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Date : 20231027


Dossier : A-184-23

Référence : 2023 CAF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de madame la juge Biringer

 

 

ENTRE :

POWER WORKERS’ UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS,
THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

intimés

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2023.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE BIRINGER

 


Date : 20231027


Dossier : A-184-23

Référence : 2023 CAF 215

CORAM :

LA JUGE BIRINGER

 

 

ENTRE :

POWER WORKERS’ UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS,
THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

intimés

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE BIRINGER

I. REQUÊTE

[1] Notre Cour est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale (rendue par le juge Diner), répertoriée sous la référence 2023 CF 793 (la décision sur le fond).

[2] Dans la décision sur le fond, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants pour inconstitutionnalité de certaines dispositions d’un document réglementaire émanant de la Commission canadienne de sûreté nucléaire [la CCSN ou la « Commission » quand il s’agit du tribunal quasi judiciaire] et adoption déraisonnable de ces dispositions par la Commission.

[3] Les dispositions contestées prévoient des tests de dépistage d’alcool et de drogues aléatoires et préalables à l’affectation dans le cas des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté dans les centrales nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 et relevant des employeurs intimés.

[4] Les appelants présentent une requête en application de l’article 373 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, en vue d’obtenir une injonction provisoire et interlocutoire visant à :

  1. suspendre l’application des dispositions contestées du document réglementaire;

  2. interdire à la CCSN d’obliger les intimés titulaires de permis à mettre en œuvre le régime de dépistage d’alcool et de drogues au travail en vertu des dispositions contestées comme condition d’attribution du permis;

  3. interdire aux employeurs intimés de mettre en œuvre le régime de dépistage d’alcool et de drogues au travail en vertu des dispositions contestées;

le tout jusqu’au règlement de l’appel. Les appelants demandent également que les dépens leur soient adjugés.

[5] Pour les motifs qui suivent, la requête des appelants est accueillie.

II. RÉSUMÉ DES FAITS

[6] Les appelants sont des syndicats qui représentent des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté et les membres de ces syndicats touchés par ces mesures. Les employeurs intimés ou titulaires de permis exploitent la totalité des installations nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 autorisées qui sont réglementées par la CCSN. Le procureur général du Canada est également intimé.

[7] Dans l’exécution de son mandat, la CCSN a publié, en janvier 2021, un document d’application de la réglementation intitulé REGDOC‑2.2.4 : Aptitude au travail, tome II : Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3 [le document]. Le document oblige tous les titulaires de permis exploitant des installations nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 à mettre en œuvre un régime de dépistage de la présence d’alcool et de drogues chez les travailleurs dans les circonstances prescrites.

[8] Le document a pour objet de renforcer les programmes et politiques d’aptitude au travail déjà en place dans les installations nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1, en application du principe de « défense en profondeur » visant à protéger contre les risques. Il exige que les titulaires de permis mènent des tests de dépistage d’alcool et de drogues chez les travailleurs occupant des postes essentiels ou importants sur le plan de la sûreté dans cinq situations.

[9] Trois de ces situations n’ont pas été pas contestées par les appelants : le dépistage pour des motifs raisonnables, le dépistage à la suite d’un incident et le dépistage de suivi au retour au travail, après confirmation d’un trouble lié à la consommation de substances. Les appelants contestent les deux autres, soit les tests de dépistage préalables à l’affectation visant les candidats retenus pour un poste essentiel sur le plan de la sûreté en tant que condition d’emploi (article 5.1) et les tests aléatoires de dépistage chez les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté (article 5.5) [les dispositions contestées].

[10] Les tests de dépistage préalables à l’affectation sont exigés depuis juillet 2021; les tests aléatoires de dépistage étaient censés l’être dès janvier 2022.

[11] Dans la décision sur le fond, la Cour fédérale a conclu que les dispositions contestées n’enfreignaient pas de manière injustifiée les articles 7, 8 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte] et que l’adoption par la Commission du document était raisonnable pour des motifs de droit administratif.

[12] La décision sur le fond a été rendue le 6 juin 2023. La CCSN a indiqué qu’elle n’exigerait pas l’application des tests de dépistage préalables à l’affectation et des tests aléatoires de dépistage avant le 1er décembre 2023.

[13] Les appelants ont interjeté appel de la décision sur le fond au motif que le juge a commis une erreur en tirant les conclusions selon lesquelles : i) les dispositions contestées du document ne portaient pas atteinte aux droits des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté, garantis par les articles 7, 8 et 15 de la Charte; (ii) la CCSN a agi dans les limites de sa compétence en adoptant des exigences obligatoires au moyen d’un document d’application réglementaire; (iii) les motifs pour lesquels la Commission a adopté les dispositions contestées étaient suffisants. L’appel n’a pas encore été mis en état.

[14] Avant l’audience sur le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, les appelants ont présenté une requête en vue d’obtenir une injonction provisoire et interlocutoire ayant pour effet de surseoir à l’application des dispositions contestées du document jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire. Le 21 janvier 2022, la Cour fédérale (sous la plume du juge Gleeson) [le juge saisi de la requête en sursis] a accordé l’injonction : 2022 CF 73 [la décision portant sursis]. La décision portant sursis n’a pas été portée en appel.

III. DISCUSSION

[15] Le critère applicable pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une injonction interlocutoire est énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 334, 1994 CanLII 117 (CSC) [RJR-MacDonald]. La partie requérante doit établir : (1) qu’il existe une question sérieuse à juger; (2) qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée; et (3) que la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’intérêt du public, favorise l’octroi de l’injonction.

[16] Il incombe à la partie requérante de satisfaire à chacun des volets du critère, selon la prépondérance des probabilités (Canada (Procureur général) c. Robinson, 2021 CAF 39, par. 17, renvoyant à l’arrêt Novopharm Limited c. Janssen-Ortho Inc., 2006 CAF 406).

[17] Dans la présente requête, les appelants sollicitent la même mesure interlocutoire et provisoire que celle qu’a ordonnée la Cour fédérale dans la décision portant sursis, sur le fondement du dossier de preuve dont elle disposait. Or, la requête dont notre Cour est saisie est une nouvelle requête, présentée dans le cadre de l’appel interjeté devant nous. Il me faut donc procéder à une nouvelle analyse des facteurs pertinents pour l’octroi d’une injonction.

A. Question sérieuse

[18] Le seuil à franchir pour déterminer l’existence d’une question sérieuse est peu élevé. (RJR-MacDonald, p. 335; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd. c. M-I L.L.C., 2020 CAF 3, par. 8 [Western Oilfield]). La Cour doit conclure que la question à trancher n’est « ni futile ni vexatoire » (RJR-Macdonald, p. 337; Toronto Real Estate Board c. Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204, par. 11).

[19] De façon générale, il n’est pas nécessaire que le juge des requêtes procède à un examen exhaustif au fond pour se prononcer sur cette question. Que la Cour estime que la partie qui demande le sursis aura gain de cause ou non dans l’appel n’est pas pertinent (RJR-MacDonald, p. 338; Western Oilfield, par. 8).

[20] Le juge saisi de la requête en sursis a conclu qu’il existait des questions sérieuses à trancher dans la demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale (décision portant sursis, par. 67). Parmi ces questions, mentionnons celle de savoir si les dispositions contestées du document vont à l’encontre des articles 7, 8 ou 15 de la Charte ainsi que celle de savoir si l’adoption de ces dispositions par la Commission était raisonnable.

[21] Les appelants soutiennent que les questions soulevées dans l’appel ne sont ni futiles ni vexatoires, ce que les intimés reconnaissent. Je suis du même avis. L’affaire soulève des questions relatives à de possibles atteintes aux droits et libertés fondamentaux protégés par la Charte ainsi qu’à la procédure et à la prise de décision de la Commission, au sein du secteur de l’énergie nucléaire.

[22] Je suis d’accord avec les appelants pour dire que la décision sur le fond, rendue à leur encontre, ne joue pas sur la mesure interlocutoire. L’appel concerne les violations de la Charte invoquées. Or, le fait qu’une décision ait été rendue sur le fond n’emporte pas, pour la partie appelante, un fardeau supplémentaire dans la présente requête (RJR-MacDonald, p. 336).

[23] Je conclus que l’appel soulève une question sérieuse à trancher. Les appelants ont satisfait au premier volet du critère.

B. Préjudice irréparable

[24] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, les appelants doivent démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé. Le préjudice « irréparable » a trait à la nature du préjudice plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR-MacDonald, p. 341). Le préjudice ne saurait être « hypothétique et conjectural » (Janssen Inc. c. Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, par. 24).

[25] Après examen du même dossier que celui dont notre Cour est saisie, le juge saisi de la requête en sursis a conclu que les appelants avaient établi l’existence d’un préjudice irréparable à l’égard des deux dispositions contestées du document. Il a conclu que les appelants n’avaient pas fait simplement valoir qu’il y avait eu violation de l’article 8 de la Charte. Il a fondé sa conclusion sur une preuve « qui n’est pas contredite » selon laquelle « le prélèvement de liquides corporels non consensuel et à caractère fortement envahissant constitue une preuve concrète et précise de préjudice au regard des intérêts en jeu en matière de vie privée » (décision portant sursis, par. 86 et 106).

[26] Dans la présente requête, les appelants font valoir, reprenant les motifs du juge saisi de la requête en sursis, que la preuve de préjudice n’est ni hypothétique ni conjecturale; les intérêts en jeu en matière de protection de la vie privée des travailleurs à l’égard de leurs liquides corporels se situent à « l’extrémité supérieure du continuum » et il ne peut être remédié à ces atteintes au droit à la vie privée après-coup.

[27] Les intimés soutiennent que les préjudices invoqués par les appelants sont hypothétiques et conjecturaux. Selon eux, le prélèvement d’échantillons de substances corporelles sous le régime du document porte atteinte de façon minimale à la vie privée, et le préjudice, s’il en est, est atténué par le fait que les travailleurs ont une attente réduite en matière de respect de la vie privée en raison de leur travail dans le secteur de l’énergie nucléaire et des protections contenues dans le document.

[28] Sur le fondement de la décision Amalgamated Transit Union, Local 113 v. Toronto Transit Commission, 2017 ONSC 2078, par. 67 [TTC], qui renvoie à l’arrêt Jones v. Tsige, 2012 ONCA 32 [Jones], les employeurs intimés ajoutent que l’octroi de dommages-intérêts peut permettre de remédier aux atteintes au droit à la vie privée.

[29] Notre Cour a conclu que le simple fait d’alléguer une violation de la Charte est insuffisant pour établir l’existence d’un préjudice irréparable (Groupe Archambault inc. c. CMRRA/SODRAC inc., 2005 CAF 330, par. 16; International Longshore and Warehouse Union c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 3, par. 26 et 33). En l’espèce, il y a plus.

[30] La saisie non consensuelle de liquides corporels a été jugée fortement envahissante et constitue une atteinte à une sphère de la vie privée essentielle au maintien de la dignité humaine d’une personne (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, par. 50 [Pâtes & Papier Irving], renvoyant à l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, 1988 CanLII 10 (SCC) [Dyment]. Il en est ainsi en raison de la perte de contrôle sur les renseignements personnels contenus dans les échantillons et de l’utilisation du corps d’une personne dans le processus même ayant servi à obtenir ces renseignements personnels (Dyment, par. 34). En l’espèce, les échantillons de substances corporelles visent l’haleine, la salive et l’urine.

[31] Le droit au respect de la vie privée à l’égard de ses substances corporelles se situe « à l’extrémité supérieure » du continuum, par rapport au même droit à l’égard des documents d’entreprise. Par conséquent, ce type de saisie est assujetti à des normes et à des garanties rigoureuses qui permettent de satisfaire aux exigences de la Constitution (Pâtes & Papier Irving, par. 50, renvoyant à l’arrêt R. c. Shoker, 2006 CSC 44).

[32] Le préjudice décrit par les appelants n’a pas encore été subi, mais il n’est ni hypothétique ni conjectural. Une fois appliquées, les dispositions contestées du document rendront obligatoires les tests de dépistage préalables à l’affectation et les tests aléatoires de dépistage chez les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Prévenir le préjudice futur constitue une caractéristique essentielle de l’injonction interlocutoire (Horii c. Canada, [1992] 1 CF 142, p. 147, 1991 CanLII 13607).

[33] Je retiens les prétentions des intimés voulant que le document comporte des dispositions visant à protéger le droit à la vie privée des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Je reconnais également que le fait de travailler dans le secteur strictement réglementé de l’énergie nucléaire réduit les attentes en matière de vie privée.

[34] Je n’irais pas jusqu’à conclure que ces facteurs atténuants emportent, « de façon minimale », un préjudice découlant de l’application des dispositions contestées ou que le deuxième volet du critère n’est pas respecté. Je ne me livre pas non plus à une évaluation de la gravité ou du caractère raisonnable de l’atteinte à la vie privée à la lumière de ces circonstances potentiellement atténuantes. Ce n’est ni nécessaire ni opportun. La Cour se penchera sur la question à l’instruction complète de l’appel. Les appelants ont démontré qu’ils subiront un préjudice si l’injonction proposée n’est pas accordée.

[35] Les employeurs intimés mentionnent qu’il peut être remédié à tout préjudice découlant des tests de dépistage préalables à l’affectation et des tests aléatoires de dépistage. Ils invoquent la décision TTC, dans laquelle le tribunal a conclu, à l’égard d’une demande d’injonction concernant des tests de dépistage aléatoires d’alcool et de drogues, que le préjudice découlant de l’obtention illicite de liquides corporels était indemnisable. Sa conclusion était fondée sur l’analyse des dommages-intérêts effectuée dans l’arrêt Jones, où l’atteinte au droit à la vie privée visait les dossiers bancaires d’une personne.

[36] Cette jurisprudence ne me convainc pas. La décision TTC semble être seule à conclure, sur le fondement d’une interprétation élargie de l’analyse effectuée dans l’arrêt Jones, que la saisie illicite d’échantillons de substances corporelles est susceptible d’indemnisation. En outre, comme le mentionne le juge saisi de la requête en sursis, dans l’affaire TTC, les circonstances du milieu de travail étaient très différentes de celles de l’espèce (décision portant sursis, par. 98 à 103).

[37] D’autres tribunaux ont conclu qu’il ne peut être remédié à une atteinte au droit à la vie privée au moyen d’une indemnisation après-coup (143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, p. 382, 1994 CanLII 89). Ils ont rendu notamment des décisions qui confirment le préjudice irréparable découlant du prélèvement de liquides corporels, en ce sens que le préjudice ne peut être annulé ou que la situation ne peut pas être corrigée par le versement d’une indemnité (Communications, Energy and Paperworkers Union, Local 707 v. Suncor Energy Inc., 2012 ABQB 627, par. 38, conf. par 2012 ABCA 373; décision portant sursis, par. 104; Fieldhouse v. Canada, 1994 CarswellBC 2219, par. 71, [1994] B.C.J. No 740 (B.C. S.C.)).

[38] Je conclus que les appelants subiraient un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. L’atteinte aux droits à la vie privée à la suite du prélèvement d’échantillons de substances corporelles en application des dispositions contestées entraînerait un préjudice qui ne pourrait pas être annulé ou pleinement indemnisé au moyen de dommages-intérêts rétroactifs. Les appelants ont satisfait au deuxième volet du critère.

C. Prépondérance des inconvénients

[39] Enfin, les appelants doivent démontrer que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi du sursis (RJR-MacDonald, p. 342). Ce volet du critère appelle une comparaison du préjudice que subirait la partie intimée si l’injonction était accordée, d’une part, et, d’autre part, du préjudice que subirait la partie requérante advenant le refus de l’injonction avant la décision au fond (RJR-MacDonald, p. 342; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181, par. 10).

[40] On renvoie couramment à ce volet du critère comme la « prépondérance des inconvénients ». Les facteurs précis varient d’un cas à l’autre. Toutefois, à ce stade, l’intérêt public est pris en compte (RJR-MacDonald, p. 342).

[41] Le juge saisi de la requête en sursis conclut à l’existence d’intérêts publics contradictoires, à savoir la mise en œuvre du document et la protection de la vie privée des travailleurs (décision portant sursis, par. 123 et 124). Il souligne également que l’injonction ne suspendrait pas complètement la mise en œuvre du document, car un programme rigoureux de dépistage d’alcool et de drogues est en place, et rien ne prouve qu’il existe un réel problème de consommation d’alcool et de drogues au travail (décision portant sursis, par. 129 à 130). À la lumière de ces facteurs, le juge saisi de la requête en sursis conclut que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des appelants.

[42] Dans la présente requête, les appelants invoquent bon nombre de facteurs reconnus dans la décision portant sursis, soit l’intérêt public à protéger la vie privée des travailleurs, les mesures de sécurité existantes dans le lieu de travail et l’absence d’un problème de consommation d’alcool et de drogues au travail. Ils soutiennent également que les intimés n’ont pas démontré le préjudice qui découlerait de l’octroi du sursis. Ils mentionnent que l’injonction proposée préserverait le statu quo.

[43] De leur côté, les intimés soutiennent que l’intérêt public dans la mise en œuvre du document sans autre délai l’emporte, étant donné le mandat de la CCSN qui lui est conféré par la loi et l’importance des questions de sécurité associées aux centrales nucléaires. Les intimés font valoir que le maintien du statu quo exige que le document soit appliqué, en réponse aux nouveaux enjeux du secteur de l’énergie nucléaire. Subsidiairement, ils affirment que le statu quo consiste en l’application du document puisque ce dernier est en vigueur depuis janvier 2021.

[44] Pour démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé à l’intérêt public, l’organisme public a un fardeau moins exigeant qu’un particulier. Il est généralement satisfait au critère s’il est établi que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et que c’est dans cette sphère de responsabilité que s’inscrit l’activité contestée. Une fois qu’il est satisfait à ces conditions, le tribunal devrait dans la plupart des cas présumer qu’un préjudice irréparable à l’intérêt public résulterait de l’entrave à l’activité en cause (RJR-MacDonald, p. 346; Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, par. 9).

[45] L’intérêt public en matière de sûreté nucléaire est reconnu d’emblée. La CCSN réglemente le développement, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire afin que le risque inhérent à ces activités tant pour la santé et la sécurité des personnes que pour l’environnement demeure acceptable. Le document a été adopté dans cette optique. L’intention d’agir pour le bien public y est établie, au même titre que la présomption selon laquelle un préjudice irréparable sera causé si l’application du document était suspendue (décision portant sursis, par. 119).

[46] Toutefois, aucune des parties au présent litige, même le gouvernement, n’a le monopole de l’intérêt public (RJR-MacDonald, p. 343). L’« intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables (RJR-MacDonald, p. 344). Un particulier qui conteste la constitutionnalité d’une loi ou le pouvoir d’un organisme public peut représenter l’intérêt public en assurant le respect des droits garantis par la Charte (RJR-MacDonald, p. 344).

[47] En l’espèce, il est dans l’intérêt public de suspendre l’application du document. Le droit à la vie privée ne touche pas seulement les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté qui seraient tenus de se soumettre aux tests advenant la mise en application du document. L’intérêt à protéger le droit constitutionnel à la vie privée transcende les intérêts individuels, et, comme d’autres intérêts publics importants, cette question concerne la société en général (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 33 et 75; décision portant sursis, par. 120).

[48] Je reconnais que, dans l’intérêt public, il est important de permettre à la CCSN de s’acquitter de son mandat conféré par la loi et je reconnais également la nature fondamentale de la sûreté de l’énergie nucléaire. Cependant, le procureur général du Canada verse dans la démesure lorsqu’il évoque les [traduction] « conséquences dévastatrices et à long terme » d’un éventuel accident nucléaire comme motif supplémentaire de refus de l’injonction.

[49] La preuve ne permet pas de conclure qu’un accident nucléaire est plus susceptible de se produire si les dispositions contestées sont suspendues jusqu’à l’issue de l’appel. La preuve révèle la présence de plusieurs circonstances atténuant un tel risque : la sûreté du lieu de travail est une priorité commune à toutes les parties, les installations des employeurs sont dotées de mesures de « défense en profondeur » pour prévenir un incident au travail, il n’y a aucun problème de consommation d’alcool et de drogues au travail et enfin, les autres dispositions du document permettant d’effectuer des tests de dépistage d’alcool et de drogues dans certaines circonstances ne seront pas suspendues (décision portant sursis, par. 127).

[50] En outre, une injonction accordée par notre Cour serait d’une durée limitée. Toutes les mesures nécessaires pour mettre l’appel en état devront être prises au plus tard le 13 décembre 2023. La Cour est disposée à aider les parties à accélérer l’instruction de l’appel, ce qui réduirait au minimum la durée de l’injonction. Sous réserve de la disponibilité des parties, une audience pourrait être tenue dès le début de 2024.

[51] Comme je l’indique relativement au volet du critère du « préjudice irréparable », les éléments de preuve concernant le caractère envahissant des tests proposés aux termes des dispositions contestées du document, y compris le prélèvement de liquides corporels et la collecte de renseignements personnels, établissent l’existence d’un préjudice. Il s’agit d’un préjudice réel, non négligeable et irréparable.

[52] Par ailleurs, je reconnais certes qu’il est de l’intérêt public de permettre à la CCSN de s’acquitter de son mandat conféré par la loi, mais la preuve n’établit pas qu’un autre préjudice irréparable risque de découler de la suspension temporaire des dispositions contestées du document jusqu’à l’issue de l’appel. Dans la mise en balance du préjudice réel appréhendé découlant de l’application des dispositions contestées du document, d’une part, et, d’autre part, du préjudice à l’intérêt public si cette application était temporairement suspendue, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise les appelants.

[53] Le maintien du statu quo peut être un facteur pertinent pour l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, toutes choses étant égales. De façon générale, ce facteur n’est pas pertinent dans les affaires relatives à la Charte où il aurait pour effet de militer contre ceux qui contestent le statu quo sur le fondement d’une violation de la Charte (RJR-MacDonald, p. 347). En l’espèce, le concept sème la confusion plus qu’il n’aide à déterminer s’il convient d’accorder l’injonction étant donné que le statu quo comporte différents aspects. Le document est en vigueur depuis janvier 2021. Initialement, le processus de dépistage préalable à l’affectation devait être mis en œuvre en juillet 2021, et le processus de dépistage aléatoire, en janvier 2022, mais la CCSN a indiqué qu’elle n’appliquerait pas ces dispositions avant le 1er décembre 2023.

[54] Ayant conclu que la prépondérance des inconvénients favorisait les appelants, je n’estime pas que le statu quo est un facteur pertinent en l’espèce.

[55] À mon avis, la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi d’une injonction jusqu’au règlement définitif de l’appel. Les appelants ont satisfait au troisième volet du critère, et donc à toutes conditions nécessaires à l’octroi d’une injonction.

[56] Les présents motifs ne sauraient jouer sur les questions soulevées dans l’appel. Ces questions seront tranchées par notre Cour dans le cadre d’une audience complète sur le fond.

IV. DISPOSITIF

[57] La requête des appelants est accueillie. Je rendrai une ordonnance conforme aux présents motifs.

[58] Les dépens de la présente requête sont adjugés aux appelants.

[59] La Cour est disposée à aider les parties à accélérer l’instruction de l’appel.

« Monica Biringer »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-184-23

INTITULÉ :

POWER WORKERS UNION ET AL. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL.

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE BIRINGER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 octobre 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Richard Stephenson

Emily Lawrence

Douglas Montgomery

Pour les appelants

POWER WORKERS’ UNION, CHRIS DAMANT ET PAUL CATAHNO

 

Michael Wright

Brendan McCutchen

 

Pour les appelants

SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS

 

Georgina Watts

 

Pour les appelants

THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION ET SCOTT LAMPMAN

 

Brenda Comeau

Pour les appelants

FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37 ET GREG MACLEOD

 

Henry Y. Dinsdale

Frank Cesario

Dianne E. Jozefacki

Amanda P. Cohen

A. Gabrielle Lemoine

Pour les intimés ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

 

Michael H. Morris

Elizabeth Koudys

James Schneider

Pour l’intimé LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP

Toronto (Ontario)

Pour les appelants

POWER WORKERS’ UNION, CHRIS DAMANT ET PAUL CATAHNO

 

Wright Henry LLP

Toronto (Ontario)

Pour les appelants

SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS

 

Morrison Watts LLP

Toronto (Ontario)

Pour les appelants

THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION ET SCOTT LAMPMAN

 

Pink Larkin LLP

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

Pour les appelants

FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37 ET GREG MACLEOD

 

Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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