Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230901


Dossiers : A-65-22 (dossier principal)

A-151-22

Référence : 2023 CAF 183

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 

 

 

 

 

ENTRE :

 

 

NADER GHERMEZIAN, MARC VATURI, GHERFAM EQUITIES INC., PAUL GHERMEZIAN, RAPHAEL GHERMEZIAN et JOSHUA GHERMEZIAN

 

 

appelants

(intimés dans l’appel incident)

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

intimé

(appelant dans l’appel incident)

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er mars 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE


Date : 20230901


Dossier : A-65-22 (dossier principal)

A-151-22

Référence : 2023 CAF 183

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 

 

 

 

 

ENTRE :

 

 

NADER GHERMEZIAN, MARC VATURI, GHERFAM EQUITIES INC., PAUL GHERMEZIAN, RAPHAEL GHERMEZIAN et JOSHUA GHERMEZIAN

 

 

appelants

(intimés dans l’appel incident)

 

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

intimé

(appelant dans l’appel incident)

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE ROUSSEL

I. Résumé

[1] L’Agence du revenu du Canada (ARC) effectue une vérification de la famille Ghermezian dans le cadre du programme Initiative relative aux entités apparentées depuis au moins 2014. Les appelants sont cinq membres de la famille Ghermezian élargie et une société apparentée, Gherfam Equities Inc.

[2] Au cours des vérifications, le ministre du Revenu national a envoyé plusieurs requêtes et demandes péremptoires aux appelants visés relativement à la production de documents ou de renseignements, conformément aux articles 231.1 et 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (LIR) (collectivement, les « demandes formelles »).

[3] Les appelants n’ayant pas fourni la plupart des documents demandés dans les délais prévus, le ministre a signifié et déposé le 7 février 2019 six demandes en vue d’obtenir des ordonnances conformément à l’article 231.7 de la LIR. Le ministre a ensuite modifié les avis de demande sommaire en avril 2021 afin d’indiquer les demandes formelles précises qui étaient toujours en attente de réponses.

[4] Les appelants ont contre-interrogé le déposant du ministre qui, en juillet 2019, était un gestionnaire de cas de l’ARC et qui était responsable des vérifications concernant les appelants. Les appelants n’ont présenté aucun élément de preuve.

[5] La Cour fédérale a entendu les demandes d’ordonnance au cours d’une période de quatre jours en janvier 2022. Les appelants se sont opposés aux demandes en soulevant plusieurs arguments. Leurs arguments ont notamment porté sur l’interprétation des articles 231.1 et 231.2 de la LIR et sur le pouvoir qu’a le ministre d’obtenir des renseignements et des documents des appelants. Les appelants ont affirmé que, dans plusieurs requêtes envoyées conformément au paragraphe 231.1(1) de la LIR, le ministre cherchait à obtenir des renseignements ou des documents qui ne pouvaient être exigés qu’au moyen d’une demande péremptoire faite en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR et que, par conséquent, elles étaient invalides. Ils ont aussi allégué que les demandes formelles n’offraient pas un délai raisonnable pour s’y conformer et qu’elles concernaient une ou plusieurs personnes non désignées nommément, et qu’en vertu du paragraphe 231.2(3) de la LIR, l’autorisation préalable d’un juge était requise.

[6] Le 23 février 2022, la Cour fédérale a rendu une décision comptant 364 paragraphes (2022 CF 236) (décision de la CF) et dans laquelle elle accueillait les demandes du ministre. Plus précisément, elle a conclu que le paragraphe 231.1(1) de la LIR autorisait le ministre à exiger la production de documents sans qu’il soit physiquement sur les lieux ou dans les locaux où étaient gardés les documents (décision de la CF, par. 78), mais que ce pouvoir ne lui permettait pas d’exiger d’un contribuable qu’il réponde à des requêtes visant à obtenir des renseignements non écrits (décision de la CF, par. 83 et 111). Elle a également estimé que les appelants ne s’étaient pas acquittés du fardeau de démontrer que les demandes formelles ne précisaient pas un délai raisonnable pour s’y conformer (décision de la CF, par. 156 à 160). Elle a en outre conclu que le ministre n’avait pas à obtenir au préalable une autorisation judiciaire au titre des paragraphes 231.2(2) et (3) de la LIR, étant donné que le ministre ne cherchait pas à vérifier si des personnes non désignées nommément se conformaient à la LIR (décision de la CF, par. 161 à 169, 259, 326, 332, 335, 338 et 339).

[7] Étant donné que les parties n’avaient obtenu gain de cause que partiellement en ce qui concerne l’interprétation du paragraphe 231.1(1) de la LIR, la Cour fédérale a invité les parties à fournir d’autres observations sur l’application de ses conclusions aux différents éléments des requêtes. Elle les a aussi encouragés à parvenir à une entente sur le projet d’ordonnances.

[8] Le 8 juillet 2022, la Cour fédérale a rendu les ordonnances ainsi que des motifs supplémentaires (2022 CF 1010) pour expliquer ses conclusions sur les différends irrésolus, tels qu’ils ont été déterminés par les parties dans leurs observations écrites.

[9] Les appelants interjettent appel du jugement prononcé par la Cour fédérale (A-65-22) en février 2022, ainsi que des six ordonnances subséquentes rendues en juillet 2022 (A-151-22). Alors qu’ils ont fait valoir d’autres motifs dans leurs avis d’appel, dans leur mémoire modifié des faits et du droit, les appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le paragraphe 231.1(1) de la LIR conférait au ministre le pouvoir d’exiger la production de documents sans qu’il soit physiquement dans les locaux de l’entreprise des appelants. Ils soutiennent ensuite que la Cour fédérale a commis une erreur en ne concluant pas que les demandes péremptoires envoyées en application de l’article 231.2 de la LIR étaient invalides du fait que le ministre n’avait pas précisé un délai objectivement raisonnable pour s’y conformer. Enfin, ils affirment que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’une autorisation judiciaire préalable, en application du paragraphe 231.2(3) de la LIR, n’était pas exigée lorsqu’une demande péremptoire était faite avec l’intention de soumettre à une vérification à la fois une personne désignée nommément et une personne non désignée nommément.

[10] À son tour, le ministre interjette un appel incident du fait que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’article 231.1 de la LIR ne conférait pas le pouvoir d’exiger la production de renseignements autres que des renseignements contenus dans un document.

[11] Le 20 juillet 2022, la Cour a regroupé les appels interjetés à l’encontre du jugement et des six ordonnances. Il a été décidé de surseoir aux ordonnances, en attendant le jugement des appels. Avant l’audition, la Cour a donné une directive à l’intention des parties pour leur demander qu’elles soient prêtes à présenter lors de l’audition des observations sur l’effet que l’arrêt Miller c. Canada (Revenu national), 2022 CAF 183, qui est un arrêt dont la date est postérieure à celle de la présentation des mémoires des parties, pourrait avoir sur les questions dans l’appel.

[12] Les présents motifs s’appliquent aux deux appels. La version originale des présents motifs sera versée au dossier A-65-22 et une copie sera versée au dossier (A-151-22). Pour les motifs qui suivent, je rejetterais les appels et j’accueillerais les appels incidents.

II. Discussion

A. Norme de contrôle

[13] Étant donné que les appels sont interjetés à l’encontre de décisions rendues par la Cour fédérale, la norme de contrôle en appel s’applique. Par conséquent, les erreurs de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, alors que les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit, qui ne comportent pas de question de droit isolable, sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33; arrêt Miller, par. 23).

B. Interprétation du paragraphe 231.1(1) de la LIR

[14] Il convient de noter dès le début que le paragraphe 231.1(1) de la LIR a été modifié par le paragraphe 54(1) de la Loi d’exécution de l’énoncé économique de l’automne 2022, L.C. 2022, ch. 19, sanctionnée le 15 décembre 2022. Étant donné que les ordonnances et le jugement rendus par la Cour fédérale ainsi que les observations des parties en appel sont fondés sur la législation précédente, dans les présents motifs, je renvoie à l’article 231.1 de la LIR tel qu’il était libellé avant la modification. L’article 231.2 de la LIR a également été modifié, mais uniquement en ce qui concerne la manière dont l’avis peut être signifié à une banque ou à une caisse de crédit.

[15] Comme je l’ai mentionné précédemment, dans leur mémoire, les appelants contestent le pouvoir du ministre d’exiger la production de documents par des demandes écrites, sans qu’il soit physiquement dans les locaux de l’entreprise des appelants. Ils font valoir que l’article 231.1 de la LIR confère un pouvoir d’inspection, qu’ils qualifient de pouvoir exercé par une personne autorisée pour accéder à des locaux afin d’inspecter, de vérifier ou d’examiner les livres et registres ou les biens à porter à l’inventaire d’un contribuable. L’article 231.2 de la LIR, en revanche, habilite le ministre (ou un délégué dûment autorisé), par un avis signifié en bonne et due forme, à exiger d’une personne qu’elle fournisse, dans le délai raisonnable que précise l’avis, des renseignements et des documents (le pouvoir d’exiger).

[16] Les appelants soutiennent qu’aucune des requêtes visées par le pouvoir d’inspection prévu à l’article 231.1 de la LIR n’est valide, car aucune d’entre elles n’a été formulée dans le contexte d’une présence sur place, à l’endroit où les livres et registres des appelants étaient conservés. Les conditions préalables énoncées à l’alinéa 231.7(1)a) de la LIR concernant le prononcé d’ordonnances n’ont donc pas été remplies.

[17] Le ministre, par contre, affirme que les pouvoirs de vérification au titre de l’article 231.1 de la LIR ne se limitent pas simplement à l’exigence de production de documents qui existaient déjà, mais qu’ils permettent d’exiger la production de renseignements qui figurent dans les livres et registres d’un contribuable ou qui devraient s’y trouver.

[18] Pour faciliter la consultation, j’ai reproduit les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) de la LIR tels qu’ils étaient libellés lorsque les requêtes ont été envoyées :

Enquêtes

Inspections

231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

231.1 (1) An authorized person may, at all reasonable times, for any purpose related to the administration or enforcement of this Act,

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

(a) inspect, audit or examine the books and records of a taxpayer and any document of the taxpayer or of any other person that relates or may relate to the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or to any amount payable by the taxpayer under this Act, and

b) examiner les biens à porter à l’inventaire d’un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d’une autre personne ou toute matière concernant l’un ou l’autre dont l’examen peut aider la personne autorisée à établir l’exactitude de l’inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

(b) examine property in an inventory of a taxpayer and any property or process of, or matter relating to, the taxpayer or any other person, an examination of which may assist the authorized person in determining the accuracy of the inventory of the taxpayer or in ascertaining the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or any amount payable by the taxpayer under this Act,

à ces fins, la personne autorisée peut :

and for those purposes the authorized person may

c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l’être des livres ou registres;

(c) subject to subsection 231.1(2), enter into any premises or place where any business is carried on, any property is kept, anything is done in connection with any business or any books or records are or should be kept, and

d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l’entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l’aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l’accompagner sur les lieux.

(d) require the owner or manager of the property or business and any other person on the premises or place to give the authorized person all reasonable assistance and to answer all proper questions relating to the administration or enforcement of this Act and, for that purpose, require the owner or manager to attend at the premises or place with the authorized person.

Production de documents ou fourniture de renseignements

Requirement to provide documents or information

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi (y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi), d’un accord international désigné ou d’un traité fiscal conclu avec un autre pays, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

231.2 (1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Minister may, subject to subsection (2), for any purpose related to the administration or enforcement of this Act (including the collection of any amount payable under this Act by any person), of a listed international agreement or, for greater certainty, of a tax treaty with another country, by notice served personally or by registered or certified mail, require that any person provide, within such reasonable time as is stipulated in the notice,

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

(a) any information or additional information, including a return of income or a supplementary return; or

b) qu’elle produise des documents.

(b) any document.

[19] À mon avis, dans l’arrêt Miller, notre Cour a précisé l’étendue du pouvoir du ministre aux termes du paragraphe 231.1(1) de la LIR et cet arrêt tranche une grande partie du présent appel. L’arrêt Miller nous lie, à moins que nous soyons convaincus qu’il est manifestement erroné : R. c. Sullivan, 2022 CSC 19. Les appelants n’ont pas fait une telle observation.

[20] Dans l’arrêt Miller, le ministre avait cherché à obtenir une ordonnance, conformément à l’article 231.7 de la LIR, en demandant à M. Miller, ainsi qu’à ses comptables, à ses avocats et à sa banque au Luxembourg, de lui fournir des renseignements et des documents. La demande d’ordonnance devant la Cour fédérale faisait suite à une série de requêtes envoyées par le ministre en application de l’article 231.1 de la LIR.

[21] M. Miller a contesté la portée des requêtes formulées par le ministre. Il a affirmé que l’arrêt Canada (Revenu national) c. Cameco Corporation, 2019 CAF 67, de notre Cour établissait que, lorsqu’une requête fondée sur l’article 231.1 de la LIR était envoyée, la Cour ne pouvait qu’ordonner la production des documents en possession du contribuable et pouvait uniquement exiger que le contribuable fournisse des renseignements au sujet de la provenance, de l’emplacement et de la conservation de ses livres et registres.

[22] Dans les motifs dont la référence est Canada (Revenu national) c. Miller, 2021 CF 851, la Cour fédérale a conclu que le paragraphe 231.1(1) de la LIR conférait au ministre le pouvoir d’exiger la production de renseignements qui allaient au-delà de ceux qui concernaient la provenance, l’emplacement ou la conservation des livres et registres ou d’autres documents de M. Miller. Selon elle, le libellé général utilisé au paragraphe 231.1(1) de la LIR et, plus précisément, le passage « renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer » conférait à la Cour le pouvoir de rendre l’ordonnance, étant donné que les renseignements demandés auraient dû se trouver dans les livres et registres de M. Miller. Un exemple de ces renseignements comprenait les modalités d’un contrat oral conclu entre M. Miller et une société cliente établie en Europe. La Cour fédérale a aussi conclu que, pour les mêmes motifs, le ministre avait le pouvoir d’exiger que M. Miller tente d’obtenir les renseignements et les documents demandés auprès de sa banque au Luxembourg, de ses comptables et de ses avocats.

[23] En appel, notre Cour a confirmé la décision de la Cour fédérale.

[24] Puisque les arguments invoqués par M. Miller reposaient principalement sur l’arrêt Cameco, notre Cour a commencé par examiner ce qui avait été précisément décidé dans cet arrêt. Elle a conclu que la question soumise à la Cour dans l’arrêt Cameco était uniquement de savoir si le ministre était en droit de contraindre des personnes à assister à des entrevues pour répondre à des questions en vertu de l’alinéa 231.1(1)a) de la LIR et que les énoncés plus généraux formulés dans l’arrêt devaient être interprétés dans ce contexte (arrêt Miller, par. 36).

[25] Puis, après avoir effectué une analyse textuelle, contextuelle et téléologique et s’être appuyée sur l’arrêt Redeemer Foundation c. Canada (Revenu national), 2008 CSC 46, de la Cour suprême du Canada, notre Cour a conclu que la Cour fédérale n’avait pas commis d’erreur en concluant que le paragraphe 231.1(1) de la LIR lui conférait le pouvoir de rendre l’ordonnance qu’elle avait rendue.

[26] À mon avis, si le paragraphe 231.1(1) de la LIR conférait à l’ARC le pouvoir de demander les renseignements qu’il sollicitait dans l’arrêt Miller, qui allaient au-delà de l’examen physique d’un document qui était en la possession du contribuable dans les locaux de son entreprise, les arguments avancés par les appelants concernant la portée des pouvoirs du ministre que lui confère le paragraphe 231.1(1) de la LIR devaient être rejetés.

[27] Il serait illogique d’exiger que le ministre soit physiquement dans les locaux de l’entreprise du contribuable chaque fois qu’il exige des documents ou qu’il doit faire une demande péremptoire au titre de l’article 231.2 de la LIR. L’alinéa 231.1(1)d) de la LIR, qui autorisait le ministre à pénétrer dans l’entreprise d’une personne ne visait qu’à aider simplement le ministre à exécuter ses pouvoirs d’enquête que lui conféraient les alinéas 231.1(1)a) et b). Cela ne l’empêchait ni d’exiger des documents, en envoyant au contribuable une lettre, ni de demander des renseignements.

[28] À l’audience, les appelants ont insisté sur le fait qu’ils ne demandaient pas à notre Cour d’infirmer l’arrêt Miller, mais ils ont affirmé que cet arrêt se distinguait au regard des faits et du droit.

[29] Ils font valoir que même si, dans l’arrêt Miller, la Cour a admis que les articles 231.1 et 231.2 de la LIR se recoupaient, elle n’a pas examiné la disposition sur la prépondérance à l’article 231.2 ou le principe de common law selon lequel une disposition précise doit l’emporter sur une disposition générale. Les appelants affirment que le libellé introductif « [m]algré les autres dispositions de la présente loi » au paragraphe 231.2(1) de la LIR établit que cette disposition l’emporte sur l’article 231.1 de la LIR. Ils soutiennent que, si l’article 231.1 de la LIR conférait également le pouvoir d’exiger, au moyen de demandes formelles écrites, qu’une personne produise des renseignements et documents, cela rendrait les dispositions contradictoires du point de vue de leur application.

[30] Je ne trouve pas cet argument convaincant.

[31] Dans l’arrêt Miller, notre Cour, au moment d’effectuer son analyse contextuelle, avait pleinement connaissance du libellé introductif de l’article 231.2 et du fait que cette disposition et l’article 231.1 se recoupaient (arrêt Miller, par. 67 et 68). M. Miller avait fait valoir que les deux articles constituaient un code complet, de sorte que les pouvoirs conférés par l’article 231.2 de la LIR ne pouvaient pas être exercés aux termes de l’article 231.1. La Cour a estimé, vu l’arrêt Redeemer (arrêt Miller, par. 68), que cet argument était indéfendable.

[32] Dans l’arrêt Redeemer, la Cour suprême du Canada a confirmé que le paragraphe 231.1(1) de la LIR conférait au ministre de larges pouvoirs. La fondation appelante était un organisme de bienfaisance enregistré qui gérait un programme de prêt à remboursement conditionnel qui finançait la formation d’étudiants d’un collège affilié. L’ARC, qui doutait que certaines contributions à la fondation aient constitué des dons de bienfaisance valides, a demandé à la Fondation de lui fournir une liste de ses donateurs. La Fondation a demandé le contrôle judiciaire de la demande de renseignements relatifs aux donateurs que lui avait faite l’ARC. La question dont était saisie la Cour suprême était de savoir si le ministre pouvait invoquer le paragraphe 231.1(1) pour obtenir l’identité des donateurs ou s’il devait obtenir une autorisation judiciaire préalable aux termes des paragraphes 231.2(2) et (3) de la LIR. La Cour suprême a conclu qu’au vu même de son libellé, l’article 231.1 de la LIR visait la situation dont il était question en l’espèce, étant donné que les renseignements en cause se trouvaient soit dans les livres de la Fondation ou auraient dû y figurer conformément aux exigences de tenue de registres établies par le paragraphe 230(2) (arrêt Redeemer, par. 13). La Cour suprême a conclu qu’une autorisation judiciaire n’était pas nécessaire (arrêt Redeemer, par. 1).

[33] Au paragraphe 15 de sa décision, la Cour suprême a précisément examiné l’interaction entre les articles 231.1 et 231.2 de la LIR. La Fondation avait affirmé que les principes d’interprétation législative exigeaient que la Cour interprète le paragraphe 231.1(1) comme ne permettant pas l’accès aux dossiers de tiers sans autorisation judiciaire. Elle soutenait que l’article 231.2 ne servirait à rien si l’article 231.1 était interprété comme autorisant le ministre à obtenir des renseignements sur des parties non désignées nommément dans le cadre de la vérification d’un contribuable. La Cour suprême a rejeté les arguments de la Fondation dans les termes suivants :

Les dispositions législatives doivent recevoir une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique et, si possible, il faut donner un sens cohérent à un ensemble de dispositions connexes. Toutefois, nous n’acceptons pas l’argument selon lequel l’art. 231.2 perd toute son utilité si l’art. 231.1 est interprété comme autorisant le ministre à obtenir des renseignements sur des tiers non désignés nommément dans le cadre de la vérification d’un contribuable. Le ministre peut très bien avoir besoin d’obtenir des renseignements sur un ou plusieurs contribuables en dehors du contexte d’une vérification formelle. L’article 231.2 répond à ce besoin, sous réserve de l’exigence d’obtenir une autorisation judiciaire dans les cas où le ministre demande, à un tiers qui tient des registres, des renseignements concernant des personnes non désignées nommément. L’argument selon lequel le par. 231.1(1) devrait recevoir une interprétation atténuée pour éviter la redondance échoue donc.

[34] En plus de confirmer les larges pouvoirs conférés au ministre par le paragraphe 231.1(1) de la LIR, il ressort de l’arrêt Redeemer que, même si les deux dispositions se recoupent, elles ne sont pas pour autant redondantes. Les deux dispositions autorisent le ministre à demander la production de renseignements et de documents qui se trouvent dans les livres et registres du contribuable ou qui devraient y figurer. Cependant, l’article 231.2 de la LIR accorde au ministre des pouvoirs différents et plus larges. Il ne se limite pas au contexte de la vérification. Le libellé du paragraphe 231.2(1) fait aussi de ce paragraphe une disposition facultative, et non obligatoire. S’il y a lieu, le ministre « peut » décider de procéder d’une certaine manière en application du paragraphe 231.2(1) de la LIR plutôt qu’en application du paragraphe 231.1(1) de la LIR.

[35] En outre, le fait que les deux dispositions se recoupent ne veut pas dire qu’elles sont contradictoires, comme l’affirment les appelants. Au contraire, les dispositions législatives sont présumées fonctionner ensemble et pouvoir être appliquées sans entrer en conflit avec une autre (Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e édition (Toronto : LexisNexis, 2022), par. 11.01). Ce n’est que lorsque les deux dispositions ne peuvent pas être appliquées sans entrer en conflit que les tribunaux auront recours à certaines règles et techniques pour régler le conflit et établir la disposition qui l’emportera. Ces règles et techniques consistent notamment à déterminer quelle disposition a prépondérance, soit du fait de l’intention du législateur, soit en raison d’une exception implicite où la disposition plus précise prévaut.

[36] Le problème avec l’argument des appelants concernant la prépondérance est qu’ils n’ont pas démontré que les deux dispositions se contredisent. Le fait que les exigences procédurales à l’article 231.2 de la LIR soient absentes de l’article 231.1 ne permet pas d’établir l’existence d’une contradiction. Étant donné que le paragraphe 231.2(1) de la LIR autorise le ministre à demander des renseignements auprès de personnes qui ne font pas partie du processus de vérification (tiers qui tiennent des registres), on peut facilement comprendre l’exigence voulant qu’un avis soit signifié à la personne tenue de produire des renseignements ou des documents. Dans l’arrêt Miller, notre Cour a remarqué les différentes exigences procédurales, mais a constaté que, si le ministre était tenu de recourir à l’article 231.2 de la LIR chaque fois que des renseignements qui auraient dû être inscrits dans les livres et registres du contribuable étaient exigés de celui-ci, le processus de vérification s’en trouverait entravé de façon importante (arrêt Miller, par. 66).

[37] La théorie de la prépondérance, comme l’ont affirmé les appelants, ne peut pas s’appliquer en l’absence de conflit entre les deux dispositions. Il est donc inutile d’établir quelle disposition prévaut.

[38] Les appelants affirment aussi que, dans l’arrêt Miller, il n’est pas contesté que M. Miller n’avait pas conservé des livres et registres, comme l’exigeait l’article 230 de la LIR. Ils indiquent ne pas avoir fait ce type d’aveu. Bien que cela puisse être vrai, le dossier ne permet pas d’établir clairement dans quelle mesure, le cas échéant, la Cour fédérale a examiné la question de savoir si des renseignements auraient dû ou non figurer dans les livres et registres des appelants. Puisque la question n’a pas été traitée dans les motifs de la Cour fédérale, on peut déduire qu’elle n’était pas essentielle aux arguments des appelants. Si les appelants avaient voulu soulever cette défense, soit en raison de l’expiration de la durée de conservation de six ans prévue à l’alinéa 230(4)b) de la LIR, soit pour une autre raison, ils devaient le faire explicitement et avec suffisamment de détails, de manière que la Cour fédérale puisse se prononcer sur la question. La question dont était saisie la Cour fédérale n’était pas de savoir si les renseignements se trouvaient dans les livres et registres des appelants ou auraient dû y figurer, mais seulement si les renseignements en cause étaient étayés par des documents.

[39] Les appelants soutiennent en outre que [traduction] « l’historique législatif de l’article 231.1 révèle que le pouvoir de vérifier ou d’examiner ne comprend pas le pouvoir de saisir des documents ou des renseignements » (mémoire des faits et du droit en réponse des appelants, par. 17, souligné dans l’original). Ils soutiennent que, conformément aux modifications de 1986, le législateur a supprimé intentionnellement le pouvoir du vérificateur de l’ARC de saisir des documents.

[40] Notre Cour a tenu compte de l’historique législatif de l’article 231.1 dans l’arrêt Miller lorsqu’elle a examiné l’application de l’arrêt Cameco. Notre Cour a néanmoins estimé que la Cour fédérale pouvait exiger la production de renseignements qui se trouvaient dans les livres et registres de M. Miller ou qui auraient dû y figurer.

[41] Les appelants tentent aussi d’écarter l’arrêt Miller en tant que précédent au motif qu’il ne portait sur aucune demande péremptoire prévue à l’article 231.2 de la LIR et qu’il concernait une quantité d’éléments plus restreinte et distincte. Ces différences factuelles ne rendent pas moins applicables en l’espèce les conclusions de l’arrêt Miller.

[42] Malgré les observations valables des avocats des appelants, je ne suis pas convaincue que l’arrêt Miller de notre Cour ne tranche pas la question du pouvoir que le paragraphe 231.1(1) de la LIR confère au ministre. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de droit en établissant que le paragraphe 231.1(1) de la LIR autorisait le ministre à demander la production de documents sans qu’il soit physiquement sur les lieux ou dans les locaux où étaient gardés les documents. Cependant, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant qu’elle n’autorisait pas le ministre à exiger des renseignements non écrits.

C. Délai raisonnable pour s’y conformer

[43] Les appelants font valoir que le paragraphe 231.2(1) de la LIR oblige explicitement le ministre, au moment d’envoyer des demandes péremptoires prévues à l’article 231.2, de préciser un délai raisonnable pour s’y conformer. Ils soutiennent que le ministre a omis d’évaluer le délai nécessaire pour s’y conformer et d’accorder aux appelants un délai de réponse objectivement raisonnable. Ils s’appuient en partie sur la déclaration qu’aurait faite un déposant de l’ARC au cours d’un contre-interrogatoire, selon laquelle il a recommandé le délai de 30 jours, car c’était le délai le plus court autorisé par la politique de l’ARC. Les appelants jugent ce délai déraisonnable, étant donné qu’ils devaient réunir une grande quantité de très vieux documents et renseignements.

[44] Ils affirment que le défaut de préciser un délai objectivement raisonnable pour s’y conformer rend les demandes péremptoires invalides et non exécutoires. Par conséquent, la condition préalable énoncée à l’alinéa 231.7(1)a) de la LIR pour rendre des ordonnances n’était pas remplie et la Cour fédérale a commis une erreur en tirant la conclusion contraire.

[45] Les appelants avancent en outre que la Cour fédérale a commis une erreur en leur transférant le fardeau de démontrer qu’ils n’étaient pas en mesure de se conformer à la demande péremptoire dans le délai indiqué. Ils affirment que la portée étendue des renseignements et des documents sollicités, combinée à la déclaration du déposant, révélait amplement que le ministre avait omis de préciser un délai raisonnable pour s’y conformer. Selon eux, aucun des appelants n’avait à présenter des éléments de preuve pour étayer sa thèse.

[46] Je ne trouve pas les arguments des appelants convaincants.

[47] La Cour fédérale n’a pas contesté l’argument des appelants selon lequel le ministre doit évaluer le temps nécessaire pour se conformer à la demande péremptoire et accorder au destinataire un délai objectivement raisonnable pour y répondre, compte tenu de l’ampleur et du contenu des demandes péremptoires, ainsi que des circonstances dont le ministre a alors connaissance (décision de la CF, par. 153). Cependant, la Cour fédérale n’a pas souscrit à la proposition des appelants selon laquelle, si le délai prévu dans une demande péremptoire n’était pas raisonnable, le contribuable n’était même pas tenu de tenter de s’y conformer.

[48] La Cour fédérale, en invoquant l’arrêt R. v. Sedhu, 2015 BCCA 92, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, a conclu que, si les appelants voulaient faire valoir que le délai accordé pour se conformer aux demandes péremptoires était objectivement ou subjectivement déraisonnable, c’était à eux qu’il incombait de le prouver (décision de la CF, par. 156). Même si la Cour fédérale n’a pas exprimé son désaccord avec l’observation des appelants selon qui plusieurs des demandes péremptoires semblaient à première vue viser une grande quantité de documents et de renseignements, elle a estimé que la preuve ne lui permettait pas d’avoir une idée précise de la quantité de documents et de renseignements demandés, voire de comprendre ce que réunir ces documents et renseignements représentait en termes de difficulté ou de temps. Les appelants avaient les réponses à ces questions, mais ils n’ont produit aucune preuve à ce sujet (décision de la CF, par. 159).

[49] L’arrêt Sedhu a été rendu dans le contexte d’une instance criminelle, en application de l’article 238 de la LIR qui portait sur des accusations d’omission de se conformer à des demandes péremptoires prévues au paragraphe 231.2(1). Même si je ne suis pas lié par l’arrêt, je le trouve convaincant.

[50] En rejetant l’appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu, d’après l’économie générale de la LIR, que le législateur ne pouvait pas avoir eu l’intention d’obliger la Couronne à établir le caractère raisonnable, subjectif ou objectif, de la demande péremptoire comme élément de l’actus reus. Plus précisément, elle a conclu que c’était la personne qui devait se conformer à la demande péremptoire qui disposait du type d’éléments de preuve révélant un caractère raisonnable subjectif, ce qui rendait donc pratiquement impossible l’application des dispositions créant les infractions (arrêt Sedhu, par. 35). Quant au caractère raisonnable objectif de la demande péremptoire, elle a conclu que le ministre devait envisager un délai objectivement raisonnable en fonction des renseignements dont il disposait au moment de la signification de la demande péremptoire. Cependant, la Cour a conclu que le législateur ne pouvait pas avoir eu l’intention d’exiger, dans chaque cas, une preuve de la façon dont le délai était déterminé, ou encore une preuve attestant hors de tout doute raisonnable que le délai imparti était raisonnable au moment de sa détermination (arrêt Sedhu, par. 36).

[51] Je trouve que ce raisonnement est convaincant. Je ne vois pas pourquoi il ne devrait pas s’appliquer au contexte de la conformité.

[52] La question de savoir si un délai imparti est raisonnable est liée aux faits. Comme je l’ai indiqué précédemment, les appelants affirment qu’il ressort clairement des demandes péremptoires que le délai est déraisonnable, étant donné que le ministre sollicite une grande quantité de très vieux renseignements. Comme la Cour fédérale l’a fait remarquer, il se peut que la tâche consistant à se conformer à une demande soit très importante. Cependant, les renseignements demandés pourraient aussi déjà se trouver sur une clé USB ou ailleurs (décision de la CF, par. 159). Les appelants sont mieux placés que le ministre pour savoir quelles mesures étaient requises pour se conformer aux demandes péremptoires. Sans élément de preuve à cet effet, rien ne permettait de conclure que le délai précisé dans les demandes péremptoires était déraisonnable.

[53] Les appelants n’ont pas réussi à me convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision sur cette question.

D. Demande au préalable de l’autorisation d’un juge

[54] Les appelants font valoir que, comme les demandes formelles concernent une ou plusieurs personnes non désignées nommément, la demande au préalable de l’autorisation d’un juge était requise aux termes des paragraphes 231.2(2) et (3) de la LIR. Ils affirment que la Cour fédérale a interprété de façon trop libérale l’arrêt Redeemer. Selon eux, [traduction] « si le ministre pouvait éviter de demander au préalable l’autorisation d’un juge en joignant simplement à une demande formelle de documents et de renseignements concernant une personne désignée nommément une demande formelle de documents et de renseignements concernant des personnes non désignées nommément, cela nuirait à l’efficacité du paragraphe 231.2(2) de la LIR et ferait obstacle à l’objectif du législateur en l’adoptant » (mémoire modifié des faits et du droit des appelants, par. 68).

[55] Comme je l’ai mentionné précédemment, le paragraphe 231.2(1) dispose que le ministre peut, sur avis, exiger qu’une personne fournisse des renseignements ou des documents, pour l’application et l’exécution de la LIR. Ce pouvoir est soumis aux paragraphes 231.2(2) et (3) si le ministre demande des renseignements concernant des personnes non désignées nommément auprès d’un tiers :

Personnes non désignées nommément

Unnamed persons

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque — appelé « tiers » au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

(2) The Minister shall not impose on any person (in this section referred to as a “third party”) a requirement under subsection 231.2(1) to provide information or any document relating to one or more unnamed persons unless the Minister first obtains the authorization of a judge under subsection 231.2(3).

Autorisation judiciaire

Judicial authorization

(3) Sur requête du ministre, un juge de la Cour fédérale peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou la production de documents prévues au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément — appelée « groupe » au présent article —, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :

(3) A judge of the Federal Court may, on application by the Minister and subject to any conditions that the judge considers appropriate, authorize the Minister to impose on a third party a requirement under subsection (1) relating to an unnamed person or more than one unnamed person (in this section referred to as the “group”) if the judge is satisfied by information on oath that

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

(a) the person or group is ascertainable; and

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi;

(b) the requirement is made to verify compliance by the person or persons in the group with any duty or obligation under this Act.

[56] Pour établir si l’autorisation d’un juge était nécessaire, la Cour fédérale a invoqué à juste titre l’arrêt Redeemer et l’arrêt Canada (Agence des Douanes et du Revenu) c. Artistic Ideas Inc., 2005 CAF 68, rendu par notre Cour.

[57] Dans l’arrêt Artistic Ideas, le ministre avait envoyé à Artistic Ideas Inc. une demande de renseignements. La société a organisé la vente d’œuvres d’art à des contribuables canadiens qui en ont ensuite fait don à des organismes de bienfaisance enregistrés. Les donateurs ont obtenu alors une déduction fiscale fondée sur la valeur d’expertise des œuvres d’art qui excédait le prix payé par les donateurs pour les œuvres d’art. Le ministre a cherché à obtenir les noms des donateurs et des organismes de bienfaisance. Notre Cour a confirmé que le nom des organismes de bienfaisance devait être communiqué au ministre, mais non celui des donateurs. Elle s’est concentrée sur le statut de vérification des personnes non désignées nommément. Elle a conclu que, puisque le ministre voulait que les donateurs fassent l’objet d’une enquête, l’autorisation d’un juge au titre des paragraphes 231.2(2) et (3) était nécessaire (arrêt Artistic Ideas, par. 10). La Cour a ajouté ce qui suit, au paragraphe 11 :

Par contre, les paragraphes 231.2(2) et (3) ne s’appliquent pas si les personnes non désignées nommément ne font pas elles-mêmes l’objet d’une enquête. On peut supposer que leur nom est alors nécessaire seulement pour l’enquête effectuée par le ministre sur le tiers. Dans un tel cas, le tiers à qui est signifiée une demande de fourniture de renseignements et de production de documents en vertu du paragraphe 231.2(1) doit fournir tous les renseignements et documents pertinents, y compris le nom de personnes non désignées nommément, vu que le paragraphe 231.2(2) vise seulement les personnes non désignées nommément à l’égard desquelles le ministre peut obtenir l’autorisation d’un juge en vertu du paragraphe 231.2(3).

[58] Dans l’arrêt Redeemer, comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour suprême savait très bien que l’ARC cherchait à obtenir des renseignements concernant des personnes non désignées nommément (donateurs) au cours de la vérification de la Fondation. Elle a estimé que l’ARC avait manifestement un motif légitime de demander et d’utiliser les renseignements pour effectuer sa vérification de la Fondation (arrêt Redeemer, par. 17). Elle a aussi fait observer que, lorsqu’un organisme de bienfaisance fait l’objet d’une vérification, on présume que l’examen de la validité de son statut d’organisme de bienfaisance ou de la légitimité des dons qu’il reçoit comprendra toujours la possibilité que les donateurs fassent l’objet d’une enquête et qu’une nouvelle cotisation soit ultimement établie à leur égard (arrêt Redeemer, par. 18). La Cour suprême a conclu que la restriction énoncée au paragraphe 231.2(2) de la LIR ne devrait pas s’appliquer aux situations où les renseignements demandés sont nécessaires pour vérifier que le contribuable visé par la vérification se conforme à la Loi. Elle a ajouté que l’ARC devrait pouvoir obtenir les renseignements dont elle pourrait autrement prendre connaissance dans le cadre d’une vérification, qu’il existe ou non une possibilité ou une probabilité que la vérification donne lieu à une enquête concernant d’autres contribuables non désignés nommément (arrêt Redeemer, par. 22).

[59] D’après mon interprétation de ces arrêts et d’autres décisions, demander au préalable l’autorisation d’un juge ne sera nécessaire que si le ministre cherche à obtenir des renseignements concernant des personnes non désignées nommément identifiables avec l’intention d’utiliser ces renseignements pour vérifier si les personnes non désignées nommément se conforment à leurs obligations découlant de la LIR (Ebay Canada Limited c. Canada (Revenu national), 2008 CAF 348, par. 23; Zeifmans LLP c. Canada, 2022 CAF 160, par. 4 et 5).

[60] Dans le cas des appelants, la Cour fédérale a conclu que les éléments de preuve révélaient que le ministre avait l’intention de mener une enquête, non pas pour vérifier si les personnes non désignées nommément se conformaient à leurs obligations fiscales, mais plutôt pour vérifier si les appelants visés et d’autres entités nommées s’y conformaient (décision de la CF, par. 259, 326, 332, 335 et 339). Il s’agit de conclusions de fait. Les appelants n’ont pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante à l’égard de ces conclusions.

III. Recours

[61] Ayant estimé que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le ministre ne pouvait exiger que des renseignements écrits, je suis autorisée, conformément au sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F-7, à rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre.

[62] Les facteurs pertinents pour déterminer s’il y a lieu de trancher l’affaire ou de la renvoyer à la Cour fédérale sont notamment les suivants : si les faits de l’affaire sont nombreux et complexes, si l’affaire porte sur un témoignage de vive voix ou des éléments de preuve documentaires ou une évaluation de la crédibilité, si le résultat est incertain ou est dominé par les faits, si les parties ont pu présenter des observations précises sur les questions qu’il reste à trancher et si le retard supplémentaire associé au renvoi de l’affaire est contraire aux intérêts de la justice (Sandhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 295, par. 59 et 60; Canada c. Piot, 2019 CAF 53, par. 113 à 115, 124 à 128; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, par. 157; voir aussi Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 175 à 178 et 182).

[63] À l’audience, la Cour a demandé aux avocats du ministre si l’affaire devait être renvoyée à la Cour fédérale pour nouvel examen dans le cas où les appels incidents seraient accueillis. Les avocats ont répondu que les documents et renseignements à partir desquels le ministre demandait une ordonnance pouvaient être simplement octroyés, étant donné qu’aucune autre analyse n’était requise. Selon les avocats, si la Cour convenait que des renseignements non écrits pouvaient être sollicités, alors les [traduction] « demandes péremptoires sollicitées par le ministre peuvent être simplement exécutées ». Mis à part quelques arguments concernant des imprécisions contre lesquels le ministre n’a pas fait appel, le travail de clarification effectué par la Cour fédérale n’avait plus besoin d’être fait.

[64] Pour commencer, je trouve que la réponse du ministre prête à confusion. On ne sait pas clairement à quels documents le ministre fait référence. Au départ, le ministre avait demandé des ordonnances en février 2019 concernant les requêtes visant à obtenir des renseignements présentées entre 2015 et 2019. En avril 2021, le ministre a modifié les demandes d’ordonnance pour préciser les demandes formelles qui n’avaient pas encore reçu de réponse. Pour quatre des six demandes, le ministre a présenté des annexes qui codaient les différentes requêtes, précisaient l’objectif des requêtes et les renseignements fournis par les appelants et qui indiquaient quels renseignements et documents le ministre cherchait à obtenir relativement aux différentes requêtes. Puis, lorsque les demandes ont été entendues, certains des renseignements demandés n’étaient plus sollicités. En fin de compte, le ministre a proposé des ordonnances en tenant compte du jugement de février 2022. La Cour fédérale a ensuite modifié les ordonnances proposées avant leur délivrance en juillet 2022.

[65] Si les avocats indiquent que les requêtes formulées par le ministre peuvent être simplement exécutées, les ordonnances doivent alors tenir compte des renseignements manquants le jour de l’audience et de certains des ajustements effectués par la Cour fédérale. Si, par contre, aucune autre analyse n’est requise, comme l’affirment les avocats, les ordonnances rendues par la Cour fédérale seront maintenues. Quoi qu’il en soit, j’estime que certaines autres analyses sont nécessaires.

[66] Par exemple, selon la Cour fédérale, l’expression [traduction] « s’ils existent » suffisait pour exprimer le principe selon lequel seule la production de documents qui existaient déjà pouvait être exigée en application de l’article 231.1 de la LIR. Je ne pense pas qu’il serait suffisant de simplement supprimer ce libellé des ordonnances. La Cour fédérale ne s’est pas limitée à l’insertion de ces expressions pour limiter les ordonnances à des renseignements écrits. Elle a également estimé que certains des libellés proposés par le ministre devaient être supprimés (voir, par exemple, les paragraphes 24, 25 et 32 des motifs de juillet 2022). Le problème avec ces conclusions est que les ordonnances proposées, ainsi que les observations faites par les parties après le jugement de février 2022, ne font pas partie du dossier d’appel déposé par les parties.

[67] En outre, mais surtout, le ministre a présenté les projets d’ordonnances selon son interprétation des motifs du jugement de février 2022 de la Cour fédérale. Je ne sais pas si le ministre a supprimé des éléments dans les projets d’ordonnances, et dans quelle mesure il l’a fait, au motif qu’ils constituaient des requêtes visant à obtenir des renseignements non écrits, comme des réponses écrites à des questions.

[68] Compte tenu du nombre d’appelants, du nombre de requêtes en application de l’article 231.1 et du dossier d’appel volumineux, mais incomplet, je n’estime pas que notre Cour devrait entreprendre le tri de ce qui a été demandé, de ce qui a été fourni, de ce qui a été ordonné et de ce qui devrait, à juste titre, être inséré ou enlevé dans chaque ordonnance. Je trouve qu’il est plus logique de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour que les parties puissent demander la révision des ordonnances en se fondant sur les présents motifs, si elles le souhaitent.

[69] Bien que je comprenne que la vérification par le ministre des appelants dure depuis un certain temps, je ne suis pas convaincue qu’un report additionnel constituerait un déni de justice.

[70] Pour les motifs que j’ai énoncés précédemment, je rejetterais les appels, mais j’accueillerais les appels incidents, avec dépens dans les deux cas adjugés par notre Cour au ministre du Revenu national. Je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour nouvel examen à la lumière des présents motifs.

« Sylvie E. Roussel »

j.c.a.

« Je souscris aux présents motifs.

David Stratas, j.c.a. »

« Je souscris aux présents motifs.

George R. Locke, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-65-22 (DOSSIER PRINCIPAL)

a-151-22

 

 

 

NADER GHERMEZIAN, MARC VATURI, GHERFAM EQUITIES INC, PAUL GHERMEZIAN, RAPHAEL GHERMEZIAN et JOSHUA GHERMEZIAN c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Bobby J. Sood

Michael H. Lubetsky

Stephen S. Ruby

Sarah Cormack

 

Pour les appelants

 

Rita Araujo

Peter Swanstrom

Jesse Epp-Fransen

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelants

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

 

 

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