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Date : 20250929


Dossier : A-206-23

Référence : 2025 CAF 173

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE

LA JUGE BIRINGER

 

 

ENTRE :

KELLY MCQUADE, DAVID COMBDEN et GRAHAM WALSH

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 28 octobre 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2025.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BIRINGER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE


Date : 20250929


Dossier : A-206-23

Référence : 2025 FCA 173

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE

LA JUGE BIRINGER

 

 

ENTRE :

KELLY MCQUADE, DAVID COMBDEN et GRAHAM WALSH

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE BIRINGER

I. Aperçu

[1] Les appelants, Kelly McQuade, David Combden et Graham Walsh, ont tenté d’obtenir l’autorisation d’intenter un recours collectif, en tant que demandeurs représentants, au nom d’un groupe de membres réguliers, anciens et actuels, de la GRC souffrant d’un traumatisme lié au stress opérationnel. Le traumatisme lié au stress opérationnel est défini dans la deuxième déclaration modifiée comme étant une difficulté d’ordre psychologique persistante résultant des tâches opérationnelles effectuées à la GRC.

[2] Les appelants ont fait valoir que la GRC a fait preuve de négligence systémique en ce qui a trait à la prestation de services de santé mentale aux membres du groupe envisagé (les termes sont définis dans la deuxième déclaration modifiée). Les appelants ont également avancé que la GRC faisait de la discrimination dans la prestation des services de santé mentale aux membres du groupe envisagé, comparativement aux services qu’elle offrait aux personnes ayant subi des blessures physiques, et ce, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). La demande de dommages-intérêts ne visait pas le traumatisme lié au stress opérationnel, mais bien un « autre événement » causé par la négligence systémique et la violation de la Charte alléguées de la part de la GRC en ce qui a trait à la prestation de services de santé mentale ou l’absence de prestation de tels services.

[3] Chacun des représentants demandeurs du groupe envisagé reçoit une pension d’invalidité en application de l’article 32 de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R-11 (la Loi sur la pension de la GRC). La question centrale de la requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif était de savoir si les demandes liées à la négligence systémique ou fondées sur le paragraphe 15(1) de la Charte étaient irrecevables par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50 (la Loi sur la responsabilité civile de l’État). Conformément à l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, est irrecevable toute poursuite intentée contre l’État ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État pour toute perte – notamment, décès, blessure ou dommage.

[4] Dans la requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif, la Cour fédérale a conclu que les demandes étaient irrecevables par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État pour les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité, ce qui incluait les représentants demandeurs, de sorte qu’il n’y avait pas de représentant demandeur pour faire valoir les intérêts du groupe. La requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif a donc été rejetée avec autorisation de modifier la déclaration : 2023 CF 1083 (sous la plume du juge Fothergill) (les motifs).

[5] Les appelants font valoir que la Cour fédérale a fait erreur en concluant que les appelants « avaient concédé » que la demande liée à la négligence systémique de toute personne admissible à une pension d’invalidité était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État; en concluant que les demandes liées à la négligence systémique et des demandes fondées sur la Charte de tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité étaient irrecevables par application de l’article 9; et en concluant qu’aucun représentant demandeur ne pouvait faire valoir les intérêts du groupe.

[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs nécessitant l’intervention de notre Cour. En conséquence, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale et je renverrais la requête d’autorisation de l’instance comme recours collectif à la Cour fédérale pour qu’elle rende une nouvelle décision tenant compte des présents motifs.

II. Le régime de pensions d’invalidité

[7] Étant donné que le droit à une pension d’invalidité est au cœur du présent appel, je débuterai par une brève description du régime de pensions d’invalidité.

[8] Chacun des représentants demandeurs du groupe envisagé reçoit une pension d’invalidité conformément à l’article 32 de la Loi sur la pension de la GRC. Les événements précis ayant donné lieu à leur admissibilité à une pension seront abordés ci-dessous dans le cadre de la discussion sur leur qualité de représentants demandeurs.

[9] L’article 32 prévoit une compensation pour invalidité permanente (physique ou mentale) liée au service. L’article 32 de la Loi sur la pension de la GRC prévoit ce qui suit :

32 Sous réserve des autres dispositions de la présente partie et des règlements, une compensation conforme à la Loi sur les pensions doit être accordée, chaque fois que la blessure ou la maladie — ou son aggravation — ayant causé l’invalidité ou le décès sur lequel porte la demande de compensation était consécutive ou se rattachait directement au service dans la Gendarmerie, à toute personne, ou à l’égard de toute personne :

32 Subject to this Part et the regulations, an award in accordance with the Pension Act shall be granted to or in respect of the following persons if the injury or disease — or the aggravation of the injury or disease — resulting in the disability or death in respect of which the application for the award is made arose out of, or was directly connected with, the person’s service in the Force:

a) visée à la partie VI de l’ancienne loi à tout moment avant le 1er avril 1960, qui, avant ou après cette date, a subi une invalidité ou est décédée;

(a) any person to whom Part VI of the former Act applied at any time before April 1, 1960 who, either before or after that time, has suffered a disability or has died; and

b) ayant servi dans la Gendarmerie à tout moment après le 31 mars 1960 comme contributeur selon la partie I de la présente loi, et qui a subi une invalidité avant ou après cette date, ou est décédée.

(b) any person who served in the Force at any time after March 31, 1960 as a contributor under Part I of this Act et who has suffered a disability, either before or after that time, or has died.

[10] On présente sa demande de pension d’invalidité à Anciens Combattants Canada (ACC). Le montant de la pension d’invalidité dépend du lien entre l’invalidité et le service ainsi que de la portée de l’incapacité. La pension d’invalidité accordée pour une invalidité d’ordre mental est versée uniquement dans le cas d’une invalidité ou d’une affection invalidante formellement diagnostiquée par un médecin d’après le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

[11] Le demandeur qui n’est pas satisfait d’une décision rendue par ACC peut demander la révision de la décision à partir de nouveaux éléments de preuve. Il n’y a pas de limite au nombre de révisions qu’un demandeur peut demander et il n’y a pas de délai de prescription pour présenter une demande initiale ou une demande de révision. Le demandeur qui n’est pas satisfait d’une décision rendue par ACC peut demander au Tribunal des anciens combattants (révision et appel) la révision de la décision. Il n’y a pas de délai de prescription pour interjeter appel auprès du Tribunal. Une description détaillée du régime de pensions d’invalidité se trouve dans la décision Canada c. Hirschfield, 2025 CAF 17, par. 10 à 25.

III. La deuxième déclaration modifiée

[12] Dans la deuxième déclaration modifiée, le groupe envisagé est défini comme suit :

[TRADUCTION] On entend par « groupe » et « membre du groupe » toutes les personnes qui sont ou qui ont été des membres réguliers (au sens de l’article 1 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada, 2014, DORS/2014-281) et qui ont reçu un diagnostic de traumatisme lié au stress opérationnel ou qui en souffrent ou en ont souffert. Il est entendu que le groupe ne comprend ni les membres civils ni les fonctionnaires de la Gendarmerie royale du Canada.

Les « services de santé mentale » sont définis comme suit :

On entend par « services de santé mentale » tous les services de soins de santé mentale fournis par la GRC aux membres du groupe à tous les moments clés, y compris, mais sans en exclure d’autres : les services fournis par l’entremise des Bureaux des Services de santé et de sécurité au travail (« Bureaux SSST »); le Programme de prestations et d’admissibilité aux soins de santé; les cliniques du traumatisme lié au stress opérationnel (« TSO »); les évaluations de santé périodiques; le soutien non professionnel à la santé mentale, y compris au moyen du programme des pairs; et les efforts de formation et d’éducation, y compris le programme En route vers la préparation mentale.

Le « traumatisme lié au stress opérationnel » est défini comme suit :

On entend par « traumatisme lié au stress opérationnel » ou « TSO » toute difficulté psychologique persistante résultant de fonctions opérationnelles effectuées à la GRC et entraînant un fonctionnement affaibli, y compris, mais sans en limiter d’autres, les affections médicales diagnostiquées telles le trouble de stress post-traumatique, la dépression, l’anxiété et les attaques de panique.

[13] Les appelants affirment que les membres réguliers de la GRC courent un risque important de subir un traumatisme lié au stress opérationnel étant donné le stress inhérent à leur occupation, qui comprend des activités à risque élevé et l’exposition à des événements traumatisants sur le plan psychologique. Les appelants affirment que l’État fédéral est responsable de la prévention, de la détection, du diagnostic et du traitement de ces traumatismes ainsi que des mesures d’adaptation nécessaires.

[14] Les appelants allèguent que la négligence de la GRC dans la mise en œuvre des services de santé mentale étalée sur plusieurs décennies a entraîné un préjudice prévisible pour les membres du groupe envisagé, qui dépasse le stress et les traumatismes inhérents à leurs fonctions. Les appelants font valoir que la GRC détenait des preuves de l’existence d’une crise de la santé mentale dans le milieu de travail et qu’elle avait connaissance des risques de blessures psychologiques que le stress opérationnel lié aux fonctions pouvait entraîner, mais qu’elle a fait preuve de négligence systémique en réponse au traumatisme lié au stress opérationnel de ses membres.

[15] La demande mentionne un certain nombre de lacunes à l’échelle du système de prestation de services de santé mentale, notamment que les services et programmes sont davantage apparents que véritables, que les formations des superviseurs sont inadéquates, que les délais pour l’obtention d’un diagnostic et d’un traitement sont préjudiciables et que des facteurs environnementaux militent contre la reconnaissance des invalidités d’ordre mental.

[16] Les appelants avancent en outre que les membres de la GRC souffrant d’un traumatisme lié au stress opérationnel subissent de la discrimination en ce qui a trait à la prestation des services de santé par rapport à ceux qui souffrent de blessures physiques. Les appelants font valoir que les membres qui souffrent de blessures physiques ont un meilleur accès aux services, ne subissent pas de stigmatisation, voient leurs blessures traitées en temps opportun et reçoivent un appui à leur retour au travail.

[17] Les appelants affirment qu’ils ne demandent pas de dommages-intérêts pour le traumatisme lié au stress opérationnel, mais bien pour un préjudice causé par un « autre événement » issu de la négligence systémique et de la violation de la Charte dont la GRC serait responsable.

[18] L’État n’a pas déposé de défense avant l’audience de la requête d’autorisation de l’instance comme recours collectif.

IV. Les motifs de la Cour fédérale

[19] Le paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles), prévoit le critère d’autorisation d’une instance comme recours collectif; ce critère comprend cinq conditions qui doivent être remplies par le demandeur. En l’espèce, la Cour fédérale a rendu une décision concernant deux de ces conditions, à savoir si les actes de procédures révélaient une cause d’action valable (alinéa 334.16(1)a) des Règles) et s’il existait un représentant demandeur adéquat (alinéa 334.16(1)e) des Règles), ce qui a suffi pour trancher la requête.

[20] La Cour fédérale a noté qu’un demandeur remplit la condition de la cause d’action valable à moins qu’il ne soit « évident et manifeste » qu’il n’y a pas de cause d’action. Compte tenu des éléments du délit de négligence, la Cour fédérale a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que le défendeur n’avait pas l’obligation de diligence de s’assurer que des services de santé mentale avaient été mis en œuvre sans négligence. La Cour fédérale a établi que la déclaration révélait une cause d’action valable en ce qui a trait à la négligence systémique.

[21] La Cour fédérale a décrit ce qu’un demandeur doit établir pour prouver une violation prima facie du paragraphe 15(1) de la Charte et a conclu que la déclaration ne contenait pas suffisamment de faits concernant la prestation de services de santé au groupe de comparaison (soit les membres réguliers de la GRC ayant subi des blessures physiques dans l’exercice de leur fonctions). La Cour fédérale a conclu, en ce qui a trait à la violation alléguée au paragraphe 15(1) de la Charte, qu’une cause d’action valable n’avait pas été établie.

[22] La Cour fédérale a ensuite envisagé l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, citant la décision de la Cour suprême du Canada Sarvanis c. Canada, 2002 CSC 28 [Sarvanis] et les décisions subséquentes portant sur l’interprétation et l’application de l’article 9. Dans la décision Sarvanis, la Cour suprême a conclu que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État établit l’immunité de la Couronne « lorsque la perte même – notamment décès, blessures ou dommages – qui constitue le fondement de l’action irrecevable est l’événement qui a fondé le paiement d’une pension ou d’une indemnité » (par. 38).

[23] La Cour fédérale a noté que dans la décision Greenwood c. Canada, 2020 CF 119, conf par 2021 CAF 186 [Greenwood], Marsot c. Canada, 2002 CFPI 226 [Marsot], conf par 2003 CAF 145 et Brownhall c. Canada (National Defence) (2007), 87 O.R. (3d) 130, 2007 CanLII 31749 (ON SCDC)) [Brownhall], il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour évaluer si la pension ou l’indemnité se rapportait au même fondement factuel que la poursuite civile. La Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait pas d’ambiguïté en l’espèce, parce que les appelants « avaient concédé » que la demande liée à la négligence systémique des membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État. Ayant conclu que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte se rapportait au même fondement factuel que la demande liée à la négligence systémique, la Cour a conclu qu’elle était également irrecevable.

[24] La Cour fédérale s’est également penchée sur la question de savoir s’il existait un représentant demandeur adéquat, notant au passage qu’il faut un « certain fondement factuel » pour que cette condition soit remplie. Ayant établi que la demande liée à la négligence systémique et la demande fondée sur la Charte étaient irrecevables pour les membres du groupe envisagé qui sont admissibles à une pension d’invalidité, et que les représentants demandeurs reçoivent une pension d’invalidité, la Cour fédérale a conclu qu’il n’existait donc pas de représentant demandeur pour faire valoir les intérêts du groupe.

[25] La Cour fédérale a noté que de plus amples éléments de preuve seraient nécessaires pour établir un « certain fondement factuel » pour établir si les autres conditions du critère d’autorisation de l’instance comme recours collectif prévu au paragraphe 334.16(1) des Règles étaient remplies. La Cour a rejeté la requête d’autorisation, avec autorisation de modifier les actes de procédure. Devant notre Cour, les appelants interjettent appel de l’ordonnance de la Cour fédérale refusant d’autoriser l’instance comme recours collectif.

[26] La Couronne avait également présenté à la Cour fédérale conformément à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, une requête visant à suspendre les procédures au motif que la demande recoupe deux autres recours collectifs déjà autorisés. Étant donné les modifications substantielles apportées à la déclaration, la Cour fédérale a décidé qu’il était prématuré de trancher la requête. La Couronne n’a pas interjeté appel de cette décision.

V. Questions en litige

[27] Il y a quatre questions en litige en l’espèce :

VI. La norme de contrôle

[28] Les normes de contrôle prévues dans la décision Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, s’appliquent à une décision rendue à l’égard d’une requête visant l’autorisation d’une instance comme recours collectif : Greenwood, par. 89; Canada (Procureur général) c. Jost, 2020 CAF 212 [Jost], par. 20 et 21. Les questions de droit sont revues suivant la norme de contrôle de la décision correcte. Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, sauf les questions de droit isolables, sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante.

VII. Analyse

A. La Cour fédérale a-t-elle fait erreur en concluant que les appelants « avaient concédé » que la demande liée à la négligence systémique de tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité est irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État?

[29] La Cour fédérale a conclu que les appelants « avaient concédé » que la demande liée à la négligence systémique des membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État : motifs, par. 9, 11, 75 et 85. Il s’agit d’une conclusion de fait, assujettie à la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante : Insurance Corporation of British Columbia v. Dhaliwal, 2025 BCCA 142, par. 59 à 60, citant Dignard v. Dignard, 2025 BCCA 43, par. 26.

[30] Les appelants font valoir que le juge de la requête a commis une erreur manifeste et déterminante, car ils n’ont pas concédé que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État empêchait les représentants demandeurs ou tout autre membre du groupe envisagé d’intenter l’action. Selon les appelants, ils ont reconnu à l’audience que, à un moment donné, l’article 9 entrerait en jeu, mais seulement à l’étape de l’évaluation individuelle, après que l’instance ait été autorisée comme recours collectif et après avoir eu gain de cause à l’audience sur les questions communes. À ce moment-là, on déciderait si la demande d’un membre était irrecevable par application de l’article 9 en référence aux conclusions de fait concernant le droit ou l’admissibilité du membre à une pension d’invalidité. Les appelants invoquent de nombreux passages de la transcription de l’audience de la Cour fédérale à l’appui de leur position : voir p. ex. : transcription de l’audience des requêtes aux pages 94 et 95, 100-101, 125, 139, 235 et 236, 289 à 292 et 410 et 411.

[31] L’intimé n’a pas traité de ces longs extraits. L’intimé affirme que les conclusions du juge de la requête reflétaient adéquatement la position des appelants et que les appelants réprouvent en fait l’issue de l’ordonnance. L’intimé avance que le juge de la requête a reconnu la concession des appelants, mais qu’il a conclu que, au bout du compte, il pouvait traiter la question de l’article 9 à partir des éléments de preuve qu’on lui avait présentés.

[32] Ayant examiné les observations des parties présentées à la Cour fédérale et la transcription de l’audience de la Cour fédérale, j’ai conclu que le juge de la requête faisait erreur.

[33] L’audience de la requête de la Cour fédérale a duré trois jours. L’avocat des appelants et le juge de la requête ont abondamment échangé au sujet de ce qui était concédé, et il y avait certaines incohérences dans les propos de l’avocat des appelants. En conséquence, il faut tenir compte de toute la série d’échanges et ne pas se concentrer uniquement sur l’un d’entre eux.

[34] Contrairement à la conclusion de la Cour fédérale, les appelants n’ont pas concédé que la demande liée à la négligence systémique des membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État – ce qui aurait été, dans les faits, une concession quant à savoir s’il existe une cause d’action valable. La transcription reflète que les appelants ont admis que la demande liée à la négligence systémique de certains membres du groupe envisagé serait irrecevable par application de l’article 9 en raison du recoupement entre le fondement factuel de leur demande et leur droit à une pension d’invalidité. Néanmoins, cette admission portait sur une conclusion à l’étape de l’évaluation individuelle, à la lumière de toute l’information nécessaire sur le droit à la pension du membre en cause et après la détermination de responsabilité dans le cadre d’une audience sur les questions communes : transcription de l’audience des requêtes aux pages 289-292. L’avocat des appelants a affirmé clairement devant la Cour fédérale que, bien que l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État entre en jeu en l’espèce, ce rôle n’est pas au stade de l’autorisation de l’instance comme recours collectif.

[35] Cette position est entièrement cohérente avec la théorie juridique des appelants qui figure dans leur mémorandum de fait et de droit destiné à l’audience d’autorisation de l’instance comme recours collectif. Les appelants ont fait valoir que la question de savoir si l’article 9 s’applique est un exercice axé sur les faits, et que la Cour fédérale n’avait pas suffisamment d’informations pour conclure que la demande des membres du groupe envisagé (ou des représentant demandeurs du groupe envisagé) était irrecevable. Les appelants adoptent la même position en l’espèce.

[36] L’admission formelle d’un fait ou d’une question peut entraîner une renonciation ou une restriction des droits d’une partie. En conséquence, une telle admission doit être [TRADUCTION] « sans équivoque » ou [TRADUCTION] « claire et sans ambiguïté » : Rosenberg et al. v. Securtek Monitoring Solutions Inc., 2021 MBCA 100, 465 D.L.R. (4th) 201, par. 58, citant Canadian National Railway Co. v. Huntingdon, 2013 MBCA 3, 288 Man. R. (2d) 245, par. 107. En l’espèce, la concession alléguée n’était ni l’une ni l’autre, et la Cour fédérale a fait erreur en concluant qu’une admission avait été faite.

[37] La Cour fédérale a fait référence aux décisions Greenwood, Marsot et Brownhall et a noté que, dans chacune d’elles, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour mener l’analyse de la décision Sarvanis en ce qui a trait à l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État. La Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait « [a]ucune ambiguïté semblable » en l’espèce parce que « [l]es demandeurs [avaient] concéd[é] que les réclamations pour négligence des membres du groupe qui sont admissibles à une pension d’invalidité sont irrecevables par application de l’article 9 de la LRCECA » : motifs, par. 75. C’est d’après ce fondement que la Cour fédérale a omis d’appliquer aux faits l’article 9 et la jurisprudence pertinente.

[38] L’erreur initiale, celle d’avoir conclu à une concession, a entraîné d’autres erreurs, qui, au bout du compte, ont mené au rejet de la demande d’autorisation de l’instance comme recours collectif. Après avoir établi que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte était fondée sur les mêmes faits que l’allégation de négligence systémique, le juge de la requête a conclu que la demande était également irrecevable par application de l’article 9 : motifs, par. 85. Lorsqu’il s’est penché sur le caractère adéquat des représentants demandeurs du groupe envisagé, le juge de la requête a conclu que, parce qu’ils reçoivent tous une pension d’invalidité, leur demande était irrecevable et aucun d’entre eux ne pourrait faire valoir les intérêts du groupe : les motifs, par. 83 et 85.

[39] J’ai établi que la Cour fédérale avait commis une erreur manifeste et déterminante en concluant à une concession alors qu’il n’y en avait aucune. L’aspect « manifeste » de l’erreur est évident, après examen de la transcription d’audience de la Cour fédérale et des observations faites par les appelants devant cette cour. L’aspect « déterminant » de l’erreur a affecté le cœur du résultat en l’espèce : Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, par. 38, citant Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, par. 46.

B. La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort que la demande liée à la négligence systémique de tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité est irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État?

[40] Pour ce qui est de la première condition du critère d’autorisation de l’instance comme recours collectif, soit que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable (alinéa 334.16(1)a) des Règles), la question est de savoir s’il est « évident et manifeste », à supposer que les faits invoqués sont vrais, que la demande ne pourrait être accueillie : Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 [Pro-Sys Consultants], par. 63; Canada (Procureur général) c. Nasogaluak, 2023 CAF 61 [Nasogaluak], par. 18. Les principes applicables sont les mêmes pour une requête en radiation : Greenwood, par. 91; Atlantic Lottery Corp. Inc. c. Babstock, 2020 CSC 19, par. 14.

[41] On suppose que les faits allégués dans la déclaration sont vrais et, généralement, aucune preuve n’est admissible à l’égard de cette question : Greenwood, par. 91; Nasogaluak, par. 18, 19. Toutefois, lorsque la Couronne met en doute l’existence d’une cause d’action valable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, il est permis de présenter une preuve : Lafrenière c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 110 [Lafrenière], par. 39 à 41; Fowler c. Canada (Procureur général), 2025 CF 815 [Fowler], par. 11; Dunn c. Canada (Procureur général), 2025 CF 652 [Dunn], par. 27 à 37.

[42] Étant donné la nature hautement factuelle de l’analyse menée aux termes de l’article 9, il faut des preuves quant aux circonstances de l’octroi de la pension ou de l’indemnité ainsi que des preuves liées à la demande intentée contre la Couronne. Notre Cour a déjà envisagé la nécessité de preuves dans une situation analogue, soit une requête en radiation impliquant l’application of l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État : Lafrenière, par. 39 à 41. Parmi les éléments de preuve qui se trouvaient devant la Cour fédérale en l’espèce, on compte les affidavits des représentants demandeurs et de l’intimé.

[43] Lors du contrôle de la décision du juge de la requête portant sur les conditions d’une cause d’action valable, la détermination des éléments d’une cause d’action invoquée, ou de la justiciabilité d’une demande, est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte : Adelberg c. Canada, 2024 CAF 106, par. 38, citant Jensen c. Samsung Electronics Co. Ltd., 2023 CAF 89 [Jensen], par. 32 à 36. L’appréciation des faits afin d’établir s’ils appuient une cause d’action est une question mixte de fait et de droit, assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante, sauf l’erreur de droit isolable, qui elle est assujettie à la norme de la décision correcte : Lochan v. Binance Holdings Limited, 2025 ONCA 221, par. 29; Lilleyman v. Bumble Bee Foods LLC, 2024 ONCA 606, par. 36; Jensen, par. 42.

[44] La Cour fédérale a bien identifié la condition de la cause d’action valable, notant que la barre n’est pas très haute et que des demandes qui ne comportent pas de « vice fondamental » doivent pouvoir aller de l’avant. La Cour fédérale a observé avec justesse qu’on ne devrait pas empêcher un demandeur d’intenter une poursuite en raison de la nouveauté d’une cause d’action ou de la possibilité d’une défense solide : motifs, par. 37 à 38.

[45] Les appelants font valoir que l’État a fait preuve de négligence systémique dans la mise en œuvre de services de santé mentale pour le groupe envisagé. La Cour fédérale a bien énoncé les éléments du délit de négligence et appliqué à la demande le cadre juridique. En tenant pour acquis que les faits invoqués sont vrais, la Cour fédérale a conclu qu’il n’était pas manifeste qu’il n’y avait aucune cause d’action valable pour fonder une demande liée à la négligence systémique. Je suis d’accord avec cette conclusion, et elle n’est pas mise en doute. En l’espèce, le litige concerne la détermination de la Cour fédérale que la demande est irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État.

[46] L’interprétation de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État est une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. En l’absence d’une erreur de droit isolable, l’application de l’article 9 est une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante : Lafrenière, par. 30, 47; Bewsher c. Canada, 2020 CAF 216, par. 7, 15, conf 2019 CF 1350, par. 3 et 4.

[47] Toute action intentée contre l’État ouvrant droit au paiement d’une pension ou autre indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État au demandeur pour décès, blessure, perte ou dommage à l’égard duquel l’action est intentée est irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État. En effet, l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État empêche la double indemnisation lorsqu’un régime gouvernemental offre une forme de compensation en lien avec la perte, décès, blessure ou dommage à l’égard de laquelle l’action est intentée : Sarvanis, par. 28. On a interprété l’article 9 comme s’il garantissait l’immunité de la Couronne dans les cas où des demandes liées à d’autres catégories de dommages que ceux pour lesquels une pension ou une autre indemnité a déjà été accordée lorsque ces divers dommages sont issus du « même fondement factuel » ou du même événement : Sarvanis, par. 28 et 29, 38; Vancise v. Canada (Attorney General), 2018 ONCA 3 [Vancise], par. 12; Lafrenière, par. 45 et 46.

[48] Le fardeau repose sur la Couronne d’établir que l’article 9 s’applique : Flying E Ranche Ltd. v. Attorney General of Canada, 2022 ONSC 601, par. 496, conf par 2024 ONCA 72 [Flying E Ranche]; Brownhall, par. 51; Marsot, par. 61, 66. À mon sens, cela est vrai tant lorsque la Couronne s’oppose dans le contexte d’une requête en radiation présentée avant l’audience que dans le cas d’une requête visant à autoriser l’instance comme recours collectif lorsque la condition de la cause d’action valable est en cause. L’enjeu est le même, à savoir s’il est « évident et manifeste » que la demande est irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État de telle sorte qu’il n’y a pas de cause d’action valable.

[49] L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État prévoit ce qui suit :

Dispositions spéciales concernant la responsabilité

Special Provisions respecting Liability

Incompatibilité entre recours et droit à une pension ou indemnité

No proceedings lie where pension payable

9 Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte — notamment décès, blessure ou dommage — ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État.

9 No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made.

[50] Dans la décision Sarvanis, l’arrêt de principe portant sur l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, la Cour suprême a établi que l’article 9 interdit les poursuites intentées contre l’État pour cause de délit lorsqu’une pension ou autre indemnité est versée « in respect of » ou à l’égard du « même fondement factuel » que le décès, la blessure, le dommage ou la perte ayant donné lieu à l’action. Le juge Iacobucci, se prononçant au nom de la Cour, a affirmé (par. 28 et 29) :

28 À mon avis, bien que libellé en termes larges, l’art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif n’en exige pas moins que, pour qu’elle fasse obstacle à une action contre l’État, la pension ou l’indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l’action. En d’autres termes, l’article 9 traduit le désir rationnel du législateur d’empêcher la double indemnisation d’une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d’un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n’exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l’événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l’existence de cet événement.

29 Cette large portée est nécessaire pour éviter que l’État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l’événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d’une pension tombant dans le champ d’application de l’art. 9, un tribunal ne saurait connaître d’une action dans laquelle on ne réclame des dommages-intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l’art. 9, dans la mesure où la pension ou l’indemnité est versée « in respect of » la même perte — notamment décès, blessure ou dommage — ou sur le même fondement.

(Soulignements dans l’original.)

[51] L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État a une application étendue. Comme l’a observé le juge Iacobucci, l’expression « in respect of » a une large portée : « [les mots quant à [“in respect of”]] signifient, entre autres, “concernant”, relativement à” ou “par rapport à”. Parmi toutes les expressions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux sujets connexes, c’est probablement l’expression “quant à” qui est la plus large » : Sarvanis, par. 20, citant la décision Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.S.C. 29 p. 39, 1983 CanLII 18 (C.S.C.).

[52] La Cour fédérale a, avec justesse, fait référence aux décisions Sarvanis, Greenwood, Marsot et Brownhall en ce qui a trait au critère du « même fondement factuel », qui était pertinent pour établir si l’article 9 rend irrecevable la demande liée à la négligence systémique pour tout le groupe – si une pension d’invalidité était payée ou à payer aux membres du groupe envisagé à l’égard du même fondement factuel comme celui qui appuie la demande. Toutefois, la Cour fédérale n’a pas appliqué ce cadre juridique, mais s’est plutôt fiée à la concession alléguée pour conclure que la demande liée à la négligence systémique était irrecevable par application de l’article 9 pour tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité. Il s’agissait là d’une erreur.

[53] Même en faisant abstraction de la concession alléguée, je n’accepte pas qu’il est « évident et manifeste », à ce stade, que l’article 9 entraîne l’irrecevabilité de la demande liée à la négligence systémique pour tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité.

[54] Il est souvent question de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État dans des procédures qui ne sont pas des recours collectifs, par exemple, dans le contexte d’une requête en radiation avant l’audience ou d’une requête en jugement sommaire. Voir, par exemple : Bewsher, par. 12 à 14; Lafrenière, par. 36 à 47; North Bank Potato Farms Ltd. v. The Canadian Food Inspection Agency, 2019 ABCA 344, par. 16 à 26; Vancise, par. 9 à 17. On compare le fondement factuel de la demande dans la procédure envisagée au fondement factuel du droit du demandeur à une pension ou à une indemnité du gouvernement, conformément à la décision Sarvanis, en vue d’établir s’ils sont suffisamment liés de telle sorte que l’article 9 s’applique. Par exemple, comme la Cour l’a énoncé dans la décision Brownhall (par. 37) :

[TRADUCTION] D’après la décision Sarvanis, il faut se demander si le fondement factuel de la pension et de la demande est le même. Est-ce que la même perte ou la même blessure est à l’origine des deux? S’il est évident et manifeste, d’après les faits invoqués, que la même perte sous-tend les deux, l’action est irrecevable en application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État.

[55] Il y a peu de jurisprudence sur l’application l’article 9 au stade de l’autorisation d’instance comme recours collectif. Dans la décision Greenwood, la Cour d’appel fédérale a maintenu la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle il était prématuré d’appliquer l’article 9 au stade de l’autorisation d’instance comme recours collectif. De façon significative, la décision portait sur l’existence d’un représentant demandeur adéquat et non sur l’existence d’une cause d’action valable révélée par les actes de procédures. En effet, l’intimé n’a pu citer aucune décision, à part la décision de l’instance inférieure, soit la Cour fédérale, dans laquelle l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État s’est appliqué à l’étape de l’autorisation du recours collectif à l’ensemble du groupe.

[56] Si on applique la défense de la prescription, une demande ne sera pas irrecevable pour un groupe en entier à moins d’une preuve claire que la défense s’applique au groupe en entier. Je suis d’avis que la défense de la prescription est analogue à l’irrecevabilité prévue à l’article 9, qui est également un moyen de défense prévu par la loi. En l’absence d’application au groupe en entier, ce moyen de défense demeure une question individuelle nécessitant une adjudication à part, et ce, après que les questions communes au groupe ont été tranchées : Krishnan v. Jamieson Laboratories Inc., 2021 BCSC 1396, 60 B.C.L.R. (6th) 369, par. 95, conf par 2023 BCCA 72; Smith v. Inco Limited, 2011 ONCA 628, 107 O.R. (3d) 321, par. 164 et 165; Martin v. Wright Medical Technology Canada Ltd., 2024 ONCA 1, par. 40 à 42.

[57] L’intimé fait valoir qu’il y a preuve d’application à tout le groupe rendant inutile la nécessité d’une évaluation individuelle. L’intimé affirme que chaque membre du groupe envisagé souffre d’un traumatisme psychologique persistant lié à son service à la GRC (un traumatisme lié au stress opérationnel). L’intimé prétend que, au premier abord, les membres du groupe reçoivent une pension d’invalidité ou pourraient en recevoir une.

[58] Je ne suis pas d’accord. Comme l’a reconnu la Cour fédérale, une pension d’invalidité n’est versée que pour une invalidité ou une affection invalidante formellement diagnostiquée par un médecin d’après le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, entraînant une incapacité permanente. Une telle invalidité peut ne pas inclure tous les traumatismes liés au stress opérationnel. Bien qu’il n’y ait pas d’éléments de preuve établissant qu’un membre du groupe envisagé n’était pas admissible à une pension d’invalidité, il n’y a pas non plus d’éléments de preuve établissant qu’une telle personne n’existe pas. En conséquence, et ce, bien que chacun des membres du groupe envisagé souffre d’un traumatisme lié au stress opérationnel, j’estime que l’intimé n’a pas établi que chacun des membres du groupe envisagé recevait ou aurait pu recevoir une pension d’invalidité.

[59] En outre et de façon cruciale, il n’y avait pas de preuve concernant le fait qu’un membre du groupe envisagé serait admissible à une pension d’invalidité en application de l’article 32 de la Loi sur la pension de la GRC pour les événements qui sous-tendent la demande liée à la négligence systémique. L’article 32 prévoit qu’une compensation doit être accordée si la blessure ou la maladie – « ou son aggravation » – ayant causé l’invalidité ou le décès sur lequel porte la demande de compensation était consécutive ou se rattachait directement au service dans la GRC. Nous ne savons pas si les membres du groupe envisagé seraient admissibles à une compensation aux termes de l’article 32 à l’égard des événements – la blessure ou la maladie – sous-tendant la demande liée à la négligence systémique, y compris « son aggravation ».

[60] Même si les membres du groupe envisagé ont reçu certaines sommes de compensation augmentées en raison de leur diagnostic d’un problème de santé mentale en lien avec leur service à la GRC, il n’a pas été question que ces sommes aient pu avoir été versées pour des événements fondant la demande liée à la négligence systémique. Il n’y a aucune preuve que les représentants demandeurs du groupe envisagé (ou d’autres membres du groupe envisagé) avaient présenté une demande de sommes additionnelles de compensation conformément à l’article 32, ou qu’ils y avaient droit, s’ils avaient subi un préjudice attribuable à la prestation ou au défaut de prestation de services de santé mentale.

[61] En l’absence de tels éléments de preuve, je ne vois pas comment l’irrecevabilité prévue à l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État pourrait, à ce stade, s’appliquer aux représentants demandeurs ou à tout autre membre du groupe envisagé alors que la portée entière de leur droit à une pension d’invalidité n’a pas encore été établie.

[62] En outre, pour ce qui est des membres du groupe envisagé, dont les représentants demandeurs, qui souffrent d’un traumatisme lié au stress opérationnel les rendant admissibles à une pension d’invalidité (bien que non pas pour les événements sous-tendant la négligence systémique alléguée de la GRC), le simple fait qu’ils ont droit à une pension ne fournit pas suffisamment d’information pour mener une analyse en bonne et due forme conformément à l’article 9. Le diagnostic de traumatisme lié au stress opérationnel informe sur le type de blessure subie par le membre du groupe envisagé, mais non sur les événements qui l’ont causée. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’analyse de la décision Sarvanis requiert de l’information sur le fondement factuel sous-tendant la blessure, le dommage ou la perte ayant entraîné l’admissibilité à une pension d’invalidité ou à une indemnité que l’on peut comparer au fondement sous-tendant la blessure, le dommage ou la perte alléguée qui fonde la demande intentée contre la Couronne. On peut ensuite établir si le fondement factuel est le même ou, en d’autres mots, si la pension ou l’indemnité est payée ou à payer « à l’égard de » la blessure, du dommage ou de la perte fondant la demande.

[63] Plusieurs décisions se sont penchées sur la portée de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et l’irrecevabilité qu’il prévoit en cas de négligence subséquente dans le traitement de la maladie ayant donné lieu à la pension ou l’autre indemnité : voir, p. ex. Lafrenière, Dumont c. Canada, 2003 CAF 475 [Dumont] et Gélinas c. Canada, 2021 CF 1157. L’analyse porte alors sur la suffisance du lien entre l’indemnisation et le traitement subséquent. Dans la décision Lafrenière, notre Cour a conclu qu’une demande fondée sur un préjudice émanant du traitement par l’État des plaintes du demandeur était irrecevable par application de l’article 9, car ce traitement était intrinsèquement relié au fondement factuel ayant donné lieu au paiement de l’indemnité : par. 64 à 67. Ce courant jurisprudentiel est particulièrement pertinent en l’espèce. Les appelants prétendent qu’ils ne demandent pas de dommages pour les traumatismes liés au stress opérationnel en tant que tels, au sujet desquels ils reconnaissent qu’une pension d’invalidité pourrait leur être versée, mais bien pour les pertes causées par un « autre événement » issu de la négligence systémique alléguée de la GRC dans la prestation de service ou le défaut de prestation de tels services.

[64] Tel qu’il est mentionné ci-dessous, le fondement factuel du droit de chacun des membres du groupe envisagé à une pension d’invalidité est unique et individuel. Il n’est pas possible de faire l’analyse du lien dont il est question dans la décision Sarvanis dans l’abstrait ou, comme en l’espèce, à l’échelle d’un groupe. Il n’y a pas suffisamment de preuves concernant le droit ou l’éventuel droit des membres du groupe envisagé à une pension d’invalidité, y compris à l’égard des événements ayant donné lieu à la négligence systémique alléguée de la GRC. Cette absence de preuve a pour conséquence qu’une analyse adéquate conformément à l’article 9 ne peut être amorcée, et encore moins appuyer la conclusion de l’existence de questions communes suffisantes pour justifier l’application de l’article 9 à l’échelle d’un groupe. En conséquence, même sans tenir compte du fait que la Cour fédérale s’est fiée, à tort, à la concession alléguée, la Cour fédérale a fait erreur en concluant que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État s’appliquait à tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité.

[65] Je n’exclus pas la possibilité que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État puisse parfois s’appliquer à un groupe en entier à l’étape de l’autorisation de l’instance comme recours collectif. Ce pourrait être possible dans des circonstances où le fondement factuel d’une demande est une perte identifiable émanant d’un événement commun à tous les membres du groupe et que le même événement donne lieu à une pension d’invalidité ou autre indemnité pour tous les membres du groupe.

[66] La Cour fédérale a récemment conclu en ce sens dans la décision Dunn, accueillant la requête en radiation d’une déclaration dans une instance concernant un groupe envisagé pour un recours collectif conformément à l’article 9. L’acte de procédure concernant le groupe envisagé portait sur des membres des Forces armées canadiennes qui avaient été exposés à de la moisissure noire et à d’autres toxines durant leur service militaire. La demande alléguait la négligence systémique, la violation de l’obligation fiduciaire ainsi que la violation de l’article 7 de la Charte. La Cour fédérale a conclu que la pension payée ou à payer au demandeur avait le même fondement factuel que les allégations de perte ou de dommages fondant la demande. En radiant la demande sans possibilité de la modifier, la Cour fédérale a, en fait, conclu qu’il n’y avait pas de cause d’action valable pour le groupe envisagé en entier.

[67] L’intimé renvoie à la décision Flying E Ranche, en guise de mise en garde, si jamais la Cour choisissait d’attendre jusqu’à l’évaluation des dommages pour décider si les demandes sont irrecevables par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État. Dans la décision Flying E Ranche, un recours collectif intenté par des fermiers contre Agriculture Canada, qui, par négligence, n’avait pas empêché la propagation de la maladie de la « vache folle » a été jugé irrecevable par application de l’article 9 parce les fermiers avaient déjà reçu de l’aide financière pour recouvrer les mêmes pertes.

[68] La décision Flying E Ranche n’est d’aucun secours à l’intimé. Elle se distingue de la présente affaire sur au moins deux aspects. Factuellement, le contexte est différent. Dans la décision Flying E Ranche, un incident établissait la perte commune – la détection de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), résultant en la mise en quarantaine et la destruction de troupeaux d’animaux – et l’indemnité gouvernementale était payable conformément à des programmes de compensions liés à l’ESB précisément. Ces circonstances sont vraiment différentes des paiements de pension d’invalidité versés en raison d’événements individuels ayant eu des conséquences individuelles et le défaut allégué de prestation de services de santé mentale aux membres du groupe. En outre, dans la décision Flying E Ranche on avait appliqué l’article 9 uniquement au terme d’une longue audience sur les questions communes, avec l’avantage d’un dossier de preuve très étoffé.

[69] En l’espèce, il est loin d’être « évident et manifeste » que l’on pourrait établir que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État s’applique uniquement à partir des plaidoiries et de la preuve présentée à la Cour fédérale. Je suis d’avis que la Cour fédérale faisait erreur quand elle s’est fiée sur la concession alléguée alors qu’il n’y en avait pas, mais également quand elle a conclu que l’article 9 entraîne l’irrecevabilité d’une demande liée à la négligence systémique pour tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité. Il n’y avait pas suffisamment de preuve pour mener adéquatement une analyse en application de l’article 9 ou trouver des questions communes pour appuyer cette conclusion.

C. La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte de tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité est également irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État?

[70] La norme de contrôle applicable à la détermination de la Cour fédérale que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte ne révélait pas de cause d’action valable est la même que celle décrite ci-dessus pour la demande liée à la négligence systémique.

[71] Afin de prouver une violation au paragraphe 15(1) de la Charte, un demandeur doit établir que la loi ou la mesure de l’État : (1) crée, à première vue, ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et (2) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet, de perpétuer ou d’exacerber le désavantage : Nasogaluak, par. 77, citant R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 28; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 SCC 28, par. 27.

[72] La demande fondée sur le paragraphe 15(1) la Charte des appelants allègue que les membres du groupe envisagé, souffrant de blessures psychologiques liées au travail, ont subi de la discrimination en recevant des services de santé mentale par rapport aux membres de la GRC souffrant de blessures physiques. Les appelants prétendent que les membres du groupe envisagé ont porté un fardeau disproportionné en ce qui a trait à l’accès aux services et qu’ils ont reçu un traitement différent par rapport à ceux qui ont subi des blessures physiques, ce qui a causé une inégalité réelle et exacerbé les inconvénients pour les personnes souffrant d’incapacités mentales : déclaration modifiée, par. 81 à 88.

[73] La Cour fédérale a tiré deux conclusions concernant la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Premièrement, la Cour fédérale a conclu que la déclaration ne comportait pas suffisamment de faits concernant les soins de santé du groupe de comparaison (c’est-à-dire, les membres réguliers de la GRC ayant subi une blessure physique dans le cadre de leurs fonctions). En conséquence, la Cour fédérale a conclu que la déclaration ne révélait aucune cause d’action valable émanant de la violation alléguée au paragraphe 15(1) : motifs, par. 67 à 68.

[74] Les appelants ne mettent pas en doute cette conclusion. Comme l’a observé notre Cour, l’exigence des faits substantiels est essentielle à la présentation adéquate de questions liées à la Charte : Mancuso c. Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227, par. 21. La Cour fédérale a observé que des actes de procédures lacunaires pouvaient être corrigées, et a permis aux appelants de les modifier.

[75] Deuxièmement, la Cour fédérale a conclu que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte des représentants demandeurs et des membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État parce qu’elle émanait des « mêmes faits » que la demande liée à la négligence systémique. La Cour fédérale a conclu que les deux demandes émanaient des mêmes blessures, particulièrement le traumatisme lié au stress opérationnel subi et son exacerbation : motifs, par. 76 et 83. Ayant conclu que la demande liée à la négligence systémique était irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, il s’ensuivait que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte était « également irrecevable » : motifs, par. 85.

[76] La norme de contrôle applicable à la détermination de la Cour fédérale quant à l’interprétation et l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État à la demande fondée sur la Charte est la même que celle qui s’applique à la demande liée à la négligence systémique.

[77] J’ai plusieurs réserves quant à la conclusion de la Cour fédérale. Premièrement, il est incohérent de déterminer que la déclaration ne comporte pas suffisamment de faits pour appuyer la demande fondée sur le paragraphe 15(1) la Charte, accorder l’autorisation de modifier la déclaration et, au même moment, conclure que la demande fondée sur la Charte est fondée sur les « mêmes faits » que la demande liée à la négligence systémique. Cette conclusion était prématurée.

[78] La conclusion de la Cour fédérale est également lacunaire parce qu’elle repose sur une concession alléguée, qui, selon moi, n’a pas été faite, ainsi que sur la conclusion basée sur cette erreur que la demande liée à la négligence systémique était irrecevable par application de l’article 9. Il n’y a également aucune analyse adéquate de l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État ni de jurisprudence pertinente concernant la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte.

[79] De façon plus importante encore, je ne suis pas d’accord avec la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle une demande fondée sur la Charte issue des mêmes faits qu’une demande en lien avec un délit irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État sera nécessairement irrecevable elle aussi. La jurisprudence citée n’appuie pas cette position.

[80] Dans la décision Prentice c. Canada, 2005 CAF 395 [Prentice], le demandeur membre de la GRC avait obtenu une indemnité pour une blessure subie lors de sa participation à diverses missions de paix et avait demandé des dommages-intérêts à la GRC, prétendant à une violation de ses droits en violation de l’article 7 et du paragraphe 15(1) de la Charte. La Cour d’appel fédérale a accueilli la requête en radiation de la déclaration, ayant établi que le recours du demandeur fondé sur la Charte, une fois « [d]épouillé des artifices », était essentiellement une action intentée par un employé contre l’État, laquelle est interdite aux termes des articles 8 et 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État : Prentice, par. 69 et 70.

[81] De façon semblable, dans la décision Lafrenière, l’appelant a reçu une indemnité d’invalidité en lien avec son service dans les Forces armées canadiennes et a demandé d’autres dommages à l’État, fondés sur les violations de ses divers droits protégés par la Charte. Notre Cour a confirmé que la demande entière devait être radiée par application de l’article 9, et a affirmé qu’il fallait établir la véritable nature de la demande et non se fier à la caractérisation du tort que pourrait en faire un plaideur habile : Lafrenière, par. 60. La Cour a conclu que les demandes du demandeur fondées sur la Charte n’étaient pas fondées de quelque manière que ce soit et qu’elles n’étaient qu’une action en responsabilité contre l’État déguisée, interdite par l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État.

[82] À la lumière de ces décisions, on conclut qu’il faut faire une analyse pour établir si la demande fondée sur la Charte est véritablement une demande fondée sur la Charte ou bien un autre type de demande, telle qu’une demande en lien avec un délit déguisée en demande fondée sur la Charte. Dans ce dernier cas, si la demande, quant à sa véritable nature, est irrecevable par application de l’article 9, par conséquent, la demande fondée sur la Charte le sera également.

[83] L’intimé fait valoir que la Cour fédérale a conclu que la demande fondée sur la Charte était une demande civile déguisée; je ne suis pas d’accord. La Cour fédérale a conclu que parce que la demande fondée sur la Charte et la demande liée à la négligence systémique étaient fondées sur les mêmes faits, la demande fondée sur la Charte était également irrecevable : motifs, par. 83. D’après la Cour fédérale, la nature de la demande n’a pas d’importance : l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État s’applique à la situation en entier : motifs, par. 78, citant Kift v. Canada (Attorney General), [2002] O.J. No. 5448 (QL) (CSJO), par. 9.

[84] Les décisions citées par la Cour fédérale n’appuient pas cette position non plus. Le cadre du « même ensemble de faits », bien qu’il soit approprié dans le contexte d’une demande en lien avec un délit, ne s’applique pas pour établir si une demande fondée sur la Charte peut être irrecevable par application de l’article 9.

[85] Il a été question de l’incertitude concernant l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État à une demande fondée sur la Charte dans la décision Dumont. Notre Cour a conclu que, dans le contexte d’une demande fondée sur l’article 7 de la Charte mettant en cause l’article 9, dans l’éventualité d’une violation à la Charte « il est loin d’être certain que l’article 9 de la Loi puisse être invoqué pour écarter une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances », et il appartiendrait au juge d’apprécier s’il y a lieu d’ajouter une autre compensation : Dumont, par. 78.

[86] Dans la décision Prentice, notre Cour ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si, en supposant une violation de la Charte, l’action serait écartée par l’immunité de la Couronne : par. 77. De façon semblable, dans la décision Lafrenière, notre Cour n’a pas conclu que l’article 9 rend irrecevable une demande fondée sur la Charte, car, d’après les faits de l’affaire, il n’y avait pas de véritable demande fondée sur la Charte. Comme la Cour l’a observé (par. 49) : « La Cour suprême du Canada, pas plus que cette Cour, n’a encore eu à décider, sur le fond, si l’immunité décrétée par l’article 9 de la [Loi sur la responsabilité civile de l’État] vaut aussi à l’encontre des redressements recherchés aux termes de la Charte. »

[87] La décision Sherbanowski v. Canada, 2011 ONSC 177 [Sherbanowski], que la Cour fédérale a également citée, offre un appui au point de vue selon lequel l’article 9 peut rendre irrecevable une demande fondée sur la Charte d’après le même fondement qu’une demande en lien avec un délit. La Cour supérieure de l’Ontario a établi que les demandes du demandeur liées à la négligence, à la violation de l’obligation fiduciaire, à la violation de contrat, à la fausse représentation et à la violation des droits protégés par la Charte étaient irrecevables par application de l’article 9, car elles avaient le même fondement factuel que la pension d’invalidité du demandeur : Sherbanowski, par. 43 à 44. Voir aussi Gervais c. R., 2019 QCCS 1087, par. 74 à 76. Deux décisions récentes de la Cour fédérale se sont fondées sur l’analyse du juge de la requête pour en arriver à une conclusion semblable : Dunn, par. 109 à 111; Fowler, par. 18.

[88] L’état incertain du droit quant à savoir si la demande des appelants fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte (en présumant qu’elle a bien été plaidée) serait irrecevable par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État aurait dû être pris en compte par la Cour fédérale. Ce seul fait aurait pesé en faveur de la détermination qu’il n’était pas manifeste qu’il n’y avait pas de cause d’action valable conformément au paragraphe 15(1) de la Charte : Nunavut Tunngavik Incorporated et al. v. The Commissioner of Nunavut et al., 2024 NUCA 9, par. 23 à 24; Mohr c. Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145, par. 52.

[89] En l’espèce, la Cour fédérale s’est fondée sur la concession alléguée et la conclusion erronée que l’article 9 rendait irrecevable la demande liée à la négligence systémique pour conclure que l’article 9 rendrait également irrecevable une demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. En outre, ce faisant, la Cour fédérale a omis de traiter l’incertitude du droit entourant la seconde question. En conséquence, je suis d’avis que c’est à tort que la Cour fédérale a conclu qu’il était « évident et manifeste » que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte était irrecevable par application de l’article 9 pour tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité.

D. La Cour fédérale a-t-elle déterminé à tort qu’il n’y avait pas de représentant demandeur pour défendre les droits du groupe envisagé?

[90] Ayant traité l’irrecevabilité potentielle des demandes du groupe envisagé en entier admissible à une pension d’invalidité par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, je me pencherai maintenant sur la question de savoir si la Cour fédérale a conclu à tort que les demandes des représentants demandeurs étaient irrecevables par application de l’article 9, ce qui avait pour conséquence de les empêcher d’être des représentants adéquats du groupe.

[91] Le sous-alinéa 334.16(1)e)(i) des Règles exige qu’un représentant demandeur soit un membre du groupe envisagé qui pourrait représenter de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe : Jost, par. 103 à 110; McMillan c. Canada, 2024 CAF 199, par. 165. Un demandeur souhaitant obtenir l’autorisation pour que l’instance soit un recours collectif doit présenter des éléments de preuve comportant un « certain fondement factuel » : Greenwood, par. 94, citant Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, par. 25 et Pro-Sys Consultants, par. 99 et d’autres décisions. Ce seuil est un peu moins rigoureux que celui de la prépondérance des probabilités des litiges civils, puisque l’étape de l’autorisation n’est pas l’étape où il convient de résoudre les différends quant à la preuve : Greenwood, par. 94, citant AIC Limited c. Fischer, 2013 CSC 69, par. 40. Lorsque la Couronne met en doute le critère d’autorisation du recours collectif par application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État, l’analyse portera sur la question de savoir si l’article 9 s’applique à la demande des représentants demandeurs de telle sorte que ce « certain fondement factuel » n’existe pas et que le demandeur ne peut donc pas faire valoir les intérêts du groupe envisagé.

[92] L’évaluation de s’il y a un « certain fondement factuel » pour conclure qu’un demandeur serait adéquat pour représenter un groupe est une question mixte de fait et de droit, comportant l’appréciation de la preuve : Jost, par. 21, citant Canada c. M. Untel, 2016 CAF 191, par. 29. En conséquence, c’est la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante qui s’applique, à moins d’une erreur de droit isolable. Étant donné que l’appréciation par la Cour fédérale du caractère adéquat des représentants demandeurs du groupe envisagé nécessitait l’interprétation et l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État à leurs demandes, la norme de contrôle de cette question est la même que celle qui s’applique aux demandes du groupe envisagé en entier.

[93] Un représentant demandeur sera exclu du groupe lorsqu’une preuve claire au stade de la requête révèle que sa demande est irrecevable. La conclusion antérieure – que la Cour fédérale a appliqué à tort l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État aux demandes des membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité – doit être revue pour la demande de chacun des représentants demandeurs envisagés. Des preuves de leur admissibilité à une pension d’invalidité avaient été déposées devant la Cour fédérale, ce qui aurait pu servir de point de départ à l’analyse prévue à l’article 9.

[94] La Cour fédérale a établi que la demande liée à la négligence systémique et la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte étaient irrecevables pour tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité. La Cour fédérale a ensuite décidé que, étant donné que les représentants demandeurs recevaient une pension d’invalidité, leurs demandes étaient irrecevables et que, en conséquence, il n’y avait pas de représentant demandeur pour faire valoir les intérêts du groupe : motifs, par. 85. La Cour fédérale a autorisé la modification de la déclaration, y compris l’éventuelle nouvelle définition du groupe, qui exclurait les membres de la GRC dont les demandes avaient été jugées irrecevables par application de l’article 9 : motifs, par. 88.

[95] Les appelants font valoir que la disqualification des représentants demandeurs du groupe envisagé était fondée sur la concession alléguée, admission qu’ils n’ont pas faite. Dans la mesure où le juge de la requête est arrivé à la conclusion fondée sur sa propre conclusion quant au rôle et à la portée de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et la preuve devant lui, les appelants affirment qu’il a commis une erreur manifeste et déterminante. Les appelants avancent que la preuve très limitée fondée sur le droit à une pension de chacun des représentants demandeurs du groupe envisagé était insuffisante pour établir que leur demande serait irrecevable par application de l’article 9.

[96] L’intimé invoque les conclusions et les motifs du juge de la requête, lesquelles sont fondées sur la prémisse que l’admissibilité d’un membre du groupe à une pension d’invalidité entraîne l’application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État. L’intimé observe qu’il n’y avait pas de preuve devant le juge de la requête concernant un membre du groupe envisagé souffrant d’un traumatisme lié au stress opérationnel qui n’était pas admissible à une pension d’invalidité, mais que le juge de la requête a permis aux appelants de modifier leur déclaration et d’en identifier un.

[97] Dans la mesure où la conclusion du juge de la requête concernant le caractère adéquat des représentants demandeurs du groupe envisagé était basée sur la concession que l’article 9 rendrait irrecevables les demandes de tous les membres du groupe envisagé admissibles à une pension d’invalidité, pour les motifs déjà mentionnés, il s’agissait d’une erreur. Dans la mesure où le juge de la requête est arrivé à cette conclusion d’après sa propre conclusion du rôle et de la portée de l’article 9 et de la preuve qui se trouvait devant lui, je conclus également qu’il a fait erreur.

[98] Je laisse de côté la concession alléguée pour me pencher sur la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les demandes des représentants demandeurs étaient irrecevables par application de l’article 9 en raison du fait que leur admissibilité à une pension d’invalidité, la demande liée à la négligence systémique et la demande fondée sur la Charte avaient toutes « le même fondement factuel », découlant « des mêmes blessures, plus précisément de l’infliction et de l’exacerbation des [traumatismes liés au stress opérationnel] » : motifs, par. 76.

[99] Avec égards, cette conclusion, qui n’est pas appuyée par un examen exprès des faits ayant trait au droit des représentants demandeurs à une pension d’invalidité ou des faits invoqués à l’appui des demandes liées à la négligence systémique et à la violation au paragraphe 15(1) de la Charte, ne permet pas de conclure que l’article 9 s’applique ou non. En outre, je suis d’avis que la preuve mince concernant le droit à une pension des représentants demandeurs du groupe envisagé n’était pas suffisante pour établir si leur droit à une pension était issu du même fondement factuel que les allégations ayant donné lieu à leur demande. On est arrivé à une conclusion semblable concernant le manque de preuve suffisante dans les décisions Greenwood, 2021 CAF 186 (par. 196), Marsot (par. 56 à 66; conf par 2003 CAF 145, par. 1) et Bewsher (par. 15).

[100] La preuve devant la Cour fédérale concernant le droit des représentants demandeurs à une pension comprenait uniquement les lettres de ACC, les feuilles de calcul et les décisions. La preuve ne comprenait pas de demandes ou d’observations écrites, de dossiers ou d’avis médicaux, ou les questionnaires dont il était question dans les décisions de ACC. Chaque décision décrit le matériel sous-jacent comme étant la preuve clé de la décision de ACC, mais cette preuve clé ne se trouvait pas devant la Cour fédérale.

[101] La mince preuve révèle que, depuis 2012, la cst McQuade reçoit une pension d’invalidité pour sa blessure au pied gauche qu’elle a subie lors d’une formation et pour un trouble dépressif majeur subséquent à la blessure physique. Le montant de la pension a été augmenté en 2013 et 2019 en raison du fait que son état s’est aggravé. La cst McQuade a reçu une pension d’invalidité en raison du trouble du stress post-traumatique en 2019, mais le montant de la pension n’a pas été augmenté étant donné qu’il était impossible de distinguer les effets du trouble du stress post-traumatique de ceux du trouble dépressif majeur.

[102] Le sgt Combden et le cst Walsh ont reçu un montant d’invalidité pour le trouble du stress post-traumatique issu des événements qu’ils ont vécus durant leur service à la GRC, lesquels ont été décrits pour le sgt Combden comme des incidents menaçant sa vie. Il n’y avait aucun détail concernant le cst Walsh. Le sgt Combden a reçu une pension d’invalidité à compter de 2016 ainsi qu’une augmentation rétroactive. Le cst Walsh a reçu une pension d’invalidité à compter de 2019.

[103] Plusieurs questions demeurent sans réponse, des réponses qui selon moi seraient essentielles pour établir si l’article 9 s’applique aux demandes des représentants demandeurs. Bien que la mince preuve indique que les pensions d’invalidité ont été payées au moins en partie pour le trouble du stress post-traumatique lié au service (bien que ce n’est pas clairement le cas pour la cst McQuade), il manque des informations concernant le fondement du diagnostic du trouble du stress post-traumatique, les motifs pour lesquels les octrois ont été augmentés pour deux des représentants demandeurs et l’existence ou non d’un lien entre leur droit à une pension et les « autres événements » allégués en lien avec la négligence systémique ou la violation de la Charte alléguées de la GRC dans la mise en œuvre des services de santé mentale.

[104] Comme je l’ai déjà signalé, aucune preuve n’a été fournie à la Cour fédérale concernant le fait que les représentants demandeurs du groupe envisagé ont ou non présenté une demande à ACC en vue d’obtenir une augmentation de leur pension d’invalidité, ou pour déterminer s’ils avaient droit à une telle augmentation, sur le fondement que les « autres événements » allégués ont entraîné une « aggravation » de leur blessure ou de leur maladie existante, conformément à l’article 32 de la Loi sur la pension de la GRC.

[105] La Cour fédérale a établi à tort que le versement d’une pension d’invalidité aux représentants demandeurs du groupe envisagé suffisait à rendre irrecevable leur demande faite en application de l’article 9, cette conclusion étant fondée sur l’admission alléguée, laquelle n’a pas été faite. Je conclus également que les éléments de preuve présentés à la Cour fédérale sur les pensions d’invalidité des représentants demandeurs du groupe envisagé ne suffisaient pas pour établir si leurs demandes étaient irrecevables par application de l’article 9. L’incertitude du droit entourant l’article 9 et la possible irrecevabilité d’une demande fondée sur la Charte est une raison supplémentaire allant à l’encontre de la conclusion à l’égard de la demande fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte. En conséquence, je conclus que la Cour fédérale faisait erreur lorsqu’elle a disqualifié les représentants demandeurs du groupe envisagé en application de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État.

VIII. Dispositif proposé

[106] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel et j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale ayant rejeté la requête d’autorisation de l’audience comme recours collectif. Reconnaissant que les appelants ont obtenu l’autorisation de modifier la déclaration, je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour une nouvelle décision sur le critère relatif à l’autorisation de l’instance comme recours collectif, en particulier, la condition de la cause d’action valable (j’admets que le critère de la demande liée à la négligence systémique est respecté) et les autres conditions du paragraphe 334.16(1) des Règles, à l’exception de l’existence d’un représentant demandeur adéquat, condition qui selon moi est remplie.

[107] Les parties n’ont pas demandé de dépens; conformément au paragraphe 334.39(1) des Règles, je n’octroierais aucuns dépens.

« Monica Biringer »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-206-23

 

 

INTITULÉ :

KELLY MCQUADE, DAVID COMBDEN et GRAHAM WALSH c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada

 

 

lieu de l’audience :

Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience :

LE 28 OctobRE 2024

 

motifs du jugement :

LA JUGE BIRINGER

 

y ont souscrit :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE J.A.

 

DATE des motifs:

LE 29 SEPTEMBRE 2025

 

COMPARUTIONS :

Peter McVey, K.C.

Madeleine Carter

Kate Boyle

 

pour les Appelants

 

Angela Green

Victor Ryan

Sarah Rajguru

 

pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wagners

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LES Apellants

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMé

 

 

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