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Date : 20251009


Dossier : A-142-24

Référence : 2025 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 18 septembre 2025.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 octobre.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20251009


Dossier : A-142-24

Référence : 2025 CAF 184

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN) interjette appel de la décision de l’Office des transports du Canada (l’Office) de fixer les prix d’interconnexion, rendue le 24 novembre 2023, en vertu de l’article 127.1 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, et ses modifications (la Loi) : la Détermination no R-2023-237. Dans sa décision, l’Office fixe les prix par wagon pour l’interconnexion applicables en 2024.

[2] Dans le présent appel, le CN soutient que l’Office a commis une erreur en droit. Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec le CN. J’accueillerais donc l’appel avec dépens, annulerais la décision de l’Office et renverrais l’affaire à l’Office pour qu’il rende une nouvelle décision.

[3] Je me permets d’aborder brièvement le sujet de l’interconnexion. À de nombreux endroits, au Canada, les expéditeurs, notamment les expéditeurs de grain, ne peuvent retenir les services que d’une seule compagnie de chemin de fer pour amener le grain à un lieu de correspondance. C’est à partir de ce lieu qu’une autre compagnie de chemin de fer transportera le grain à sa destination. Dans bien des cas, la compagnie de chemin de fer qui amène le grain au lieu de correspondance jouit d’un monopole : l’expéditeur n’a d’autres choix que de faire affaire avec cette compagnie et, sans la réglementation des prix en vertu de la Loi, cette compagnie pourrait facturer des prix monopolistiques.

[4] Dans le présent appel, la seule question à trancher consiste à déterminer les éléments que l’Office doit prendre en compte lorsqu’il fixe les prix d’interconnexion.

[5] Le CN soulève un point de droit étroit à trancher : l’Office a-t-il omis à tort de considérer des éléments à prendre en compte pour déterminer les prix d’interconnexion aux termes de l’article 127.1 de la Loi? Il soutient plus particulièrement que l’Office doit prendre en compte des éléments de preuve axés sur les conditions du marché. Il invoque l’article 112, qui s’applique à la détermination des prix aux termes de l’article 127.1. Selon l’article 112, les prix fixés par l’Office doivent être « commercialement équitables et raisonnables vis-à-vis des parties ».

[6] Le CN fait valoir que l’Office a commis une erreur en droit dans la présente affaire en ne tenant pas compte de critères « commercialement équitables et raisonnables vis-à-vis des parties ». De l’avis du CN, l’Office n’a pas tenu compte de la preuve axée sur les conditions de marchés pertinents, y compris les prix d’interconnexion dans d’autres marchés et les prix sur les marchés (collectivement appelés « facteurs commerciaux »). Le CN soutient que l’Office s’est concentré à tort sur les coûts calculés suivant sa propre « méthode de calcul ». La méthode de calcul de l’Office inclut de fait un certain rendement pour les actionnaires, mais le CN fait valoir que cette méthode de calcul exclut les facteurs commerciaux. Il ajoute que les prix d’interconnexion fixés par l’Office n’ont pas augmenté de façon significative, compte tenu des hausses des prix sur le marché, et empêchent ainsi le CN d’obtenir un rendement satisfaisant.

[7] L’Office est en désaccord. Il soutient que la preuve du CN concernant les facteurs commerciaux n’est pas pertinente.

[8] La position de l’Office se reflète dans la décision portée en appel et dans les décisions antérieures de l’Office. En somme, l’Office utilise une méthode fondée sur le coût du capital qui vise à indemniser le CN de ses frais et, au mieux, à lui permettre d’atteindre un certain rendement pour ses actionnaires, c’est-à-dire le rendement que les investisseurs attendraient d’un investissement présentant un risque équivalent : voir, p. ex., Décision no 425-R-2011 (9 décembre 2011); Détermination no R-2020-194 (30 novembre 2020); Détermination no R‑2023-178 (18 septembre 2023); Détermination no R-2022-39 (8 avril 2022); Détermination no R-2019-230 (29 novembre 2019). Dans la Décision no 425-R-2011, mentionnée ci-dessus, une décision de principe qu’il suit avec constance, l’Office a adopté une méthode qui ne tient pas compte des facteurs commerciaux. L’exclusion de ces facteurs ne semble reposer sur aucune analyse rigoureuse suivant les principes de l’interprétation législative, mais bien sur le point de vue de l’Office sur les critères du « caractère fiable et pragmatique » (par. 74 à 84).

[9] Fait digne d’intérêt (et nous y reviendrons à la fin des présents motifs), l’Office n’a jamais effectué ou présenté une analyse complète, justificatifs à l’appui, du texte, du contexte et de l’objet des dispositions de la Loi qui traitent de la question en cause. En l’espèce, du moins à la lecture des motifs de l’Office, ce dernier n’a pas fait cette analyse. En fait, au fil des ans et cas après cas, il semble que l’Office applique des normes qui peuvent, ou non, tirer leur origine de la Loi. Nous ne le savons tout simplement pas.

[10] En revanche, nous savons que l’Office a sans cesse fixé les prix d’interconnexion sans tenir compte des facteurs commerciaux. Vu l’absence de motifs, nous ne pouvons que présumer que l’Office s’est forgé et a maintenu l’opinion selon laquelle les facteurs commerciaux ne sont pas pertinents dans la détermination des prix d’interconnexion sous le régime de la Loi. Nous partons donc du principe que l’Office interprète la Loi de cette façon, comme il l’a fait en l’espèce.

[11] L’interprétation de l’Office est-elle erronée?

[12] La réponse à cette question repose sur l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions pertinentes de la Loi. Cette question, l’interprétation législative, est une question de droit à laquelle s’applique la norme de contrôle de la décision correcte : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573 [Emerson Milling].

[13] La Cour suprême du Canada a longuement fait état de la façon dont les tribunaux judiciaires et administratifs doivent interpréter les dispositions légales.

[14] [traduction] « [I]l faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, dit la Cour suprême, en citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26. Le libellé de la loi reste « le point d’ancrage de l’opération d’interprétation » : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43, par. 24, citant M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 927.

[15] Il importe de tenir compte des versions dans les deux langues officielles de la Loi : Piekut c. Canada (Revenu national), 2025 CSC 13 [Piekut]; Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269. L’exercice bilingue ne sera pas nécessaire ici, car les deux versions disent la même chose.

[16] L’article 127.1 de la Loi – l’article qui confère à l’Office le pouvoir de prendre la décision qu’il a prise – est le point de départ. Il dispose que l’Office fixe les prix d’interconnexion chaque année. Il prévoit aussi que, lorsqu’il fixe les prix d’interconnexion, l’Office doit prendre en compte les éléments suivants :

  • les réductions de coûts découlant du traitement plus efficace des wagons (alinéa 127.1(2)a));

  • les investissements à long terme requis dans les chemins de fer (alinéa 127.1(2)b));

  • certains frais variables moyens (paragraphe 127.1(3));

  • le seuil minimal des prix : les prix ne peuvent être inférieurs aux frais variables (paragraphe 127.1(3)).

[17] Rien, dans le libellé de l’article 127.1, n’indique que l’Office ne peut ou ne doit prendre en considération que les facteurs mentionnés aux paragraphes 127.1(2) et (3). Autrement dit, l’article 127.1 ne dresse pas une liste exclusive ou exhaustive des facteurs et ne fixe pas non plus le plafond des prix d’interconnexion. Il énonce simplement les éléments que l’Office doit prendre en compte. Nous devons parcourir la Loi pour découvrir les autres facteurs que l’Office doit prendre en compte.

[18] D’autres dispositions de la Loi traitent de ces autres facteurs. Elles confirment que l’article 127.1 ne dresse pas la liste exhaustive ou exclusive des facteurs à prendre en considération et ne fixe pas le plafond des prix d’interconnexion.

[19] C’est l’article 112 de la Loi qui, entre tous, est le plus important. Il prévoit que : « [l]es prix […] fixés par l’Office » au titre de la section IV (« Prix, tarif et services ») « doivent être commercialement équitables et raisonnables vis-à-vis des parties ». L’article 127.1 fait partie de la section IV de la Loi. Ainsi, lorsqu’il fixe les prix d’interconnexion, l’Office doit appliquer cette norme.

[20] L’expression « commercialement équitables et raisonnables vis-à-vis des parties » peut se décomposer en trois segments : ce qui est « équitable et raisonnable », ce qui est « commercialement » équitable et raisonnable et ce qui est commercialement équitable et raisonnable « vis-à-vis des parties ».

[21] L’expression « équitables et raisonnables » est l’une des expressions les plus larges du recueil des lois. Sa portée se compare à celle de « justes et raisonnables » que l’on retrouve au paragraphe 27(1) de la Loi sur les télécommunications. L.C. 1993, ch. 38, et s’apparente à « rémunération équitable », s’agissant de tarifs, à l’article 19 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C‑42. Notre Cour a émis l’opinion que les mots et expressions d’une telle portée donnent aux décideurs administratifs le pouvoir de tenir compte d’[traduction] « importantes considérations de principe établies dans la Loi », compte tenu de leur expérience de l’« appréciation des faits », de leur « expérience de réglementation et des considérations de principe » et de leur « connaissance d[u] secteur réglementé », sans négliger de poser quelques jugements d’« éléments subjectifs » et « évaluations et appréciations subjectives » tout au long de leur analyse : Teksavvy Solutions Inc. c. Bell Canada, 2024 CAF 121 [Teksavvy], par. 22; CMRRA-SODRAC Inc. c. Apple Canada Inc., 2020 CAF 101, par. 48 et 49; Ré:Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, par. 41 à 51; Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764.

[22] À partir de la seule expression « équitables et raisonnables », nous pouvons conclure que l’article 112 a un sens suffisamment large pour inclure les facteurs commerciaux. Le point de vue apparent de l’Office selon lequel les facteurs commerciaux ne sont pas pertinents limite indûment le large éventail de facteurs qu’il doit prendre en compte conformément à l’article 112.

[23] Passons maintenant à l’expression « vis-à-vis des parties », qui est incluse à l’article 112 de la Loi. L’Office doit tenir compte de ce qui est « équitable et raisonnable » du point de vue des parties concernées. Lorsqu’il omet de tenir compte des facteurs commerciaux, qui sont importants pour le CN, l’Office fait en réalité fi de l’expression « vis-à-vis des parties » de l’article 112.

[24] Enfin, l’article 112 de la Loi renferme aussi le mot « commercialement ». L’historique législatif de l’ajout de ce mot à l’article 112 souligne toute l’importance de ce mot.

[25] L’article 112 incluant le mot « commercialement » a fait son apparition en droit canadien en 1996 lorsque le législateur a adopté la Loi sur les transports au Canada, qui a remplacé en grande partie la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R‑3, et la Loi de 1987 sur les transports nationaux, L.R.C. (1985), ch. 28 (3e suppl.), qui étaient moins axées sur le marché. Le paragraphe 112(2) de la Loi de 1987 sur les transports nationaux utilisait le mot « compensatoire » et non l’expression « commercialement équitables et raisonnables ».

[26] La réforme de 1996, aussi importante qu’elle fût, n’est pas venue seule. Elle faisait partie de toute une suite de lois adoptées durant la décennie précédente visant à déréglementer l’économie nationale pour l’axer davantage vers le marché : pour une analyse complète de l’historique législatif et de son importance, voir la discussion dans l’arrêt Upper Lakes Group Inc. c. Canada (Office national des transports), [1995] 3 C.F. 395 (C.A.).

[27] L’Office tient pour acquis que les facteurs commerciaux ne sont pas pertinents dans la détermination des prix d’interconnexion. Le sens clair de « commercialement » et l’historique législatif concernant et entourant l’article 112 montre que la position de l’Office ne tient pas. En réalité, l’Office agit comme si le mot « commercialement » ne fait pas partie de l’article 112. Il ne lui est pas loisible d’agir ainsi.

[28] En somme, les trois segments de l’article 112, à savoir « équitables et raisonnables », « vis-à-vis des parties » et « commercialement », mènent à la conclusion que, lorsqu’il fixe les prix d’interconnexion, l’Office doit recevoir la preuve pertinente ayant trait aux facteurs commerciaux et la prendre en considération.

[29] L’interprétation législative ne se termine pas là. Nous avons examiné le libellé de l’article 127.1 et le contexte dans lequel il s’inscrit, plus particulièrement l’article 112. Mais l’interprétation législative vise aussi l’objet : Piekut, par. 44 et 45; ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, par. 48; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, par. 10. Parmi les arrêts de notre Cour, mentionnons aussi : CIBC World Markets Inc. c. Canada, 2019 CAF 147, par. 27, et Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, par. 24. Le sens des mots dans leur contexte est une chose, mais parfois leur sens devient flou ou change si l’on tient compte de l’objet général de la Loi ou de l’objet précis de certaines parties de la Loi.

[30] En l’espèce, nul besoin de conjecturer sur l’objet de la Loi sur les transports au Canada ou de déceler l’objet à partir du libellé de la Loi et de l’historique législatif. L’article 5 de la Loi, sous le titre « Politique nationale des transports », nous révèle l’objet de la Loi.

[31] L’article 5 dispose qu’un « système de transport national compétitif et rentable […] qui utilise tous les modes de transport au mieux et au coût le plus bas possible » est favorisé par la « réglementation » en vue d’obtenir des « résultats […] que la concurrence et les forces du marché ne permettent pas d’atteindre de manière satisfaisante ». Cet énoncé explique pourquoi l’article 127.1 confère à l’Office le pouvoir de réglementer les prix. Mais l’article 5 prévoit aussi qu’un « système de transport national compétitif et rentable » est essentiel, entre autres, pour « favorise[r] la compétitivité et la croissance économique » et que cet objectif est « plus susceptible[…] d’être atteint[…] » si « la concurrence et les forces du marché […] sont [entre autres] les principaux facteurs en jeu dans la prestation de services de transport viables et efficaces ».

[32] Vu l’objet donné, comment l’Office peut-il affirmer que les facteurs commerciaux ne sont jamais pertinents en droit dans la détermination des prix d’interconnexion en application de l’article 127.1 de la Loi? Est-il possible que, dans certaines circonstances, des prix d’interconnexion plus élevés aient permis à certaines compagnies de chemin de fer de réduire leurs prix ailleurs, d’améliorer leurs services ou de faire de nouveaux investissements en capital et aient ainsi favorisé un « un système de transport national compétitif et rentable »? Le CN a raison de dire que les facteurs commerciaux sont pertinents en ce sens que, en droit, ils être doivent pris en considération, bien que, comme nous le verrons ci-après, dans certains cas ou certaines catégories de cas, ils pourraient n’avoir que peu de poids.

[33] Nous pouvons faire une analyse pour déterminer laquelle des interprétations « s’harmonise le mieux avec le texte, le contexte et l’objet de la loi » et traduit le mieux l’objet véritable de la loi en examinant les situations réelles et les effets réels d’interprétations législatives opposées : Williams c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174, par. 52; voir aussi, dans le même sens, Telus Communications Inc. c. Fédération canadienne des municipalités, 2025 CSC 15, par. 76. Il faut toutefois faire attention de ne pas laisser les situations réelles et les effets réels insérer dans une loi des notions qui ne s’y trouvent pas véritablement. En l’espèce, les situations réelles et les effets réels confortent vraiment l’interprétation du CN.

[34] Le CN note que dans bon nombre de cas d’interconnexion, l’expéditeur n’a accès aux services que d’un seul transporteur, ce qui risque d’entraîner des prix monopolistiques. Mais il souligne que ce n’est pas toujours le cas. Il arrive parfois qu’il y ait deux transporteurs, ce qui crée une sorte d’effet de marché qui pourrait être un élément de comparaison utile dans l’évaluation des tarifs : voir, par exemple, la Décision no 35-R-2009, datée du 6 février 2009, par. 116 à 118. L’interprétation de l’Office dans ce cas permettrait à ce dernier de fermer les yeux sur cet élément potentiel de comparaison lorsqu’il fixe les prix d’interconnexion « commercialement équitables et raisonnables vis-à-vis des parties ».

[35] De plus, dans la réalité, les prix que les compagnies de chemin de fer peuvent facturer sur le marché sont de nature à aider l’Office à déterminer ce qui est « commercialement équitable et raisonnable vis-à-vis des parties ». Comme nous le mentionnons plus haut, les éléments à prendre en compte au titre de l’article 127.1 de la Loi peuvent servir à déterminer le seuil minimal des prix « commercialement équitables et raisonnables », mais la preuve axée sur les prix courants pourrait servir à en déterminer le plafond. L’établissement des prix « commercialement équitables et raisonnables » par l’Office pourrait être facilité si ce dernier connaissait à la fois le seuil et le plafond.

[36] Par souci d’exhaustivité, je tiens compte de deux autres arrêts de la Cour suprême du Canada ayant valeur de précédent sur la détermination des prix : Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, et Northwestern Utilities Ltd. c. City of Edmonton, [1929] R.C.S. 186. Les parties n’ont pas renvoyé la Cour à ces arrêts. Je considère que nous pouvons les écarter.

[37] Ces arrêts traitent de la tarification « juste et raisonnable » et de [traduction] « tarifs équitables et raisonnables » des services fournis par certains services publics. Mais, ces services publics étaient des fournisseurs uniques ayant le monopole dans leur sphère d’activités. Tel n’est pas le cas du CN, qui livre concurrence à d’autres compagnies de chemin de fer et moyens de transport dans bon nombre de ses activités.

[38] Par ailleurs, les régimes légaux, dans ces deux arrêts de la Cour suprême du Canada, ne comportaient pas de disposition énonçant l’objet aussi clairement que l’article 5 de la Loi sur les transports au Canada, qui intègre les notions de « concurrence » et de « forces du marché » pour soutenir un « système de transport national compétitif et rentable », et que l’article 112, qui intègre la notion de « commercial[ité] », sans oublier tout l’historique législatif qui l’entoure. En comparaison, par exemple, dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., précité, la disposition énonçant l’objet fait référence au « maintien d’une industrie de l’électricité financièrement viable » et ne fait aucune allusion à la « concurrence » ou aux « forces du marché ».

[39] Par conséquent, je conclus que l’Office, lorsqu’il détermine les prix d’interconnexion, doit tenir compte des facteurs commerciaux, tels que définis au paragraphe 6, ci-dessus.

[40] Cela dit, l’Office n’aura pas forcément toujours à donner un poids important aux facteurs commerciaux. Loin de là. Il appartient à l’Office de déterminer le poids à accorder à la lumière de la preuve, dans chaque cas, en s’appuyant sur son appréciation de l’industrie, son expérience de la réglementation et son expertise en matière de transports. De même, dans certains cas, l’Office pourrait conclure que la preuve concernant les facteurs commerciaux n’est d’aucune utilité ou qu’elle mérite peu de poids, voire aucun.

[41] Il se peut très bien que, dans un cas donné ou dans une catégorie de cas donnés, l’Office, après avoir dûment pris en compte tous les éléments pertinents selon la Loi, y compris les facteurs commerciaux, fixe les prix à un niveau comparable à celui des prix fixés antérieurement. L’Office peut fort bien réduire ou augmenter les prix aussi. Dans un cas comme dans l’autre, s’il n’y a pas d’erreur de droit, d’erreur sur une question de droit isolable ou d’erreur de procédure et que l’Office s’explique adéquatement dans ses motifs, notre Cour ne peut revoir la décision de l’Office en vertu de l’article 41 de la Loi sur les transports au Canada : voir Emerson Milling.

[42] Je voudrais faire une dernière observation : je mentionne, au paragraphe 8, ci-dessus, que lorsqu’il s’est penché sur la question de ce qu’il peut ou ne peut pas faire, selon ses attributions, dans l’établissement des prix d’interconnexion, l’Office n’a pas fait une analyse complète et rigoureuse suivant les principes de l’interprétation législative, c’est-à-dire un examen explicite des éléments du texte, du contexte et de l’objet, comme c’est le cas dans les présents motifs.

[43] L’Office semble à l’occasion avoir considéré que l’article 127.1 énonce les critères exclusifs ou dominants que sur lesquels ses décisions doivent reposer alors que l’analyse faite ci-dessus montre que l’article 127.1 s’inscrit dans un contexte plus large (surtout à la lumière de l’article 112), défini par l’objet général de la Loi. Par exemple, dans un cas, l’Office a assimilé les prix « commercialement équitables et raisonnables » à des prix qui « font en sorte que les compagnies de chemin de fer reçoivent une indemnisation complète pour les coûts non variables tout en empêchant la marge d’excéder de façon importante les coûts totaux des compagnies de chemin de fer » : Détermination no R-2023-178 (8 septembre 2023), par. 19 à 21. Il n’a pas exposé les raisons qui l’ont poussé à procéder ainsi ni cherché à fonder cette décision sur une quelconque analyse suivant les principes de l’interprétation législative.

[44] Faire les choses à moitié et faire des affirmations dénuées de fondement, sans plus, n’est pas la façon dont l’Office doit s’acquitter de ses fonctions : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 [Vavilov], par. 115 à 124. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a indiqué que les décideurs administratifs doivent montrer dans leurs motifs qu’ils sont conscients du texte, du contexte et de l’objet lorsqu’ils interprètent des lois. Pour un décideur administratif aussi important qui traite d’une question comme celle en cause, l’analyse explicite et rigoureuse s’impose : Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21. Il en va de même pour l’application des normes établies par voie législative à la preuve en pareil cas.

[45] Certes, les observations formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov se prêtent au cas du décideur administratif qui rend une décision à laquelle s’applique la norme de la décision raisonnable dans le cadre d’un contrôle judiciaire et, non, comme c’est le cas en l’espèce, à une décision à laquelle s’applique la norme de la décision correcte dans le cadre d’un appel. Mais les raisons qui sous-tendent les observations de la Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, en disent long sur la façon dont les grands décideurs administratifs, comme l’Office, doivent se comporter.

[46] Il existe au moins trois raisons. D’abord, les motifs adéquats, et particulièrement ceux qui analysent le texte, le contexte et l’objet de dispositions législatives, requièrent un travail rigoureux et minutieux qui permet souvent de révéler le raisonnement erroné avant même que la décision ne soit rendue. Ensuite, dans les décisions qui soulèvent des enjeux aussi importants que ceux en l’espèce, les motifs adéquats montrent aux parties que leurs arguments ont été reçus et pris en compte, ce qui est un point central de l’équité procédurale. Enfin, les motifs adéquats favorisent la transparence, la légitimité et la responsabilité des décideurs administratifs envers les parties devant eux, les autres organismes de réglementation, les cours de révision et le grand public, des qualités qui sont plus que jamais nécessaires dans l’ère généralisée de scepticisme, de cynisme et de méfiance face au gouvernement. Voir Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 R.C.F. 425, par. 16, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, par. 23 et 24.

[47] Les décideurs administratifs, tel l’Office, doivent donc étoffer leurs décisions de motifs adéquats, peu importe si la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte : Halton (Municipalité régionale) c. Canada (Office des transports), 2024 CAF 122, par. 21 à 33. Mais ils n’ont pas besoin de répéter leurs motifs chaque fois. Du moment qu’un décideur administratif a interprété avec rigueur une disposition légale et qu’il a bien expliqué son raisonnement, il peut par la suite simplement renvoyer à cette interprétation et à cette analyse : Bell Canada c. 7262591 Canada Ltd. (Gusto TV), 2016 CAF 123, par. 13 à 15; Teksavvy, par. 37; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Office des transports), 2023 CAF 245, par. 16. La rapidité, l’économie et la concision sont de saines pratiques dans le processus décisionnel administratif.

[48] En l’espèce, l’Office n’a présenté aucune de ses décisions antérieures où il avait procédé à une analyse complète et adéquate suivant les principes de l’interprétation législative. Il n’a pas pu le faire parce qu’il n’y a aucune décision de ce genre qui existe. Et, en l’espèce, cette analyse ne se trouve nulle part.

[49] L’Office demande qu’aucuns dépens ne soient adjugés. En temps normal, lorsque l’Office se limite à fournir un contexte quant à ses règles de procédure et à sa compétence, aucuns dépens ne sont adjugés contre lui : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Office des transports), 2021 CAF 69, par. 102. Et, en l’espèce, suivant l’arrêt Westjet c. Lareau, 2024 CAF 77, la Cour a demandé à l’Office d’aller plus loin et de fournir des observations plus complètes sur les questions d’interprétation législative en cause parce que l’Office avait omis d’exposer, dans ses motifs, une analyse suivant les principes de l’interprétation législative. À mon avis, dans les circonstances, la règle normale, à savoir que les dépens sont adjugés en faveur de la partie qui a gain de cause, devrait s’appliquer en l’espèce. Le CN a demandé que les dépens soient adjugés en sa faveur et il devrait y avoir droit.

[50] Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens, annulerais la décision de l’Office datée du 24 novembre 2023 et renverrais l’affaire à l’Office pour qu’il rende une nouvelle décision.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

K. A. Siobhan Monaghan j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Guillaume Chénard, jurilinguiste principal


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-142-24

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 Septembre 2025

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 octobre 2025

COMPARUTIONS :

Guy Pratte

Nadia Effendi

Teagan Markin

 

POUR L’APPELANTE

Nicolas Rousseau

René David-Cooper

 

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bordner Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

POUR L’INTIMÉ

 

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