Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20231109


Dossiers : A-251-22 (dossier principal)

A-252-22

A-253-22

A-254-22

Référence : 2023 CAF 219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

Dossier : A-251-22 (dossier principal)

 

 

ENTRE :

 

 

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC et AEDAN MACDONALD

 

 

appelants

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier : A-252-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

SHAUN RICKARD et KARL HARRISON

 

 

appelants

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier : A-253-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

 

 

appelant

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier : A-254-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

NABIL BEN NAOUM

 

 

appelant

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20231109


Dossiers : A-251-22 (dossier principal)

A-252-22

A-253-22

A-254-22

Référence : 2023 CAF 219

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

Dossier :A-251-22 (dossier principal)

 

 

ENTRE :

 

 

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC et AEDAN MACDONALD

 

 

appelants

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier :A-252-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

SHAUN RICKARD et KARL HARRISON

 

 

appelants

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier :A-253-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

 

 

appelant

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

 

Dossier :A-254-22

 

 

ET ENTRE :

 

 

NABIL BEN NAOUM

 

 

appelant

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUDGMENT

LE JUGE LOCKE

I. Contexte

[1] Quatre groupes d’appelants ont demandé à notre Cour d’annuler la décision rendue par la Cour fédérale de rejeter leurs demandes de contrôle judiciaire respectives. Ces demandes visaient l’obligation, comportant quelques exceptions, pour les voyageurs utilisant le transport aérien ou ferroviaire d’être vaccinés contre la COVID-19. L’obligation a été imposée au moyen d’une série d’arrêtés d’urgence et d’arrêtés ministériels (les arrêtés) en vigueur du 29 octobre 2021 au 20 juin 2022. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’obligation a été abrogée ou seulement suspendue, mais elles reconnaissent qu’elle n’est plus en vigueur depuis le 20 juin 2022.

[2] À la suite d’une requête présentée par l’intimé après qu’a pris fin l’obligation vaccinale, la Cour fédérale (2022 CF 1463, motifs de la juge en chef adjointe Jocelyne Gagné) a radié les demandes des appelants au motif qu’elles étaient devenues théoriques et que rien ne justifiait que les demandes soient entendues malgré leur caractère théorique.

[3] Un des groupes d’appelants (Shaun Rickard et Karl Harrison, ci-après les appelants Rickard) soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les demandes étaient théoriques. En outre, tous les appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre les demandes.

[4] Malgré la ferveur déployée par les parties, tant dans leurs observations écrites qu’orales, je rejetterais les présents appels pour les motifs qui suivent.

II. Norme de contrôle

[5] Un élément clé des présents appels est le fait que la décision de rejeter les demandes a été prise par la Cour fédérale. Bien que le rôle de notre Cour consiste à examiner les décisions de la Cour fédérale, il ne consiste pas à simplement juger l’affaire de nouveau.

[6] Dans les appels comme ceux en l’espèce, notre Cour applique les normes de contrôle prévues à l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 : les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit dont on ne peut isoler de question de droit sont examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[7] Afin de faire infirmer une décision sur le fondement de l’erreur manifeste et dominante, les appelants doivent établir que l’erreur alléguée est évidente et touche directement à l’issue de l’affaire. On ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier : Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352 au para. 38 (Benhaim), citant Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para. 46. L’erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil, et il est impossible de confondre ces deux dernières notions : Benhaim au paragraphe 39, citant J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167 au para. 77. Comme décrit dans l’arrêt Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au para. 62, on peut mentionner à titre d’exemples d’erreurs manifestes, l’illogisme évident dans les motifs (notamment les conclusions de fait qui ne vont pas ensemble), les conclusions tirées sans éléments de preuve admissibles ou éléments de preuve reçus conformément à la doctrine de la connaissance d’office, les conclusions fondées sur des inférences erronées ou une erreur de logique, et le fait de ne pas tirer de conclusions en raison d’une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve.

[8] Deux des quatre groupes d’appelants ne mentionnent pas la norme de contrôle dans leur mémoire des faits et du droit. Les deux autres soutiennent que la norme applicable dans les présents appels est la norme de la décision correcte. Cependant, dans leurs observations orales, les appelants ont reconnu que notre Cour doit suivre les normes de contrôle applicables en appel présentées au paragraphe précédent.

III. La décision de la Cour fédérale

[9] Dans la décision frappée d’appel, la Cour fédérale a correctement établi la démarche à appliquer dans les requêtes en radiation invoquant le caractère théorique de l’affaire. Comme l’enseigne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), la démarche comporte une analyse en deux temps qui nécessite que le tribunal détermine d’abord si l’affaire est théorique. Lorsqu’une affaire ne présente pas de litige actuel ayant des conséquences sur les droits des parties, elle est théorique.

[10] Une fois qu’il conclut que l’affaire est théorique, le tribunal doit, dans un deuxième temps, déterminer s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire malgré son caractère théorique. Dans l’arrêt Borowski, plusieurs pages sont consacrées à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, qui est sous-tendu par trois raisons d’être. Les appelants, à juste titre, ne mettent pas en doute le résumé qu’a fait la Cour fédérale des facteurs pertinents (voir le paragraphe 34 de ses motifs) :

  • la présence d’un débat contradictoire;

  • l’économie des ressources judiciaires;

  • la nécessité pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.

[11] À la première étape de l’analyse en deux temps, la Cour fédérale a conclu que les demandes des appelants étaient théoriques étant donné l’absence de litige actuel résultant de l’abrogation de l’obligation vaccinale. La Cour fédérale a reconnu la possibilité que l’obligation vaccinale soit remise en vigueur, mais elle a estimé que c’était hautement hypothétique.

[12] La Cour fédérale a également jugé que le fait que les appelants demandaient un jugement déclaratoire ne suffisait pas à éviter la conclusion que l’affaire était théorique, même si les jugements déclaratoires demandés pouvaient être pertinents dans des actions distinctes en dommages-intérêts. La Cour fédérale a rappelé les principes suivants :

  1. Les tribunaux doivent s’abstenir d’exprimer des opinions sur des questions de droit dans l’abstrait ou lorsqu’il n’est pas nécessaire de trancher une affaire (voir le paragraphe 28 des motifs de la Cour fédérale, renvoyant à l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97 au para. 12);

  2. Les demandes de jugement déclaratoire ne peuvent pas à elles seules soutenir un litige de nature théorique (voir le paragraphe 32 des motifs de la Cour fédérale, renvoyant à la décision Rebel News Network Ltd c. Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para. 40 (Rebel News)).

[13] À la deuxième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Borowski (l’exercice du pouvoir discrétionnaire), la Cour fédérale a d’abord noté que l’existence d’un débat contradictoire n’était pas contestée.

[14] La décision de la Cour fédérale d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’entendre les demandes était largement fondée sur le critère de l’économie des ressources judiciaires. À cet égard, l’arrêt Borowski enseigne qu’il faut prendre en compte les éléments suivants : (i) si la décision du tribunal aura un effet concret sur les droits des parties; (ii) si l’affaire est de nature répétitive, mais de courte durée, de sorte qu’elle pourrait échapper à l’examen judiciaire; et (iii) si l’affaire pose une question d’une telle importance pour le public qu’il est dans l’intérêt de celui-ci qu’elle soit tranchée.

[15] La Cour fédérale a formulé les observations suivantes lorsqu’elle s’est penchée sur l’économie des ressources judiciaires :

  1. Bien que les parties et la Cour aient déjà consacré des ressources au traitement des demandes, la Cour est loin d’avoir consacré toutes les ressources nécessaires pour les mener à terme (voir le paragraphe 40 des motifs de la Cour fédérale);

  2. Les demandes n’auraient aucun effet concret sur les droits des appelants parce qu’ils ont déjà obtenu toute la réparation qu’ils pouvaient demander et un jugement déclaratoire ne leur serait d’aucune utilité pratique. Si l’existence des arrêtés leur a causé un préjudice, ils devront intenter une action distincte (voir le paragraphe 41 des motifs de la Cour fédérale);

  3. Il n’y a pas d’incertitude dans la jurisprudence nécessitant clarification (voir le paragraphe 42 des motifs de la Cour fédérale); et

  4. Les arrêtés en cause n’échappent pas au contrôle judiciaire (voir les paragraphes 42 et 43 des motifs de la Cour fédérale).

[16] La Cour fédérale n’a pas consacré une section distincte de ses motifs au troisième élément à considérer afin de déterminer si elle allait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire malgré son caractère théorique (l’obligation qu’a le tribunal de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans son analyse). Cependant, la Cour fédérale a fait observer, au paragraphe 50 de ses motifs (dans sa section Conclusion), qu’« il n’appartient pas à la Cour de dicter ou de contrer les mesures que prendra le gouvernement à l’avenir ».

IV. Analyse

[17] Les appelants soulèvent plusieurs questions dans leurs mémoires des faits et du droit et dans leurs observations orales. Plusieurs de ces questions portent sur le bien-fondé de leurs demandes. Cependant, le bien-fondé desdites demandes dépasse la portée des présents appels.

[18] Même pour les questions qui relèvent bien de notre Cour, les observations écrites des appelants ne tiennent pas compte du fait que nous devons appliquer les normes de contrôle applicables en appel. Sauf pour les pures questions de droit, nous n’interviendrons que si la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante (aussi appelée « déterminante »). C’est une norme qui commande une grande retenue. Comme notre Cour l’enseigne dans l’arrêt Plato c. Canada (Revenu national), 2015 CAF 217 au para. 4 :

La définition des facteurs juridiques permettant de déterminer si une affaire est théorique est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155, au paragraphe 57). Lorsqu’il est établi qu’une affaire est théorique, le juge jouit de larges pouvoirs discrétionnaires de l’entendre ou non, mais il doit apprécier correctement les critères établis dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, (Borowski). Trouver un juste équilibre est un art qui repose à la fois sur les faits et sur le droit. Cette décision commande la déférence.

[19] Comme il est indiqué plus haut, il revenait à la Cour fédérale de tirer des conclusions sur le caractère théorique des demandes des appelants et sur l’opportunité d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire pour les entendre; il ne revient pas à notre Cour de tirer ces conclusions. Il est possible de distinguer plusieurs affaires (mais pas toutes) invoquées par les appelants au motif que ces affaires portent sur l’exercice par le tribunal d’appel de son propre pouvoir discrétionnaire, et non sur la décision discrétionnaire de l’instance inférieure.

[20] Dans les paragraphes qui suivent, j’examine les arguments des appelants.

A. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandes des appelants étaient théoriques

[21] Comme il est indiqué au paragraphe 3 ci-dessus, les appelants Rickard soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les demandes étaient théoriques. Ils soutiennent qu’il reste un litige actuel en raison du jugement déclaratoire qu’ils demandent. Ils invoquent de la jurisprudence à l’appui, mais aucun de ces précédents ne contredit le principe énoncé dans la décision Rebel News voulant qu’une demande de jugement déclaratoire ne puisse à elle seule empêcher que le tribunal conclue au caractère théorique de l’affaire.

[22] Les appelants Rickard tentent d’établir une distinction d’avec la décision Rebel News sur le fondement que l’injonction demandée avait été accordée dans cette affaire, mais je n’y vois rien qui limite l’application du principe selon lequel la demande de jugement déclaratoire ne permet pas à elle seule d’éviter la conclusion que l’affaire est théorique. Dans l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 832, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’« un jugement déclaratoire n’est normalement pas accordé lorsque le litige est passé et est devenu théorique ». S’il en était autrement, les parties pourraient éviter presque chaque fois de voir leur affaire déclarée théorique simplement en y incluant une demande de jugement déclaratoire. Les demandes présentées dans l’affaire Rebel News ont été jugées théoriques essentiellement pour les mêmes motifs qu’en l’espèce : les demanderesses avaient obtenu l’essentiel des réparations qu’elles cherchaient à obtenir (voir la décision Rebel News, au paragraphe 36).

[23] Je note que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (CACB) a récemment confirmé la justesse du principe énoncé par la Cour fédérale selon lequel une demande de jugement déclaratoire n’empêche pas à elle seule la conclusion que l’affaire est théorique : Kassian v. British Columbia, 2023 BCCA 383 au para. 31 (Kassian).

[24] Les appelants Rickard soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en affirmant au paragraphe 32 de ses motifs que les « tribunaux ne rendent de jugements déclaratoires que lorsqu’il peut y avoir une utilité pratique, c’est-à-dire s’ils règlent un “litige réel” entre les parties ». Les appelants Rickard soutiennent que la jurisprudence n’étaye pas cette interdiction absolue des jugements déclaratoires n’ayant pas d’utilité pratique. Je ne constate pas d’erreur de la Cour fédérale à cet égard. L’affirmation citée est bien étayée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 SCC 12, [2016] 1 R.C.S. 99 au para. 11, et les arrêts de notre Cour Right to Life Association of Toronto c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 220 au para. 13, et Spencer c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 8 au para. 5. En outre, cette affirmation a été faite alors que la Cour fédérale se penchait sur la première étape de l’analyse établie dans l’arrêt Borowski (consistant à établir si l’affaire était théorique). La Cour fédérale a ensuite effectué la deuxième étape de manière distincte, laissant ouverte la possibilité qu’une affaire soit entendue même si un jugement déclaratoire sans utilité pratique est demandé.

[25] Certains des appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’il y a un vide factuel. Selon les appelants, au contraire, la Cour fédérale était saisie d’une preuve considérable, comprenant 15 rapports d’expert, 23 affidavits et les transcriptions de contre-interrogatoires ayant duré des semaines. Cependant, la Cour fédérale n’a pas dit qu’il y avait un vide factuel. En réalité, elle a invoqué le principe selon lequel les tribunaux devraient s’abstenir d’exprimer des opinions sur des questions de droit dans l’abstrait ou lorsqu’il n’est pas nécessaire de trancher une affaire (voir le paragraphe 12A ci-dessus). C’est la deuxième partie de ce principe (lorsqu’il n’est pas nécessaire de trancher une affaire) qui s’applique en l’espèce.

[26] Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale, dans sa conclusion sur le caractère théorique, a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante de fait ou mixte de fait et de droit dont on ne peut isoler de question de droit.

B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre les demandes malgré leur caractère théorique

[27] Je commence cette partie en rappelant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, notre Cour ne peut intervenir que si la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante ou une erreur de droit isolable. Plusieurs des arguments des appelants, du moins ceux présentés dans les observations écrites, demandent à notre Cour d’exercer son propre pouvoir discrétionnaire. Je le répète : ce n’est pas notre rôle.

[28] Je me penche maintenant sur les considérations pertinentes. La Cour fédérale a reconnu qu’il y avait un débat contradictoire, donc il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments des appelants à cet égard. Certains des appelants reprochent à la Cour fédérale de ne pas avoir parlé plus en détail du débat contradictoire, mais je ne vois pas là une erreur susceptible de contrôle.

[29] Certains des appelants soutiennent que la Cour fédérale a omis de prendre en compte le troisième élément à appliquer pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire : le tribunal doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. Même s’il avait été préférable que la Cour fédérale se penche explicitement sur cet élément dans son analyse, je suis d’avis que les passages ci-après des motifs de la Cour fédérale montrent qu’il a été pris en considération :

  1. Le paragraphe 34, où cet élément est expressément mentionné;

  2. Les paragraphes 31 et 50, qui portent sur le rôle limité de la Cour; et

  3. Le paragraphe 28, où il est écrit que les tribunaux doivent s’abstenir d’exprimer des opinions sur des questions de droit lorsque ce n’est pas nécessaire pour trancher l’affaire.

[30] Sur la question de l’économie des ressources judiciaires, la Cour fédérale a fait mention des arguments des appelants aux paragraphes 35 à 38 de ses motifs et s’est penchée sur chacun d’eux.

[31] Certains des appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en ne prenant pas en considération de façon adéquate l’intérêt qu’aurait le public à ce que leurs demandes soient décidées sur le fond. Ils soutiennent qu’elle n’a fait que mentionner en passant cette question aux paragraphes 47 et 49 de ses motifs. Je ne suis pas d’accord. Ces paragraphes présentent les conclusions que la Cour fédérale a tirées après avoir pris en considération l’absence d’incertitude dans la jurisprudence et le fait que les demandes des appelants « ont pris naissance dans un contexte factuel exceptionnel et très précis » qui « a peu de chances de se reproduire de façon identique » : voir le paragraphe 42 des motifs de la Cour fédérale. Il s’ensuit que la Cour fédérale était d’avis que la décision qui serait rendue sur les demandes des appelants aurait une valeur limitée. Bien que les appelants notent plusieurs faits dont la Cour fédérale n’a pas fait mention dans ses motifs, je n’y vois pas d’erreur manifeste et dominante ni d’erreur de droit isolable.

[32] Il est vrai, comme certains des appelants l’affirment, que l’observation de la Cour fédérale au sujet de l’absence d’incertitude dans la jurisprudence renvoie à la jurisprudence sur la Charte. Cependant, il en irait de même pour la jurisprudence d’autres domaines qui pourrait être pertinent aux demandes des appelants, par exemple sur la question de savoir si les arrêtés sont ultra vires ou s’ils contrevenaient à la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9. Les appelants ne m’ont pas convaincu que je devrais tirer une conclusion autre. En outre, dans l’arrêt Borowski, à la page 361, il est établi clairement que l’intérêt public pertinent est l’intérêt qu’a le public à voir l’incertitude juridique résolue.

[33] Les appelants renvoient à plusieurs décisions dans lesquelles d’autres tribunaux ont exercé leur pouvoir discrétionnaire pour entendre des affaires malgré leur caractère théorique. Certaines de ces décisions considéraient l’intérêt public comme un facteur favorisant l’audition d’affaires portant sur la pandémie de COVID-19. Cependant, ces affaires, rendues sur le fondement de faits différents et de pouvoirs discrétionnaires différents, n’établissent pas que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle en l’espèce. Par exemple, j’établis une distinction entre le cas présent et l’arrêt Kassian de la CACB au motif que le tribunal de première instance dans cette affaire avait exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire et avait rendu une décision sur celle-ci (contrairement à la présente affaire). La CACB a exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel sur le fondement qu’un des points examinés par le tribunal de première instance était important (voir Kassian, aux paragraphes 42 et 43). La CACB a également noté, aux paragraphes 34 à 36, que la décision d’entendre ou non une affaire théorique relève du pouvoir discrétionnaire et que plusieurs tribunaux ont refusé d’exercer leur pouvoir discrétionnaire à l’égard des mesures contre la COVID‑19.

[34] Je note également qu’il y a une différence entre une affaire qui pose une question que de nombreuses personnes souhaitent personnellement voir trancher et une affaire qui pose « une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher », dans les mots de l’arrêt Borowski, à la page 361. Manifestement, la Cour fédérale estimait qu’une décision tranchant les demandes des appelants n’aurait pas suffisamment d’intérêt pour le public à l’avenir pour justifier qu’y soient consacrées les importantes ressources qui seraient nécessaires pour entendre et trancher l’affaire. Il convient de noter que, dans l’affaire Borowski comme telle, les questions à trancher (la validité de certaines dispositions du Code criminel concernant l’avortement et les droits du fœtus au regard de la Charte) suscitaient, et suscitent encore, un intérêt intense de la part du public. En dépit de cela, la Cour suprême du Canada a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire malgré son caractère théorique.

[35] Certains des appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en ne concluant pas que les arrêtés en cause étaient de nature répétitive et de courte durée, de sorte qu’ils échappent à l’examen judiciaire. Je ne constate pas d’erreur susceptible de contrôle à cet égard. La Cour fédérale a reconnu le fait que ces arrêtés étaient périodiquement remplacés par d’autres arrêtés ayant un effet semblable, de sorte que c’était en fait toute une série d’arrêtés qui était en cause. Cependant, la conclusion quant au caractère théorique n’est pas liée à la nature temporaire des ordonnances. Que les arrêtés aient ou non été de nature répétitive et de courte durée, les demandes des appelants sont devenues théoriques en raison de l’abrogation (ou de la suspension) de la série en entier. Les arguments voulant que la question puisse échapper à l’examen judiciaire seraient fondés sur la possibilité que l’obligation vaccinale soit remise en vigueur.

[36] Cela m’amène à l’argument des demandeurs selon lequel la Cour fédérale a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte du risque que l’obligation vaccinale soit remise en vigueur. Encore une fois, je ne vois aucun fondement à cet argument. La Cour fédérale a examiné l’argument des appelants sur ce risque, mais l’a rejeté après l’avoir jugé hautement hypothétique (voir le paragraphe 21 des motifs de la Cour fédérale). Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans cette conclusion. Le fait que la Cour fédérale ait examiné cet argument dans la première étape de son analyse sur le caractère théorique (plutôt que dans la deuxième étape concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire) est sans importance. Il n’y a aucune raison de croire que la Cour fédérale a fait fi de cet argument lorsqu’elle a tiré sa conclusion sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. De plus, bien que les appelants mettent en doute la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’obligation vaccinale a pris fin du fait de l’abrogation des arrêtés, et non de leur suspension, il est clair que la Cour fédérale a bien compris ce qui s’est produit.

[37] En outre, même si l’obligation vaccinale devait être imposée de nouveau, dire qu’elle échapperait à l’examen judiciaire à ce moment-là serait pure conjecture. Les parties à une affaire dont est saisie la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale qui craignent que leur affaire devienne théorique avant qu’elle soit entendue doivent se rappeler que nos Cours peuvent, sur demande, accélérer l’instruction d’affaires données et qu’elles le font lorsque les circonstances le justifient. Par exemple, plus tôt cette année, dans un appel d’une décision du Tribunal de la concurrence concernant la fusion proposée de deux grandes sociétés canadiennes de télécommunication, notre Cour a entendu l’affaire et rendu sa décision en 26 jours après le dépôt de l’avis d’appel (voir Canada (Commissaire de la concurrence) c. Rogers Communications Inc., 2023 CAF 16). La Cour a réagi comme elle le devait lorsqu’elle a constaté que les circonstances exigeaient une décision rapide.

[38] Certains des appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le jugement déclaratoire demandé par les appelants ne leur serait d’aucune utilité pratique. Je ne suis pas d’accord. Bien que les appelants désirent avoir une décision sur le bien-fondé de leurs demandes, je ne constate pas d’erreur susceptible de contrôle dans l’analyse qu’a faite la Cour fédérale de ce facteur, y compris sa conclusion selon laquelle les demandeurs avaient obtenu toute la réparation qu’ils pouvaient demander.

[39] Je ne constate aucune erreur susceptible de contrôle qui justifierait l’intervention de notre Cour.

V. Conclusion

[40] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais tous les présents appels.

[41] Pour ce qui est des dépens, après avoir pris en considération les observations orales des parties, j’adjugerais la somme globale de 5 000 $ à l’intimé, à séparer en parts égales entre les quatre appels.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

René LeBlanc j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-251-22 (dossier principal), A-252-22, A-253-22 et A-254-22

 

DOSSIER :

A-251-22 (dossier principal)

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC et AEDAN MACDONALD c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

A-252-22

 

INTITULÉ :

SHAUN RICKARD and KARL HARRISON c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

A-253-22

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE MAXIME BERNIER c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

A-254-22

 

INTITULÉ :

NABIL BEN NAOUM c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 OCTOBRE 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

DATE DES MOTIFS:

le 9 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Allison Kindle Pejovic
Chris Fleury

 

POUR LES APPELANTS L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC et AEDAN MACDONALD et

POUR L’APPELANT

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

 

Sam A. Presvelos

Evan Presvelos

 

POUR LES APPELANTS SHAUN RICKARD et KARL HARRISON

 

Nabil Ben Naoum

 

L’APPELANT

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

J. Sanderson Graham

Robert Drummond

Virginie Harvey

 

POUR L’INTIMÉ, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU

CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pejovic Law

Calgary (Alberta)

 

POUR LES APPELANTS L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC et AEDAN MACDONALD et

POUR L’APPELANT L’HONORABLE

MAXIME BERNIER

 

Presvelos Law LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES APPELANTS

SHAUN RICKARD et KARL HARRISON

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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