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Date : 20240418


Dossier : A-31-23

Référence : 2024 CAF 75

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

 

 

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et

DUFF CONACHER

 

 

appelants

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 15 avril 2024.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 18 avril 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LOCKE


Date : 20240418


Dossier : A-31-23

Référence : 2024 CAF 75

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

 

 

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et

DUFF CONACHER

 

 

appelants

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1] Les appelants interjettent appel de la décision Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2023 CF 31, par laquelle la Cour fédérale (du juge Southcott) a rejeté la demande présentée par les appelants en vue de contester le processus de nomination des juges prévu aux articles 96 et 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Selon eux, le processus de nomination est soumis au pouvoir discrétionnaire, à l’influence et à l’ingérence politiques du ministre fédéral de la Justice et du Cabinet. Les appelants ont soutenu devant la Cour fédérale que ce pouvoir, cette influence et cette ingérence minent l’indépendance institutionnelle de la magistrature, en violation des articles 7 et 24 et de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[2] Devant notre Cour, les appelants prétendent que la Cour fédérale a commis des erreurs susceptibles de révision tant dans ses décisions en matière de preuve, dans lesquelles elle a jugé inadmissible une grande partie de la preuve qu’ils avaient présentée, que dans son traitement de leur demande au fond.

[3] En ce qui concerne les décisions en matière de preuve, la Cour fédérale a radié plusieurs paragraphes des deux affidavits de l’un des appelants, Duff Conacher, ainsi que plusieurs pièces jointes à ces affidavits. La Cour fédérale a conclu que ces paragraphes et ces pièces constituaient soit une preuve par ouï-dire inadmissible, soit un témoignage d’opinion inadmissible qui n’avait pas été présenté par un témoin expert compétent. Elle a également conclu que le témoignage d’opinion que les appelants cherchaient à faire admettre n’était pas pertinent pour les questions en litige, puisque la Cour devait appliquer un critère objectif pour déterminer si les juges et les tribunaux peuvent raisonnablement être perçus comme indépendants.

[4] Une grande partie des éléments de preuve radiés par la Cour fédérale consistait en des articles de journaux, des éditoriaux et des articles d’opinion publiés dans des journaux ou sur les sites Web de journaux. En outre, la Cour fédérale a radié une lettre du Conseil canadien de la magistrature (le CCM), un rapport de 2016 de la section canadienne de la Commission internationale de juristes (la CIJ), un article rédigé par un professeur de droit ainsi que des observations du président de l’Association du Barreau canadien (l’ABC) et d’autres associations concernant le processus de nomination judiciaire. La Cour fédérale a conclu que ces dernières observations et l’article universitaire, bien qu’ils soient inadmissibles parce qu’ils constituent un témoignage d’opinion, pouvaient malgré tout être invoqués par les appelants comme sources juridiques à l’appui de leurs arguments.

[5] Devant notre Cour, les appelants prétendent que la Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et déterminantes en concluant à l’inadmissibilité de certains des éléments de preuve mentionnés précédemment. Plus précisément, ils font valoir que la Cour fédérale aurait dû conclure que deux des articles de journaux et la lettre du CCM, qu’elle a radiés au motif qu’il s’agissait d’une preuve par ouï-dire inadmissible, satisfaisaient au double critère de la fiabilité et de la nécessité, et qu’elle a commis une erreur en concluant le contraire. Ils soutiennent également que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que certains éléments de preuve constituaient un témoignage d’opinion inadmissible. Selon eux, contrairement aux conclusions de la Cour fédérale, certains des articles d’opinion publiés dans des journaux, le rapport de la section canadienne de la CIJ ainsi que la déclaration du président de l’ABC, que la Cour fédérale a qualifiés de témoignages d’opinion, auraient dû être jugés admissibles en tant que preuve factuelle fiable et nécessaire ou similaire à la preuve invoquée dans les arrêts Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, 1997 CanLII 326 (CSC) [Libman], Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827 [Harper], et R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527 [Bryan].

[6] Je ne suis pas de cet avis et, sauf une exception mineure qui n’a aucun rapport avec l’issue du présent appel, je ne vois pas d’erreur dans les décisions en matière de preuve de la Cour fédérale.

[7] Les articles de journaux ne sont généralement pas admissibles, car ils constituent une preuve par ouï-dire et ne satisfont pas au critère de fiabilité nécessaire pour être admis en preuve devant la cour (voir, par exemple, Nation Tsleil-Waututh c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 104, au para. 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294, au para. 150, inf. pour d’autres motifs par 2023 CSC 17). Rien ne permet d’annuler la conclusion de la Cour fédérale concernant l’inadmissibilité des articles de journaux qui, selon les appelants, auraient dû être admis.

[8] Je suis d’accord avec les appelants pour dire que la pièce « F » jointe au premier affidavit de M. Conacher a été qualifiée à tort d’article de journal par la Cour fédérale au paragraphe 33 de ses motifs. En fait, comme la Cour fédérale l’a reconnu au paragraphe 32, il s’agit plutôt d’une lettre extraite du site Web du CCM. Dans cette lettre, le CCM signalait notamment qu’un membre de l’appareil judiciaire avait reconnu avoir fourni au cabinet du ministre de la Justice, en réponse à des demandes de renseignements, le nom des candidats au poste de magistrat.

[9] Malgré cette interprétation erronée, je conviens avec la Cour fédérale que la pièce « F » jointe au premier affidavit de M. Conacher contient une preuve par ouï-dire inadmissible. Le fait qu’un membre de l’appareil judiciaire ait reconnu avoir fourni le nom des candidats au poste de magistrat, tel qu’il est décrit dans la lettre du CCM, constitue du ouï-dire. À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur justifiant l’intervention de notre Cour en concluant que les appelants n’avaient pas démontré la nécessité de présenter la lettre pour établir le fait qui y est signalé, vu qu’elle ne disposait d’aucune preuve démontrant qu’il leur était impossible d’obtenir la preuve directe de ce fait. Quoi qu’il en soit, l’intimé n’a jamais nié que le ministre de la Justice mène des consultations au sujet des nominations. Les pièces « C », « D » et « E » jointes au deuxième affidavit de M. Conacher, qui ont été jugées admissibles par la Cour fédérale, font référence à d’autres consultations de ce type.

[10] En ce qui concerne les éléments radiés au motif qu’ils constituent un témoignage d’opinion, ce que les appelants contestent, les articles d’opinion parus dans des journaux ou sur des sites Web ne portent pas sur des faits et, s’ils contiennent des déclarations factuelles, constituent du ouï-dire inadmissible pour les motifs déjà exposés. Les parties du rapport de la section canadienne de la CIJ que les appelants cherchent à invoquer constituent du ouï-dire puisqu’elles rendent compte d’enquêtes confidentielles menées par ses membres. Les appelants n’ont pas démontré la fiabilité ou la nécessité de ces déclarations relatées. Le reste du rapport de la section canadienne de la CIJ expose le processus de nomination, déjà porté à la connaissance de la Cour fédérale au moyen d’une preuve directe fournie par le témoin de l’intimé, ou son opinion sur la façon dont le processus de nomination judiciaire pourrait être modifié. Quant à la lettre du président de l’ABC, elle exprime l’opinion de cette association et n’est pas factuelle.

[11] Nul ne conteste que ces opinions n’ont pas été données par un expert et n’ont pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire. Comme l’indique la Cour suprême au paragraphe 43 de l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772, la preuve par sondage d’opinion, lorsqu’elle est pertinente, doit être présentée par un expert compétent qui peut être contre-interrogé au sujet de la conception et de la conduite du sondage. De plus, il convient d’établir une distinction entre les opinions exprimées dans les journaux, le rapport de la section canadienne de la CIJ et la lettre du président de l’ABC, d’une part, et les sondages et rapports dont il est question dans les arrêts Libman, Harper et Bryan, d’autre part. Comme l’intimé le mentionne à juste titre, dans ces affaires, les rapports avaient été présentés par des experts ou étaient d’une tout autre nature, comme le rapport de la Commission royale soumis à la Cour dans l’arrêt Bryan. Contrairement aux appelants en l’espèce, les parties dans ces affaires n’ont pas tenté de présenter le témoignage d’opinion d’un témoin ordinaire.

[12] Par conséquent, je ne relève aucune erreur dans la décision de la Cour fédérale d’écarter les articles d’opinion, le rapport de la section canadienne de la CIJ et la déclaration du président de l’ABC.

[13] Les éléments de preuve dont disposait la Cour fédérale après coup, et dont dispose maintenant notre Cour, reposent sur de simples conjectures quant à des facteurs non pertinents qui pourraient être pris en compte dans le processus de nomination judiciaire. En effet, devant notre Cour, les appelants présentent leurs arguments sous l’angle de ce qui « pourrait arriver » dans ce processus et de la possibilité qu’un parti au pouvoir considère les allégeances politiques antérieures des candidats comme un critère de nomination important. Or, rien ne prouve que c’est déjà arrivé. Le simple fait que le ministre de la Justice nomme certains membres des comités consultatifs de la magistrature ou qu’il puisse consulter d’autres personnes, y compris des collègues du Cabinet, au sujet d’éventuelles nominations judiciaires ne suffit pas à établir que l’indépendance institutionnelle de la magistrature est compromise d’une manière qui viole les articles 7 et 24 et l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[14] Par conséquent, je conclus que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant la demande des appelants. Dans les circonstances, je refuse de dire si, dans une instance qui s’y prête, la cour pourrait parvenir à une conclusion différente si elle disposait d’éléments de preuve admissibles différents sur le fonctionnement ou la composition des comités consultatifs de la magistrature ou sur les consultations menées durant le processus de nomination. Il vaut mieux attendre une autre occasion pour examiner cette question. Je refuserais donc de conclure catégoriquement que les seules conditions essentielles de l’indépendance institutionnelle de la magistrature sont l’inamovibilité, la sécurité de traitement et l’indépendance administrative. En effet, dans l’arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, 1985 CanLII 25 (CSC), la Cour suprême du Canada n’a pas totalement exclu la possibilité qu’un tribunal puisse un jour conclure que l’indépendance de la magistrature englobe d’autres éléments.

[15] Par conséquent, je rejetterais le présent appel. Bien que l’intimé ait sollicité des dépens, je n’en adjugerais pas pour les mêmes raisons que celles exposées par la Cour fédérale.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-31-23

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et DUFF CONACHER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 avril 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LOCKE

DATE DES MOTIFS :

Le 18 avril 2024

COMPARUTIONS :

Wade Poziomka

Nick Papageorge

Pour les appelants

Christine Mohr

Andrea Bourke

Ned Djordjevic

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ross & McBride LLP

Hamilton (Ontario)

Pour les appelants

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

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