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Date : 20140228


Dossier :

A-204-13

 

Référence : 2014 CAF 55

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

 

LE CHEF SHANE GOTTFRIEDSON, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC, et LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC,

 

LE CHEF GARRY FESCHUK, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE SECHELTE, et LA BANDE INDIENNE SECHELTE,

 

VIOLET CATHERINE GOTTFRIEDSON, DOREEN LOUISE SEYMOUR,

CHARLOTTE ANNE VICTORINE GILBERT, VICTOR FRASER, DIENA MARIE JULES, AMANDA DEANNE BIG SORREL HORSE, DARLENE MATILDA BULPIT,

FREDERICK JOHNSON,

ABIGAIL MARGARET AUGUST,

SHELLY NADINE HOEHNE, DAPHNE PAUL, AARON JOE et RITA POULSON

 

intimés

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 10 février 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 février 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

 


Date : 20140228


Dossier :

A-204-13

 

Référence : 2014 CAF 55

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

 

LE CHEF SHANE GOTTFRIEDSON, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC, et LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC,

 

LE CHEF GARRY FESCHUK, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE SECHELTE, et LA BANDE INDIENNE SECHELTE,

 

VIOLET CATHERINE GOTTFRIEDSON, DOREEN LOUISE SEYMOUR,

CHARLOTTE ANNE VICTORINE GILBERT, VICTOR FRASER, DIENA MARIE JULES, AMANDA DEANNE BIG SORREL HORSE, DARLENE MATILDA BULPIT,

FREDERICK JOHNSON,

ABIGAIL MARGARET AUGUST,

SHELLY NADINE HOEHNE, DAPHNE PAUL, AARON JOE et RITA POULSON

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]               La Cour est saisie de l'appel d'une décision par laquelle le juge Harrington (le juge de la Cour fédérale) a rejeté une requête, présentée par le procureur général du Canada (le procureur général), en suspension d'un recours collectif. Le recours collectif envisagé vise à obtenir une indemnité du gouvernement du Canada (le Canada ou la Couronne), lequel aurait sciemment fait perdre leur identité aux enfants qui fréquentaient des pensionnats indiens comme externes.

 

[2]               Le procureur général a présenté, en vertu de l'article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, une requête par laquelle il soutient que la Cour fédérale n'a pas compétence sur les mises en cause connexes qu'il a l'intention de déposer :

 

 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.

 

 

 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter-claim or third-party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

[Non souligné dans l’original]

 

[3]               Le juge de la Cour fédérale a rejeté la requête au motif que le procureur général n'avait pas démontré que la Cour fédérale n'avait pas compétence sur les mises en cause proposées.

 

FAITS ET PROCÉDURES

[4]               Le recours collectif (l'action principale) a été intenté par la bande indienne TK’emlúps Te‑Secwépemc, la bande indienne Sechelte et les membres des bandes indiennes en question (les bandes demanderesses). La période visée va de 1920 à 1979. Il est reproché à la Couronne d'avoir conçu, mis en œuvre et administré une politique relative au pensionnat indien qui visait à faire perdre leur identité aux élèves indiens externes et qui la leur a effectivement fait perdre.

 

[5]               Les mises en cause visent à obtenir des ordres religieux qui dirigeaient les pensionnats indiens une contribution et une indemnisation pour les torts reprochés à la Couronne dans l'action principale.

 

[6]               En plus de refuser la suspension, le juge de la Cour fédérale a accordé aux bandes demanderesses l'autorisation de modifier leur déclaration pour qu’il soit bien précisé que nulle indemnité n'était réclamée à la Couronne pour toute faute imputable aux ordres religieux.

 

[7]               Les bandes demanderesses ont depuis déposé leur déclaration modifiée, dont voici un extrait :

[traduction]

 

a.      Les [bandes demanderesses] renoncent expressément à tous les droits qu’elles peuvent posséder pour recouvrer du Canada, ou de toute autre entité, toute partie des pertes qu’elles ont subies et qui pourraient être attribuables à la faute ou à la responsabilité de quelque tiers que ce soit et pour lesquels le Canada pourrait raisonnablement avoir le droit d’exercer un recours récursoire contre les tiers en question ou pour demander le partage de responsabilité en common law, en equity ou en vertu de la Negligence Act de la Colombie‑Britannique, modifiée;

 

b.      Les [bandes demanderesses] renoncent à chercher à récupérer de toute autre personne que le Canada toute partie de leurs pertes qui ont été réclamées de tiers ou qui auraient pu l’être.

 

 

[8]               À l'instruction de l'appel, on nous a informés que le juge de la Cour fédérale avait récemment fait droit à une autre requête présentée par les ordres religieux et qu’il avait radié les mises en cause au motif que la Couronne ne disposait d’aucun moyen contre eux compte tenu de la renonciation susmentionnée (2013 CF 1213). On nous a également informés que le procureur général avait interjeté appel de cette décision.

 

[9]               Le fait que les mises en cause ont été radiées rend le présent appel théorique. Toutefois, tel ne sera plus le cas si la décision la plus récente du juge de la Cour fédérale est infirmée en appel.

 

[10]           Dans ces conditions, il convient de trancher l'appel malgré son caractère théorique et de statuer sur la question de la compétence en partant du principe que les mises en cause sont toujours en jeu.

 

LA DÉCISION FRAPPÉE D'APPEL

[11]           Pour décider si la Cour fédérale avait compétence sur les mises en cause, le juge de la Cour fédérale devait appliquer le critère énoncé dans l'arrêt ITO-Int’l Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766 (ITO) :

 

1)   Il doit y avoir attribution de compétence par le législateur fédéral.

 

2)   Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence.

 

3)   La loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

 

[12]           Le juge de la Cour fédérale a d'abord examiné la question de la compétence de la Cour fédérale relativement à l'action principale (motifs, aux paragraphes 26 à 28). Il a conclu que cette condition était remplie, compte tenu du fait que le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale une « compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne » (motifs, aux paragraphes 26 et 27).

 

[13]           Quant aux deux autres éléments du critère, le juge de la Cour fédérale a conclu que deux sources de droit fédéral étaient essentielles pour trancher l'action principale, à savoir la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, et les rapports sui generis entre les peuples autochtones et la Couronne. Il s'agit de la loi invoquée dans l'affaire (motifs, aux paragraphes 27 et 28).

 

[14]           S’agissant des mises en cause, le juge de la Cour fédérale a tout d’abord relevé que, dans le cas de la demande principale, c’était le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales qui conférait compétence à la Cour fédérale (motifs, au paragraphe 29). Il faut donc rechercher si les autres éléments du critère de l’arrêt ITO sont également réunis (motifs, au paragraphe 30).

 

[15]           Suivant le juge de la Cour fédérale, le degré comparatif des fautes commises par le Canada et les ordres religieux est une question qui est au cœur même des mises en cause (motifs, au paragraphe 31). Même si la demande de contribution et d’indemnisation est censée se fonder essentiellement sur la Negligence Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 333, « ce sont les faits et non le droit que doit plaider une partie » (motifs, au paragraphe 32).

[16]           Se fondant sur une série de décisions rendues sous le régime du droit maritime canadien, le juge de la Cour fédérale a conclu qu’il existait des règles de common law fédérale qui se rapportaient à la négligence contributive et qui permettaient de juger les mises en cause sans tenir compte de la Negligence Act de la Colombie-Britannique (motifs, au paragraphe 33).

 

[17]           Mises à part les règles de common law fédérale en question, il existe un autre ensemble de règles de droit fédérales à la base des mises en cause. La Couronne avait effectivement recouru aux ordres religieux, en vertu de l’article 114 de la Loi sur les Indiens, pour qu’ils instruisent les élèves indiens externes. Les mises en cause découlent donc de l’application de la Loi sur les Indiens (motifs, au paragraphe 35).

 

[18]           Le juge de la Cour fédérale a poursuivi en déclarant que, bien que la ligne de démarcation soit difficile à tracer, les mises en cause relevaient plus étroitement du droit fédéral (motifs, au paragraphe 38). Il a clos son analyse par l’observation suivante (motifs, au paragraphe 39):

 

[…] Les ordres religieux agissaient au nom de Sa Majesté et étaient donc tenus d’agir de manière honorable. L’article 35 de la Charte était applicable. Les organisations non gouvernementales peuvent exercer des pouvoirs que le gouvernement leur délègue ou être chargées de la mise en œuvre de politiques du gouvernement. Ces entités font partie du « gouvernement » lorsqu’elles exercent de tels pouvoirs (Eldridge c Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, [1997] A.C.S. 86 (QL) et Onuschak c Société canadienne de consultants en immigration, 2009 CF 1135, [2009] A.C.F. no 1596 (QL)).

 

 

THÈSE DES PARTIES

- Le procureur général

[19]           Le procureur général soutient que les mises en cause sont « essentiellement » fondées sur la common law et le droit législatif provinciaux et que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en concluant autrement (mémoire du procureur général, aux paragraphes 3 et 24 à 32).

[20]           Le juge de la Cour fédérale a également commis une erreur en introduisant des concepts de droit maritime dans des demandes ayant trait à l'exploitation de pensionnats indiens (mémoire du procureur général, aux paragraphes 33 à 43). Le procureur général signale que cette nouvelle approche a été proposée par le juge de la Cour fédérale de son propre chef et qu'aucune des parties ne l'avait soulevée dans ses observations.

[21]           Le juge de la Cour fédérale a également commis une erreur en concluant que la Loi sur les Indiens — et l'obligation fiduciaire à laquelle la Couronne est tenue envers les peuples autochtones ― suffisaient pour conférer compétence à la Cour fédérale (mémoire du procureur général, aux paragraphes 44 à 54).

[22]           Enfin, le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les ordres religieux faisaient partie du gouvernement et que l'article 35 de la Charte jouait. Aucun moyen tiré de la Charte n'avait été invoqué. Bien que les bandes demanderesses allèguent que les ordres religieux étaient mandataires du Canada, aucun moyen tiré de la Charte n'a été invoqué (mémoire du procureur général, aux paragraphes 55 à 60).

[23]           Adoptant un autre raisonnement, le procureur général a précisé que les modifications apportées à la déclaration ne réglaient en rien le problème de compétence (mémoire du procureur général, aux paragraphes 61 à 65). Le procureur général ajoute que l'on ne saurait remettre en question l'intention véritable de la Couronne de donner suite aux mises en cause, d'autant plus que celles‑ci ont depuis été déposées (mémoire du procureur général, aux paragraphes 65 à 75).

 

- Les bandes demanderesses

[24]           Les bandes demanderesses soutiennent tout d'abord que l'action principale est axée sur la politique des pensionnats du Canada et que seule la Couronne était chargée de la création, de la mise en œuvre et de la gestion de cette politique (mémoire des intimés, aux paragraphes 6 et 7).

 

[25]           Suivant les bandes demanderesses, les mises en cause découlent de la mise en application de cette politique, dont le fondement et la portée étaient régis par la Loi sur les Indiens (mémoire des intimés, au paragraphe 10).

 

[26]           Bien que les mises en cause aient pour objet de déterminer la faute, il n'y a lieu à contribution que si les mis en cause n'ont pas respecté une de leurs obligations envers les demandeurs et, compte tenu du fait que les mis en cause intervenaient au nom de la Couronne [traduction] « c'est en fonction de cette norme de conduite que le comportement des mis en cause sera évalué » (mémoire des intimés, au paragraphe 25).

 

[27]           Les bandes demanderesses soutiennent que le juge de la Cour fédérale a correctement conclu qu'il existait plusieurs sources de droit fédéral qui satisfaisaient aux deuxième et troisième volets du critère de l'arrêt ITO. Suivant les bandes demanderesses, les règles de droit relatives au degré comparatif des fautes qui ont été élaborées de pair avec le droit maritime canadien s’appliquent au droit fédéral dans son ensemble (mémoire des intimés, au paragraphe 28 à 37). En tout état de cause, la common law fédérale applicable aux droits ancestraux suffit en elle‑même pour que les mises en cause soient fondées sur le droit fédéral (mémoire des intimés, aux paragraphes 38 à 45).

 

[28]           La Loi sur les Indiens est un autre élément du droit fédéral sur lequel les mises en cause sont fondées. De fait, les pensionnats indiens ont été créés en vertu de la Loi sur les Indiens et la politique en cause a été élaborée par la Couronne fédérale en vertu de la compétence que la Constitution lui confère sur les « Indiens » (mémoire des intimés, au paragraphe 46). Les mises en cause portent donc sur l'interprétation et l'application du droit fédéral (mémoire des intimés, au paragraphe 52).

 

[29]           Enfin, c'est à bon droit que le juge de la Cour fédérale a conclu que les ordres religieux pouvaient être considérés comme un prolongement du gouvernement (Mémoire des intimés, aux paragraphes 53 à 58). En tirant cette conclusion, le juge de la Cour fédérale n'ajoutait pas une question relative à la Charte aux mises en cause, mais relevait simplement que « [l]es organisations non gouvernementales peuvent exercer des pouvoirs que le gouvernement leur délègue [...] » (mémoire des intimés, au paragraphe 56).

 

ANALYSE ET DÉCISION

[30]           Le premier volet du critère de l'arrêt ITO n'est pas en cause, étant donné qu'il n’est pas controversé entre les parties que les mises en cause relèvent de l'attribution légale de compétence prévue à l'alinéa 17(5)a) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[31]           La question est donc celle de savoir si le juge de la Cour fédérale a eu raison de conclure que le deuxième et le troisième volets du critère étaient également respectés.

 

[32]           Il est allégué dans l'action principale que le Canada a causé la destruction des langues et de la culture autochtones. On y insiste sur le rôle joué par le Canada en ce qui concerne la création, la mise en œuvre et la gestion de la politique canadienne relatives aux pensionnats indiens. La demande d'indemnisation des bandes demanderesses est fondée sur la violation, par le Canada, de son obligation fiduciaire d'agir dans l'intérêt supérieur des bandes et de leurs membres.

 

[33]           Les mises en cause introduites par le Canada visent à obtenir une contribution et une indemnisation de la part des ordres religieux pour toute faute dont le Canada est jugé responsable. Les mises en cause sont fondées sur l'allégation portant que les ordres religieux contrôlaient, exploitaient, administraient et géraient les pensionnats indiens en vertu d'ententes conclues avec le Canada et qu’ils ont agi de façon négligente et en violation de leurs obligations contractuelles et fiduciaires. La responsabilité du fait d'autrui est également invoquée. La mesure sollicitée serait fondée sur la Negligence Act de la Colombie‑Britannique et sur la common law.

 

[34]           Avant d'entamer son analyse, le juge de la Cour fédérale a fait observer à juste titre que le critère à trois volets devait être appliqué aux mises en cause indépendamment de l'action à laquelle il se rapporte. Il ne s'ensuit pas pour autant qu'on ne peut pas tenir compte de l'action principale si elle est utile pour cerner l’objet du litige dans les mises en cause connexes.

 

[35]           Il importe de comprendre d'entrée de jeu que, ce qui est en cause dans l'action principale, c’est la politique des pensionnats du Canada et non les abus qui ont pu être commis à l’occasion de sa mise en œuvre (comparer avec l'affaire Blackwater c. Plint, 2005 CSC 58 (Blackwater)). Suivant la déclaration, cette politique avait pour objet d'instruire les élèves externes d'une manière qui leur a fait perdre leur langue et leur culture. Il s'agit de la faute qui aurait été commise et pour laquelle une indemnité est sollicitée.

 

[36]           La thèse de fond est que la Couronne a l'obligation de s'assurer que les étudiants indiens soient instruits d’une manière qui protège leur identité et garantit leur survie comme Indiens. Au lieu d'honorer cette obligation, la Couronne a mis en œuvre une politique de pensionnats qui a volé leur identité aux étudiants externes. La responsabilité de la Couronne en ce qui concerne l'instruction des Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens et de la common law fédérale relative aux droits ancestraux est au cœur même de l'action principale.

 

[37]           Bien que les mises en cause ne signalent nullement l'obligation fiduciaire de la Couronne et l'honneur de la Couronne, l'obligation accrue imposée à la Couronne dans ses rapports avec les peuples autochtones joue un rôle central dans cette procédure. Se contenter d'affirmer que les ordres religieux ont contribué à la perte d'identité en raison de la politique des pensionnats indiens élude la question de savoir en fonction de quelles normes la conduite des ordres religieux doit être appréciée pour rechercher s'ils ont également commis une faute.

 

[38]           Bien que nous n'ayons pas en main la défense que les ordres religieux déposeront, l'issue dépendra nécessairement en grande partie, voire exclusivement, des ententes écrites et verbales que les ordres religieux auraient violées et des mesures prises par la Couronne pour s'assurer que l'obligation accrue à laquelle elle était tenue envers les étudiants indiens externes et les bandes demanderesses avait été portée à la connaissance des organismes chargés d'exploiter les pensionnats indiens.

 

[39]           Au‑delà de la relation sui generis qui existe entre la Couronne, les bandes demanderesses et leurs membres, la Loi sur les Indiens, et en particulier ses articles 114 et suivants, se trouvent également au cœur tant de l'action principale que des mises en cause. Ces dispositions et celles qui les ont précédées chargent le Canada de l'instruction des étudiants indiens externes. Le Canada a retenu les services des ordres religieux pour remplir cette obligation.

 

[40]           À ce propos, les parties ont longuement débattu devant nous la nature des rapports qui existent entre le Canada et les ordres religieux. Les bandes demanderesses ont soutenu que les ordres religieux étaient les mandataires de la Couronne; d'ailleurs, le juge de la Cour fédérale est allé jusqu'à dire que les ordres religieux faisaient « partie du “gouvernement” » et que l'article 35 de la Charte jouait.

 

[41]           Le procureur général signale à juste titre que la Charte n'a jamais été invoquée dans l'action principale ou dans les mises en cause. Je ne crois toutefois pas que le juge de la Cour fédérale n'en était pas conscient. Il soulignait simplement qu'à son avis, les ordres religieux agissaient au nom et pour le compte de Sa Majesté.

 

[42]           Se fondant sur l'analyse de la Cour suprême dans l'arrêt Blackwater, le procureur général soutient que les rapports en question participent davantage d'un « partenariat » ou d'une « coentreprise » (Blackwater, aux paragraphes 38, 64 et 65). Je relève, à ce propos, que dans l'arrêt Blackwater, la Cour a conclu que des agressions physiques et sexuelles avaient été commises par des membres des ordres religieux, une conclusion qui s'accorde avec l'opinion que les ordres religieux et/ou leurs membres ont agi pour leur propre compte. De plus, bien que la Cour suprême emploie ces mots pour qualifier les rapports en question, il ressort à l'évidence de ses motifs que les ordres religieux agissaient également « pour le compte du gouvernement du Canada » (Blackwater, au paragraphe 34).

 

[43]           Il ne convient pas, à ce stade, de tenter d'apposer une étiquette sur la nature exacte de cette relation. Il semble toutefois qu’indépendamment de la nature de la relation en question, le débat portera sur la question de savoir si la Couronne a fait prendre conscience aux ordres religieux de l'obligation accrue qu'ils avaient d'instruire les étudiants indiens externes de manière à protéger leur identité. Cette conclusion sera entièrement fondée sur les ententes conclues par la Couronne et les ordres religieux sous le régime de la Loi sur les Indiens. La présumée faute contributive des ordres religieux dépend de cette conclusion.

 

[44]           Fait important à signaler, la relation entre la Couronne et les mis en cause n’existe, dans le cas qui nous occupe, que parce que la Loi sur les Indiens impose à la Couronne l'obligation d'instruire les étudiants indiens externes et qu'elle confère à la Couronne le pouvoir de retenir les services des ordres religieux à cette fin. Ainsi que le juge Mahoney l'a déclaré dans l'arrêt Kigowa c. Canada, [1990] 1 C.F. 804 (C.A.F.) (Kigowa), à la page 816 :

 

[...] le rapport entre les parties découlant uniquement du droit fédéral, le droit applicable au règlement des litiges qui procèdent de ce rapport est aussi considéré comme étant des règles de droit fédérales, bien qu'elles ne soient ni exposées ni expressément incorporées dans une loi fédérale.

 

 

[45]           Cette observation est conforme à l’enseignement des arrêts Rhine c. La Reine et Prytula c. La Reine, tous les deux publiés à [1980] 2 R.C.S. 442, par lesquels la Cour suprême a jugé que la Cour fédérale avait compétence sur le recouvrement des dettes contractées par des particuliers sous le régime de lois fédérales — la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies, L.R.C. 1985, ch. P‑18 et la Loi fédérale sur les prêts aux étudiants, L.R.C. 1985, ch. S‑23 ― parce que, même si la responsabilité du paiement des dettes devait être déterminée selon les règles applicables aux obligations commerciales ordinaires, les relations entre la Couronne et les créanciers existaient uniquement en raison du droit fédéral (Kigowa, à la page 816).

 

[46]           On peut opérer un contraste utile entre la présente espèce et la décision rendue par notre Cour à l’occasion de l'affaire Bande de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2005 CAF 220, au paragraphe 56 (Stoney Band), sur laquelle le procureur général se fonde en grande partie.

[47]           Dans cette affaire, la faute que la Bande de Stoney faisait grief par l'action principale à la Couronne consistait à ne pas avoir empêché la récolte de bois dans sa réserve, en Alberta. La Couronne était poursuivie pour manquement à l'obligation fiduciaire à laquelle elle était tenue envers la Bande de Stoney de protéger les ressources de la réserve. La Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois de construction des Indiens, DORS/94‑690, article 3(F) étaient également invoqués.

[48]           La Couronne avait déposé des mises en cause par lesquelles elle sollicitait une indemnité et une contribution de ceux qui avaient récolté du bois dans la réserve, en l'occurrence, des entrepreneurs forestiers, des exploitants de scieries et des membres de la Bande de Stoney agissant à titre individuel. La Negligence Act de l'Alberta, R.S.A. 2000, ch. C‑27, et la Tort-Feasors Act de l'Alberta, R.S.A. 2000, ch. T‑5 étaient invoquées, de même que la Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois de construction des Indiens.

[49]           La requête en suspension de l'action principale présentée par le procureur général a d'abord été rejetée. Cette décision a par la suite été infirmée par notre Cour dans une décision partagée, au motif que, même si le droit fédéral avait été plaidé à l'appui des mises en cause, il ne jouait aucun rôle dans cette affaire.

[50]           Plus précisément, l'objet du litige dans les mises en cause était une pure question d'atteinte à la possession et d'appropriation illégale, et ce, indépendamment de la Loi sur les Indiens (Bande de Stoney, au paragraphe 36), du Règlement sur le bois de construction des Indiens (Bande de Stoney, au paragraphe 37), et des règles de common law fédérales se rapportant de façon générale aux droits ancestraux (Bande de Stoney Band, au paragraphe 44). Autrement dit, les rapports entre la Couronne et les mis en cause n'avaient absolument aucun lien avec le droit fédéral.

 

[51]           Il y a un fait important qui n'a pas été précisé dans les motifs exposés dans l'affaire en question, mais dont je me souviens parce que je faisais partie de la formation ayant instruit cet appel, en l’occurrence le fait que, outre les mis en cause, la demanderesse à l'action principale soutenait que le droit fédéral n'avait aucun rôle à jouer en ce qui concerne les mises en cause. À l'instar des mis en cause, la bande de Stoney avait conclu que la question de fond relative aux mises en cause était une pure question d'atteinte à la possession et d'appropriation illégale. Le mémoire des faits et du droit déposé par la bande de Stoney au cours de l'appel en question, dont une copie a été fournie aux avocats à l'audience, le confirme (mémoire de la bande de Stoney, dossier A‑243‑04, aux paragraphes 42 et suivants). Bref, la jurisprudence Bande de Stoney n'est d'aucune utilité pour la Couronne.

 

[52]           Par les motifs que je viens d'exposer, je conclus que les mises en cause sont régies par le droit fédéral et que tout recours aux lois de la Colombie‑Britannique pour répartir la faute des ordres religieux, le cas échéant, ne saurait être qu'accessoire (comparer avec la décision Bande de Fairford c. Canada (Procureur général) (C.F. 1re inst.), [1995] 3 C.F. 165, à la page 173, lettre b)).

 

[53]           Je conclus par conséquent que le juge de la Cour fédérale a tiré la bonne conclusion lorsqu'il a jugé que la Cour fédérale était compétente à l’égard des mises en cause. Toutefois, ainsi qu'il ressort des motifs qui précèdent, je ne crois pas qu'il était nécessaire qu'il invoque le droit maritime canadien pour justifier sa conclusion et je m’abstiens de formuler mon opinion au sujet de l'avis qu'il a exprimé à ce sujet.

 

[54]           Je suis d'avis de rejeter l'appel avec dépens.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

           Robert M. Mainville, j.c.a. »

 

« Je suis d'accord.

           Wyman W. Webb, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, jurilinguiste

 

 

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                                                                A-204-13

 

(APPEL DE L'ORDONNANCE RENDUE LE 24 MAI 2013 PAR LE JUGE HARRINGTON DE LA COUR FÉDÉRALE DANS LE DOSSIER T‑1542‑12)

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LE CHEF SHANE GOTTFRIEDSON, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC, et LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC,

 

LE CHEF GARRY FESCHUK, en son propre nom et au nom de tous les membres de LA BANDE INDIENNE SECHELTE, et LA BANDE INDIENNE SECHELTE,

 

VIOLET CATHERINE GOTTFRIEDSON, DOREEN LOUISE SEYMOUR,

CHARLOTTE ANNE VICTORINE GILBERT, VICTOR FRASER, DIENA MARIE JULES, AMANDA DEANNE BIG SORREL HORSE, DARLENE MATILDA BULPIT,

FREDERICK JOHNSON,

ABIGAIL MARGARET AUGUST,

SHELLY NADINE HOEHNE, DAPHNE PAUL, AARON JOE et RITA POULSON

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

                                                                                                Vancouver

                                                                                                (colombie-britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :

                                                                                                LE 10 FÉVRIER 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                          

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 28 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

Michael P. Doherty

Judith Hoffman

 

pour l'appelant

 

Peter R. Grant

Patric Senson

John K. Phillips

 

pour les intimés

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L'APPELANT

 

PETER GRANT & ASSOCIATES

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

 

 

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