Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240412


Dossier : A-222-20

Référence : 2024 CAF 70

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

ENTRE :

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

appelant

 

 

et

 

 

ABEL NAHUSENAY YIHDEGO

 

 

intimé

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 19 mars 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 avril 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20240412


Dossier : A-222-20

Référence : 2024 CAF 70

CORAM :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

ENTRE :

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

appelant

 

 

et

 

 

ABEL NAHUSENAY YIHDEGO

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1] Abel Nahusenay Yihdego a été jugé interdit de territoire au Canada en application des alinéas 34(1)a) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) au motif qu’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est l’auteur d’actes d’espionnage. Ces dispositions prévoient que les résidents permanents et les ressortissants étrangers sont interdits de territoire pour raison de sécurité s’ils sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur de tout acte d’espionnage « dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada ».

[2] M. Yihdego ne nie pas qu’il a été membre d’une organisation qui a été l’auteur d’actes d’espionnage. Pour sa part, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) n’allègue pas que les actes d’espionnage dont l’organisation en question a été l’auteur étaient « dirigé[s] contre le Canada ». La seule question en litige dans le présent appel consiste donc à savoir si la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a raisonnablement conclu que les actes d’espionnage en cause étaient « contraire[s] aux intérêts du Canada » au sens où on l’entend à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Pour parvenir à cette conclusion, la Section de l’immigration a estimé que, selon cet alinéa, il n’était pas nécessaire que les actes d’espionnage en cause soient liés à la sécurité nationale du Canada ou à ses intérêts en matière de sécurité.

[3] Dans une décision publiée sous la référence 2020 CF 833, la Cour fédérale a conclu que l’interprétation qu’a donnée la Section de l’immigration à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR était déraisonnable et que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » signifie qu’il doit y avoir un lien entre les actes d’espionnage et les intérêts du Canada en matière de sécurité. Par conséquent, la Cour fédérale a annulé la décision de la Section de l’immigration et lui a renvoyé le dossier de M. Yihdego pour nouvelle décision.

[4] Dans sa décision par laquelle elle a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Yihdego, la Cour a certifié la question suivante :

Une personne est-elle interdite de territoire au Canada conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’elle a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été, qu’elle est ou qu’elle sera l’auteur d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la Loi, si les activités d’espionnage de cette organisation ont lieu en dehors du Canada et ciblent des ressortissants étrangers de façon contraire aux valeurs qui sous-tendent la Charte canadienne des droits et libertés et le caractère démocratique du Canada], notamment les libertés fondamentales garanties par l’alinéa 2b) de la Charte?

[5] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour fédérale n’a pas conclu à tort que la décision de la Section de l’immigration était déraisonnable et que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » signifie qu’il doit y avoir un lien entre les actes d’espionnage et la sécurité nationale du Canada ou ses intérêts en matière de sécurité. Je suis convaincue que la Section de l’immigration n’a pas tenu compte des contraintes juridiques découlant du droit international, notamment les dispositions en matière de non-refoulement de la Convention relative au statut des réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6, de 1951, ainsi que les principes établis en matière d’interprétation des lois.

[6] Par conséquent, je répondrais à la question certifiée par la négative et je rejetterais l’appel.

I. Les faits

[7] M. Yihdego, un citoyen de l’Éthiopie, est un ancien employé de l’agence de sécurité des réseaux d’information (INSA), une agence de renseignement de sécurité en Éthiopie, où il a occupé le poste d’analyste de protocole et ingénieur de réseaux de 2011 à 2014. M. Yihdego affirme que ses supérieurs ont fait pression sur lui pour qu’il se joigne à l’unité de décryptage de l’INSA et qu’ils l’ont menacé et harcelé lorsqu’il a refusé.

[8] Pour éviter que ses supérieurs exercent davantage de pression sur lui, M. Yihdego a démissionné de l’INSA en 2014 pour faire des études de cycles supérieurs à l’étranger. M. Yihdego affirme qu’à son retour en Éthiopie en 2017, il a été détenu par les services de sécurité en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à un parti politique. Craignant de subir d’autres mauvais traitements, M. Yihdego s’est enfui au Canada muni d’un visa de résident temporaire. Il a demandé l’asile au Canada quelques mois après son arrivée.

[9] La demande d’asile de M. Yihdego a été mise en suspens afin de permettre au ministre d’examiner son admissibilité au Canada compte tenu du fait qu’il avait déjà travaillé au sein de l’INSA. M. Yihdego a ensuite fait l’objet d’une enquête par la Section de l’immigration.

II. La décision de la Section de l’immigration

[10] Le ministre n’a pas allégué que M. Yihdego avait été lui‑même l’auteur d’actes d’espionnage. Cela dit, dans sa décision X (Re), 2019 CanLII 132626, la Section de l’immigration a tout de même conclu que, comme il avait travaillé au sein de l’INSA, M. Yihdego « appartenait à l’organisation ». Elle a également conclu que l’INSA s’adonnait au cyberespionnage et qu’elle utilisait des logiciels espions pour surveiller les membres de la diaspora éthiopienne ainsi qu’une entité du secteur privé connue sous le nom de Ethiopian Satellite Television (ESAT) aux États-Unis. L’ESAT est un réseau indépendant de télévision, de radio et d’information en ligne par satellite exploité par la diaspora éthiopienne dans plusieurs pays, dont les États-Unis et le Canada.

[11] Aucune de ces conclusions n’est contestée dans le cadre du présent appel.

[12] Le litige en l’espèce porte sur la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle les actes d’espionnage commis par l’INSA étaient « contraire[s] aux intérêts du Canada », au sens où on l’entend à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[13] En concluant que les actes d’espionnage de l’INSA étaient « contraires aux intérêts du Canada », la Section de l’immigration a fait remarquer qu’ils « étaient dirigés contre des alliés du Canada » et « contrevenaient de façon inacceptable aux valeurs sous‑jacentes à la Charte des droits et libertés ». En outre, la Section de l’immigration a conclu que les actes d’espionnage de l’INSA « ont nui au caractère démocratique du Canada et à la protection des droits garantis » (toutes les citations proviennent du para. 120). Ces conclusions sont au cœur du présent appel.

[14] Compte tenu de cette interprétation de ce qui pourrait être « contraire aux intérêts du Canada », la Section de l’immigration a conclu que M. Yihdego était interdit de territoire en application des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR parce qu’il était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est l’auteur d’actes d’espionnage.

III. La décision de la Cour fédérale

[15] La contestation de M. Yihdego était principalement axée sur la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle les actes d’espionnage de l’INSA étaient « contraires aux intérêts du Canada ».

[16] La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Yihdego, adoptant le raisonnement qu’elle avait suivi dans la décision Weldemariam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 631 (Weldemariam). Dans cette décision, la Cour fédérale était d’avis que la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle le demandeur était interdit de territoire reposait sur une interprétation trop large et, partant, déraisonnable de l’expression « contraire aux intérêts du Canada » à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. La Cour fédérale a également conclu dans cette décision que, selon l’interprétation raisonnable qu’il convient de donner à cette expression, il doit y avoir un lien entre les actes d’espionnage en cause et la sécurité nationale du Canada.

[17] Dans le cas de M. Yihdego, la Cour fédérale a conclu que la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), ne s’appliquait ni à l’INSA, ni aux journalistes pris pour cibles par cette dernière, car ils se trouvaient tous en dehors du Canada. Bien que l’INSA ait pu agir d’une manière allant à l’encontre des valeurs canadiennes, cela n’équivaut pas à une menace pour la sécurité nationale du Canada. Selon la Cour fédérale, la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle l’INSA a commis des actes d’espionnage contre un important allié du Canada était déraisonnable, car rien ne démontrait que les États-Unis ou les citoyens de ce pays étaient visés. En outre, même si c’était le cas, la Section de l’immigration n’a pas expliqué en quoi un tel acte serait contraire aux intérêts du Canada en matière de sécurité.

IV. La question en litige

[18] Comme je le mentionne plus haut, la seule question en litige dans le présent appel consiste à savoir si la façon dont la Section de l’immigration a interprété l’alinéa 34(1)a) de la LIPR était raisonnable et si, pour qu’un acte d’espionnage soit visé par cette disposition, et donc contraire aux « intérêts du Canada », il doit y avoir un lien entre celui‑ci et la sécurité nationale du Canada ou ses intérêts en matière de sécurité.

V. La norme de contrôle

[19] Le rôle de notre Cour dans le cadre d’un appel comme celui‑ci consiste à déterminer si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle – celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable – et si elle l’a appliquée correctement (Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, au paras. 10 à 12; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paras. 45 à 47). Pour ce faire, nous devons nous mettre à la place du juge de la Cour fédérale et axer notre intervention sur la décision administrative du tribunal d’instance inférieure.

[20] Notre Cour a déjà émis des réserves au sujet de l’application de la norme de la décision raisonnable à des instances où la Cour fédérale a certifié des questions au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, à plus forte raison dans les cas où, comme en l’espèce, elle est appelée à répondre par l’affirmative ou par la négative à des questions en matière d’interprétation des lois (voir, p. ex., Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Galindo Camayo, 2022 CAF 50, aux paras. 40 à 44). Voir également l’opinion dissidente de la juge Côté dans l’arrêt Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, aux paras. 126 et 152. Néanmoins, les juges majoritaires dans cet arrêt ont conclu que la norme de la décision raisonnable est celle que les cours de révision doivent appliquer lorsqu’elles se penchent sur des questions certifiées en matière d’immigration.

[21] Par conséquent, à l’instar des parties, je suis d’avis que la Cour fédérale a conclu à juste titre que la norme de la décision raisonnable était celle qu’il convenait d’appliquer à l’interprétation par la Section de l’immigration de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, en particulier l’expression « contraire aux intérêts du Canada ». Notre Cour doit donc déterminer si la Cour fédérale a correctement appliqué la norme de la décision raisonnable dans la présente affaire.

VI. Analyse

[22] La question que la Cour fédérale a certifiée dans le cas de M. Yihdego est la même que celle qu’elle avait certifiée dans la décision Weldemariam. Les appels que le ministre a interjetés à l’égard des deux décisions ont été entendus ensemble et les arguments que les parties ont fait valoir dans les deux cas sont essentiellement les mêmes.

[23] Notre Cour a fait une analyse détaillée du droit international et d’autres questions en matière d’interprétation des lois portant sur l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR dans l’arrêt qu’elle a rendu par suite de l’appel interjeté par M. Weldemariam et qui a été rendu en même temps que la décision en l’espèce (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Weldemariam, 2024 CAF 69 (arrêt Weldemariam)). Cette analyse s’applique également à l’appel interjeté par M. Yihdego.

[24] Ainsi, pour les motifs exposés par notre Cour dans l’arrêt Weldemariam, j’ai conclu qu’il n’y a qu’une façon raisonnable d’interpréter l’expression contestée à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, à savoir que les résidents permanents et les ressortissants étrangers ne peuvent être interdits de territoire en application des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR que si les actes d’espionnage auxquels ils ont pris part – que ce soit directement ou indirectement – visaient le Canada ou avaient un lien avec la sécurité nationale du Canada ou ses intérêts en matière de sécurité. Par conséquent, la décision de la Section de l’immigration était déraisonnable, et la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en l’infirmant.

[25] Notre Cour doit maintenant déterminer si le dossier de M. Yihdego doit être renvoyé à la Section de l’immigration pour nouvelle décision.

[26] Comme dans le cas de M. Weldemariam, rien n’indique que les journalistes de l’ESAT visés vivaient au Canada. En outre, la preuve dont disposait la Section d’immigration ne démontrait pas que les actes de l’INSA visaient l’État canadien, des entreprises canadiennes, des institutions canadiennes ou des Canadiens, dont des membres de la diaspora éthiopienne. Rien n’indiquait non plus que les actes de l’INSA avaient un lien quelconque avec la sécurité nationale du Canada ou ses intérêts en matière de sécurité. Par conséquent, ils ne visaient pas les « intérêts du Canada » au sens où on l’entend à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[27] Il n’a pas non plus été établi que M. Yihdego était membre d’une organisation qui était l’auteur d’actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou qui étaient liés à la sécurité nationale du Canada ou à ses intérêts en matière de sécurité. Par conséquent, les alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR ne permettent pas à notre Cour de conclure que M. Yihdego est interdit de territoire au Canada. Étant donné que le ministre n’a allégué aucun autre motif pour démontrer que M. Yihdego était interdit de territoire, il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire à la Section de l’immigration pour nouvelle décision.

VII. Conclusion

[28] Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincue que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que la décision de la Section de l’immigration était déraisonnable. Je répondrais par la négative à la question certifiée par la Cour fédérale et je rejetterais l’appel interjeté par le ministre.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin »

« Je suis d’accord.

K.A. Siobhan Monaghan »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-222-20

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. ABEL NAHUSENAY YIHDEGO

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MARS 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2024

COMPARUTIONS :

Bernard Assan

Hillary Adams

POUR L’APPELANT

Raoul Boulakia

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’Appelant

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.