Dans sa réponse, le gouvernement fédéral a essentiellement conclu que les avantages énergétiques, socioéconomiques et environnementaux du projet de centrale hydroélectrique surpassaient ses effets environnementaux négatifs. Le gouverneur en conseil a également permis, aux termes du paragraphe 37(1.1) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, c. 37 [Abrogée, 2012, ch. 19, art. 66] (la LCÉE ), à Pêches et Océans Canada, Transports Canada et Ressources Naturelles Canada (les autorités responsables) de donner suite au Rapport de la Commission d’examen conjoint.

[3]               Dans leur décision du 15 mars 2012, prise conformément à l’agrément du gouverneur en conseil et aux termes du paragraphe 37(1) de la LCÉE, les autorités responsables ont donné suite au Rapport et ont décidé qu’elles permettraient la mise en œuvre du projet si certaines mesures d’atténuation étaient appliquées.

[4]               L’appelant soutient en substance que le juge a erré en droit et en fait dans son interprétation de la LCÉE ainsi que dans sa conclusion selon laquelle la Couronne fédérale a satisfait à son obligation de consultation.

[5]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’appel devrait être rejeté.

I.                   Contexte

A.                Le Projet

[6]               La séquence des événements qui a mené au présent litige est la suivante.

[7]               Le 30 novembre 2006, Hydro Terre-Neuve-et-Labrador, maintenant Nalcor Energy (Nalcor), présente un document d’enregistrement et de description du « Projet de centrale de production d’énergie hydroélectrique dans la partie inférieure du fleuve Churchill » (Projet).

[8]               Dans son Projet, Nalcor prévoit la construction et l’exploitation de deux centrales hydroélectriques dans la partie inférieure du fleuve Churchill au Labrador. Le Projet comprend spécifiquement deux centrales hydroélectriques, respectivement à Gull Island et Muskrat Falls, ainsi que des lignes de transmission vers le réseau du Labrador. Les deux centrales auront une production totale de plus de 3 000 mégawatts (MW). La centrale de Gull Island aura une capacité de 2 250 MW et comprendra un barrage de 99 m de haut et 1 315 m de long, avec un réservoir de 232 km de long inondant un territoire de 85 km2. La centrale de Muskrat Falls aura quant à elle une capacité de 824 MW, comprendra un barrage de 32 m de haut et 432 m de long et un autre de 29 m de haut et 325 m de long, avec un réservoir de 59 km de long, inondant un territoire de 41 km2.

B.                 La décision de soumettre le Projet à une évaluation environnementale conjointe

[9]               En janvier 2007, le ministre de l’Environnement et de la Conservation de Terre-Neuve-et-Labrador (ministre provincial) décide que le Projet sera visé par l’Environmental Protection Act, SNL 2002, c. E-14.2 et sera assujetti à une étude d’impact environnemental. Il recommande également qu’une audience publique soit tenue relativement au Projet.

[10]           Un mois plus tard, Pêches et Océans Canada estime, afin que le Projet puisse être réalisé, qu’il devra prendre des mesures en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, c. F-14. Transports Canada estime à son tour qu’il devra prendre des mesures aux termes de l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur la protection des eaux navigables, L.R.C. 1985, c. N‑22. Puisque le Projet exige que Pêches et Océans Canada et Transports Canada délivrent des permis et fournissent des autorisations au préalable, ces derniers déterminent que le Projet doit être soumis à une évaluation environnementale fédérale. Pêches et Océans Canada et Transports Canada décident par ailleurs qu’ils seront les autorités responsables de l’évaluation environnementale. Ressources naturelles du Canada vient s’ajouter au groupe des autorités responsables le 19 août 2011 après avoir fait une garantie de prêt à Nalcor.

[11]           Considérant que le Projet risque d’entraîner des effets environnementaux négatifs, les autorités responsables recommandent de présenter le Projet à une Commission d’examen fédérale. En juin 2007, le ministre de l’Environnement fédéral suit cette recommandation et décide de renvoyer l’évaluation à une Commission d’examen.

[12]           Suite à ce processus, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador et le gouvernement fédéral conviennent de soumettre le Projet à un processus d’évaluation environnementale qui sera mené par une Commission d’examen conjoint.

C.                 Les lignes directrices de l’évaluation d’impact environnemental

[13]           En décembre 2007, le ministre provincial et l’Agence canadienne d’évaluation environnementale publient conjointement une version préliminaire des lignes directrices de l’évaluation d’impact environnemental.

[14]           Du 19 décembre 2007 au 27 février 2008, les lignes directrices de l’évaluation d’impact environnemental font l’objet d’une consultation publique.

[15]           Suite aux commentaires recueillis, le ministre provincial de l’environnement et son homologue fédéral publient une version définitive des lignes directrices de l’évaluation d’impact environnemental le 15 juillet 2008. Ils indiquent à Nalcor qu’elle devra s’inspirer de ces lignes directrices dans la réalisation de son étude d’impact environnemental afin de satisfaire les exigences législatives des deux gouvernements.

[16]           Le 8 janvier 2009, le ministre provincial et l’Agence canadienne d’évaluation environnementale concluent, conformément à l’article 40 de la LCÉE, une entente pour la constitution d’une Commission d’examen conjoint (« Entente relative à l’établissement d’une Commission d’examen conjoint pour l’évaluation environnementale du Projet de centrale de production d’énergie hydroélectrique dans la partie inférieure du fleuve Churchill »). Cette entente décrit le mandat de la Commission d’examen conjoint qui est essentiellement chargée de déterminer si la réalisation du Projet est susceptible, moyennant la mise en place de mesures d’atténuation par le promoteur Nalcor, d’avoir d’importants effets négatifs sur l’environnement. Selon l’entente, la Commission d’examen conjoint doit également inviter les groupes autochtones à présenter des observations sur leurs droits ancestraux dans la région du Projet ainsi que sur l’impact négatif que pourrait avoir le Projet sur ces derniers. Aux termes de l’article 15 de la LCÉE, le ministre de l’Environnement fédéral a défini la portée du Projet à être évalué comme incluant les centrales de Muskrat Falls et de Gull Island.

[17]           De façon générale, en vertu de l’article 34 de la LCÉE, la Commission d’examen conjoint doit, dans un premier temps, recueillir les renseignements nécessaires à l’évaluation environnementale du Projet sous examen. Deuxièmement, elle doit tenir des audiences de façon à donner au public la possibilité de participer à l’évaluation environnementale du Projet. Troisièmement, elle doit préparer un rapport comprenant ses conclusions et recommandations relativement à l’évaluation environnementale du Projet et résumant les observations du public. Quatrièmement, elle doit présenter son rapport au ministre de l’Environnement fédéral et aux autorités responsables.

[18]           Le 17 février 2009, Nalcor soumet son étude d’impact environnemental, élaborée conformément aux lignes directrices. Dans son étude d’impact environnemental, Nalcor identifie les effets environnementaux négatifs du Projet, propose des mesures susceptibles de les atténuer et en évalue l’importance compte tenu de ces mesures d’atténuation.

[19]           Du 9 mars 2009 au 15 avril 2011, 52 intervenants, dont les Innus de Ekuanitshit, présentent des observations concernant l’étude d’impact environnemental de Nalcor dans le cadre du processus de collecte de renseignements de la Commission d’examen conjoint. À la suite de ces observations, la Commission d’examen conjoint présente 166 demandes d’information à Nalcor, laquelle offre des réponses pour toutes ces demandes d’information. Les membres du public sont ensuite invités, à deux reprises, à soumettre des observations au sujet des réponses de Nalcor relativement aux demandes d’information.

[20]           Le 14 janvier 2011, après avoir compilé les observations des intervenants et avoir tenu compte des réponses de Nalcor aux demandes d’information, la Commission d’examen conjoint estime que l’évaluation peut passer à l’étape des audiences publiques.

[21]           Du 3 mars 2011 au 15 avril 2011, la Commission d’examen conjoint tient des audiences publiques dans six municipalités de Terre-Neuve-et-Labrador et du Québec. L’appelant formule des observations, dépose des documents et projette une vidéo lors d’une séance tenue à Sept-Îles, au Québec, le 7 avril 2011.

[22]           Le 23 août 2011, la Commission d’examen conjoint publie son « Rapport de la Commission d’examen sur le Projet de centrale hydroélectrique dans la partie inférieure du fleuve Churchill » et le présente au ministre de l’Environnement fédéral et aux autorités responsables. La conclusion principale de ce Rapport est que le Projet risque d’entraîner d’importants effets environnementaux et socioéconomiques négatifs, mais que les retombées économiques potentiellement importantes – quoiqu’incertaines – qu’il générerait compenseraient ces risques. Le Rapport formule également plus de 80 recommandations à propos des mesures d’atténuation et de l’information additionnelle qui sera requise sur certains aspects pour que le Projet puisse aller de l’avant.

[23]           À la suite de la publication du Rapport de la Commission d’examen conjoint, l’appelant correspond avec l’Agence canadienne d’évaluation environnementale et formule certaines demandes. L’appelant demande notamment qu’aucune décision ne soit prise concernant le Projet avant que des études sérieuses sur l’utilisation historique du territoire visé par le Projet et sur les hardes de caribous y vivant ne soient effectuées.

[24]           Le 12 mars 2012, dans le décret C.P. 2012-285, le gouverneur en conseil entérine à la fois la réponse du gouvernement fédéral au Rapport (réponse) et la décision que les autorités responsables devaient prendre aux termes de leurs lois respectives (décision). En vertu du jeu des paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE, le gouvernement fédéral et les autorités responsables devaient prendre connaissance du Rapport et déterminer si le Projet était justifié malgré ses effets environnementaux négatifs, mais il revenait ultimement au gouverneur en conseil d’approuver cette réponse.

[25]           La réponse, après avoir résumé le processus d’évaluation environnementale et les questions contenues dans le Rapport, présente les conclusions du gouvernement fédéral ainsi que les motifs pour lesquels les effets environnementaux négatifs importants du Projet sont justifiés par ses avantages. Elle répond également à chacune des recommandations de la Commission d’examen conjoint. Elle décrit en outre la participation du gouvernement fédéral au Projet.

[26]           La décision contient la liste des mesures d’atténuation qui doivent être mises en œuvre pour la réalisation du Projet et qui touchent, entre autres : les oiseaux, les poissons, les mammifères et leurs habitats ; l’utilisation par les autochtones de terres et de ressources à des fins traditionnelles ; les effets socioéconomiques ; le patrimoine physique et culturel. La décision prévoit également la mise sur pied d’un programme de suivi visant à contrôler l’exactitude de l’évaluation environnementale et l’efficacité des mesures d’atténuation qui devra se déployer du 1er octobre 2012 au 1er octobre 2037.

[27]           Le 16 mars 2012, les autorités responsables déposent officiellement leur décision, préalablement entérinée par le gouverneur en conseil, auprès de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale (portant le numéro de référence 07-05-26178).

[28]           Un mois plus tard, l’appelant dépose une demande de contrôle judiciaire du décret du gouverneur en conseil entérinant la réponse du gouvernement fédéral au Rapport ainsi que la décision subséquente des autorités responsables, approuvée par le décret.

II.                La décision du juge

[29]           Après avoir établi les faits de la présente affaire et procédé à une analyse de la preuve, le juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire pour trois motifs principaux.

[30]           Premièrement, le juge a déterminé que l’appelant n’a pas respecté les délais impartis pour demander le contrôle judiciaire du décret fixant la portée du Projet en vertu de l’article 15 de la LCÉE. Malgré cela, que la demande de contrôle soit hors délai ou non, le juge a conclu que la décision de maintenir la portée actuelle du Projet telle que présentée par Nalcor – c’est-à-dire sans la ligne de transport (entre le Labrador et l’île de Terre-Neuve) – était raisonnable et qu’aucun manquement au processus prévu par la LCÉE n’avait été établi.

[31]           Deuxièmement, le juge a estimé que la décision du gouvernement fédéral et des autorités responsables aux termes de l’article 16 de la LCÉE était raisonnable. Le gouvernement était conscient des effets environnementaux négatifs du Projet et les a soigneusement soupesés en relation avec les avantages et ce, dans une perspective nationale. Le juge a décidé que la crainte de l’appelant reliée à l’inversion de l’ordre de construction des deux barrages et à l’approbation du Projet Gull Island n’était pas à ce stade-ci fondée.

[32]           Troisièmement, le juge a déterminé au paragraphe 112 des ses motifs que le gouvernement a admis avoir une obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit et que la question était plutôt de savoir si la Couronne avait suffisamment consulté. Il a tout d’abord indiqué qu’il était prématuré de faire le contrôle judiciaire du processus de consultation et d’accommodement du gouvernement fédéral à ce stade-ci, mais il a néanmoins procédé à l’examen de cette question. Après avoir analysé la preuve au dossier ainsi que la jurisprudence concernant l’obligation de consultation de la Couronne, le juge a conclu que le processus de consultation n’était pas terminé et que la consultation effectuée à ce jour, c’est-à-dire jusqu’à la prise du décret par le gouverneur en conseil, était suffisante.

III.             Questions en litige

[33]           Le présent appel soulève deux questions :

  1. Le juge a-t-il erré en concluant que les décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables étaient conformes à la LCÉE?

2.      Le juge a-t-il erré en concluant que la Couronne n’avait pas contrevenu à son obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du Projet susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits ancestraux et de chercher des mesures d’accommodement.

IV.             Analyse

A.                Le juge a-t-il erré en concluant que les décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables étaient conformes à la LCÉE?

[34]           L’appelant soutient que le juge a commis plusieurs erreurs en concluant que les décisions contestées du gouverneur en conseil et des autorités responsables étaient conformes aux dispositions de la LCÉE. Les erreurs alléguées portent notamment sur (i) l’autorisation du Projet aux termes de l’article 37 de la LCÉE malgré l’absence de date de construction de la centrale de Gull Island, (ii) l’application incertaine de l’article 24 de la LCÉE et (iii) l’interaction entre les pouvoirs du gouverneur en conseil et du ministre de l’Environnement fédéral.

(1)               Norme de contrôle

[35]           En appel d’un jugement en matière de contrôle judiciaire, le rôle de cette Cour est de déterminer, dans un premier temps, si le juge a identifié la norme de contrôle appropriée et, dans un second temps, s’il l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 aux para. 45-47; Canada Agence du revenu c. Telfer, 2009 CAF 23 au para. 18).

[36]           En l’espèce, l’appelant soutient que le juge a erré en appliquant une norme de contrôle trop déférente aux décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables aux termes de l’article 37 de la LCÉE. Il reproche en outre au juge d’avoir souscrit aux principes de l’arrêt Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106 [Thorne’s Hardware], alors que la Cour suprême a récemment rejeté les principes de cet arrêt dans Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5 [Catalyst Paper]. Selon l’appelant, le juge aurait plutôt dû effectuer l’analyse de la norme de contrôle développée dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir] et conclure que la norme de la décision correcte devait s’appliquer aux questions de compétence et d’applicabilité de la LCÉE (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2007 CF 955, [2008] 3 R.C.F. 84, conf. 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6 [Mines Alerte]) ainsi qu’aux questions d’interprétation de la LCÉE (Georgia Strait Alliance c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2010 CF 1233, [2012] 3 R.C.F. 136 au para. 60, conf. 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155 [Georgia Strait]).

[37]           Je ne peux retenir les prétentions de l’appelant eu égard à la norme de contrôle applicable en l’espèce.

[38]           La Cour suprême du Canada nous enseigne qu’une analyse exhaustive n’est pas toujours nécessaire pour arrêter la bonne norme de contrôle. La cour de révision doit en effet commencer par déterminer si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier (Dunsmuir au para. 62).

[39]           En l’espèce, la question essentielle que le juge devait trancher relativement à la LCÉE était celle de savoir si le gouverneur en conseil et les autorités responsables avaient respecté les exigences de la Loi avant de rendre leurs décisions en vertu des paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE.

[40]           Le juge a déterminé, aux paragraphes 72 à 76 de ses motifs, que les décisions prises aux termes des paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE devaient être contrôlées à partir de la norme de la décision raisonnable. Pour arriver à cette conclusion, le juge s’est appuyé sur l’arrêt Thorne’s Hardware, mais également sur les arrêts Inverhuron & District Ratepayers’ Assn. c. Canada (ministre de l’Environnement), 2001 CAF 203 au para. 32, Bow Valley Naturalists Society c. Canada (ministre du Patrimoine canadien), [2001] 2 C.F. 461 au para. 78 et Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2005 CF 1123 au para. 74. Ces arrêts, de notre Cour et de la Cour fédérale, établissent qu’une cour de révision ne devrait pas intervenir dans une décision rendue par le gouverneur en conseil ou une autorité responsable en vertu de l’article 37 de la LCÉE, à moins que le processus législatif n’ait pas été suivi. Le juge a terminé sa revue de la jurisprudence en citant notre Cour aux paragraphes 75 et 76 de ses motifs comme suit :

[75]      Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne du blé) c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 214, au para 37, le juge Noël décrit les limites imposées à la capacité des tribunaux de réviser les décisions que prend le GC en vertu d’un pouvoir d’origine législative :

Il est bien établi en droit que lorsque le gouverneur en conseil exerce un pouvoir conféré par une loi, il doit demeurer dans les limites de la loi habilitante en ce qui a trait à l’habilitation et à la finalité. Le gouverneur en conseil est à tous les autres égards libre d’exercer son pouvoir conféré par la loi sans l’intervention de la Cour, sauf dans un cas flagrant ou lorsque la preuve établit l’absence de bonne foi (Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, p. 111; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, p. 752).

[76]      La Cour souscrit aux propos du juge Noël. De ce fait, elle ne peut intervenir dans les décisions que le GC et les ministres responsables ont prises aux termes des paragraphes 37(1.1) et 37(1) que si elle conclut que : 1) le processus légal prévu par la LCÉE n’a pas été convenablement suivi avant que l’on prenne les décisions visées par l’article 37; 2) les décisions du GC ou des ministres responsables ont été prises sans égard à l’objet de la LCÉE; ou 3) les décisions du GC ou des ministres responsables sont, dans les faits, dénuées de fondement raisonnable, ce qui équivaut à une absence de bonne foi.

[41]           J’estime que c’est à bon droit que le juge a conclu que la jurisprudence mentionnée ci-dessus établit de manière satisfaisante qu’une cour de révision doit faire preuve de déférence quand elle contrôle l’exercice d’un pouvoir délégué par la Loi au gouverneur en conseil ou à un ministre.

[42]           Comme la présente révision judiciaire n’implique aucune réelle question de compétence ou d’interprétation statutaire, les enseignements des arrêts Mines Alerte au paragraphe 135, et Georgia Strait au paragraphe 60, sur lesquels s’appuie l’appelant, ne trouvent pas application.

[43]           Au surplus, contrairement à ce qu’avance l’appelant, l’arrêt Catalyst Paper ne modifie pas substantiellement le droit applicable au contrôle judiciaire de l’exercice d’un pouvoir délégué. Bien qu’il soit juste d’affirmer que la Cour suprême du Canada a abandonné la distinction héritée de Thorne’s Hardware entre la politique, qui est en principe soustraite à la révision judiciaire, et la légalité, elle a néanmoins réitéré le principe suivant lequel une autorité « exerçant son pouvoir législatif délégué […] doit faire des choix de politique qui relèvent raisonnablement de l’étendue de l’autorité que la législature lui a octroyée » (Catalyst Paper au para. 14).

[44]           J’estime donc que le juge a correctement conclu qu’une déférence doit être accordée aux décisions prises en vertu des paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE, mais que la cour de révision doit s’assurer que l’exercice du pouvoir délégué par le Parlement demeure à l’intérieur des limites prévues par le régime législatif.

(2)               Raisonnabilité des décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables

[45]           L’appelant soutient que le juge a commis trois erreurs principales dans son analyse de la raisonnabilité des décisions contestées.

a)                  L’absence de date de construction de la centrale de Gull Island

[46]           Premièrement, l’argument essentiel de l’appelant est que le gouverneur en conseil et les autorités responsables ne pouvaient pas déterminer si les effets négatifs liés au Projet sont justifiables dans les circonstances, comme l’exigent les paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE, puisque le Projet tel que défini incluait la centrale de Gull Island, alors qu’à ce jour seule la construction de celle de Muskrat Falls a été confirmée.

[47]           Au sujet de l’abandon allégué de la construction de la centrale de Gull Island, le juge a écrit ce qui suit :

[91]      Les craintes du demandeur à propos de l’approbation du barrage de Gull Island constituent, fondamentalement, un argument relié à la détermination de la portée du Projet, ce qui, comme la Cour l’a déjà conclu, est prescrit dans le cas présent. Le demandeur soutient que ce barrage aurait dû être exclu ou [traduction] « supprimé de la portée » du projet. La Cour suprême du Canada a déjà décidé que la portée minimale d’un projet « est celle du projet tel qu’il est proposé par le promoteur » (voir l’arrêt Mines Alerte, précité, au para 39). Il est alors possible d’élargir la portée du Projet, mais non de la diminuer, et il est facile d’en comprendre la raison. Pourquoi un promoteur proposerait-il un projet plus étendu que celui qu’il envisage de construire? Cela ne ferait qu’alourdir davantage le processus d’EE [évaluation environnementale] sans aucune raison valable […]

[48]           Le juge a conclu que, à la lumière de la preuve et des obligations prévues à LCÉE, les décisions du gouverneur en conseil et des autorités responsables étaient raisonnables :

[95]      Il ressort des éléments de preuve présentés à la Cour que le gouvernement fédéral a été convenablement saisi des effets environnementaux négatifs potentiels du Projet. Par ailleurs, il justifie raisonnablement sa décision d’aller de l’avant dans ce dossier après avoir soupesé les avantages par rapport aux effets environnementaux négatifs, dans une perspective nationale. La Cour s’est penchée sur la réponse et la décision, il est clair qu’il s’agit dans les deux cas de décisions mûrement réfléchies qui mettent en équilibre des objectifs concurrentiels.

[49]           Je rappelle que les décisions contestées ont été prises aux termes des paragraphes 37(1) et 37(1.1) de la LCÉE, lesquels prévoient ce qui suit :

Autorité responsable

Decision of responsible authority

37.(1) Sous réserve des paragraphes (1.1) à (1.3), l’autorité responsable, après avoir pris en compte le rapport du médiateur ou de la commission ou, si le projet lui est renvoyé aux termes du paragraphe 23(1), le rapport d’étude approfondie, prend l’une des décisions suivantes :

37.(1) Subject to subsections (1.1) to (1.3), the responsible authority shall take one of the following courses of action in respect of a project after taking into consideration the report submitted by a mediator or a review panel or, in the case of a project referred back to the responsible authority pursuant to subsection 23(1), the comprehensive study report:

a) si, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, la réalisation du projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants ou est susceptible d’en entraîner qui sont justifiables dans les circonstances, exercer ses attributions afin de permettre la mise en œuvre totale ou partielle du projet;

(a) where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate,

 

(i) the project is not likely to cause significant adverse environmental effects, or

 

(ii) the project is likely to cause significant adverse environmental effects that can be justified in the circumstances,

 

The responsible authority may exercise any power or perform any duty or function that would permit the project to be carried out in whole or in part; or

b) si, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estime indiquées, la réalisation du projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux qui ne sont pas justifiables dans les circonstances, ne pas exercer les attributions qui lui sont conférées sous le régime d’une loi fédérale et qui pourraient permettre la mise en œuvre du projet en tout ou en partie.

(b) where, taking into account the implementation of any mitigation measures that the responsible authority considers appropriate, the project is likely to cause significant adverse environmental effects that cannot be justified in the circumstances, the responsible authority shall not exercise any power or perform any duty or function conferred on it by or under any Act of Parliament that would permit the project to be carried out in whole or in part.

Agrément du gouverneur en conseil

Approval of Governor in Council

(1.1) Une fois pris en compte le rapport du médiateur ou de la commission, l’autorité responsable est tenue d’y donner suite avec l’agrément du gouverneur en conseil, qui peut demander des précisions sur l’une ou l’autre de ses conclusions; l’autorité responsable prend alors la décision visée au titre du paragraphe (1) conformément à l’agrément.

(1.1) Where a report is submitted by a mediator or review panel,

 

(a) the responsible authority shall take into consideration the report and, with the approval of the Governor in Council, respond to the report;

 

(b) the Governor in Council may, for the purpose of giving the approval referred to in paragraph (a), require the mediator or review panel to clarify any of the recommendations set out in the report; and

 

(c) the responsible authority shall take a course of action under subsection (1) that is in conformity with the approval of the Governor in Council referred to in paragraph (a).

[50]           Aux termes de l’article 15 de la LCÉE, il revenait au ministre de l’Environnement fédéral de fixer la portée du Projet devant faire l’objet du processus d’évaluation environnementale et du Rapport de la Commission d’examen conjoint, sur lequel le gouverneur en conseil et les autorités responsables devaient ultimement se fonder pour prendre leurs décisions :

Détermination de la portée du projet

Scope of project

15.(1) L’autorité responsable ou, dans le cas où le projet est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, détermine la portée du projet à l’égard duquel l’évaluation environnementale doit être effectuée.

15.(1) The scope of the project in relation to which an environmental assessment is to be conducted shall be determined by

 

(a) the responsible authority; or

 

(b) where the project is referred to a mediator or a review panel, the Minister, after consulting with the responsible authority.

[51]           Dans le décret, le gouverneur en conseil décrit ainsi le Projet dont la portée avait été fixée, le 8 janvier 2009, par le ministre de l’Environnement fédéral (D.a., vol. 1 à la p. 201) :

L’entreprise Nalcor Energy propose d’aménager deux centrales hydroélectriques dans la partie inférieure du fleuve Churchill au centre du Labrador, dont la capacité combinée sera de 3 074 mégawatts (MW). Le projet consiste en deux barrages situés à Muskrat Falls et Gull Island, deux réservoirs et des lignes de transmission reliant Muskrat Falls, Gull Island et la centrale hydroélectrique existante de Churchill Falls. Parmi les autres infrastructures, on compte des routes d’accès, des ponts temporaires et des baraquements de chantier; des emprunts et des carrières, des aires de dérivation et des décharges.

[Je souligne.]

[52]           En l’espèce, les autorités responsables devaient, avec l’agrément du gouverneur en conseil, décider s’ils acceptaient d’exercer leurs attributions en vertu de leurs lois respectives, permettant ainsi au Projet tel que défini par le ministre de l’Environnement fédéral d’aller de l’avant. Pour ce faire, les autorités responsables et le gouverneur en conseil devaient déterminer si les effets environnementaux négatifs décrits dans le Rapport de la Commission d’examen conjoint étaient justifiables compte tenu des effets positifs découlant du Projet et de l’application de mesures d’atténuation appropriées.

[53]           Dans le décret, le gouverneur en conseil a déterminé, suite à la consultation du Rapport de la Commission d’examen conjoint ainsi que de diverses études gouvernementales, que « les avantages importants au niveau énergétique, économique, socio-économique et environnemental surpassent les effets environnementaux négatifs du Projet, tels qu’identifiés dans le Rapport de la Commission » (D.a., vol. 1 à la p. 206).

[54]           Je partage l’avis de l’appelant suivant lequel l’abandon de la centrale de Gull Island, s’il était avéré, soulèverait des questions sérieuses concernant la validité de l’évaluation environnementale et des décisions contestées. Le Projet autorisé par le gouverneur en conseil et les autorités responsables suite à l’exercice de pondération imposé par l’article 37 de la LCÉE comprenait la centrale de Muskrat Falls ainsi que celle de Gull Island. Je préciserais que cette autorisation ne représente pas un chèque en blanc pour Nalcor lui permettant de repousser la construction de la centrale Gull Island ad vitam aeternam. Si Nalcor devait renoncer à la construction de la plus importante des deux centrales évaluées (Gull Island), ou si un retard déraisonnable dans la construction de cette centrale devait s’opérer, la pondération effectuée à l’aune des conclusions du Rapport s’en trouverait nécessairement compromise.

[55]           Je relève cependant que l’appelant n’a soumis aucune preuve que la centrale de Gull Island était réellement abandonnée par le promoteur. Pour sa part, Nalcor affirme que la construction de la centrale Gull Island n’est pas abandonnée et qu’elle a toujours l’intention de la construire. Elle explique sa difficulté à fournir une date de début des travaux par son obligation de satisfaire à des mécanismes de contrôle internes, exigeant notamment la confirmation d’accès à des marchés commerciaux susceptibles d’assurer la rentabilité de la centrale de Gull Island.

[56]           La séquence de construction des deux centrales a certes été modifiée en novembre 2010. À la suite de cette modification, il a été décidé que la centrale de Muskrat Falls serait construite en premier, alors qu’elle devait initialement suivre celle de Gull Island. L’inversion de la séquence de construction des centrales n’implique toutefois pas que Gull Island ne verra jamais le jour.

[57]           Il appert tout au plus que, contrairement à la centrale de Muskrat Falls, aucune date fixe de construction n’est prévue pour le moment pour la centrale de Gull Island. Or, l’appelant n’a fourni aucune autorité statutaire ou jurisprudentielle exigeant qu’un promoteur fournisse à l’avance une date de construction précise pour chaque composante d’un projet de cette ampleur. En fait, s’il est vrai que rien ne permet de conclure que la centrale de Gull Island sera effectivement construite, en revanche, rien ne permet d’affirmer le contraire.

[58]           En l’absence de preuve de l’abandon de la construction de la centrale de Gull Island ou d’un retard déraisonnable quant à sa construction, l’appelant n’a pas démontré qu’il était déraisonnable pour le gouverneur en conseil et les autorités responsables de conclure que, compte tenu des effets positifs et des mesures d’atténuation proposées, les effets environnementaux négatifs découlant du Projet incluant les deux centrales étaient justifiables.

[59]           Je partage donc la conclusion du juge et je suis d’avis que ce moyen d’appel doit échouer.

b)                  L’article 24 de la LCÉE

[60]           En deuxième lieu, l’appelant soutient que le juge a erré en affirmant que l’article 24 de la LCÉE s’appliquerait si la centrale de Gull Island n’était pas construite dans un délai raisonnable. En première instance, l’appelant a fait valoir qu’approuver le Projet alors qu’aucune date de construction n’était prévue pour la centrale de Gull Island équivalait à fournir une approbation indéfinie au Projet, ce qui était préjudiciable à l’appelant étant donné les impacts environnementaux négatifs importants en découlant.

[61]           Souscrivant à un argument de Nalcor, le juge a conclu que l’article 24 de la LCÉE permettrait d’empêcher l’approbation indéfinie du Projet décriée par l’appelant :

[91]      […] Par ailleurs, l’article 24 de la LCÉE empêche que l’on approuve pour une durée indéterminée n’importe quelle composante d’un projet qui ne sera pas construit dans un délai raisonnable.

[62]           L’article 24 de la LCÉE prévoit entre autres que, lorsqu’un promoteur propose de mettre en œuvre un projet ayant déjà fait l’objet d’une évaluation environnementale, l’autorité responsable doit utiliser l’évaluation et le rapport correspondant, tout en apportant les modifications rendues nécessaires par le changement de circonstances :

Utilisation d’une évaluation antérieure

Use of previously conducted environmental assessment

24.(1) Si un promoteur se propose de mettre en œuvre, en tout ou en partie, un projet ayant déjà fait l’objet d’une évaluation environnementale, l’autorité responsable doit utiliser l’évaluation et le rapport correspondant dans la mesure appropriée pour l’application des articles 18 ou 21 dans chacun des cas suivants :

24.(1) Where a proponent proposes to carry out, in whole or in part, a project for which an environmental assessment was previously conducted and

a) le projet n’a pas été mis en œuvre après l’achèvement de l’évaluation;

(a) the project did not proceed after the assessment was completed,

[…]

 

The responsible authority shall use that assessment and the report thereon to whatever extent is appropriate for the purpose of complying with section 18 or 21.

Adaptations nécessaires

Necessary adjustments

(2) Dans les cas visés au paragraphe (1), l’autorité responsable veille à ce que soient apportées au rapport les adaptations nécessaires à la prise en compte des changements importants de circonstances survenus depuis l’évaluation et de tous renseignements importants relatifs aux effets environnementaux du projet.

(2) Where a responsible authority uses an environmental assessment and the report thereon pursuant to subsection (1), the responsible authority shall ensure that any adjustments are made to the report that are necessary to take into account any significant changes in the environment and in the circumstances of the project and any significant new information relating to the environmental effects of the project.

[63]           Les intimés admettent que les conditions d’application de l’article 24 de la LCÉE sont incertaines. Nalcor concède également que les propos du juge portent à confusion et qu’il est inexact d’affirmer que l’article 24 de la LCÉE « empêche » l’approbation indéfinie d’un projet ou de l’une de ses composantes. Selon Nalcor, cette disposition implique cependant que le législateur a envisagé des situations où un projet, après avoir fait l’objet d’une évaluation environnementale, n’a pas été mis en œuvre et où l’évaluation initiale doit être adaptée pour tenir compte des changements de circonstances survenus entre-temps.

[64]           L’article 24 de la LCÉE n’a reçu jusqu’ici qu’un traitement jurisprudentiel sommaire. Cet article semble viser les situations où un promoteur soumet à l’approbation gouvernementale un projet ayant déjà été évalué mais qui n’a jamais été mis en œuvre. En imposant à l’autorité responsable d’utiliser, moyennant les modifications qui s’imposent, l’évaluation environnementale antérieure, l’article 24 de la LCÉE semble favoriser une certaine efficacité administrative en évitant les dédoublements inutiles tout en permettant de minimiser les risques des impacts découlant de l’approbation d’un projet qui n’est pas construit dans un délai raisonnable.

[65]           La pertinence d’une telle disposition dans le cadre de l’actuel contrôle judiciaire n’est pas claire. Non seulement la mise en œuvre du Projet est-elle à peine entamée en l’espèce, mais il est difficile de concevoir en quoi le mécanisme prévu à l’article 24 de la LCÉE, envisageant des situations susceptibles de surgir bien après l’approbation d’un projet, peut intervenir dans la révision judiciaire de la décision d’approbation prise aux termes de l’article 37 de la LCÉE.

[66]           Même si le juge n’avait pas à se prononcer dans les circonstances de la présente affaire sur l’application de l’article 24 de la LCÉE, ses conclusions ne portent pas à conséquence. En effet, la discussion autour de l’abandon de la construction de la centrale de Gull Island, alors que moins de trois ans se sont écoulés depuis l’approbation du Projet, est à ce stade-ci entièrement hypothétique et spéculative et ne saurait compromettre la raisonnabilité des décisions contestées.

c)                  Les limites aux pouvoirs du gouverneur en conseil en vertu de la LCÉE

[67]           Troisièmement, l’appelant maintient que le juge a erré en concluant que le pouvoir du gouverneur en conseil est limité par la décision sur la portée du Projet prise par son ministre de l’Environnement, qui lui est subordonné. L’appelant prétend qu’en concluant ainsi, le juge va à l’encontre du principe suivant lequel les pouvoirs du gouverneur en conseil, représentant le gouvernement démocratique élu, « doivent être présumés primer sur ceux d’un simple ministre de l’Environnement » (mémoire de l’appelant au para. 122).

[68]           Se penchant sur le pouvoir du gouverneur en conseil ou des autorités responsables de modifier la portée du Projet de façon à tenir compte du fait qu’aucune date de construction n’a été soumise par le promoteur, le juge a conclu de la façon suivante :

[91]      […] La Cour suprême du Canada a déjà décidé que la portée minimale d’un projet « est celle du projet tel qu’il est proposé par le promoteur » (voir l’arrêt Mines Alerte, précité, au para 39). Il est alors possible d’élargir la portée du Projet, mais non de la diminuer […]

[69]           Le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil et des autorités responsables d’autoriser un projet malgré ses effets environnementaux négatifs est circonscrit par la LCÉE. L’article 15 de la LCÉE prévoit clairement que la décision que le gouverneur en conseil et les autorités responsables doivent prendre aux termes de l’article 37 de la LCÉE vise un projet dont la portée a préalablement été déterminée par le ministre de l’Environnement. Le libellé de l’article 15 précise en outre que le ministre de l’Environnement doit consulter l’autorité responsable avant de fixer la portée du projet : « […] dans le cas où le projet est renvoyé à la médiation ou à l’examen par une commission, le ministre, après consultation de l’autorité responsable, détermine la portée du projet à l’égard duquel l’évaluation environnementale doit être effectuée ».

[70]           Comme le mentionne le juge, la Cour suprême du Canada a conclu, dans l’affaire Mines Alerte, au paragraphe 39, que « la portée minimale du projet est celle du projet tel qu’il est proposé par le promoteur, et l’ [autorité responsable] ou le ministre a le pouvoir de l’élargir lorsque les faits et les circonstances du projet le justifient ». C’est donc dire qu’une fois que le promoteur a proposé un projet pour fins d’évaluation, le ministre peut en élargir la portée, mais non la diminuer.

[71]           L’appelant maintient que « la détermination de la portée du projet par le ministre est […] subordonnée au pouvoir du gouverneur en conseil de constater que le projet a changé et de renvoyer le rapport de la CEC [Commission d’examen conjoint] aux autorités responsables » et ce, pour qu’ils adaptent le rapport en fonction des changements survenus depuis l’évaluation environnementale initiale. L’appelant cite comme principale autorité à l’appui de cette prétention le paragraphe 24(2) de la LCÉE. Tel que précédemment mentionné, ce paragraphe prévoit que, lorsqu’un promoteur propose un projet ayant déjà fait l’objet d’une évaluation environnementale mais qui n’a pas été mis en œuvre, l’autorité responsable doit utiliser cette évaluation en y apportant les « adaptations nécessaires à la prise en compte des changements importants de circonstances survenus depuis l’évaluation et de tous renseignements importants relatifs aux effets environnementaux du projet ».

[72]           À l’instar des deux premiers arguments de l’appelant, cette prétention se fonde en dernière analyse sur l’hypothèse que la centrale de Gull Island ne sera pas mise en œuvre. Même s’il revenait au gouverneur en conseil de constater qu’un projet ou qu’une partie de projet n’a pas été mis en œuvre au sens du paragraphe 24(1) de la LCÉE, ce qui n’a pas été démontré, rien ne permet de conclure qu’une absence de date précise de construction, moins de trois ans après l’émission du décret d’approbation, signifie que la centrale de Gull Island ne sera pas mise en œuvre dans un délai raisonnable.

[73]           Quoi qu’il en soit, le fait que le gouverneur en conseil et les autorités responsables aient exercé leur pouvoir d’approuver un projet dont la portée a été définie par le ministre habilité à le faire par la Loi milite en faveur de la raisonnabilité des décisions contestées, et non l’inverse.

[74]           Pour ces motifs, je suis d’avis que la conclusion du juge est conforme à l’économie de la LCÉE, aux enseignements de la Cour suprême du Canada et aux faits de l’espèce.

d)                 Autres moyens d’appel

[75]           Il convient de mentionner que l’appelant a soulevé deux autres moyens d’appel que la Cour n’a toutefois pas à trancher.

[76]           L’appelant soutient d’abord que le juge a erré en concluant que la décision que l’appelant contestait réellement était celle prise par le ministre en vertu de l’article 15 de la LCÉE (motifs du juge aux para. 41-68).

[77]           Bien qu’il semble que la portée du Projet ait bel et bien fait l’objet de nombreuses discussions en première instance, l’appelant a admis en appel devant cette Cour qu’il ne contestait ni la décision du ministre de l’Environnement fédéral de maintenir la portée du Projet tel que proposée par Nalcor ni les conclusions du Rapport de la Commission d’examen conjoint. Il n’est donc pas nécessaire d’aborder les conclusions du juge à cet égard car elles ne sauraient avoir d’impact sur le présent appel.

[78]           L’appelant fait également valoir que le juge a erré en déterminant que l’appelant demandait une redéfinition du Projet ou le recommencement des consultations, alors qu’il ne demandait seulement à la Cour qu’elle ordonne au gouverneur en conseil et aux autorités responsables de prendre une nouvelle décision fondée sur le projet réellement mis œuvre, qui n’inclut pas la centrale de Gull Island (motifs du juge au para. 2).

[79]           Tel qu’indiqué précédemment, il semble que l’appelant ait fait des représentations en première instance au sujet de la portée adéquate du Projet. L’appelant souligne toutefois que la principale réparation recherchée en première instance et en appel est le renvoi du Rapport au gouverneur en conseil et aux autorités responsables afin qu’ils prennent les décisions qui s’imposent à partir de ce qu’il considère être le réel projet. Puisque l’appelant affirme ne pas rechercher les réparations qu’il reproche au juge d’avoir mentionnées dans ses motifs et que le juge a pris en compte celles réellement poursuivies par l’appelant, toute erreur alléguée du juge sur cet élément ne saurait avoir d’incidence sur cet appel.

(3)               Conclusion

[80]           L’appelant ne m’a pas convaincu que le juge a commis une erreur dans son analyse de la raisonnabilité de la décision du gouverneur en conseil et de la décision des autorités responsables qui justifierait l’intervention de cette Cour.

[81]           J’aborderai maintenant la deuxième question en litige portant sur l’obligation de consultation de la Couronne.

B.                 Le juge a-t-il erré en concluant que la Couronne n’avait pas contrevenu à son obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit sur les éléments du Projet susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits ancestraux et de chercher des mesures d’accommodement?

(1)               Norme de contrôle

[82]           Le juge a souligné dans ses motifs qu’une question portant sur l’existence et la teneur de l’obligation de consultation commandait la norme de la décision correcte. Il a également précisé que la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consultation attire la norme de la décision raisonnable car il s’agit d’une question mixte de fait et de droit. Dans la présente affaire, les parties reconnaissent que la Couronne a dès le départ reconnu son obligation de consultation. La question qui se pose dès lors n’est pas de décider si la Couronne a une obligation de consulter mais plutôt de déterminer si par ses efforts la Couronne s’est adéquatement acquittée de son obligation de consultation. Or, comme l’a souligné le juge Binnie dans Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103 aux paragraphes 48 et 77 [Little Salmon] la « norme de contrôle … à l’égard du caractère adéquat de la consultation, est celle de la décision correcte », mais cela doit tout de même « être évalué à la lumière du rôle et de la fonction de la consultation au regard des faits de l’espèce, et de la question de savoir si cet objectif a été rempli au regard des faits. »

[83]           C’est à travers ce prisme que seront examinées les prochaines questions.

(2)               Obligation de consultation de la Couronne

[84]           L’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones, s’il y a lieu, et de trouver des accommodements avant même que l’existence des droits ou de titre n’ait été décidée, a été reconnue en 2004 par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550 [Taku River] et Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 [Nation haïda]. Cette obligation de consulter de la Couronne est ancrée dans le principe de l’honneur de la Couronne et oblige celle-ci à consulter « lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci » (Nation haïda au para. 35; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650 aux para. 31, 40 et 41 [Carrier Sekani]). Elle requiert que le gouvernement procède à une consultation véritable et de bonne foi des autochtones concernés afin de déterminer ce qui est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits et de trouver des mesures d’accommodement dans un esprit de conciliation (Nation haïda aux para. 20 et 25; Carrier Sekani au para. 31). L’obligation d’agir avec honneur remonte à l’affirmation de la souveraineté par la Couronne alors que les peuples autochtones étaient déjà ici à l’arrivée des Européens (Nation haïda au para. 25). Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui reconnaît et confirme les droits et les titres ancestraux des autochtones, consacre ce principe (Taku River au para. 24). Ainsi, l’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu’elle transige avec les autochtones (R c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; R c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456).

[85]           L’obligation de consultation de la Couronne ne peut être définie en vase clos, et l’intensité de cette obligation varie sur un continuum selon les circonstances. Sur la base du critère de la proportionnalité, la nature, l’obligation et le niveau de la consultation dépendra « de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué et de la gravité des effets préjudiciables potentiels, sur le droit ou le titre » (Nation haïda aux para. 39, 43-45; Taku River aux para. 29 à 32; Carrier Sekani au para. 36).

a)                  La décision de la Cour suprême du Canada dans Nation Tsilhqot’in

[86]           À titre de remarque liminaire, il importe de mentionner que la Cour suprême du Canada a rendu sa décision Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 [Tsilhqot’in] après l’audition de la présente affaire devant cette Cour. Les parties ont toutefois eu l’occasion de soumettre des représentations écrites supplémentaires concernant l’impact de cette décision sur le dossier. La présente affaire est donc abordée en prenant en compte les principes élaborés par la Cour suprême du Canada dans Nation Tsilhqot’in.

[87]           L’arrêt Nation Tsilhqot’in porte notamment sur l’existence et les attributs d’un titre ancestral ainsi que sur l’obligation de consultation de la Couronne. Cette décision de la Cour suprême du Canada vient préciser les principes existants concernant la façon dont la Couronne doit traiter l’existence potentielle d’un titre ancestral alors qu’une mesure envisagée pourrait avoir un effet préjudiciable sur le titre ancestral. Dans Nation Tsilhqot’in, au vu de la preuve et au terme d’un procès qui a duré 339 jours sur une période de cinq ans, le juge Vickers de la Cour suprême de la Colombie-britannique a conclu à l’existence d’un titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué. La Cour suprême du Canada a, quant à elle, déclaré l’existence du titre ancestral.

[88]           La Cour suprême du Canada en est également arrivée à la conclusion que la Couronne avait manqué à son obligation de consultation en rapport avec certaines activités forestières sur les terres visées par le titre ancestral car aucune consultation significative n’a eu lieu avec la Nation Tsilhqot’in (Nation Tsilhqot’in aux para. 95-96).

b)                  La présente affaire

[89]           En l’espèce, le gouvernement fédéral a accepté en 1979 de négocier avec les Innus de Ekuanitshit une revendication territoriale en vue de conclure un traité sur le fondement de l’occupation traditionnelle des terres. Bien que les revendications territoriales des Innus de Ekuanitshit ne soient pas à ce jour réglées, l’occupation traditionnelle des terres en question est acceptée comme toile de fond par le gouvernement fédéral et par Nalcor, bien que cette dernière ait commencé par nier cette occupation traditionnelle mais s’est par la suite ravisée.

[90]           Compte tenu de l’utilisation et de l’occupation de leurs terres traditionnelles, on peut comprendre que les Innus de Ekuanitshit aient réagi avec méfiance lorsque Nalcor a présenté le Projet hydroélectrique en cause. Dans le contexte d’une revendication territoriale acceptée pour négociation par le gouvernement, il est raisonnable de croire que ce Projet pouvait a priori porter atteinte aux droits non encore établis des Innus de Ekuanitshit sur les terres revendiquées. C’est d’ailleurs ce qui a fait dire au juge au paragraphe 104 de ses motifs que « l’[appelant] fait une preuve prima facie solide des droits d’usage des terres dans le secteur visé par le Projet ». Conformément aux principes jurisprudentiels établis, la Couronne avait donc l’obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit et cette consultation devait se dérouler à un niveau qui dépassait le strict minimum sur le continuum.

[91]           Comme je l’ai mentionné précédemment, l’appelant ne remet pas en cause le fait que la Couronne ait consulté les Innus de Ekuanitshit. Il n’est pas question d’un cas de figure où la Couronne nie son obligation de consulter ou aurait pris une décision pouvant toucher les droits d’un groupe autochtone sans consultation (Nation haïda; Mikisew Cree; Nation Tsilhqot’in). La question soulevée par l’appelant et qui doit être tranchée est plutôt de savoir si la consultation effectuée à ce jour par la Couronne était suffisante et répondait au critère de proportionnalité en prenant en compte non seulement la solidité de la revendication mais également la gravité de l’incidence négative que la mesure gouvernementale proposée aurait sur le droit revendiqué (Nation haïda au para. 39; Nation Tsilhqot’in au para. 79).

[92]           Il convient donc à ce stade-ci d’examiner le déroulement du processus qui a été utilisé par le gouvernement pour mener sa consultation avec les Innus d’Ekuanitshit. J’ai déjà indiqué que le gouvernement fédéral a reconnu d’emblée son obligation de consulter. Afin de donner suite à cette obligation, le gouvernement fédéral a mis en place dès le départ son cadre de consultation lequel prévoit cinq phases de dialogue entre le gouvernement et les autochtones avant que le Projet ne soit exécuté. Ces cinq phases sont les suivantes :

-           Phase I :          Participation et consultation initiales sur le projet d’entente relative à la Commission d’examen conjoint, la nomination des membres de la Commission d’examen conjoint et les lignes directrices sur l’étude d’impact environnemental;

-           Phase II :         Processus de la Commission d’examen conjoint menant aux audiences;

-           Phase III :       Audiences et préparation du rapport d’évaluation environnementale de la Commission d’examen conjoint;

-           Phase IV :       Consultation sur le rapport d’évaluation environnementale de la Commission d’examen conjoint;

-           Phase V :         Délivrance des permis réglementaires.

(D.a., vol. 12, onglet 22 à la p. 4049)

[93]           Ce cadre de consultation permet aux autochtones de présenter leur point de vue au sujet :

-           De leur savoir traditionnel en ce qui concerne les effets environnementaux du Projet;

-           Des effets que les changements dans l’environnement causés par le Projet peuvent avoir sur l’utilisation actuelle des terres et des ressources à des fins traditionnelles;

-           De la nature et la portée de leurs droits ancestraux potentiels ou établis ou de leurs droits issus de traités, les répercussions que les activités de la Couronne par rapport au Projet pourraient avoir sur ces droits et les mesures appropriées pour éviter ou atténuer ces répercussions.

(D.a., vol. 12, onglet 22 à la p. 4044)

[94]           Dans ce contexte, le gouvernement a identifié les groupes autochtones qui pouvaient être affectés par le Projet. Les Innus de Ekuanitshit faisaient partie des groupes identifiés par le gouvernement et le juge note dans sa décision que l’appelant a participé tôt et activement au processus de consultation, notamment par le biais du processus d’évaluation environnementale.

c)                  Processus d’évaluation environnementale

[95]           Dans la présente affaire, l’appelant opine que le juge a erré en affirmant que le processus d’évaluation environnementale prévu aux termes de la LCÉE permettait à la Couronne d’y intégrer la consultation afin de satisfaire en partie à ses obligations constitutionnelles.

[96]           Dans le cadre du processus d’évaluation environnementale du Projet, la Commission d’examen conjoint avait le mandat d’inviter les groupes autochtones à venir expliquer leur utilisation du territoire et de quelle façon le Projet les affectait. Dans l’exécution de son mandat, la Commission d’examen conjoint devait tenir compte de plusieurs facteurs à la suite de l’évaluation environnementale conformément aux paragraphes 16(1) et 16(2) de la LCÉE et aux articles 57 et 69 de l’Environmental Protection Act de Terre-Neuve-et-Labador, notamment « les commentaires des groupes et de la population autochtones, du public et des parties intéressées reçus par la Commission dans le cadre de l’ [évaluation environnementale]… » (D.a., vol. 3 à la p. 909).

[97]           Le mandat de la Commission d’examen conjoint relativement aux considérations touchant les droits des autochtones ne lui permettait toutefois pas de se prononcer ou d’interpréter les éléments suivants :

-          La validité ou la force de la revendication des droits ancestraux et des titres autochtones ou des droits issus de traités présentée par des groupes autochtones;

-          La portée ou la nature de l’obligation de la Couronne de consulter les autochtones ou groupes autochtones;

-          La mesure dans laquelle le Canada ou Terre-Neuve-et-Labrador ont rempli leurs obligations respectives de consulter ou d’accommoder par rapport aux droits reconnus et affirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;

-          La portée, la nature ou la signification de l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador.

[98]           En d’autres termes, la Commission d’examen conjoint ne pouvait se prononcer sur la solidité des droits revendiqués par les Innus de Ekuanitshit ni sur la portée de l’obligation de consultation mais elle devait considérer les impacts du Projet sur leurs droits revendiqués.

[99]           Dans Taku River, la Cour suprême a conclu que la participation à un forum créé pour d’autres besoins, tel un processus d’évaluation des impacts sur l’environnement et le milieu social, peut tout de même satisfaire à l’obligation de consulter si, pour l’essentiel, un niveau approprié de consultation a été rendu possible. Ce principe a été récemment expressément réitéré dans Little Salmon au paragraphe 39 et dans Carrier Sekani aux paragraphes 55 à 58. La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Binnie, nous enseigne aussi que, dans les circonstances appropriées,  le processus d’évaluation environnementale prévu à la LCÉE peut être utilisé par le gouvernement fédéral afin de mener des consultations et s’acquitter de son obligation de consultation envers les autochtones (Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557 au para. 45).

[100]       Une invitation de la part de la Couronne à un groupe autochtone de participer à une évaluation environnementale ne sera pas nécessairement suffisante pour décharger la Couronne de son obligation de consultation (Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388). Le groupe autochtone doit participer à la consultation en tant « que première nation » et non « en tant que membre du public » (Little Salmon au para. 79). Or, dans la présente affaire, il serait inexact de prétendre que l’appelant n’a pas participé en tant que première nation dans le processus d’évaluation environnementale. Plus particulièrement, l’appelant a formulé des commentaires concernant le contenu de l’étude d’impact de Nalcor, il a été invité à faire part de ses observations sur l’ébauche d’Entente relative à l’établissement d’une Commission d’examen conjoint ainsi que d’y nommer les membres. L’appelant a également reçu une aide financière à même le Fonds d’aide financière aux participants de l’Agence d’évaluation environnementale qui lui a permis de présenter des observations écrites sur l’étude d’impact de Nalcor. L’appelant a aussi présenté des observations orales à Sept-Îles en 2011 (motifs du juge aux para. 114-116).

[101]       À la suite de la Phase IV du cadre de consultation portant sur la « consultation sur le rapport d’évaluation environnementale de la Commission d’examen conjoint », la Commission d’examen conjoint a remis son Rapport. Les conclusions de la Commission d’examen conjoint concernant les Innus de Ekuanitshit et le territoire couvert par le Projet sont déterminantes dans la présente affaire. De par son mandat, la Commission d’examen conjoint a notamment tiré le constat que l’utilisation contemporaine du territoire par les Innus de Ekuanitshit dans la zone couverte par le Projet était saisonnière, sporadique, de courte durée et que les impacts, bien que négatifs, ne seraient pas importants. La Commission d’examen conjoint s’est exprimée en ces termes :

En plus de la chasse au caribou, la commission a constaté que les autres activités d’utilisation des terres et des ressources par des Autochtones du Québec dans la zone du projet semblent saisonnières, sporadiques et de courte durée, y compris la récolte fortuite le long de la route translabradorienne.

La commission a également constaté que de nombreux sites fréquentés par les Autochtones du Québec pour leurs activités d’utilisation des terres et des ressources sont situés à l’extérieur de la zone du projet et demeureraient intacts et accessibles.

D’après l’information sur l’utilisation actuelle des terres et des ressources obtenue pendant le processus d’évaluation environnementale, il existe des incertitudes relatives à l’étendue et à l’emplacement des activités actuelles d’utilisation des terres et des ressources par les groupes autochtones du Québec dans la zone du projet. La commission reconnaît que des informations supplémentaires pourraient être obtenues au cours des consultations du gouvernement. Dans la mesure où il existe une utilisation actuelle du territoire dans la zone du projet, la commission a conclu que les effets du projet sur les activités d’utilisation des ressources et du territoire par les groupes autochtones du Québec, une fois que les mesures d’atténuation proposées par Nalcor et celles recommandées par la commission auront été mises en œuvre, seraient négatifs, mais ne seraient pas importants. (D.a., vol. 3 à la p. 756)

[Je souligne.]

[102]       Il importe de signaler que cette conclusion de la Commission d’examen conjoint n’est pas contestée par l’appelant.

[103]       L’acceptation par le gouvernement de négocier une revendication globale et l’admission par Nalcor de l’occupation traditionnelle des terres revendiquées permettent de conclure qu’à première vue un projet comme celui de Nalcor pourrait être susceptible d’avoir des effets préjudiciables sur les droits et le titre revendiqués. Cependant, le contexte factuel et la preuve concernant l’occupation contemporaine par l’appelant sur le territoire couvert par le Projet sont des éléments importants pour évaluer la solidité des droits mais également pour cerner le réel impact et la gravité de l’incidence négative que pourrait avoir le Projet sur les droits de l’appelant.

[104]       Comme je l’ai souligné plus haut, l’évaluation de la suffisance de l’obligation de consultation doit se faire sur la base de deux éléments indissociables, soit la solidité de la revendication et la gravité de l’impact d’un projet envisagé. La Commission d’examen conjoint, après avoir tenu ses audiences, a conclu que les intérêts contemporains de l’appelant dans la zone visée par le Projet étaient saisonniers, sporadiques et de courte durée. Qui plus est, si l’utilisation et l’occupation du territoire revendiqué à des fins traditionnelles ne sont pas remis en question ni par le gouvernement fédéral ni par Nalcor, j’ajouterais que la preuve au dossier avancée par l’appelant étayant l’intérêt des Innus de Ekuanitshit dans la zone du Projet demeure somme toute limitée.

[105]       Dans Nation Tsilhqot’in, la preuve révélait a priori l’existence d’un titre ancestral solide et l’existence de ce titre ancestral dans le territoire désigné avait préalablement été établie par une cour à la suite d’un débat contradictoire quant à la preuve du titre. Dès lors que l’existence d’un titre ancestral est établie, il va de soi que le niveau de consultation et d’accommodement est nécessairement plus élevé (Nation Tsilhqot’in). Dans le présent dossier, la question du titre ancestral n’a pas directement été soulevée par l’appelant.

[106]       Même en tenant pour acquis l’occupation traditionnelle des Innus de Ekuanitshit sur le territoire visé par le Projet, comme l’a fait valoir la Commission d’examen conjoint dans ses conclusions qui ne sont pas contestées, l’intérêt auquel les Innus de Ekuanitshit peuvent prétendre et la gravité de l’incidence négative que le Projet proposé aurait sur les droits revendiqués demeurent limités.

d)                 Recours prématuré

[107]       Insatisfait du déroulement de la consultation, l’appelant n’a pas attendu la fin du processus pour saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire alléguant le caractère insuffisant de la consultation pour les Phases précédant la Phase V du cadre de consultation. Le juge a conclu qu’il était prématuré de décider si la consultation avait été adéquate puisque la consultation n’était pas terminée en ce que la Phase V du cadre de consultation reste à venir. Malgré ce constat, le juge a analysé le déroulement de la consultation jusqu’à la phase V et a conclu qu’elle était suffisante. Devant cette Cour, l’appelant conteste le bien-fondé de cette conclusion du juge.

[108]       Avec respect, il m’est difficile de conclure que le juge a erré en concluant que l’appelant a été adéquatement consulté avant la prise du décret par le gouvernement. La phase V du cadre de consultation confirme que le processus de consultation entre la Couronne et les autochtones se poursuit jusqu’à la délivrance des permis par Transports Canada et Pêches et Océans. Ces permis autoriseront Nalcor à poser certains gestes dont la construction des barrages qui pourraient avoir des conséquences sur les eaux navigables aux termes de la Loi sur la protection des eaux navigables ou l’habitat du poisson aux termes de la Loi sur les pêches. Mais nous n’en sommes pas là. Comme l’ont confirmé et admis les représentants du Procureur général du Canada, la consultation du gouvernement fédéral n’est pas complétée et elle se poursuivra jusqu’à la dernière étape, soit la délivrance des permis.

[109]       Comme il a été expliqué dans l’affaire Nation haïda, la consultation peut donner lieu à l’obligation de trouver des accommodements aux préoccupations des Autochtones en adaptant des décisions ou des politiques en conséquence (voir à cet égard Taku River au para. 42). Le Comité d’examen conjoint a conclu que certaines études devraient être menées à une étape ultérieure afin de mieux prendre en compte les préoccupations des autochtones du Québec, dont l’appelant. Il ne fait aucun doute que le Comité d’examen conjoint, et par conséquent les défendeurs dans cette affaire, ont examiné la question de savoir dans quelle mesure les préoccupations de l’appelant devaient faire l’objet d’accommodements au stage de l’approbation du Projet et dans quelles autres circonstances celui-ci pourrait continuer de participer au processus de façon à s’assurer que ses préoccupations soient prises en compte et, si requis, fassent l’objet de mesures adéquates d’accommodement. On s’attend donc à ce que à chacune des étapes (permis, licences et autres autorisations) ainsi que lors de l’évaluation du caractère adéquat des mesures correctrices prises par Nalcor et les gouvernements concernés afin de pallier aux conséquences néfastes du Projet, notamment sur le caribou d’intérêt à l’appelant, la Couronne continuera de s’acquitter honorablement de son obligation de consulter l’appelant et, s’il y a lieu, de trouver des  accommodements aux préoccupations légitimes de ce dernier (voir à cet égard Taku River au para. 46).

[110]       Compte tenu de ce qui précède et en prenant en compte ce qui suit : (i) le déroulement du processus d’évaluation environnementale, (ii) le cadre de consultation mis en place par le gouvernement, (iii) la participation de l’appelant au processus, (iv) la consultation effectuée à chacune des étapes et (v) la conclusion de la Commission d’examen conjoint sur l’occupation contemporaine et les effets du Projet, éléments qui ne sont pas remis en question par l’appelant, il m’est difficile de conclure que le gouvernement ne s’est pas conformé au principe établi de l’honneur de la Couronne. Je tiens toutefois à préciser que la Couronne devra continuer à s’acquitter honorablement de son obligation de consulter les Innus de Ekuanitshit jusqu’au terme du processus.

e)                  Preuve et questions essentielles

[111]       En marge de son argument principal sur l’obligation de consultation de la Couronne, l’appelant avance également que le juge a erré en omettant de prendre en compte la preuve sur une série de questions essentielles. J’aborderai tour à tour chacune des questions soulevées par l’appelant.

[112]       L’appelant souligne d’abord que les Innus de Ekuanitshit ne sont pas nommés dans la réponse gouvernementale au Rapport de la Commission d’examen conjoint car elle ne fait référence que de manière générique aux « groupes autochtones du Québec » (D.a., vol. 2 aux pp. 484-531). Partant, il allègue qu’il est impossible de conclure que les préoccupations des Innus de Ekuanitshit ont été prises au sérieux ou accommodées. Or, ce reproche de l’appelant ne peut être retenu. Plusieurs groupes autochtones au Québec et au Labrador ont participé au processus d’évaluation environnementale. Notamment, l’annexe du Rapport de la Commission d’examen conjoint permet de constater qu’elle fait état de toutes les personnes ayant participé aux sessions publiques de la Commission d’examen conjoint. Les Innus de Ekuanitshit figurent au nombre des participants. De plus, les chapitres 9 et 10 du même Rapport contiennent une analyse de l’utilisation du territoire par tous les groupes autochtones concernés ainsi qu’une analyse de leurs droits et titres reconnus ou revendiqués.

[113]       L’appelant allègue aussi que la Commission d’examen conjoint a suggéré une consultation plus poussée qui n’a jamais eu lieu. Or, une lecture attentive de la conclusion de la Commission d’examen conjoint aux pages 185 et 186 de son Rapport (D.a., vol. 3 aux pp. 755-756) permet plutôt de constater que la Commission d’examen conjoint a précisé que des informations supplémentaires pourraient être recueillies dans le cadre de la consultation du gouvernement qui n’est pas à ce jour complétée.

[114]       L’appelant insiste de plus que le juge a commis une erreur au sujet des négociations qui ont eu lieu entre les Innus de Ekuanitshit et Nalcor afin de dégager un montant pour faciliter sa participation au processus d’évaluation environnementale. Le montant initial proposé par l’appelant se chiffrait à 600 000 $ et était basé sur une étude d’impact sur l’environnement effectuée pour un projet hydroélectrique au Québec, à savoir le projet la Romaine. Cette étude note entre autres la faible population des Innus de Ekuanitshit au 20ème siècle. Elle confirme également que le territoire traditionnel des Innus de Ekuanitshit servait principalement au déploiement de la chasse, de la pêche et de la cueillette.

[115]       De son côté, Nalcor a considéré que le montant de 600 000 $ n’était pas nécessaire afin de cerner l’occupation contemporaine à des fins traditionnelles du territoire des Innus de Ekuanitshit dans la zone visée par le Projet. Nalcor a donc proposé un budget de 87 500 $. Ce montant a été rejeté par l’appelant qui l’a considéré insuffisant.

[116]       Le juge a conclu qu’ayant refusé l’aide financière de 87 500 $ proposée par Nalcor, il revenait ensuite à l’appelant de présenter une contre-proposition, ce qu’il n’aurait pas fait (motifs du juge au para. 129). L’appelant allègue que cette contre-proposition a été faite et qu’elle est contenue dans une lettre datée du 9 novembre 2010 (D.a., vol. 18, onglet FF aux pp. 6241-6242). En omettant de faire référence à cette lettre dans ses motifs, l’appelant soutient que le juge a commis une erreur. L’appelant prétend que Nalcor n’a ensuite répondu à la contre-proposition que trois (3) mois plus tard, soit le 14 janvier 2011 (D.a., vol. 15, onglet A.1 à la p. 4901) alors même que les audiences de la Commission d’examen conjoint étaient sur le point de commencer. Dans les faits, pour l’appelant, il n’y a donc jamais eu de suite à sa contre-proposition.

[117]       Le juge note au paragraphe 129 de ses motifs que « la Cour s’est penchée sur les lettres échangées au cours des négociations », mais conclut néanmoins qu’il n’y a pas eu de contre-proposition. Toutefois, la lettre du 9 novembre 2010 à laquelle fait référence l’appelant et qui propose que les parties s’entendent sur le mandat d’un expert constitue bel et bien une contre-proposition. Je conviens donc avec l’appelant qu’il n’était pas exact pour le juge de mentionner que l’appelant n’avait pas fait de contre-proposition.

[118]       Quoi qu’il en soit, cette omission de la part du juge est sans réelle conséquence. En effet, faisant écho aux conclusions de la Commission d’examen conjoint, le juge au paragraphe 84 de ses motifs mentionne que l’occupation contemporaine du territoire par les Innus de Ekuanitshit dans la zone visée par le Projet est « saisonnière, sporadique et de courte durée » et qu’il « ne voit pas en quoi de plus amples détails auraient modifié de façon significative la conclusion ultime de la CEC (Commission d’examen conjoint) dans la présente affaire ». L’appelant n’a pas avancé d’arguments convaincants expliquant en quoi une réponse et une suite à la contre-proposition auraient dans les faits modifié la conclusion de la Commission d’examen conjoint.

[119]       Finalement, l’appelant soulève que le juge a commis une autre erreur en ce qui a trait à sa conclusion concernant les mesures d’atténuation qui seraient prises pour minimiser l’impact sur les hardes de caribous dans la zone du Projet. L’appelant insiste particulièrement sur la harde de caribous du lac Joseph et sur la requête de l’appelant demandant au gouvernement fédéral de s’abstenir d’autoriser le Projet. L’appelant allègue que sa requête est demeurée sans réponse et que le Projet a par la suite été approuvé. Le processus de consultation s’en trouverait fondamentalement vicié.

[120]       Toutefois, les mesures d’atténuation proposées par Nalcor pour minimiser les impacts du Projet sur le caribou visaient la harde de caribous des monts Red Wine, une harde particulièrement vulnérable aux impacts du Projet (D.a., vol. 3 aux pp. 692-696). Le juge s’est dit d’avis que les mesures d’atténuation appliquées à la harde plus menacée des monts Red Wine pouvaient s’appliquer à la harde du lac Joseph. Le juge s’exprime comme suit au paragraphe 132 de ses motifs :

[132] Qui plus est, même si le gouvernement fédéral n’a pas répondu à la lettre du demandeur sur la harde du lac Joseph, les mesures d’atténuation proposées dans le rapport de la CEC [Commission d’examen conjointe] et confirmées dans la décision ont répondu à ses préoccupations (voir ON, vol. 3, page 638). Nalcor a décidé de mettre l’accent sur la harde des monts Red Wine dans son EIE [étude d’impact environnementale] (c’est-à-dire, de s’en servir comme [traduction] « indicateur clé ») car il s’agissait de la harde la plus menacée. Les mesures d’atténuation qui ont été prises pour éviter de porter un grave préjudice aux caribous des monts Red Wine peuvent aussi être appliquées à la harde du lac Joseph (voir ON, vol. 8, page 1914).

[Je souligne.]

[121]       En ce qui à trait plus particulièrement aux mesures d’atténuation concernant les caribous et les recommandations contenues dans la réponse du gouvernement du Canada, ce dernier a tenu compte dans sa décision des mesures envisagées par la province concernant la gestion et le rétablissement des hardes de caribous. Les conclusions contenues dans la réponse du gouvernement du Canada sont claires concernant son rôle au terme des paragraphes 37(2.1) et 37(2.2) de la LCÉE en ce qu’il « exigera certaines mesures d’atténuation, la surveillance des répercussions environnementales et la gestion adaptative dont Nalcor devra faire preuve, de même que des études additionnelles sur les effets en aval » (D.a., vol. 13, onglet 57 aux pp. 4306-4308). L’appelant n’a présenté aucune preuve laissant croire qu’il n’en sera pas ainsi.

V.                Conclusion

[122]       L’appelant n’a pas démontré que, dans les circonstances de la présente affaire, le gouvernement a manqué à son devoir de consultation préalablement à l’émission du décret. Ainsi, compte tenu de la preuve au dossier, je suis d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur en concluant que l’appelant a été consulté d’une manière suffisante et que les mesures d’atténuation répondent pour l’instant à ses préoccupations. En fait, la consultation effectuée à ce stade-ci, à la lumière de la solidité de la revendication et de la gravité de l’incidence négative que la mesure gouvernementale proposée aurait sur le droit revendiqué, rencontre « la notion de mise en balance proportionnée » dont il est fait référence dans Nation haïda. (Nation haïda au para. 39 ; Nation Tsilhqot’in au para. 79).

[123]       En somme, je conclus que la consultation effectuée est suffisante pour l’instant pour préserver l’honneur de la Couronne et satisfaire à ses obligations constitutionnelles.

[124]       Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel. Selon moi, il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens contre l’appelant compte tenu de la nature du litige et des circonstances particulières du dossier.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Robert M. Mainville, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-196-13

 

INTITULÉ :

CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, en sa qualité de jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada ET L'honorable Keith ASHFIELD, en sa capacité de MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA ET L'honorable Denis LEBEL, en sa capacité de MINISTRE DES TRANSPORTS CANADA ET L'honorable Joe OLIVER, en sa capacité de MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES CANADA ET NALCOR ENERGY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 juin 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 août 2014

 

COMPARUTIONS :

David Schulze

Nicholas Dodd

 

Pour l'appelant

CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT

 

Bernard Letarte

Vincent Veilleux

 

Pour les intimés

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, en sa qualité de jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada ET L'honorable Keith ASHFIELD, en sa capacité de MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA ET L'honorable Denis LEBEL, en sa capacité de MINISTRE DES TRANSPORTS CANADA ET L'honorable Joe OLIVER, en sa capacité de MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES CANADA

 

Maureen Killoran

Jean-François Forget

 

Pour l’intimée

NALCOR ENERGY

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dionne Schulze, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelant

CONSEIL DES INNUS DE EKUANITSHIT

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour les intimés

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, en sa qualité de jurisconsulte du Conseil privé de Sa Majesté pour le Canada ET L'honorable Keith ASHFIELD, en sa capacité de MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS CANADA ET L'honorable Denis LEBEL, en sa capacité de MINISTRE DES TRANSPORTS CANADA ET L'honorable Joe OLIVER, en sa capacité de MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES CANADA

 

Osler Hoskin & Hartcourt

Calgary (Alberta)

 

Pour l’intiméE

NALCOR ENERGY

 

 

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