Dossier : A-108-23
Référence : 2025 CAF 145
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE STRATAS LE JUGE LEBLANC LA JUGE BIRINGER |
ENTRE : |
BINAL PATEL, BALSAM SPA, faisant affaire sous le nom de BALSAM DAY SPA |
appelantes |
et |
DERMASPARK PRODUCTS INC. et POLLOGEN LTD. |
intimées |
Audience tenue à Toronto (Ontario), le 5 décembre 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 août 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE STRATAS |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LEBLANC LA JUGE BIRINGER |
Date : 20250813
Dossier : A-108-23
Référence : 2025 CAF 145
CORAM : |
LE JUGE STRATAS LE JUGE LEBLANC LA JUGE BIRINGER |
ENTRE : |
BINAL PATEL, BALSAM SPA, faisant affaire sous le nom de BALSAM DAY SPA |
appelantes |
et |
DERMASPARK PRODUCTS INC. et POLLOGEN LTD. |
intimées |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE STRATAS
[1] La Cour est saisie de l’appel du jugement de la Cour fédérale (la juge Kane) : 2023 CF 388. La Cour fédérale a conclu que les appelantes étaient solidairement responsables du versement de la somme de 45 000 $ à titre de dommages‑intérêts, à savoir 5 000 $ pour l’ensemble des violations des droits d’auteur, 20 000 $ pour l’usurpation des marques de commerce, la commercialisation trompeuse, la dépréciation de l’achalandage et la concurrence déloyale, et 20 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs. La Cour fédérale a également accordé des intérêts avant et après jugement composés semestriellement au taux préférentiel majoré de 2 %.
[2] Les appelantes contestent la décision par laquelle elles ont été jugées responsables et, à titre subsidiaire, la somme accordée pour les dommages‑intérêts ainsi que l’attribution d’intérêts composés.
[3] Je rejetterais le présent appel dans son intégralité. Un aspect du jugement de la Cour fédérale — sur la question des intérêts avant jugement — demande cependant clarification. Je fournis cette clarification à la fin des présents motifs.
[4] L’appel dont notre Cour est saisie se veut, à l’instar de nombreux autres, l’illustration de toute l’importance que revêt en appel la norme de contrôle. De différentes façons, les appelantes invitent notre Cour à réexaminer bon nombre des questions que la Cour fédérale a tranchées. Tel n’est pas notre rôle.
[5] Pour qu’il soit fait droit à leur appel, les appelantes doivent démontrer l’existence d’une erreur de droit, d’une erreur de droit isolable d’une question mixte de fait et de droit, ou d’une erreur manifeste et déterminante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit largement fondée sur les faits. Voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen], et, plus particulièrement sur les questions de fait, H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401.
[6] Les cours d’appel font grand usage de l’expression « question mixte de fait et de droit »
, mais elles en fournissent rarement une définition, au détriment principalement des jeunes praticiens du droit qui, pour la plupart, sortent de la faculté de droit sans que le concept de la norme de contrôle leur ait été enseigné. Je précise donc, à leur intention, que les questions mixtes de fait et de droit sont celles pour lesquelles les cours d’appel appliquent le droit aux faits de la cause. En sont les questions dites discrétionnaires pour lesquelles les cours appliquent des normes juridiques à un ensemble de faits : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, renvoyant à Decor Grates Incorporated c. Imperial Manufacturing Group Inc., 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, par. 15 à 29; voir aussi Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344 [Mahjoub], par. 71 et 72.
[7] Il arrive que la question de droit domine ou entache fondamentalement la question mixte de fait et de droit. C’est ce que l’on appelle, dans le jargon des normes de contrôle, une question de droit isolable. En présence d’une question de droit isolable, il est loisible à la cour d’appel de se pencher sur cette question de droit et de la trancher suivant la norme de la décision correcte, c’est‑à‑dire sans être tenue de faire preuve de quelque déférence que ce soit à l’égard du tribunal de première instance.
[8] Si, toutefois, aucune question de droit n’est isolable, donc si aucune telle question domine ou entache fondamentalement la question mixte de fait et de droit — autrement dit, si la question mixte de fait et de droit est largement fondée sur les faits ou si les faits dominent — la cour d’appel ne peut modifier la décision qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante.
[9] Est manifeste l’erreur qui est évidente, et est déterminante celle qui est susceptible de modifier l’issue de l’affaire. Sur le plan pratique, ces deux adjectifs qualifient très rarement la même erreur. Les juges de première instance ne commettent presque jamais d’erreurs de fait évidentes qui sont susceptibles de modifier l’issue de l’affaire. Il est donc rare qu’une décision soit annulée pour ce motif.
[10] Certains affirment à l’occasion qu’une norme de contrôle moins rigoureuse, comme celle du verdict imprudent, aurait peut-être plus efficacement favorisé la reddition de comptes et un processus décisionnel de grande qualité. Cette norme est appliquée dans certains pays, mais pas dans le nôtre. La Cour suprême a décidé que notre norme était celle de l’erreur manifeste et déterminante. Il en est ainsi depuis près d’un quart de siècle.
[11] L’erreur manifeste et déterminante est une norme de contrôle vraiment rigoureuse :
L’erreur manifeste et [déterminante] constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue : H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 217 O.A.C. 269 (C.A.), aux paragraphes 158 et 159; arrêt Waxman [186 O.A.C. 201, aux paragraphes 278 à 284]. Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « [déterminante] », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et [déterminante], on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.
(Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2012] A.C.F. no 669 (QL) [South Yukon], par. 46, confirmé par la Cour suprême dans l’arrêt Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38.)
[12] Il a plus tard été précisé que la norme de l’erreur manifeste et déterminante n’exige pas que l’arbre tombe après « un seul coup de hache déterminant »
; il peut tomber après « plusieurs bons coups »
: Mahjoub, par. 64 et 65.
[13] Différents types d’erreur peuvent être donnés en exemple pour illustrer les choses qui pourraient satisfaire à cette norme des plus rigoureuses : « l’illogisme évident dans les motifs (notamment les conclusions de fait qui ne vont pas ensemble), les conclusions tirées sans éléments de preuve admissibles ou éléments de preuve reçus conformément à la doctrine de la connaissance d’office [
R. c. Spence
, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458], les conclusions fondées sur des inférences erronées [
Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited
, 2016 CAF 161, [2016] A.C.F. no 579 (QL), par. 168 à 170] ou une erreur de logique, et le fait de ne pas tirer de conclusions en raison d’une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve »
: Mahjoub, par. 62. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, seule l’erreur sur un élément central susceptible de modifier l’issue de l’affaire peut satisfaire à la norme.
[14] Il ne ressort pas de cette précision que le jugement de la Cour fédérale en l’espèce résiste au contrôle du simple fait qu’il est difficile de satisfaire à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Il en ressort toutefois que bon nombre des observations que les appelantes ont soumises à notre Cour — et défendues avec force et détermination — se heurtent à cette norme impitoyable et intransigeante. Elles ne sauraient donc être retenues.
[15] Les intimées sont les fabricantes et distributrices de produits de traitement facial professionnel et d’un appareil connexe réglementés par Santé Canada. Les appelantes sont Balsam Day Spa, un spa de jour indépendant offrant un éventail de services, ainsi que Mme Patel, administratrice principale et unique actionnaire du spa. La Cour fédérale a jugé que les appelantes avaient utilisé une contrefaçon de l’appareil et des contrefaçons de produits — produits présentés comme étant ceux des intimées alors qu’il n’en était rien — ainsi que du matériel publicitaire relatifs à ces produits, en contravention avec la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, et la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42.
[16] De manière générale, la Cour fédérale a jugé à maintes reprises que Mme Patel, principale témoin des appelantes, n’était pas digne de foi. Au paragraphe 64 de ses motifs, la Cour fédérale a déclaré qu’elle ne pouvait pas se fier à la preuve fournie par Mme Patel relativement à l’appareil contrefaisant qu’elle a acheté et utilisé ainsi qu’à ses communications avec les intimées parce que son témoignage était « contradictoire, évasif et changeant »
. La Cour fédérale a de nouveau fait référence, au paragraphe 74, à la « nature changeante et incohérente »
du témoignage de Mme Patel. Ces conclusions de la Cour fédérale en matière de crédibilité — aussi dévastatrices soient-elles — et la nette préférence qu’elle a exprimée à l’égard de la preuve des deux témoins des intimées, M. Ben-Shlomo et M. Gurevitch (par. 63 et 74), constituent des conclusions de fait, lesquelles ne peuvent être annulées qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante. Les multiples conclusions quant à la crédibilité d’un témoin clé exercent une influence palpable sur l’affaire et c’est ce qui ressort en l’espèce en ce qui concerne la Cour fédérale.
[17] Les appelantes allèguent devant notre Cour que la Cour fédérale (par. 44) n’a pas tenu compte d’une partie de la preuve de Mme Patel. L’essentiel de leurs observations repose sur le fait que la Cour fédérale n’a pas tenu compte d’éléments de preuve clés. Il s’agit selon elles d’une erreur manifeste et déterminante.
[18] En droit, la simple absence de mention d’un élément de preuve n’entraîne pas nécessairement une erreur manifeste et déterminante : Mahjoub, par. 66. Le tribunal de première instance jouit d’une présomption réfutable selon laquelle il a pris en compte et évalué tous les éléments dont il disposait : Mahjoub, par. 67, renvoyant à Housen, par. 46. Par ailleurs, lorsqu’elle examine des observations de la sorte, la cour d’appel se doit de garder à l’esprit la tâche dont le tribunal de première instance est tenu de s’acquitter en rédigeant ses motifs. Les motifs sont de meilleure qualité lorsque leur auteur procède à un examen minutieux des renseignements et en fait la synthèse, non pas lorsqu’il tente de rédiger une encyclopédie dans laquelle seraient consignés les moindres détails d’un procès tenu sur plusieurs jours : South Yukon, par. 49 à 51; Mahjoub, par. 69. La Cour fédérale a procédé à un examen minutieux des renseignements et en a fait la synthèse, comme il lui était loisible de le faire.
[19] L’examen laborieux de la preuve de Mme Patel auquel s’est soumise la Cour fédérale réfute les observations des appelantes selon lesquelles la Cour fédérale a fait abstraction de certains éléments de preuve : voir les paragraphes 65 à 76 des motifs de la Cour fédérale.
[20] Les appelantes contestent également la principale conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’appareil est une contrefaçon. Les intimées affirment qu’il s’agit d’une pure question de fait qui ne peut être annulée qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante.
[21] Les intimées ont raison. La Cour fédérale a tiré des conclusions de fait limpides, largement étayées par les éléments de preuve qui étaient à sa disposition, bon nombre desquels sont mentionnés dans ses motifs.
[22] En lien avec les dommages‑intérêts punitifs que la Cour fédérale a par la suite accordés, il convient de souligner que cette dernière a estimé que les appelantes savaient ou auraient dû savoir que l’appareil qu’elles utilisaient était une contrefaçon. Elles connaissaient l’appareil des intimées et son prix, mais ont acheté un autre appareil par l’intermédiaire du site Web d’un tiers à un prix correspondant au cinquième de celui de l’appareil des intimées. Ce prix, entre autres choses, « aurait dû éveiller un doute dans [leur] esprit quant au risque qu’il s’agisse d’un produit contrefaisant »
: motifs de la Cour fédérale, par. 62 à 76 et 147, particulièrement le par. 67. L’intimée Mme Patel « a fait preuve d’insouciance lorsqu’elle a acheté les produits et fait abstraction des signaux d’alerte qui auraient porté l’acheteur raisonnable à se renseigner ou à ne pas les acheter »
. Toutes ces conclusions se veulent des conclusions de fait fondées sur la preuve et ne peuvent être annulées ou reformulées sous un angle plus favorable.
[23] Mme Patel connaissait le prix des produits authentiques des intimées et elle souhaitait utiliser ces produits dans le but d’améliorer les services qu’elle offre à sa clientèle, sans toutefois avoir à payer ce prix : motifs de la Cour fédérale, par. 146.
[24] Sur la question des dommages-intérêts, les appelantes affirment que les intimées n’ont démontré l’existence d’aucun préjudice et, à titre subsidiaire, que la Cour fédérale a commis une erreur en accordant des dommages‑intérêts.
[25] Ainsi que la Cour fédérale l’a fait observer, le préjudice en l’espèce ne peut pas être démontré d’une manière concrète, comme en regardant des reçus. Le préjudice subi concerne des éléments non mesurables, néanmoins très importants, comme la réputation des intimées et leur achalandage. Il est bien établi en droit que l’utilisation d’appareils et de produits qui sont des contrefaçons, ajoutée à la diffusion d’une documentation présentée comme étant celle des intimées, peut très bien causer un préjudice à la réputation et à l’achalandage. En fait, la Cour fédérale a jugé qu’il y avait eu préjudice, ajoutant qu’il était difficile d’évaluer l’ampleur de la violation et du préjudice qui en a découlé.
[26] Ces conclusions, de nature factuelle, ne peuvent être annulées au vu des éléments de preuve en l’espèce et suivant la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
[27] La Cour fédérale a, en droit, correctement conclu que, lorsqu’il est difficile d’évaluer la violation et le préjudice qui en a découlé, il peut convenir d’accorder des dommages-intérêts forfaitaires (parfois désignés faussement en tant que dommages‑intérêts symboliques), selon la meilleure estimation possible. Voir Penvidic Contracting Co. Limited c. International Nickel Co. of Canada, Limited, [1976] 1 R.C.S. 267, p. 279 et 280; Lululemon Athletica Canada Inc. c. Campbell et autres, 2022 CF 194; Ragdoll Productions (UK) Ltd. c. Personnes inconnues, 2002 CFPI 918, [2003] 2 C.F. 120 (voir les par. 49 et 50 sur la désignation erronée de ces dommages‑intérêts en tant que dommages‑intérêts symboliques); 101100002 Saskatchewan Ltd. v. Saskatoon Co-operative Association Limited, 2022 SKCA 12 [Saskatoon Co-op]. De tels dommages‑intérêts ne peuvent être accordés qu’en présence d’éléments de preuve [traduction] « à partir desquels il est possible de conclure que le demandeur a subi un préjudice ainsi que d’éléments de preuve relatifs à la nature du préjudice »
: 0867740 B.C. Ltd. v. Quails View Farm Inc., 2014 BCCA 252, par. 46; Saskatoon Co-op, par. 23. Il est on ne peut plus clair que ce critère a été satisfait en l’espèce.
[28] La Cour fédérale a indiqué que la perte de la vente de ne serait‑ce qu’un seul des appareils des intimées équivaut à une perte de 22 000 $ (par. 136). L’on parle de la « perte de la vente »
parce que les appelantes ont acheté une contrefaçon de l’appareil plutôt que l’appareil authentique des intimées. En outre, les revenus nets générés par les services associés aux produits et services contrefaisants — revenus dont les intimées ont été privées — s’élevaient à environ 2 000 $ (par. 146). Finalement, la Cour fédérale a accordé aux intimées une somme de 25 000 $ en dommages‑intérêts compensatoires, soit une somme à peine supérieure à 24 000 $. Presque rien n’a été accordé en lien avec le préjudice à la réputation et à l’achalandage. Même si nous devions nous pencher sur cette question sans faire preuve de déférence à l’égard de la Cour fédérale, les faits démontrent largement le caractère acceptable des dommages-intérêts.
[29] Devant notre Cour, les appelantes contestent également la décision de la Cour fédérale quant à la responsabilité solidaire de Mme Patel. Cette dernière n’était qu’une administratrice et actionnaire de la société appelante, laquelle est propriétaire et exploitante de Balsam Day Spa. Elles affirment que l’établissement de la responsabilité de Mme Patel ne repose sur aucun fondement factuel ou juridique.
[30] L’arrêt de principe de notre Cour sur la responsabilité potentielle des administrateurs et actionnaires d’une société en lien avec la responsabilité de cette dernière est l’arrêt Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandise Manufacturing Co., [1978] A.C.F. no 521 [Mentmore] (QL) (C.A.).
[31] Les appelantes ne contestent pas l’arrêt Mentmore ni le critère qui y est établi. Elles ne soulèvent donc aucune question de droit à ce sujet, mais si elles avaient soulevé une telle question, elles se seraient heurtées à la règle du stare decisis horizontal.
[32] Suivant cette règle générale, nous sommes liés par la décision antérieure sur un point donné — en l’occurrence l’arrêt Mentmore — et sommes tenus de la suivre : R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, [2022] 1 R.C.S. 460, par. 73 à 78; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [2002] A.C.F. no 1375 [Miller] (QL). Nous pouvons nous écarter de la décision antérieure uniquement s’il nous a été demandé de le faire et seulement si la décision antérieure est « manifestement erronée »
du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation pertinente ou d’un précédent qui aurait dû être respecté : Miller, par. 10 et 22. Peu susceptible de s’appliquer en l’espèce, une exception à cette règle est la possibilité de s’écarter de la décision antérieure sur une question de droit public lorsque « l’évolution des faits législatifs et sociaux »
démontre un « changement profond des circonstances sociales »
ou lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne »
: R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 36; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44; Miller, par. 22. Comme je le mentionne plus haut, les appelantes n’ont soulevé aucune telle question en l’espèce, et même si elles l’avaient fait, aucune exception n’aurait été justifiée.
[33] Je fais observer que, bien qu’il ait été rendu il y a près d’un demi-siècle, l’arrêt Mentmore est encore et toujours appliqué sans hésitation par la Cour fédérale : voir par exemple Louis Vuitton Malletier SA c. Singga Enterprises (Canada) Inc., 2011 CF 776; Biofert Manufacturing Inc. c. Agrisol Manufacturing, 2020 CF 379 [Biofert], par. 161 et 162; Boulangerie Vachon Inc. c. Racioppo, 2021 CF 308 [Boulangerie Vachon]; Trans-High Corporation c. Conscious Consumption Inc. et autres, 2016 CF 949. Contrairement à ce que certains en pensent, les précédents ne sont jamais assortis d’une date de péremption. La sagesse est quant à elle intemporelle. Ainsi donc, en l’absence de la démonstration d’une erreur évidente ou d’un changement fondamental des circonstances sociales, nous sommes liés tout autant par les décisions du passé que par celles du présent.
[34] Dans l’arrêt Mentmore, notre Cour a reconnu le principe selon lequel les actionnaires, administrateurs et dirigeants de la société « jouissent, en règle générale, du bénéfice de la responsabilité limitée qu’offre la constitution en société »
(p. 171). Notre Cour a cependant ajouté qu’à cette règle générale s’oppose la « règle selon laquelle chacun doit répondre de ses actes délictueux »
. Lorsqu’elle se penche sur la question de la responsabilité personnelle, notre Cour doit se prêter à un exercice de conciliation et « pouvoir dans chaque cas apprécier toutes les circonstances pour déterminer si celles-ci entraînent la responsabilité personnelle »
.
[35] Notre Cour a établi le critère suivant dans l’arrêt Mentmore (p. 174) :
[…] il existe […] certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur ou le dirigeant [de la société] n’était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle-ci, mais plutôt la commission délibérée d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon.
[36] Les appelantes n’ont pas soulevé la question de droit de savoir si la Cour fédérale s’est correctement fondée sur l’arrêt Mentmore ou si l’arrêt Mentmore fait toujours autorité. Quoi qu’il en soit, il ressort d’un examen rapide de la jurisprudence que l’arrêt Mentmore fait toujours autorité. Notre Cour n’a pas modifié l’arrêt Mentmore et ne l’a pas désigné de quelque autre façon que ce soit. En outre, aucun jugement postérieur de la Cour suprême n’a supplanté l’arrêt Mentmore. Cet arrêt est de surcroît compatible avec les principes que la Cour suprême a énoncés dans les arrêts Kosmopoulos c. Constitutional Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2 [Kosmopoulos], et Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168 [Cinar].
[37] Dans l’arrêt Kosmopoulos, la Cour suprême confirme, en droit et suivant les faits de l’affaire, la « règle générale »
selon laquelle la société est une entité juridique distincte de ses actionnaires : Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.) [Salomon]. Reconnaissant qu’« [a]ucune règle uniforme »
n’avait été appliquée au droit à l’époque, elle tente de donner des précisions quant au critère applicable : le principe énoncé dans l’arrêt Salomon ne s’applique pas « lorsqu’il entraînerait un résultat
[traduction] “trop nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les intérêts du fisc” »
. L’arrêt Mentmore est compatible avec cette formulation et, heureusement, est plus détaillé.
[38] Dans l’arrêt Cinar, la Cour suprême cite le passage de l’arrêt Mentmore que je cite plus haut, l’approuve sans équivoque et ne renvoie à aucune autre affaire (par. 60). Nous devons en conclure que l’arrêt Mentmore fait toujours autorité et que la Cour fédérale a eu raison de l’appliquer.
[39] Les appelantes tentent d’établir une distinction avec l’arrêt Mentmore en s’appuyant sur un élément précis de la décision Boulangerie Vachon, à laquelle je renvoie plus haut. Elles affirment que, dans l’affaire Boulangerie Vachon, la constitution en société visait des fins illégitimes. En l’espèce, la constitution en société visait des fins légitimes.
[40] Cette distinction peut effectivement être faite. Toutefois, s’agissant du point qui nous intéresse en l’espèce — les situations où la violation commise par la société peut entraîner la responsabilité personnelle des actionnaires, administrateurs et dirigeants de celle‑ci, c’est‑à‑dire le critère établi dans l’arrêt Mentmore — la décision Boulangerie Vachon est tout à fait pertinente. La conclusion de la Cour fédérale en ce sens (par. 150) est correcte.
[41] D’aucuns ne sauraient affirmer que la Cour fédérale s’est méprise au sujet du critère établi dans l’arrêt Mentmore. En outre, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante lorsqu’elle a appliqué ce critère aux faits de l’espèce — une question mixte de fait et de droit largement fondée sur les faits.
[42] Les appelantes font valoir que le simple fait d’être l’âme dirigeante d’une société ou d’être la personne qui a pris la décision pour le compte de la société n’est pas suffisant pour établir la responsabilité personnelle de l’actionnaire, de l’administrateur ou du dirigeant de la société. À cet égard, elles renvoient correctement au paragraphe 121 de la décision Boulangerie Vachon.
[43] La décision de la Cour fédérale n’est cependant pas uniquement fondée sur ces simples faits. Elle est fondée sur une gamme complète de faits, lesquels peuvent être pris en compte conformément à l’arrêt Mentmore (par. 153). Mme Patel était « l’exploitante »
, « l’unique actionnaire »
et « l’âme dirigeante »
de la société faisant affaire sous le nom de Balsam Day Spa. Elle assurait l’exploitation de l’entreprise « dans ses moindres détails »
. Elle a pris toutes les décisions en cause en l’espèce, son mari lui apportant une aide modeste à l’occasion. C’est elle qui a fait toutes les recherches et pris toutes les décisions qui ont mené à l’achat de la contrefaçon de l’appareil et des contrefaçons des produits. Son esprit était fermé aux autres possibilités et elle a fait preuve d’indifférence à l’égard des risques découlant de sa conduite. Aucune autre personne n’est intervenue dans le processus. Ces faits entraînent indéniablement l’imposition potentielle de sa responsabilité personnelle suivant le critère établi dans l’arrêt Mentmore.
[44] Par leurs observations, les appelantes invitent essentiellement notre Cour à trancher l’affaire de nouveau, à procéder à une nouvelle appréciation des éléments de preuve relatifs au critère établi dans l’arrêt Mentmore ou à réexaminer les conclusions de la Cour fédérale quant à la crédibilité de Mme Patel. La norme de l’erreur manifeste et déterminante nous en empêche toutefois.
[45] Les appelantes contestent également la décision de Cour fédérale quant aux dommages‑intérêts punitifs. Encore une fois, elles ne soulèvent aucune erreur de droit qu’aurait commise la Cour fédérale. Il ne leur aurait pas été loisible de le faire. La Cour fédérale a suivi la décision Biofert, dont je fais mention plus haut, dans laquelle les principes relatifs à l’attribution de dommages‑intérêts que la Cour suprême a établis au paragraphe 196 de l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, ont été fidèlement respectés.
[46] Là encore, les appelantes semblent inviter notre Cour à soupeser à nouveau les faits, un rôle qui ne lui incombe pas suivant la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
[47] En outre, les appelantes allèguent que la décision de la Cour fédérale pourrait faire en sorte que [traduction] « l’attribution de dommages‑intérêts punitifs devienne la norme »
dans les affaires comme celle-ci, ce qui serait [traduction] « incompatible avec la jurisprudence de la Cour suprême »
. Il n’en est toutefois rien. C’est ce qui ressort de l’éventail — plutôt inhabituel — de faits dans la présente affaire.
[48] La décision de la Cour fédérale d’accorder des dommages‑intérêts punitifs est fondée sur plusieurs conclusions de fait (par. 146) : Mme Patel a fait preuve d’insouciance et de témérité; elle a fait abstraction de « signaux d’alerte »
qui auraient dû éveiller un doute dans son esprit quant au risque qu’il s’agisse d’un produit contrefaisant; elle connaissait les produits et l’appareil des intimées ainsi que leurs prix avant d’acheter les contrefaçons; le fait qu’il est nécessaire d’utiliser un appareil authentique compte tenu de l’homologation requise par Santé Canada pour des raisons de sécurité et que Mme Patel a adopté une attitude « cavalière »
à cet égard puisqu’elle a utilisé l’appareil et les produits contrefaisants lors de traitements offerts à des clients; elle a agi de la sorte pendant deux ans; elle a nié les allégations de violation de droits d’auteur et d’usurpation de marques de commerce jusqu’à l’audition de l’affaire; et elle a offert un témoignage incohérent, vague et évasif. La Cour fédérale a ajouté que l’attitude de Mme Patel ne pouvait être attribuée à sa naïveté (par. 146). Elle a plutôt qualifiée cette dernière de « propriétaire d’entreprise qui avait des responsabilités dont elle a fait fi »
(par. 146). Enfin, la Cour fédérale a indiqué que les dommages‑intérêts préétablis et compensatoires accordés n’étaient « pas suffisants pour sanctionner la conduite »
(par. 147). Toutes ces conclusions trouvent leur appui dans le dossier de preuve. Aucune erreur manifeste et déterminante n’a été commise.
[49] Enfin, les appelantes contestent l’attribution d’intérêts composés. De tels intérêts sont souvent imposés dans le but d’inciter la partie visée à payer rapidement : AstraZeneca Canada Inc. et AstraZeneca Aktiebolag c. Apotex Inc. et le Ministre de la Santé, 2011 CF 663; voir aussi Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy, [1995] A.C.F. no 733 (QL) (C.A.). Je ne vois encore une fois aucune erreur de droit de la part de la Cour fédérale.
[50] Plus précisément, je ne trouve, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217, auquel les appelantes renvoient, aucun élément à l’appui de leur prétention selon laquelle il n’était pas loisible en droit à la Cour fédérale d’accorder des intérêts composés en l’espèce. En outre, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder des intérêts composés. Les faits sur lesquels s’est fondée la Cour fédérale pour imposer des dommages‑intérêts étayent par ailleurs amplement l’attribution d’intérêts composés.
[51] En ce qui concerne le taux d’intérêt, l’intimée Pollogen est établie en Israël, tandis que l’intimée DermaSpark Products Inc. fait des affaires un peu partout au Canada. Les appelantes sont établies en Ontario, mais certains actes constituant une violation des droits d’auteur des intimées et une usurpation de leurs marques de commerce concernent l’emploi aux fins de l’annonce, de la promotion et de la vente de produits en ligne. L’on ne saurait donc affirmer en l’espèce que les faits générateurs sont survenus exclusivement en Ontario. Le paragraphe 36(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 s’applique donc. Conformément à ce paragraphe, « [d]ans toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale et dont le fait générateur n’est pas survenu dans une province ou dont les faits générateurs sont survenus dans plusieurs provinces, les intérêts avant jugement sont calculés au taux que la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, estime raisonnable dans les circonstances »
. De même, en vertu du paragraphe 36(5), la Cour fédérale peut, compte tenu de « tout […] motif valable »
, accorder l’intérêt pour une période autre que celle prévue au paragraphe 36(2). À la lumière des faits plutôt inhabituels et renversants de la présente affaire, pour laquelle l’attribution de dommages‑intérêts est amplement justifiée, la Cour fédérale, ayant tenu compte de « motif[s] valable[s] »
, a « estim[é] raisonnable dans les circonstances »
d’imposer les intérêts tel qu’elle l’a fait. Je ne saurais affirmer qu’une erreur manifeste et déterminante entache cette conclusion. L’imposition du taux d’intérêt devrait être maintenue.
[52] Un dernier élément mérite notre attention. Les parties estiment que la Cour fédérale a commis une erreur ailleurs dans son jugement, sur la question des intérêts composés. Je ne suis pas du même avis. La Cour fédérale n’a commis aucune erreur. Une petite clarification s’impose toutefois quant à la signification du jugement de la Cour fédérale pour que personne ne se méprenne au sujet de ce jugement.
[53] Le paragraphe 6 du jugement de la Cour fédérale est ainsi rédigé :
6. Les défenderesses [les appelantes en l’occurrence] doivent solidairement verser aux demanderesses [les intimées en l’occurrence] :
• les intérêts avant jugement à compter du 2 février 2022 conformément à la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F— 7, et ses modifications, composés semestriellement au taux préférentiel majoré de 2 %;
• les intérêts après jugement conformément à la Loi sur les Cours fédérales, composés semestriellement au taux préférentiel majoré de 2 %.
[54] Conformément à l’alinéa 36(4)a) de la Loi sur les Cours fédérales, aucun intérêt avant jugement n’est accordé sur les dommages‑intérêts exemplaires ou punitifs.
[55] Le paragraphe 6 du jugement de la Cour fédérale ne contrevient pas nécessairement à l’alinéa 36(4)a), mais une certaine ambiguïté subsiste : la Cour fédérale n’a pas précisé lesquels des redressements pécuniaires énoncés dans son jugement étaient assujettis aux intérêts avant jugement.
[56] Il importe de lire, d’interpréter et d’appliquer le texte du jugement de la Cour fédérale en gardant à l’esprit les dispositions légales pertinentes, en l’occurrence l’alinéa 36(4)a). Ainsi, j’estime qu’il ressort du paragraphe 6 du jugement de la Cour fédérale que les intérêts avant jugement concernent tous les dommages‑intérêts, à l’exception des dommages‑intérêts punitifs (qui s’élèvent à 25 000 $).
[57] Compte tenu des motifs qui précèdent, le jugement de la Cour fédérale, que les présents motifs clarifient, est irréprochable et limpide.
[58] Je rejetterais donc l’appel avec dépens.
« David Stratas »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
René LeBlanc, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Monica Biringer, j.c.a. »
Traduction certifiée conforme
Karyne St-Onge, jurilinguiste principale
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
DoSSIER : |
A-108-23 |
|
||
INTITULÉ : |
BINAL PATEL, BALSAM SPA, faisant affaire sous le nom de BALSAM DAY SPA c. DERMASPARK PRODUCTS INC. ET POLLOGEN LTD. |
|
|||
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (Ontario) |
||||
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 5 DÉCEMBRE 2023 |
||||
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE STRATAS |
||||
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LEBLANC LA JUGE BIRINGER |
||||
DATE DES MOTIFS : |
LE 13 AOÛT 2025 |
||||
COMPARUTIONS :
Alnaz I. Jiwa |
POUR LES APPELANTES |
Michael Chevalier |
POUR LES INTIMÉES |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jiwa Law Office Scarborough (Ontario) |
POUR LES APPELANTES |
Pinto Légal Montréal (Québec) |
POUR LES INTIMÉES |