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Date : 20140120


Dossier : A-205-13

 

Référence : 2014 CAF 8

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE GAUTHIER

                         LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

RICHARD TIMM

 

appelant

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                             LE JUGE NOËL

                                                                                                                      LA JUGE GAUTHIER           

 

 


Date : 20140120


Dossier : A-205-13

 

Référence : 2014 CAF 8

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE GAUTHIER

                         LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

RICHARD TIMM

 

appelant

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Nous sommes saisis d’un appel d’une ordonnance datée du 15 mai 2013 du juge de Montigny de la Cour fédérale (le juge) qui a rejeté la requête de l’appelant visant à en appeler d’une ordonnance rendue le 30 avril 2013 par le protonotaire Morneau (le protonotaire) qui accueillait la requête en radiation de l’intimée, Sa Majesté la Reine, radiait la déclaration amendée de l’appelant dans le dossier T-2076-11 de la Cour fédérale, et rejetait avec dépens son action en dommages-intérêts.

 

[2]               Je rejetterais l’appel pour les motifs qui suivent.

 

Le contexte

[3]               En 1995, suite à un procès devant juge et jury, l’appelant a été déclaré coupable des meurtres au premier degré de ses parents adoptifs. L’appel formé contre cette déclaration de culpabilité a d’abord été rejeté en 1998 par la Cour d’appel du Québec, et ensuite en 1999 par la Cour suprême du Canada : R. c. Timm, [1998] R.J.Q. 3000, 131 C.C.C. (3d) 306; R. c. Timm, [1999] 3 R.C.S. 666.

 

[4]               Le 25 juillet 2001, l’appelant fait une demande au Ministre de la Justice (le « ministre ») en vertu de l’ancien article 690 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, lequel article a été remplacé en 2002 par le mécanisme de révision des erreurs judiciaires prévu aux articles 696.1 à 696.6 du Code criminel. Dans sa demande, l’appelant soutient, entre autres, que sa condamnation criminelle est le résultat d’une erreur judiciaire au motif que le procureur de la Couronne du procès aurait omis de divulguer certains éléments de preuve.

 

[5]               Le 22 octobre 2009, l’appelant est informé du rejet préliminaire de sa demande, ce qui est par la suite confirmé dans une décision finale du ministre le 21 octobre 2010.

 

[6]               Pendant le traitement de sa demande et comme suite à son rejet, l’appelant entame plusieurs procédures en contrôle judiciaire soulevant diverses prétendues irrégularités concernant l’examen de celle-ci. La dernière procédure en contrôle judiciaire est celle portant le numéro de dossier T-680 de la Cour fédérale. Dans le cadre de ces procédures en contrôle judiciaire, l’appelant soutient, entre autres, la mauvaise foi des autorités ministérielles ayant traité sa demande, notamment pour les motifs suivants :

1.                   le refus par Me Jacques Savary de transmettre à l’appelant les recommandations de l’honorable Jean-Marc Labrosse en invoquant le secret professionnel;

2.                   le délai de huit ans avant la production du rapport préliminaire de Me Kerry Scullion et Me Isabel Schurman;

3.                   l’omission par le Groupe de la révision des condamnations criminelles d’avoir fait parvenir à l’appelant une copie du sommaire d’enquête avant qu’il ne soit soumis au ministre;

4.                   l’omission par Me Scullion et Me Schurman d’avoir inclus la « défense du demandeur » dans ce rapport; et

5.                   la production par l’honorable Jean-Marc Labrosse de recommandations écrites prétendument erronées et trompeuses dans son rapport, relativement à la non-remise de photographies d’une roulette de « tape » et aux conclusions de l’expert chimiste de l’appelant.

 

 

[7]               Le 21 décembre 2011, l’appelant intente aussi une action en dommages-intérêts contre l’intimée réclamant une indemnisation d’au moins 75 millions de dollars. Son action repose largement sur les irrégularités énumérées ci-dessus faisant notamment l’objet de sa demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-680-11 de la Cour fédérale qui n’avait alors pas encore été décidée.

 

[8]               Le 1er février 2012, l’intimée dépose une requête en rejet de cette action en dommages-intérêts. Le 6 février 2012, le protonotaire suspend les procédures dans cette action jusqu’à ce qu’il y ait adjudication finale à l’égard de la demande de contrôle judiciaire engagée par l’appelant dans le dossier T-680-11. La juge Bédard confirmait cette ordonnance du protonotaire le 28 février 2012, sauf en regard de certains aspects qui ne sont pas pertinents au présent appel.

 

[9]               La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-680-11 est finalement rejetée par le juge Harrington le 2 mai 2012  pour les motifs portant la référence neutre 2012 CF 505. L’appel de ce jugement est aussi rejeté le 7 novembre 2012 pour les motifs portant la référence neutre 2012 CAF 282. La Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel le 14 mars 2013 (dossier 35101).

 

Les décisions en cause

[10]           Le 30 avril 2013, le protonotaire, s’appuyant sur les alinéas 221(1)c) et f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, accueille la requête en rejet de l’action en dommages-intérêts au motif qu’à la lumière de la décision rendue par le juge Harrington à l’égard de la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-680-11 et dont les motifs sont cités comme 2012 CF 505, l’action de l’appelant est sans mérite, manifestement mal fondée, ne révèle aucune cause d’action, est frivole et vexatoire, constitue un abus de procédure, et est clairement vouée à l’échec.

 

[11]           L’appelant en appelle de cette décision devant un juge de la Cour fédérale au motif principal que le protonotaire aurait erré en droit en omettant de tenir compte des principes établis dans l’affaire Canada (P.G.) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585 (« TeleZone »).

 

[12]           Le juge a rejeté cet appel principalement au motif que l’action en dommages-intérêts de l’appelant « reposait essentiellement sur les mêmes bases que sa demande de contrôle judiciaire » (p. 3 de l’ordonnance du juge). Des cinq principaux moyens soulevés par l’appelant au soutien de son action et qui sont décrits ci-haut, trois de ceux-ci ont été explicitement traités et rejetés par le juge Harrington dans le cadre de sa décision portant sur le contrôle judiciaire (p. 4 de l’ordonnance du juge). Quant aux deux autres moyens, ils ont été respectivement traités et rejetés par la Cour fédérale dans le cadre des nombreux autres recours entrepris par l’appelant, notamment par la juge Gauthier, dans une ordonnance datée du 30 mars 2011 dans le dossier T-1526-10, et par le juge Martineau, dans une ordonnance datée du 16 décembre 2009 dans le dossier T-809-09 (pp. 4 et 5 de l’ordonnance du juge).

 

[13]           Le juge a donc conclu comme suit :

Bref, le demandeur aurait pu poursuivre son action malgré le rejet de sa demande de contrôle judiciaire s’il avait soulevé des moyens différents dont on n’avait pas traité dans la décision rejetant sa demande de contrôle judiciaire. Or, tel que démontré dans les paragraphes qui précèdent, et malgré qu’il ait eu l’occasion de faire cette démonstration, les seuls arguments soulevés par le demandeur au soutien de son action en dommages ont tous été écartés par cette Cour dans des procédures antérieures. Par conséquent, il serait abusif de permettre au demandeur de poursuivre son action dans ces circonstances, et ne constituerait pas la meilleure utilisation des ressources limitées du pouvoir judiciaire.

 

Les questions soulevées devant notre Cour

[14]           L’appelant soutient principalement que les décisions du juge et du protonotaire sont erronées en droit (a) en ce qu’elles appliquent erronément la doctrine de la chose jugée à l’égard de décisions concernant des contrôles judiciaires portant sur le droit public afin d’empêcher un recours en dommages-intérêts fondé sur le droit privé, et (b) contrairement à TeleZone, elles exigent qu’une décision favorable concernant un contrôle judiciaire soit rendue comme préalable à l’ouverture d’un recours en dommages-intérêts.

 

Analyse

            La pertinence de TeleZone

[15]           Je note d’emblée que les principes de l’arrêt TeleZone ne trouvent pas d’application dans la présente affaire. TeleZone portait principalement sur la question de savoir si la juridiction exclusive de la Cour fédérale à l’égard du contrôle judiciaire des offices fédéraux empêchait un justiciable d’intenter un recours en dommages-intérêts contre la Couronne fédérale jusqu’à ce que la décision de l’office fédéral sur laquelle le recours est fondé soit annulée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire entreprise sous la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7. La Cour suprême du Canada a répondu par la négative à cette question au motif que l’on doit favoriser une interprétation de la Loi sur les Cours fédérales qui facilite l’accès à la justice et évite des coûts et des délais inutiles pour les justiciables qui souhaitent obtenir des redressements contre l’administration fédérale.

 

[16]           Comme le soulignait le juge Binnie au paragraphe 32 de TeleZone, « [l]’adoption de la Loi sur la Cour fédérale, S.C. 1970-71-72, ch. 1, et les modifications qui y ont été apportées en 1990 visaient à accroître la responsabilité de l’administration publique ainsi qu’à promouvoir l’accès à la justice. Il faut donc en interpréter le libellé de façon à promouvoir ces objets. »

 

[17]           Dans son appel, l’appelant confond les principes de l’affaire TeleZone avec ceux applicables à la doctrine de l’abus de procédure. Le juge et le protonotaire n’ont pas décidé que l’appelant était forclos d’entreprendre son action en dommages-intérêts parce qu’il n’avait pas fait annuler au préalable la décision du ministre. Ils ont plutôt décidé que cette action était un abus de procédure vu qu’elle soulevait essentiellement les mêmes questions de droit et de fait que celles qui ont fait l’objet des nombreuses demandes de contrôle judiciaire entreprises par l’appelant. TeleZone n’est donc d’aucuns secours à l’appelant.

 

La doctrine de la préclusion découlant d’une question tranchée (issue estoppel)

[18]           Les tribunaux ont développé un certain nombre de doctrines fondamentales visant à assurer le caractère définitif des instances. Ces doctrines sont : (1) la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, (2) la préclusion fondée sur la cause d’action déjà jugée, (3) la règle interdisant les contestations indirectes et (4) la doctrine de l’abus de procédure.

 

[19]           Le présent appel soulève des questions qui touchent à deux de ces doctrines ayant été notamment abordées par la Cour suprême du Canada, soit la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée discutée dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 (« Danyluk »), et celle de la doctrine de l’abus de procédure discutée dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 (« SCFP »). Je traiterai en premier lieu de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, pour ensuite discuter de la doctrine de l’abus de procédure dans la section suivante de ces motifs.

 

[20]           Il est utile d’établir une distinction entre les concepts de res judicata (ou préclusion fondée sur la cause d’action déjà jugée) et d’issue estoppel (préclusion découlant d’une question déjà tranchée). Le juge Pelletier dans Erdos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 419, 345 N.R. 11 aux paras. 15 et 16 distingue ces deux concepts de la façon suivante :

La cause d’action déjà jugée empêche un nouveau litige concernant la même cause d’action entre les mêmes parties. […] Le principe de la préclusion empêche un nouveau litige sur la même question entre les mêmes parties, même si la question est soulevée dans le contexte d’une cause d’action différente.

[21]           Selon la doctrine de la préclusion d’une question déjà tranchée, une fois qu’on a nécessairement statué à l’égard des faits substantiels, des conclusions de droit ou des conclusions mixtes de fait et de droit (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre d’une instance judiciaire antérieure, cette conclusion est établie de façon concluante : Danyluk au para. 24. Cela dit, tel que précisé par le juge Dickson dans la décision Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248 (« Angle ») : « Il ne suffira pas que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement ».

 

[22]           Trois conditions doivent être remplies pour conclure à l’application de la doctrine de la préclusion d’une question déjà tranchée (Angle à la p. 254, Danyluk au para. 25) :

 

(1)               que la même question ait été décidée;

(2)               que la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion soit finale; et

(3)               que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit.

     

[23]           Cependant, il ne suffit pas de combler ces trois conditions pour déclencher l’application de la doctrine. Effectivement, l’analyse de la préclusion d’une question déjà tranchée est effectuée en deux étapes distinctes. La première étape consiste à déterminer si le requérant a établi que les trois conditions ci-dessus sont remplies : Danyluk au para. 33. Dans l’affirmative, la prochaine étape exige que la Cour détermine si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre la préclusion : Ibid.

[24]           Ainsi, même en concluant à l’existence des trois conditions de la doctrine, un tribunal pourrait néanmoins refuser d’appliquer la doctrine de la préclusion d’une question déjà tranchée afin d’assurer le respect des principes d’équité. La discrétion d’un tribunal à cette deuxième étape de l’analyse doit être exercée au regard des circonstances propres à chaque affaire : voir Danyluk au para. 67.

 

[25]           Quoique la doctrine de la chose jugée dans le droit civil du Québec puisse avoir une portée semblable à celle de l’issue estoppel en common law ou de « préclusion découlant d’une question déjà tranchée »,  le cadre analytique établi sur les principes de common law n’est cependant pas nécessairement entièrement applicable au droit civil : Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279 aux paras. 1, 30, 32; Nasifoglu c. Complexe St-Ambroise inc., 2005 QCCA 559 (“Nasifoglu”); Hanna-Harik v. Motor Vehicle Accident Claims Fund, 172 O.A.C. 355, 228 D.L.R. (4th) 56 (C.A.) au para. 15. Comme le signalait d’ailleurs le juge Morissette dans Nasifoglu aux paras. 69 et 70 :

[69]      Cette interprétation de l'article 2848 C.c.Q. accorde à l'exception de la chose jugée une portée semblable à celle que l'on reconnaît en common law à la notion de issue estoppel (ou de « préclusion découlant d'une question déjà tranchée »). La doctrine de l'issue estoppel comporte cependant une dimension qu'on ne retrouve pas en matière de chose jugée régie par le droit civil. Le tribunal saisi d'une exception de ce type - que ce soit par un moyen d'irrecevabilité ou par une défense au fond - a le pouvoir de l'écarter discrétionnairement, même s'il est manifeste que la même question litigieuse a déjà fait l'objet d'une décision de justice entre les mêmes parties. C'est ce qu'illustre de manière frappante un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc. Cet arrêt analyse de façon approfondie les conditions d'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée ainsi que sept des facteurs qui peuvent être pris en considération dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal.

[70]     Si la possibilité existait de transplanter cette doctrine en droit civil, je suis d'avis qu'il y aurait lieu, en l'occurrence, d'écarter l'argument fondé sur la chose jugée. Plusieurs facteurs militeraient en faveur de cette solution, dont la nature de la question tranchée ici et l'ordre dans lequel les deux demandes ont été formées. Mais, telle que je la comprends, l'autorité de la chose jugée en droit civil ne permet pas de s'arrêter à ces considérations et de suivre un raisonnement comme celui développé dans l'arrêt Danyluk.

 

 

 

[26]           Effectivement, au Québec, la règle de la chose jugée n’est pas un principe tiré de la jurisprudence, mais plutôt une règle codifiée à l’article 2848 du Code civil du Québec, qui se lit comme suit :

L’autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.

Cependant, le jugement qui dispose d’un recours collectif a l’autorité de la chose jugée à l’égard des parties et des membres du groupe qui ne s’en sont pas exclus.

 

 

 

[27]           Les conditions d’application du principe de la chose jugée énoncé ci-haut sont différentes de celles requises pour la doctrine de la préclusion d’une question déjà tranchée. De plus, le principe de l’autorité de la chose jugée en droit québécois est une « présomption absolue » tel qu’indiqué dans le libellé de l’article pertinent du Code civil du Québec, contrairement à la doctrine de la préclusion d’une question déjà tranchée qui permet à un tribunal, à la deuxième étape de l’analyse, d’avoir recours à son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’appliquer la doctrine.

 

[28]           Les tribunaux du Québec ont néanmoins développé un principe de la chose jugée implicite ayant une portée similaire à la doctrine de la préclusion d’une question tranchée, dans la mesure où le principe de la chose jugée empêche la reconsidération d’une question litigieuse déjà tranchée par un décideur : Srougi c. Lufthansa German Airlines, [2003] R.J.Q. 1757 (C.A.) aux paras. 41 à 45; Nasifoglu au paras. 12, 13, 63 et 69 à 70.

 

[29]           Ainsi, contrairement aux soumissions de l’appelant, je ne suis pas convaincu que le principe de la chose jugée n’est pas applicable en l’espèce. Cependant, il n’y a pas lieu de se prononcer de façon définitive à cet égard vu que tant le protonotaire que le juge ont plutôt fondé leurs décisions sur la doctrine de l’abus de procédure.

 

La doctrine de l’abus de procédure

[30]           La doctrine de l’abus de procédure repose sur l’idée que le tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire inhérent qui lui permet de mettre fin à un litige de façon préliminaire afin d’empêcher que les procédures ne soient utilisées abusivement, de sorte à discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité. Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée : SCFP au para. 37, citant Canam Enterprises Inc. v. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.) para. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par 2002 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307; voir aussi Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) c. La Boissonnière, 2013 QCCA 237 au para. 11 (« La Boissonnière »).  

 

[31]           Dans le cadre de la doctrine de l’abus de procédure, la principale préoccupation du tribunal ne réside pas dans l’exigence technique de la réciprocité des parties, mais plutôt dans la question plus générale du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice. La doctrine de l’abus des procédures est axée sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire, et ne tient pas compte des intérêts des parties, des motifs qui les animent et de leur désignation comme demandeur ou défendeur : SCFP aux paras. 43, 45 à 49 et 51.

[32]           Effectivement, tel qu’exprimé par la juge Arbour dans la décision Ontario c. S.E.E.F.P.O, 2003 CSC 64, [2003] 3 R.C.S. 149 (« SEEFPO»), lorsque la Cour porte son attention envers les intérêts des parties et les injustices qu’elles pourraient subir advenant une nouvelle procédure, la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est la plus appropriée. La doctrine de l’abus de procédure quant à elle « transcende les intérêts des parties et s’attache à l’intégrité du système » : SEEFPO au para. 12.

 

[33]           Cela étant dit, il existe des situations où l’interdiction de la remise en cause par l’entremise de la doctrine de l’abus de procédure pourrait produire des résultats injustes et miner l’administration de la justice, plutôt que la préserver. La Cour suprême du Canada, dans SCFP aux paras. 52 et 53, énumère certains facteurs que le tribunal devrait considérer avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire : « (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. » De plus, lorsque « les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale. »

 

[34]           La doctrine de l’abus de procédure est appliquée par les tribunaux dans le droit civil québécois. Dans la décision La Boissonière, il s’agissait d’un employé du gouvernement du Québec qui a déposé six plaintes contre son syndicat, alléguant un manquement au devoir de représentation. La Commission des relations de travail a rejeté ces plaintes, et la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision fut rejetée. Par la suite, l’employé déposa cinq plaintes privées au pénal. Le syndicat a présenté une requête en rejet pour cause de chose jugée, estoppel/fin de recevoir, préclusion et abus de procédure. Cette requête fut accueillie, mais ce résultat fut renversé par la suite en appel devant la Cour supérieure. Dans sa décision en appel du jugement de la Cour supérieure, la Cour d’appel du Québec cite les paragraphes de la décision SCFP énonçant les principes relatifs à la doctrine de l’abus de procédure, et tire la conclusion que la situation constituait effectivement un abus de procédure, reconnaissant donc explicitement l’application de cette doctrine au Québec.

 

[35]           En l’espèce, il importe de noter que l’appelant a entamé plus d’une dizaine de procédures depuis 2009 au sujet de sa demande soumise au ministre: Timm c. Canada (Procureur général), 2012 CF 505 au para. 3. Selon la juge Arbour, se prononçant sur la doctrine de l’abus de procédure : « [b]ien qu’il faille prévoir des garanties pour protéger les innocents et, de façon plus générale, pour inspirer confiance dans les décisions judiciaires, la remise en cause perpétuelle n’est pas pour autant garante de l’exactitude factuelle » : SCFP au para. 41. Or dans le présent dossier, l’appelant cherche à faire décider par les tribunaux les mêmes questions de façon récurrente. Il s’agit là d’une utilisation répétitive du système judiciaire qui donne ouverture à la doctrine de l’abus de procédure.

 

[36]           Les circonstances en l’espèce justifiaient donc l’intervention du protonotaire et du juge afin de mettre fin à l’action en dommages-intérêts de l’appelant de façon préliminaire afin d’empêcher un abus de procédure.

 

[37]           Comme le signalait récemment la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Procureur général du Québec c. Hinse, 2013 QCCA 1513 au para. 144 : « si la victime d’une erreur judiciaire n’a pu obtenir du ministre l’exercice du pouvoir prévu par les articles 696.1 et s. [du Code criminel] (et autres, antérieurement) et qu’elle en a souffert préjudice, elle peut réclamer compensation, mais seulement dans le cas où la décision du ministre est empreinte de mauvaise foi, ce qu’elle a le fardeau d’établir. » Or, dans sa décision rendue dans le cadre du dossier T-680-11, le juge Harrington a conclu à l’absence de mauvaise foi de la part des responsables ministériels. Je note donc que les questions que la Cour fédérale aurait à répondre dans le cadre de l’action en dommages-intérêts intentée par l’appelant seraient essentiellement identiques à celles qui ont déjà été traitées et rejetées dans le cadre des demandes de contrôle judiciaire de ce dernier.

 

[38]           Cela dit, il faut tout de même considérer si l’interdiction de la remise en cause par l’entremise de la doctrine de l’abus de procédure pourrait produire des résultats injustes et miner l’administration de la justice plutôt que la préserver. Aucun des facteurs précités énumérés par la juge Arbour dans SCFP aux paras. 52 et 53 ne laisse croire que l’application de la doctrine de l’abus de procédure minerait l’administration de la justice en l’espèce.

 

[39]           Dans ces circonstances, permettre à l’appelant de poursuivre son action en dommages-intérêts serait un gaspillage de ressources judiciaire et constituerait un abus de procédure.

Conclusion

[40]           Je rejetterais donc l’appel avec dépens.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

      Marc Noël, j.c.a. »

 

 

 

« Je suis d’accord.

     Johanne Gauthier, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Dossier :

                                                            a-205-13

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE JUGE DE MONTIGNY DE LA COUR FÉDÉRALE DU 15 MAI 2013, N° DU DOSSIER T-2076-11.

 

INTITULÉ :

RICHARD TIMM c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                                Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 4 dÉcembre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                          

LE JUGE NOËL

LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 20 JANVIER 2014

 

COMPARUTIONS :

Richard Timm

Pour l'appelant

(se represent lui-même)

 

Pierre Salois

Pour l'intimÉe

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimÉe

 

 

 


 

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