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Date : 20230929


Dossier : A-28-23

Référence : 2023 CAF 199

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

DARIUS BOSSÉ

 

 

appelant

 

 

et

 

 

AGENCE DE LA SANTÉ PUBLIQUE DU CANADA ET

MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

intimés

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20230929


Dossier : A-28-23

Référence : 2023 CAF 199

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

DARIUS BOSSÉ

 

 

appelant

 

 

et

 

 

AGENCE DE LA SANTÉ PUBLIQUE DU CANADA ET MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Le présent appel porte sur une décision interlocutoire rendue le 25 janvier 2023 par le juge McHaffie, de la Cour fédérale, dans laquelle il a rejeté la requête de l’appelant visant à lui permettre de déposer deux affidavits complémentaires dans le cadre d’une demande alléguant des violations de ses droits linguistiques, entreprises aux termes de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e suppl.) (« LLO »). L’appelant soutient que le juge McHaffie a erré en concluant que ces deux affidavits ne répondaient pas aux exigences de la Règle 312 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les « Règles »), essentiellement au motif que le juge n’aurait pas tenu compte de la nature et des objectifs particuliers du recours créé par cette disposition de la LLO.

[2] À mon avis, et pour les motifs qui suivent, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans l’exercice de sa discrétion. Par voie de conséquence, j’estime que cet appel devrait être rejeté.

I. Historique et contexte procédural

[3] Le 28 juin 2022, l’appelant a déposé un avis de demande devant la Cour fédérale en vertu de la Règle 300 et de l’article 77 de la LLO, alléguant des violations par l’Agence de la santé publique du Canada (« ASPC ») et le ministre de la Santé (les intimés) de ses droits linguistiques protégés aux articles 21, 22, 23, 25 et 28 de la LLO et au paragraphe 20(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11. L’appelant soutient que l’application mobile ArriveCAN (l’« application »), qu’il a téléchargée à partir d’un téléphone Apple supporté par le système d’exploitation mobile iOS, n’opérait qu’en anglais sur son téléphone et qu’il n’a trouvé aucune façon de changer la langue de fonctionnement pour le français. Cette application avait été mise à la disposition des voyageurs qui entrent au Canada de façon à ce qu’ils puissent se conformer aux obligations de renseignements personnels exigés par le Décret visant la réduction du risque d’exposition à la COVID-19 au Canada (quarantaine, isolement et autres obligations), C.P. 2021-0421, (2021) Gaz. C. I, Vol. 155, No. 14, 1500.

[4] L’appelant avait préalablement déposé quinze plaintes formelles (une plainte pour chaque jour de la période de quarantaine obligatoire pendant laquelle il a dû communiquer ses renseignements personnels en anglais et opérer l’application en anglais seulement) auprès du Commissaire aux langues officielles du Canada (le « Commissaire ») contre l’ASPC. Dans son rapport final d’enquête rendu le 29 avril 2022, ce dernier a conclu que l’application était offerte dans les deux langues officielles au moment de son lancement et quand le demandeur l’a utilisée. En effet, bien que les utilisateurs de téléphone Apple ne pouvaient pas changer la langue de préférence dans l’application elle-même, ils pouvaient le faire en modifiant les réglages du téléphone. Le Commissaire a cependant conclu que les plaintes de l’appelant étaient fondées dans la mesure où l’institution fédérale n’avait pas adéquatement informé les utilisateurs de téléphone Apple de la façon de procéder pour accéder à l’application dans la langue officielle de leur choix. Considérant les mesures qui avaient déjà été prises par l’institution pour remédier à la situation, le Commissaire n’a émis aucune recommandation.

[5] Conformément à la Règle 306, l’appelant a signifié aux intimés le 12 août 2022 son affidavit à l’appui de sa demande. Il y affirme notamment les faits entourant les violations alléguées de ses droits et ses tentatives infructueuses pour accéder à l’application en français. Il fait également état de la plainte qu’il a déposée auprès du Commissaire et du rapport qui en a résulté, et réfère au contenu de certaines pages web d’Apple expliquant comment configurer une application mobile pour qu’elle prenne en charge plusieurs langues et pour permettre aux utilisateurs de définir la langue de chaque application mobile. Il termine en fournissant deux exemples d’applications mobiles qui permettent aux utilisateurs de changer la langue de préférence à l’intérieur de l’application elle-même plutôt que par le biais des réglages du téléphone comme c’était le cas de l’application ArriveCAN.

[6] Le 26 septembre 2022, les intimés ont signifié à l’appelant deux affidavits, comme les y autorise la Règle 307. Dans l’un de ces affidavits, le directeur de la Division de l’innovation des systèmes pour les voyageurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (M. Chulaka Ailapperuma) explique comment les fonctionnalités de l’application ont été développées pour respecter les exigences de la LLO, de même que l’évolution de l’application au fil de ses différentes versions. Il témoigne des différentes façons qui existent pour modifier la langue d’une application, des difficultés qu’ont rencontrées les concepteurs de l’application pour que sa configuration permette à l’utilisateur de choisir l’une des deux langues officielles, et des changements qui ont été apportés à l’application suite aux plaintes de l’appelant, M. Bossé.

[7] L’appelant a par la suite déposé une requête en vertu des Règles 312 et 369, pour obtenir l’autorisation de déposer deux affidavits complémentaires. Le premier, celui de M. Cerallo, est proposé à titre d’expertise en matière d’applications mobiles. Dans son affidavit, M. Cerallo explique comment une application mobile est développée et mise à jour, et opine que l’application ArriveCAN n’est pas très complexe et ne présente pas de défi particulier au niveau technologique. Il ajoute que l’insertion et le maintien d’une fonction de langue personnalisée dans une application mobile posent un défi supplémentaire, mais pas insurmontable, et qu’un développeur aurait pu facilement maintenir une fonction de langue personnalisée dans l’application elle-même plutôt que dans les réglages du téléphone. Enfin, il affirme que les modifications apportées subséquemment à l’application ArriveCAN et décrites dans l’affidavit de M. Ailapperuma ne présentaient pas non plus de difficulté particulière.

[8] Dans sa requête, l’appelant a fait valoir que l’affidavit de M. Cerallo était nécessaire pour répondre aux allégations de M. Ailapperuma dans son affidavit à propos des difficultés techniques rencontrées par l’ASPC lors de l’élaboration des fonctions de langue pour l’application ArriveCAN. Il prétend qu’il n’aurait pas pu anticiper les informations données par M. Ailapperuma dans son affidavit et n’aurait donc pas pu déposer la preuve proposée au moment de la signification de son affidavit en vertu de la Règle 306. De plus, l’appelant allègue que la preuve proposée sera utile à la Cour fédérale pour trancher la question en litige et que les défendeurs ne subiront pas de préjudice important ou grave si cette preuve est déposée.

[9] Le deuxième affidavit que cherche à introduire l’appelant est celui de Mme Rousseau, une stagiaire en droit, auquel sont joints un certain nombre de documents (essentiellement des documents fournis au Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires de la Chambre des communes du Canada relatifs à la planification, à la passation de marchés et à la sous-traitance dans le cadre du développement et du lancement de l’application ArriveCAN, ainsi que des témoignages devant ce Comité et des articles de journaux). Fait à noter, aucun de ces documents ou témoignages ne portent sur la fourniture de services dans les deux langues officielles.

[10] Dans une ordonnance rendue le 25 janvier 2023 (Dossier T-1348-22), le juge McHaffie de la Cour fédérale a rejeté la requête de l’appelant en s’appuyant sur le test développé par cette Cour dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 (aux para. 4-6) (Forest Ethics) et auquel l’appelant lui-même a référé. Même en présumant que les exigences préliminaires d’admissibilité et de pertinence étaient remplies en ce qui concerne l’affidavit de M. Cerallo, le juge McHaffie a considéré qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’autoriser le dépôt en preuve de cet affidavit parce que l’appelant avait lui-même soulevé dans son affidavit la simplicité d’introduire dans une application mobile une fonctionnalité de langue personnalisée, et qu’il ne pouvait scinder sa preuve pour la bonifier suite au dépôt de la preuve des intimés. Le juge McHaffie s’est également dit d’avis que l’affidavit de M. Cerallo ne constituait pas vraiment une réponse à l’affidavit de M. Ailapperuma, et ferait au contraire dévier le débat dans la mesure où la question centrale du litige n’est pas de déterminer si l’application aurait pu être développée d’une façon plus efficace ou moins coûteuse, mais plutôt de savoir si les intimés ont enfreint les droits linguistiques de l’appelant.

[11] En ce qui concerne l’affidavit de Mme Rousseau, le juge McHaffie a conclu que les documents qui y sont joints ne satisfaisaient pas l’exigence préliminaire de la pertinence. Même si ces documents apportent des précisions sur les coûts liés à la mise en œuvre de l’application et des sous-traitants impliqués, ils ne traitent d’aucune façon de la langue de l’application et ne sont donc d’aucune utilité pour déterminer si les droits linguistiques de l’appelant ont été enfreints.

II. Questions en litige

[12] En appel, l’appelant soutient que le juge de première instance a erré i) en appliquant de manière restrictive et formaliste les principes le guidant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’autoriser le dépôt d’affidavits complémentaires, sans considérer la nature unique d’un recours introduit en vertu de l’article 77 de la LLO; ii) en concluant que les affidavits complémentaires ne sont pas pertinents pour trancher les questions au cœur du litige; et iii) en octroyant les dépens aux intimés au motif que la requête ne soulève pas un principe important et nouveau au sens du paragraphe 81(2) de la LLO. J’aborderai maintenant ces questions dans cet ordre.

[13] Dans ses représentations écrites et orales, l’appelant s’est surtout concentré sur l’affidavit de M. Cerallo et s’est contenté de quelques brefs commentaires eu égard à l’affidavit de Mme Rousseau. Il y a effectivement peu à dire de cet affidavit, et c’est à bon droit que le juge de première instance en a rejeté l’introduction en preuve dans l’exercice de sa discrétion. Il n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que cet affidavit, qui n’avait pour but que de joindre certains documents traitant des coûts reliés au développement et à la mise en œuvre de l’application, ainsi que du choix qu’a fait le gouvernement d’avoir recours à des entreprises privées pour l’assister dans ce processus, n’était d’aucune pertinence. L’appelant n’a pas soulevé la question des coûts reliés au développement de l’application dans son avis de demande, et comme le souligne le juge de première instance, aucun des documents joints à l’affidavit de Mme Rousseau ne traite de la langue de l’application. À sa face même, cet affidavit ne satisfaisait donc pas l’exigence préliminaire de la pertinence.

[14] Les motifs qui suivent porteront donc essentiellement sur l’affidavit de M. Cerallo.

III. Analyse

A. La Cour fédérale a-t-elle erré dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la Règle 312, comme le prétend l’appelant, en ne modulant pas les critères jurisprudentiels pour tenir compte de la nature particulière d’un recours en vertu de l’article 77 de la LLO?

[15] Le recours introduit en Cour fédérale par l’appelant est autorisé par l’article 77 de la LLO. Ce recours est d’une nature particulière, dans la mesure où seule une personne ayant déposé une plainte devant le Commissaire peut s’adresser à la Cour fédérale suite à la réception de son rapport. Ce rapport n’est cependant pas l’objet du recours; c’est au bien-fondé de la plainte que doit plutôt s’intéresser la Cour fédérale, le rapport du Commissaire n’étant en quelque sorte qu’une condition préalable à l’exercice du recours prévu à l’article 77. Comme l’écrivait cette Cour dans l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263 (aux para. 15-18) (Forum des maires), ce recours ne peut être assimilé à une demande de contrôle judiciaire au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, mais s’apparente plutôt, sur le fond, à une action. Sur le plan procédural, toutefois, la LLO spécifie, à l’article 80, que le recours formé en vertu de l’article 77 de la LLO « est entendu et jugé en procédure sommaire, conformément aux règles de pratique spéciales adoptées à cet égard en vertu de l’article 46 de la Loi sur les Cours fédérales ». Comme l’a spécifié la Cour dans Forum des maires, en l’absence de telles Règles spéciales, le recours formé en vertu de l’article 77 de la LLO est instruit en conformité avec la Partie V des Règles qui régissent les demandes de contrôle judiciaire.

[16] Tel que mentionné plus haut, c’est la Règle 312 qui s’applique lorsqu’une partie désire déposer un ou des affidavits complémentaires. Cette règle ne précise pas comment la Cour doit exercer sa discrétion à cet égard, mais la jurisprudence a dégagé un certain nombre de principes qui ont été résumés par le juge Stratas dans l’affaire Forest Ethics et qui font maintenant autorité. La partie qui cherche à introduire une nouvelle preuve doit d’abord satisfaire deux exigences préliminaires, à savoir démontrer que la preuve est admissible et pertinente. Si ces deux exigences sont rencontrées, la partie requérante doit ensuite convaincre la Cour que l’introduction d’une nouvelle preuve servirait l’intérêt de la justice. À ce chapitre, la Cour peut considérer les trois questions suivantes :

  • a)Est-ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits en application de l’article 306 ou 308 des Règles, selon le cas, ou aurait-elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable?

  • b)Est-ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire?

  • c)Est-ce que l’admission des éléments de preuve entraînera un préjudice important ou grave pour l’autre partie?

Forest Ethics au para. 6.

[17] Les parties ne disconviennent pas de la pertinence de ces questions, et elles y ont d’ailleurs toutes les deux fait référence dans leurs représentations devant la Cour fédérale. C’est également sur la base de ces considérations que cette dernière a conclu qu’elle ne pouvait faire droit à la requête de l’appelant et qu’elle a écarté les affidavits de M. Cerallo et de Mme Rousseau. L’appelant ne peut donc prétendre que le juge de première instance a erré dans le choix du critère juridique sur la base duquel il s’est fondé pour prendre sa décision.

[18] L’appelant soutient plutôt que le juge de première instance a erré en ne tenant pas compte de la nature et du cadre particuliers d’un recours introduit en vertu de la LLO dans son application de la Règle 312 et des critères jurisprudentiels qui s’en dégagent. L’appelant invoque plus particulièrement le caractère quasi-constitutionnel de la LLO et la nécessité de l’appliquer de façon à ce que les droits qu’elles consacrent ne demeurent pas lettre morte. Il s’appuie également sur ce qu’il considère être le cadre procédural « défectueux » dans lequel se trouve l’appelant : non seulement ne peut-il se prévaloir de l’obligation des parties de communiquer les documents pertinents à la cause prévue à la Règle 169 dans le cadre d’une action, mais il ne peut non plus demander la transmission de documents établie par la Règle 317 en matière de contrôle judiciaire. Le seul recours permettant à un demandeur de répondre à des éléments de preuve soumis par les défendeurs ne pourrait donc être que l’autorisation de déposer des affidavits complémentaires. En ne tenant pas compte de ces considérations et en appliquant les principes énoncés dans Forest Ethics, soutient l’appelant, la Cour fédérale a restreint « de manière significative et injustifiée » les moyens à la disposition d’un demandeur pour présenter sa preuve dans le cadre d’un recours en vertu de la LLO.

[19] Avant d’examiner ces arguments en profondeur, il convient de déterminer la norme de contrôle applicable en appel. La norme de contrôle applicable en appel est maintenant bien établie : les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit sont plutôt examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, à moins qu’une question de droit isolable puisse être identifiée : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para. 8, 10, 19, et 26-37. Ces normes s’appliquent tout autant aux décisions finales de la Cour fédérale qu’aux décisions discrétionnaires de nature interlocutoire : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 au para. 79; Decor Grates Incorporated c. Imperial Manufacturing Group Inc., 2015 CAF 100 aux para. 21-29; Worldspan Marine Inc. c. Sargeant III, 2021 CAF 130 aux para. 48 et 72.

[20] L’appelant soutient que la question de savoir si le juge de première instance a omis de tenir compte de la nature particulière d’un recours introduit en vertu de l’article 77 de la LLO dans son analyse est une question de droit. Je ne suis pas d’accord. Tel que mentionné précédemment, le juge de première instance a bien identifié la règle applicable et les critères jurisprudentiels qui doivent le guider dans la mise en œuvre de cette règle. Le poids qu’il a accordé à la nature du recours et à son contexte procédural relève de l’application de cette règle aux faits particuliers de l’espèce davantage que de l’identification des normes juridiques pertinentes. La question soulevée par l’appelant est donc une question mixte de fait et de droit, et par conséquent c’est la norme de l’erreur manifeste et dominante qui s’applique. J’ajouterais, au surplus, que le juge de première instance n’a pas fait abstraction de la nature particulière du recours mais en a au contraire explicitement tenu compte, comme nous le verrons plus loin.

[21] Par voie de conséquence, cette Cour doit faire preuve d’une grande déférence dans son examen de la décision rendue par la Cour fédérale. Comme cette Cour l’exprimait de façon imagée dans l’arrêt Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 (au para. 46), la personne qui invoque une erreur manifeste et dominante ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches d’un arbre; elle doit faire tomber l’arbre tout entier (voir aussi Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48 au para. 38). C’est dire que l’erreur alléguée doit être évidente, comme c’est le cas lorsque les conclusions sont tirées sans éléments de preuve admissibles ou fondées sur des inférences erronées, et avoir une incidence déterminante sur l’issue de l’affaire : voir Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 aux para. 62 et 64; Salomon c. Matte-Thompson, 2019 CSC 14 au para. 33. Il s’agit là d’un fardeau extrêmement lourd, d’autant plus que la jurisprudence a établi que l’autorisation de permettre le dépôt d’affidavits complémentaires ne doit être accordée qu’avec grande circonspection : Mazhero c. Conseil canadien des relations industrielles, 2002 CAF 295 au para. 5; Thibodeau c. Administration de l’aéroport international d’Halifax, 2019 CF 1149 au para. 14 (Thibodeau).

[22] Compte tenu de cette norme de contrôle exigeante, on ne m’a pas convaincu que la Cour fédérale a erré dans son application de la Règle 312 aux deux affidavits complémentaires que voulait introduire l’appelant. Le fait qu’un recours introduit en vertu de l’article 77 de la LLO s’inscrit dans un contexte procédural particulier et vise la mise en œuvre de garanties linguistiques quasi-constitutionnelles ne dispense pas un demandeur des règles générales de preuve que l’on trouve à la Partie V des Règles. Les principes qui sous-tendent ces règles, et en particulier l’obligation pour une partie de ne pas diviser sa preuve, s’appliquent à toutes les demandes de contrôle judiciaire ainsi qu’à toutes les instances engagées sous le régime d’une loi fédérale. C’est le cas, notamment, des recours en révision devant la Cour fédérale prévus par l’article 41 de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, c. A-1, qui sont également instruits sur la base des plaintes déposées et non du rapport du Commissaire à l’information. Il en va de même dans le cadre d’une action, où la partie demanderesse ne peut présenter sa preuve principale en contre-preuve : voir Peter J. Sankoff, Law of witnesses and evidence in Canada, Carswell, 2019 (feuilles mobiles mises à jour en 2023, version 2), ch. 7, sections 1A et 1B.

[23] Je ne peux donc que souscrire aux propos du juge McHaffie, au paragraphe 18 de son ordonnance :

(…) je conclus qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’autoriser son dépôt comme affidavit complémentaire. En arrivant à cette conclusion, je suis conscient que la présente demande vise à protéger et à respecter les droits linguistiques importants. Dans une telle cause, il est important que la Cour dispose de tous les éléments de preuve nécessaires et une approche trop restreinte ou formalisée risque de miner à la protection robuste des droits. Néanmoins, ceci n’enlève pas l’obligation générale d’une partie demanderesse de présenter sa preuve selon les règles…

[24] Ce passage témoigne du fait que le juge de première instance était sensible au fait que le recours sous-jacent de l’appelant vise à faire respecter ses droits linguistiques, et que la Cour doit faire preuve de souplesse dans l’application de l’article 77 de la LLO pour s’assurer que les droits importants consacrés par la LLO seront respectés. J’ajouterais que le juge McHaffie a également fait preuve de souplesse en présumant que l’affidavit de M. Cerallo satisfaisait aux exigences préliminaires d’admissibilité et de pertinence et en ne s’attardant qu’aux critères relatifs à l’intérêt de la justice.

[25] Quoiqu’il en soit, l’appelant ne remet pas en question le principe fondamental qu’une partie ne peut scinder sa preuve. Il soutient plutôt qu’il n’était pas dans une situation où il pouvait se livrer à une telle manœuvre, puisqu’il ne bénéficiait pas de la communication des documents pertinents de la part de l’institution fédérale et qu’il ne pouvait donc anticiper tous les arguments que les intimés pourraient mettre de l’avant. La seule façon pour lui de répondre aux éléments de preuve contenus dans la preuve des intimés, prétend-il, était de lui permettre de déposer des affidavits complémentaires en interprétant la Règle 312 de façon souple.

[26] Cet argument se heurte cependant à certaines difficultés. Tout d’abord, l’appelant a lui-même soulevé dans son affidavit la simplicité avec laquelle il était possible d’intégrer les paramètres de langue dans une application. Comme le souligne le juge McHaffie au paragraphe 7 de son ordonnance, une section de son affidavit s’intitulait « Il est simple de configurer une application mobile pour qu’elle permette aux utilisateurs de changer la langue de préférence à partir de celle-ci ». Dans le cadre de cette section, l’appelant explique comment ces réglages peuvent être modifiés en référant aux sites web d’Apple et d’Android, et donne l’exemple d’autres applications qui donnent aux utilisateurs la possibilité de changer la langue de l’application sans sortir de cette application. Ce faisant, l’appelant aurait dû s’attendre à ce que les intimés répondent à ces affirmations, non seulement pour présenter leur propre version des faits mais également pour se prémunir d’une éventuelle condamnation en dommages-intérêts réclamée par l’appelant. Dans ce contexte, il lui revenait de présenter toute la preuve à laquelle il aurait pu avoir accès quant à la simplicité de configurer les fonctions de langue dans une application. Il ne s’agit pas d’exiger de l’appelant qu’il prévoit tous les arguments possibles qui peuvent être formulés par les intimés, comme il le fait valoir, mais plutôt de présenter toute la preuve pertinente sur laquelle il a l’intention de se fonder quant aux questions qu’il soulève. La première question qu’un juge doit se poser pour déterminer s’il est dans l’intérêt public d’admettre une preuve complémentaire, aux termes de l’arrêt Forest Ethics, vise précisément à éviter qu’un demandeur scinde sa preuve en attendant la preuve du défendeur, pour ensuite bonifier sa propre preuve en introduisant une preuve supplémentaire.

[27] L’appelant a par ailleurs tenté de justifier l’introduction en preuve de l’affidavit de M. Cerallo en prétextant qu’il s’agissait de la seule façon de répondre à la preuve des intimés. Cet argument ne peut davantage être retenu. Dans son affidavit, M. Ailapperuma a expliqué pourquoi la fonction de langue personnalisée a été retirée de l’application ArriveCAN et pourquoi d’autres options ont été privilégiées. M. Cerallo ne vient pas contredire la preuve de M. Ailapperuma; tout au plus vient-il préciser comment une fonction de langue personnalisée est insérée dans le système d’opération iOS d’Apple, comment les problèmes liés aux fonctionnalités d’accessibilité sont courants mais non insurmontables, et comment on peut « présumer » qu’un développeur aurait pu résoudre les difficultés en quelques semaines. Appelé à commenter d’autres propos de M. Ailapperuma quant aux difficultés rencontrées pour incorporer une fonction de renvoi à l’intérieur de l’application ArriveCAN et quant à l’ajout d’une fenêtre contextuelle dans une prochaine version de cette application, M. Cerallo se contente à nouveau d’opiner que ces défis auraient pu facilement être contournés et qu’il existe des solutions simples aux problèmes soulevés.

[28] Ainsi, le fait que d’autres options auraient possiblement pu être considérées pour rendre l’application accessible dans les deux langues ne vient pas contredire l’affidavit de M. Ailapperuma. Ce dernier s’est contenté d’expliquer comment l’application mobile et le site web d’ArriveCAN avaient été développés, comment les différentes versions du système d’exploitation d’Apple gèrent les préférences de langue, et comment l’application mobile a été modifiée au fil du temps pour tenir compte de ces différentes versions du système iOS d’Apple. Qui plus est, l’appelant ne nous explique pas pourquoi cette nouvelle preuve n’a pas été déposée en même temps que son affidavit, puisqu’elle ne sert qu’à étayer davantage ses affirmations.

[29] En somme, je suis d’avis que la Cour fédérale n’a pas erré dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la Règle 312. Ultimement, une application flexible de la Règle 312 ne peut soustraire l’appelant à son devoir de ne pas scinder sa preuve.

B. La Cour fédérale a-t-elle erré en concluant que les affidavits complémentaires ne sont pas pertinents pour trancher les questions au cœur du litige?

[30] L’appelant soutient que le juge de première instance a également erré en concluant que les affidavits complémentaires ne sont pas pertinents pour trancher les questions en litige. Dans son ordonnance, le juge McHaffie s’est dit d’avis que la question de savoir si l’application aurait pu être développée d’une façon plus efficace ou moins coûteuse n’est pas devant la Cour et ferait dévier le débat. S’agissant plus particulièrement de l’obligation d’offre active prévue à l’article 28 de la LLO, le juge McHaffie a ajouté qu’il ne voyait pas comment le rapport de M. Cerallo permettrait de déterminer si les intimés ont pris des mesures pour informer le public que l’application était disponible dans les deux langues officielles.

[31] Dans l’hypothèse où l’article 28 de la LLO devait être interprété comme imposant une obligation de moyen plutôt que de résultat, l’appelant allègue que l’affidavit de M. Ailapperuma permettrait aux intimés de plaider qu’ils ont déployé un effort suffisant pour se conformer à leurs obligations, et que ces efforts doivent à tout le moins être pris en considération pour évaluer la réparation appropriée. Par voie de conséquence, le rapport de M. Cerallo pourrait être pertinent et utile pour trancher cette question.

[32] Avec égard, j’estime que le juge de première instance n’a pas commis une erreur manifeste et dominante en statuant que le rapport de M. Cerallo ne sera pas utile à la Cour pour trancher la question qui lui est soumise. Dans son avis de demande, l’appelant s’adresse à la Cour pour qu’elle détermine s’il a été informé qu’il pouvait communiquer avec l’institution fédérale et en recevoir des services en français. La question de savoir si l’application aurait pu être développée de façon plus efficace, plus rapidement et/ou à moindre coût, et les options disponibles dont fait état le rapport de M. Cerallo pour incorporer la fonction de changement de langue, ne seront d’aucune utilité à la Cour pour se prononcer sur une éventuelle violation de l’article 28 et l’offre active de services dans les deux langues qu’il requiert.

C. La Cour fédérale a-t-elle erré en octroyant des dépens aux intimés?

[33] Dans son avis d’appel ainsi que dans ses représentations, l’appelant conteste également la décision de la Cour fédérale d’octroyer les dépens de la requête (au montant de 500 $) aux intimés. Il fait valoir que sa requête soulevait des questions importantes et nouvelles, notamment eu égard à l’application des principes énoncés dans l’arrêt Forest Ethics aux recours introduits en vertu de l’article 77 de la LLO.

[34] L’octroi des dépens relève clairement de la discrétion du juge (Règle 400(1)), et les tribunaux d’appel interviennent rarement dans l’exercice de cette discrétion. Comme cette Cour l’a rappelé à de nombreuses reprises, un juge de première instance jouit d’une très grande latitude en matière d’adjudication des dépens : voir par exemple MacFarlane c. Day & Ross Inc., 2014 CAF 199; Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 220 aux para. 7 et 8; Alani c. Canada (Premier ministre), 2017 CAF 120. Le paragraphe 81(1) de la LLO confirme ce principe, et prévoit que les dépens sont laissés à l’appréciation du tribunal et suivent, sauf ordonnance contraire de celui-ci, le sort du principal.

[35] Il est vrai, comme le souligne l’appelant, que le paragraphe 81(2) de la LLO permet au tribunal d’accorder les dépens à l’auteur d’un recours même s’il est débouté, lorsque le tribunal estime que l’objet du recours a soulevé un principe important et nouveau quant à la LLO. Le juge de première instance a conclu que la requête du demandeur ne rencontrait pas ce critère, et l’appelant ne m’a pas convaincu qu’il a erré à ce chapitre. D’une part, il ne s’agissait pas de la première application du test élaboré dans l’arrêt Forest Ethics à un litige soulevant l’application de la LLO : Thibodeau au para. 14. D’autre part, la décision du juge McHaffie ne fait pas intervenir l’énoncé d’un nouveau principe, mais bien l’application du principe bien connu du principe voulant qu’une partie ne peut scinder sa preuve aux faits particuliers de cette affaire.

IV. Conclusion

[36] Je suis donc d’avis, pour tous les motifs qui précèdent, que le juge de première instance n’a pas erré en rejetant la requête de l’appelant et en refusant d’admettre en preuve les affidavits de M. Cerallo et de Mme Rousseau.

[37] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que cet appel devrait être rejeté, avec dépens au montant de 500 $.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

René LeBlanc j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-28-23

 

INTITULÉ :

DARIUS BOSSÉ c. AGENCE DE LA SANTÉ PUBLIQUE DU CANADA ET MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 septembre 2023

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 septembre 2023

 

 

COMPARUTIONS :

Giacomo Zucchi

Millie Lefebvre

 

Pour l'appelant

 

Sara Gauthier

Sarah Jiwan

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Juristes Power

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'appelant

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour les intimés

 

 

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