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Date : 20240126


Dossier : A-289-23

Référence : 2024 CAF 20

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de madame la juge Goyette

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ELLISDON CORPORATION

défenderesse

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2024.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20240126


Dossier : A-289-23

Référence : 2024 CAF 20

En présence de madame la juge Goyette

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ELLISDON CORPORATION

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE GOYETTE

[1] Le procureur général du Canada demande la suspension de sa demande de contrôle judiciaire.

[2] Pour les motifs suivants, la requête pour suspension d’instance sera rejetée.

I. Contexte

[3] EllisDon Corporation a déposé une plainte auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur au sujet d’une demande d’appel d’offres du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (Travaux publics) pour la réhabilitation et l’optimisation d’un bâtiment.

[4] EllisDon a allégué que Travaux publics n’avait pas évalué les offres conformément à l’appel d’offres et qu’il avait ainsi violé les accords commerciaux. EllisDon a demandé, entre autres, une indemnité en reconnaissance de l’occasion manquée à compter de la date où le contrat lui a été octroyé jusqu’à la date de l’attribution du contrat à un autre soumissionnaire.

[5] Le Tribunal a rendu sa décision le 25 septembre 2023 et ses motifs le 10 octobre 2023 (la décision). Le Tribunal a conclu que la plainte d’EllisDon était fondée. Le Tribunal a également recommandé que Travaux publics verse à EllisDon « une indemnité en reconnaissance de l’occasion manquée, le cas échéant ». À cet égard, le Tribunal a recommandé « que les parties négocient le montant de l’indemnité, le cas échéant », et qu’elles rendent compte au Tribunal de l’issue de leurs négociations dans les 60 jours suivant la date de publication des motifs du Tribunal. Enfin, le Tribunal a écrit que, si les parties ne parvenaient pas à s’entendre « sur le montant de l’indemnité », le Tribunal établirait le montant définitif de l’indemnité après avoir donné aux parties la possibilité de déposer des observations complètes sur cette question.

[6] Le procureur général a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. La demande indique que la décision est déraisonnable et que le Tribunal a outrepassé le pouvoir que lui confère la loi lorsqu’il a recommandé une indemnisation pour EllisDon.

[7] Quelques jours après le dépôt de sa demande de contrôle judiciaire, le procureur général a demandé une ordonnance de suspension de sa demande [traduction] « jusqu’à 30 jours après l’issue de la phase d’indemnisation devant le Tribunal ».

[8] À la suite du dépôt de la requête pour suspension de procédures du procureur général, EllisDon a demandé au Tribunal de suspendre la phase d’indemnisation jusqu’à ce que la Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire du procureur général ou sur sa requête pour suspension de sa demande. Malgré la demande du procureur général de poursuivre la phase d’indemnisation, le Tribunal a décidé de suspendre la phase d’indemnisation de la plainte d’EllisDon jusqu’à ce que la Cour ait statué sur la requête pour suspension déposée par le procureur général de sa demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

[9] L’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire de suspendre une affaire dont elle est saisie lorsque « l’intérêt de la justice l’exige ». L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est guidé par certains principes, dont celui « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » : article 3 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles); Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, au para. 12. À cet égard, il faudra beaucoup pour convaincre la Cour d’accorder une suspension lorsqu’une longue suspension est demandée ou lorsque le retard qui s’ensuit aura des effets sévères sur une partie : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc., 2011 CAF 312, au para. 5.

[10] Le procureur général dit que trois « circonstances clés » militent en faveur de la suspension de sa demande.

A. Négociations non conclues

[11] Premièrement, le procureur général fait valoir que la Cour devrait suspendre sa demande afin que les parties puissent poursuivre les négociations sur le montant de l’indemnisation. Si les parties parviennent à une entente, la question entière peut être réglée et, dans le cas contraire, le Tribunal se prononcera sur le montant de l’indemnisation.

[12] Je ne suis pas d’accord sur le fait que cet argument milite en faveur de la suspension de la demande de contrôle judiciaire. Comme EllisDon le fait remarquer à juste titre, les parties n’ont pas besoin d’une suspension pour négocier un règlement de leur différend.

[13] J’ajouterai que rien ne garantit que les parties s’entendront sur le montant de l’indemnisation. À défaut d’une telle entente, le Tribunal devra passer à l’étape du processus de traitement de la plainte portant sur l’indemnisation. EllisDon soutient que cette étape pourrait être longue et coûteuse. À l’appui de son argument, EllisDon fait référence à des décisions antérieures du Tribunal, qui montrent que plus d’un an peut s’écouler entre le moment où le Tribunal rend une décision sur la validité d’une plainte et celui où il rend une décision sur l’indemnisation. Par exemple, dans la décision The Masha Krupp Translation Group Ltd. c. Agence du revenu du Canada, les motifs sur la validité ont été publiés le 20 mars 2017 (voir CanLII 149224 (CA TCCE) 2017), et les motifs sur l’indemnisation ont été publiés le 17 octobre 2018 (voir CanLII 146634 (CA TCCE) 2018); dans la décision Oshkosh Defence Canada c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, les motifs sur la validité ont été publiés le 20 juillet 2016 (voir CanLII 153258 (CA TCCE) 2016), et ceux concernant l’indemnisation ont été publiés le 29 décembre 2017 (voir CanLII 146784 (CA TCCE) 2018).

[14] Cette mise en évidence du temps qui peut s’écouler entre une décision sur la validité et une décision sur l’indemnisation ne constitue absolument pas une critique du travail du Tribunal. Il s’agit plutôt d’une reconnaissance du fait que l’étape du travail du Tribunal portant sur l’indemnisation est complexe et qu’elle comprend des travaux importants en matière de finances, de comptabilité et de preuve que les parties doivent déposer aux fins d’examen par le Tribunal. Le fait est que d’indiquer aux parties qu’elles doivent procéder à la détermination du montant de la phase d’indemnisation de la plainte sans justification supplémentaire ne serait pas conforme au principe directeur qui est d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible pour chaque instance entendue sur le fond.

B. La portée de l’indemnisation n’a pas encore été établie

[15] Le procureur général fait valoir que la portée de l’indemnisation demeure floue et que le Tribunal devrait trancher cette question avant que la Cour soit tenue d’intervenir.

[16] Encore une fois, je ne suis pas d’accord. Le Tribunal a déterminé la portée de l’indemnisation : Travaux publics est tenu de verser « à EllisDon […] une indemnité en reconnaissance de l’occasion manquée » : la décision, aux para. 72, 83 et 90.

[17] En outre, le seul motif de contrôle soulevé dans la demande de révision judiciaire du procureur général est que le Tribunal aurait [traduction] « outrepassé le pouvoir que lui confère la loi lorsqu’il a recommandé le versement d’une indemnité à EllisDon en reconnaissance de l’occasion manquée ». Au cours de la phase de validité de la plainte d’EllisDon, Travaux publics a présenté le même argument et le Tribunal l’a rejeté : aux para. 67 à 72 de la décision. Il s’ensuit que le Tribunal ne réexaminera pas la question de la portée de l’indemnisation ni celle de savoir s’il avait le pouvoir de la recommander. En effet, la décision indique clairement que l’étape suivante du processus de traitement de la plainte sera consacrée à l’établissement du « montant » de l’indemnité, soit par voie de négociation entre les parties, soit, si nécessaire, par le Tribunal : paragraphe 90 de la décision.

[18] Dans ce contexte, il serait illogique pour la Cour d’acquiescer à la demande du procureur général de surseoir à l’instance pour laisser le Tribunal décider d’une question qu’il ne tranchera pas.

C. Économie des ressources judiciaires

[19] Le dernier argument du procureur général est que la division de la décision du Tribunal – l’étape portant sur la validité de la plainte et l’étape portant sur le montant de l’indemnisation – exige la suspension de sa demande de contrôle judiciaire. Sinon, il y a un risque de duplication onéreuse des ressources judiciaires et de conclusions incohérentes découlant de ce qui suit :

  • la possibilité qu’un règlement négocié sur le montant de l’indemnité ou la détermination par le Tribunal de ce montant rende inutile la demande de contrôle judiciaire;

  • la possibilité de deux demandes de contrôle judiciaire : celle qui est actuellement devant la Cour et une autre concernant le montant de l’indemnisation.

[20] Je suis d’accord pour dire qu’il faut éviter les procédures judiciaires inutiles, la duplication des ressources judiciaires et les conclusions incohérentes, mais je ne pense pas qu’il y ait un risque de ce genre de situation si je n’accorde pas une suspension de la demande de contrôle judiciaire du procureur général. Je m’explique.

[21] Comme l’a déclaré la Cour, « [l]a division, sans plus, n’entraîne pas automatiquement l’octroi d’un sursis » : Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au para. 21. Cela est particulièrement vrai lorsque les deux phases d’une instance ne sont pas « inextricablement liées » : Clayton c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 1, au para. 19. Dans le cas présent, il n’est pas nécessaire que le montant de l’indemnité soit connu pour que la Cour se prononce sur la question de savoir si le Tribunal avait le pouvoir conféré par la loi de recommander le versement d’une indemnité en reconnaissance de l’occasion manquée. En outre, la détermination du montant de l’indemnité ne réglera pas la question du pouvoir que la loi confère au Tribunal de sorte que, si Travaux publics n’est pas d’accord avec le montant fixé par le Tribunal, le procureur général continuera de donner suite à la présente demande de révision judiciaire. En revanche, comme EllisDon le fait remarquer, une décision de la Cour selon laquelle le Tribunal n’avait pas le pouvoir conféré par la loi mettra fin à la question du montant de l’indemnité. Il est donc dans l’intérêt des parties de déterminer, dans les plus brefs délais, si le Tribunal avait le pouvoir de recommander le versement d’une indemnité en reconnaissance de l’occasion manquée.

[22] Non seulement cette connaissance déterminera-t-elle la nécessité de la deuxième étape de la plainte devant le Tribunal, mais elle pourrait aussi permettre aux parties de réaliser des économies considérables si cette deuxième étape s’avère inutile. Aux paragraphes 13 et 14 ci-dessus, j’ai souligné à quel point la décision à rendre à l’étape portant sur l’indemnisation pouvait être complexe et exigeante. Un processus aussi complexe et exigeant est susceptible d’entraîner des coûts importants pour les parties. Ces coûts ne devraient pas être engagés, sauf s’il le faut, mais on ne pourra se prononcer sur ce point si la demande de contrôle judiciaire du procureur général est suspendue.

[23] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’économie judiciaire et les intérêts de la justice n’étayent pas la requête du procureur général visant la suspension de sa demande de contrôle judiciaire.


III. Conclusion

[24] Par conséquent, la requête pour suspension d’instance sera rejetée et les dépens seront adjugés en faveur de la défenderesse.

« Nathalie Goyette »

j.c.a


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-289-23

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ELLISDON CORPORATION

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA juge Goyette

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 janvier 2024

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

Andrew Gibbs

Calina Ritchie

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Marc McLaren-Caux

Jan M. Nitoslawski

 

POUR La défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Cassidy Levy Kent (Canada) LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR La défenderesse

 

 

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