Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230727


Dossier : A-257-21

Référence : 2023 CAF 170

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « INUKSUK I » ET INUKSUK FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION

ET

LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « SIVULLIQ » ET REMOY FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION

appelants

et

SEALAND MARINE ELECTRONICS

SALES AND SERVICES LTD

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE RIVOALEN

LA JUGE ROUSSEL

 


Date : 20230727


Dossier : A-257-21

Référence : 2023 CAF 170

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « INUKSUK I » ET INUKSUK FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION

ET

LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « SIVULLIQ » ET REMOY FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION

appelants

et

SEALAND MARINE ELECTRONICS

SALES AND SERVICES LTD

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1] Les appelants contestent une décision de la Cour fédérale (2021 CF 887) (la décision de la Cour fédérale) accueillant l’action réelle et l’action personnelle intentées par l’intimée à leur encontre (en tant que propriétaires des navires visés par l’action réelle) et visant à obtenir le paiement de biens et services fournis au NM « SIVULLIQ » (171 396,46 $) (T-1837-17) et au NM « INUKSUK I » (13 368,06 $) (T-1836-17).

[2] Dans sa décision, la Cour fédérale a également conclu que les appelants n’avaient pas établi qu’ils étaient fondés à invoquer la compensation en equity comme moyen de défense contre la demande de l’intimée. Cette « demande reconventionnelle » (terme utilisé dans les présents motifs pour désigner la demande sur laquelle est fondée la défense de compensation en equity, et non au sens traditionnel de demande contre la demanderesse), que les appelants ont soulevée dans leurs défenses modifiées, datées du 30 octobre 2020, correspondait essentiellement à ce qu’ils avaient fait valoir dans leurs demandes reconventionnelles antérieures contre l’intimée, demandes dont ils se sont désistés le 24 septembre 2020. La demande reconventionnelle repose sur l’allégation selon laquelle l’intimée aurait mis en place un stratagème frauduleux en collusion avec, à tout le moins, l’ancien gestionnaire de flotte et l’ancien premier dirigeant de Baffin Fisheries Coalition (Baffin) en vue de faciliter l’achat de biens et de services non maritimes pour le compte de Baffin, biens qui étaient faussement caractérisés sur certaines factures de l’intimée comme étant du matériel électronique maritime et de l’équipement connexe pour les navires de Baffin.

[3] Devant nous, les appelants ne contestent pas la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’intimée s’était acquittée de son fardeau de prouver le bien-fondé de sa demande relative à la fourniture de l’équipement et des services maritimes visés par les trois factures sur lesquelles elle fondait sa demande (factures de l’intimée no 103366, 103367 et 103386).

[4] Il n’est pas contesté que, en ce qui concerne ces biens et services maritimes, le gestionnaire de flotte avait l’autorité apparente et l’autorité réelle de conclure des contrats au nom des propriétaires des deux navires.

[5] Les appelants ne contestent pas non plus les conclusions de la Cour fédérale selon lesquelles ils n’ont pas démontré leur allégation de complot et de détournement ni les conclusions de fait ayant amené la Cour fédérale à conclure qu’ils n’avaient pas non plus établi l’existence d’une fraude, d’un complot ou d’un détournement. Les appelants attaquent uniquement deux prétendues erreurs de droit commises par la Cour fédérale (figurant aux paragraphes 240 et 264 de la décision de la Cour fédérale) qui, selon eux, sont suffisantes pour justifier l’intervention de notre Cour afin qu’elle rende le jugement qui aurait dû être rendu ou qu’elle ordonne la tenue d’un nouveau procès.

[6] Avant l’audience du présent appel, le tribunal a demandé aux parties de se préparer à débattre de la question de la compétence de la Cour fédérale pour se prononcer sur le moyen de défense de la compensation en equity soulevé par les appelants. À l’audience, les appelants ont indiqué qu’ils avaient besoin de plus de temps pour répondre aux directives de la Cour. Il a été convenu que des observations écrites pourraient être déposées après l’audience.

[7] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’elle avait compétence pour se prononcer sur la demande reconventionnelle présentée comme moyen de défense de fond en equity. Par conséquent, je rejetterais l’appel pour ce motif.

[8] Le présent appel a été entendu en même temps que l’appel dans le dossier no A-195-22, relatif à l’ordonnance de la Cour fédérale sur les dépens. Ce second appel a été interjeté dans le seul but de préserver le droit des appelants à l’annulation de la condamnation aux dépens s’ils obtenaient gain de cause dans le présent appel. Aucun autre argument n’a été avancé concernant le bien-fondé ou le montant des dépens adjugés par la Cour fédérale. Il n’est pas nécessaire de rendre des motifs distincts sur cette question. Comme ces deux appels n’ont pas été formellement réunis, je propose que l’appel dans le dossier A-195-22 soit rejeté, sans dépens, dans un arrêt distinct.

I. Contexte

A. Les parties et le contexte procédural

[9] Inuksuk Fisheries Ltd. et Remoy Fisheries Ltd. sont des personnes morales qui, avec Baffin Fisheries Coalition, étaient propriétaires respectivement du navire NM « INUKSUK I » et du navire NM « SIVULLIQ » au moment du dépôt des actions (décision de la Cour fédérale aux para. 7 et 8).

[10] À un certain moment avant le 30 octobre 2020, il semble qu’Inuksuk Fisheries Ltd. et Remoy Fisheries Ltd., qui étaient des filiales de Niqitaq Fisheries Ltd., ainsi que d’autres sociétés, ont fusionné pour « former la société fusionnée Niqitaq Fisheries Ltd. » (décision de la Cour fédérale au para. 19).

[11] Baffin Fisheries Coalition (Baffin) était une société à but non lucratif constituée sous le régime de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, L.C. 2009, c. 23. Elle appartenait à cinq organisations de chasse et de trappe (OCT), chacune associée à une collectivité du Nunavut. Ces cinq collectivités étaient Pond Inlet, Pangnirtung, Clyde River, Kimmirut et Iqaluit. Bien que la structure exacte de l’organisation n’ait pas été démontrée en preuve, il semble que Niqitaq était la branche d’exploitation de Baffin. M. Chris Flanagan, l’actuel premier dirigeant de Baffin, a témoigné qu’elles avaient essentiellement les mêmes états financiers (décision de la Cour fédérale au para. 109; dossier d’appel, vol. 4, p. 985).

[12] L’intimée fournit et installe du matériel électronique maritime et d’autres équipements de bord destinés aux navires. Elle est en activité depuis plus de 20 ans et son propriétaire unique travaille dans le domaine de l’équipement électronique maritime depuis plus de 30 ans. Depuis 2007 environ, elle fournit à Baffin et à ses sociétés liées de l’équipement et des services maritimes (décision de la Cour fédérale aux para. 6, 245 et 253).

[13] Les deux actions ont été intentées par l’intimée le 30 novembre 2017. Des mandats d’arrêt ont été délivrés et les deux navires défendeurs ont été saisis pour que l’intimée obtienne une sûreté à l’égard de ses créances. Les défendeurs à l’action personnelle ont déposé de telles sûretés, d’un montant de 188 536,11 $ (« INUKSUK I ») et de 14 704,86 $ (« SIVULLIQ »), respectivement, le 29 décembre 2017 et le 3 janvier 2018. Au cours de cette période, l’intimée a également intenté des procédures devant la Section générale de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador contre les appelants étant défendeurs dans l’action personnelle relativement au matériel non maritime qu’elle a fourni à Baffin. Baffin a déposé des demandes reconventionnelles et intenté une procédure fondée sur la même allégation de stratagème frauduleux (numéros de dossier 2017 01G 7709, 2017 01G 8186, 2020 01G 0704).

[14] Le 18 décembre 2017, les appelants ont déposé leurs défenses dans les deux instances devant la Cour fédérale ainsi que leurs demandes reconventionnelles afin d’obtenir le paiement de 512 840,00 $. Dans ces demandes reconventionnelles, ils soutenaient pour l’essentiel que l’intimée, le gestionnaire de flotte de Baffin et le premier dirigeant de l’époque de Baffin avaient utilisé un stratagème frauduleux en vue d’obtenir du matériel non maritime à l’usage et au profit exclusifs de personnes autres que Baffin.

[15] Les deux instances devant la Cour fédérale ont été réunies le 8 février 2018 par ordonnance du protonotaire Morneau. La juge chargée de la gestion de l’instance a tenu une conférence préparatoire le 21 juillet 2020. Il semble qu’il a été demandé à l’intimée si elle avait toujours l’intention de présenter une requête préliminaire en radiation de la demande reconventionnelle fondée sur l’absence de compétence de la Cour fédérale et, dans l’affirmative, il a été demandé aux parties de préciser leur intention. Le 24 septembre 2020, les appelants ont déposé un avis de désistement visant leur demande reconventionnelle.

[16] Le 30 octobre 2020, les appelants ont déposé des défenses modifiées dans lesquelles ils ont invoqué une défense de compensation en equity fondée essentiellement sur les mêmes allégations de fraude et de détournement illégal que celles qu’ils avaient fait valoir dans les demandes reconventionnelles dont ils s’étaient désistés; toutefois, bien que ce ne soit apparu clairement que lors du plaidoyer final, la somme demandée dans la défense de compensation en equity a été réduite à 264 084,00 $ (dossier d’appel, vol. 5, p. 1139). Dans ses observations finales devant la Cour fédérale, l’intimée a contesté le calcul du montant de la compensation en equity effectué par les appelants pour plusieurs raisons, notamment parce que le calcul contenait des erreurs, ne reflétait pas fidèlement les marges bénéficiaires et n’incluait pas les sommes correspondant aux articles non maritimes récupérés et revendus par Baffin ni les sommes recouvrées par celle-ci auprès de l’ancien premier dirigeant. De l’avis de l’intimée, le montant figurant dans les conclusions finales n’était pas étayé par les éléments de preuve effectivement présentés au procès.

[17] Avant l’audience, les parties ont présenté la liste de questions à trancher à l’audience qui suit :

[traduction]

a) Existe-t-il entre la demanderesse et les défendeurs un contrat valide et exécutoire visant la fourniture de matériel et de services pour le compte du navire NM « INUKSUK I » (T-1836-17) et du navire NM « SIVULLIQ » (T-1837-17)?

b) La demanderesse a-t-elle fourni aux défendeurs le matériel et les services visés par le contrat pour le navire NM « INUKSUK I » (T‑1836-17) et le navire NM « SIVULLIQ » (T-1837-17)?

c) Quel est le montant à payer à la demanderesse, le cas échéant, pour les travaux exécutés sur le navire NM « INUKSUK I » (T‑1836‑17) et le navire NM « SIVULLIQ » (T-1837-17)?

d) La demanderesse a-t-elle pris part à une fraude ou détourné des biens appartenant aux sociétés défenderesses?

e) Les défendeurs ont-ils droit à une compensation en equity dans les dossiers T-1836-17 et T-1837-17 et, le cas échéant, à quel montant ont-ils droit?

(Décision de la Cour fédérale au para. 129.)

[18] L’intimée a également déposé une requête mettant en doute la compétence de la Cour fédérale sur le moyen de défense de la compensation en equity.

[19] Les prétentions de l’intimée portaient sur les services et les pièces visés par les trois factures suivantes :

  1. La facture no 103367, datée du 8 août 2017 (NM« SIVULLIQ »), de 155 502,31 $, visant uniquement l’équipement maritime fourni au navire (décision de la Cour fédérale aux para. 32 et 149 à 159);

  2. La facture no 103386, datée du 12 septembre 2017, à l’égard de laquelle l’intimée ne réclame qu’un montant de 15 894,15 $ correspondant à l’équipement maritime effectivement fourni au navire. Cette facture fait également état d’une tronçonneuse et de deux VTT (décision de la Cour fédérale aux para. 34 et 195), mais aucun montant relatif aux articles non maritimes n’est inclus dans la demande principale ou dans le quantum de la demande reconventionnelle des appelants (décision de la Cour fédérale aux para. 34 et 166 à 170);

  3. La facture no 103366, datée du 7 août 2017, à l’égard de laquelle l’intimée demandait un jugement contre le navire, en tant que défendeur à l’action réelle, lui octroyant un montant de 13 368,06 $. Là encore, cette facture fait état de quatre motos hors route, mais aucune somme n’a été réclamée pour ces articles par l’intimée dans la demande principale ou par les appelants dans la demande reconventionnelle (décision de la Cour fédérale aux para. 36, 37 et 160 à 165).

[20] Même si, comme je le mentionne plus haut, aucun des articles non maritimes désignés de manière erronée dans les deux factures mentionnées plus haut n’est inclus dans la demande reconventionnelle des appelants, ces derniers soutiennent que ces factures font partie de leur preuve documentaire établissant la fraude commise contre Baffin.

[21] Il convient de mentionner que, bien que les deux VTT et les motos hors route aient été généralement désignés comme étant de l’équipement récréatif, ce type d’équipement peut être perçu différemment par les collectivités inuites vivant au Nunavut et pratiquant leurs activités traditionnelles. Il ressort de la preuve présentée à la Cour fédérale que l’équipement commandé (y compris certaines motoneiges figurant sur d’autres factures) devait être « adapt[é] aux fortes accumulations de neige ou capabl[e] de tirer de lourdes charges, ou encore équip[é] pour la chasse ou la pêche », « conven[ir] à une épaisse couche de neige », et « conven[ir] aux sols boueux et enneigés et [être] capabl[e] de tirer des charges lourdes » (décision de la Cour fédérale aux para. 62, 226 et 227). Les éléments de preuves présentés à la Cour fédérale démontraient également que ces articles étaient destinés au Nord et devaient soit servir aux activités de Baffin dans le Nord, à titre d’avantages sociaux pour compenser une réduction de salaire ou, soit constituer une prime à la signature (décision de la Cour fédérale aux para. 233 et 234).

[22] Les appelants ont fait entendre cinq témoins, dont l’ancien gestionnaire de flotte et l’ancien premier dirigeant de Baffin. La Cour fédérale a estimé que, ces deux témoins n’ayant pas été déclarés hostiles ou opposés, leur témoignage faisait partie de la preuve des appelants (décision de la Cour fédérale aux para. 218 à 219). La Cour fédérale a reconnu que le gestionnaire de flotte et le premier dirigeant avaient agi selon les instructions de l’ancien dirigeant principal des finances de Baffin (décision de la Cour fédérale aux para. 192, 197, 220 et 238). La Cour fédérale a également noté que les appelants n’avaient pas produit en preuve de documents financiers internes, comme le rapport d’audit juricomptable et le rapport de l’analyste commercial établis après la suspension du gestionnaire de flotte, du premier dirigeant et du dirigeant principal des finances de l’époque, et qu’ils n’avaient pas non plus fait témoigner l’ancien dirigeant principal des finances (décision de la Cour fédérale aux para. 215, 216 et 278).

[23] Aucun élément de preuve n’a été déposé par les membres du conseil d’administration, que ce soit pour expliquer les objectifs de la société ou pour expliquer comment la société aurait été trompée par la désignation erronée de certains articles figurant sur les factures utilisées par les appelants à l’appui de leur demande reconventionnelle, alors que son dirigeant principal des finances, son premier dirigeant et son gestionnaire de flotte connaissaient la réalité. Aucun élément de preuve n’a contredit les témoignages selon lesquels de nombreux articles non maritimes avaient été achetés pour le compte de Baffin au profit des membres du conseil d’administration, y compris le président du conseil d’administration, le vice-président et un autre membre du conseil d’administration (décision de la Cour fédérale aux para. 99 et 193).

[24] Outre les procédures engagées par l’intimée à Terre-Neuve-et-Labrador pour le paiement d’articles non maritimes, il semble qu’il existe d’autres procédures étroitement liées à la tourmente financière qu’a connue Baffin pendant la période en question, y compris un jugement par défaut d’un montant de 544 049,17 $ prononcé contre l’ancien dirigeant principal par la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador (décision de la Cour fédérale au para. 84; dossier d’appel, vol. 2, p. 433). Cette décision n’a pas encore été infirmée, mais il semble qu’il existe encore un litige à propos de plusieurs articles qui y sont visés. Ce dont la Cour fédérale était saisie ne constitue donc qu’une infime partie d’une histoire plus vaste concernant la gestion de l’entreprise des appelants.

II. La décision de la Cour fédérale

[25] Dans une décision longue de 281 paragraphes, la Cour fédérale a tranché plusieurs questions qui ne sont pas contestées en appel. Je mentionne certaines de ses conclusions dans la partie « Contexte » plus haut dans les présents motifs. Ci-dessous, je me concentre sur les deux paragraphes qui font l’objet de l’appel, ainsi que sur ceux où la Cour fédérale s’est penchée sur sa compétence.

[26] Au paragraphe 240, la Cour fédérale a conclu ce qui suit :

[240] Étant donné que deux cadres supérieurs de la société défenderesse savaient sur quoi portaient les bons de travail et les factures, il n’y a pas eu de supercherie.

[27] La Cour fédérale formule l’observation ci-dessus après avoir conclu qu’à l’époque, les opérations financières de Baffin étaient caractérisées par le manque de rigueur, l’imprécision et l’application de méthodes peu orthodoxes, qu’il n’y avait aucune politique en matière de dépenses et qu’il n’y avait pas de limite au pouvoir de dépenser du premier dirigeant et du gestionnaire de flotte. Elle a également conclu que le dirigeant principal suivait les instructions du dirigeant principal des finances quant à la manière de facturer les motoneiges, les motos hors route et les VTT désignés autrement sur les bons de travail signés par le gestionnaire de flotte et sur les factures de l’intimée. La Cour fédérale a toutefois estimé que ce laxisme et ce manque de précision ne permettaient pas d’établir l’existence d’une fraude (décision de la Cour fédérale aux para. 236 à 238).

[28] La deuxième erreur alléguée, que j’examine un peu plus loin, concerne le paragraphe 264 de la décision de la Cour fédérale :

[264] La demanderesse a le droit d’invoquer la « règle de la gestion interne » à l’égard des interactions de M. Young avec M. Fowler comme avec M. Reid pour réfuter les allégations de fraude.

[29] Cette affirmation figure à la section « IX. CONCLUSION » de la décision de la Cour fédérale. Elle dispose de la question soulevée par l’intimée en réponse aux allégations de fraude et intervient après que la Cour fédérale ait conclu, au paragraphe 263, que les appelants n’avaient pas établi le bien-fondé de leur moyen de défense de la compensation en equity, qui reposait sur des allégations de délit civil, à savoir la fraude, le complot et le détournement, au profit de personnes autres que Baffin.

[30] Au paragraphe 185, la Cour fédérale a décrit la Règle de Gestion Interne en ces termes :

[185] Du point de vue de sa signification et de sa portée, cette règle suppose que lorsqu’elle traite avec une société, la partie qui agit de bonne foi et ignore l’existence d’un vice touchant la délégation de l’autorité a le droit de présumer que les politiques internes de la société ont été observées et appliquées.

[31] Passons à la question de sa compétence. La Cour fédérale a d’abord examiné l’objet de la demande présentée par l’intimée dans son action réelle et son action personnelle et conclu que ce qui était demandé « rel[evait] bel et bien de la compétence conférée à la Cour en matière maritime aux alinéas 22(2)m) et n) de la Loi sur les Cours fédérales » (décision de la Cour fédérale au para. 144).

[32] Après avoir déterminé que l’intimée avait correctement établi le bien-fondé de son action contre les deux navires et leurs propriétaires, la Cour fédérale est passée à la défense de compensation en equity au paragraphe 171 et a retenu que les alinéas 22(2)m)et n) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), c. F-7, « [étaient] libell[és] en termes suffisamment généraux pour que la Cour soit autorisée à accepter le moyen de défense de la compensation en equity, pour autant que les défendeurs soient en mesure d’établir l’existence d’une fraude ou d’un autre moyen reconnu en equity propre à justifier le rejet de la réclamation de la demanderesse » (décision de la Cour fédérale au para. 172).

[33] La Cour fédérale s’est référée plus loin au critère applicable à la compensation en equity énoncé dans l’arrêt Federal Commerce and Navigation Ltd. v. Molena Alpha Inc., [1978] 3 All E.R. 1066, p. 974, [1978] Q.B. 927 (C.A. C.D. U.K.) [Fed. Commerce, dit The Nanfri], qui a été appliqué par notre Cour dans l’arrêt Atlantic Lines & Navigation Co. c Didymi (Le), [1988] 1 C.F. 3, 1987 CanLII 5370 (CAF) [Le Didymi]. La Cour fédérale a ajouté qu’elle déclinait compétence quant au délit de fraude civile invoqué par les appelants. Elle a renvoyé au critère de la fraude civile dans le but de juger si les défendeurs étaient parvenus à établir l’existence d’une fraude comme base de leur moyen de défense de la compensation en equity (décision de la Cour fédérale, par. 178). Au paragraphe 179, la Cour fédérale a conclu qu’à son avis, ils n’y étaient pas parvenus.

[34] Par conséquent, il semble que la Cour fédérale n’a jamais pris en considération les autres éléments du critère sur lequel elle s’était fondée pour juger si une défense de compensation en equity était possible.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[35] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 s’applique en l’espèce.

[36] Toutefois, il y a désaccord sur la manière de caractériser les erreurs qu’aurait commises la Cour fédérale.

[37] À l’audience devant notre Cour, les appelants ont limité leurs observations aux deux erreurs de droit alléguées dans leur avis d’appel. Les questions soulevées peuvent être formulées ainsi :

1. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en concluant, au paragraphe 264 de sa décision, que l’intimée pouvait se fonder sur la règle de gestion interne, en l’absence de conclusion expresse de cette cour quant à la bonne foi de l’intimée?

2. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en attribuant les connaissances du dirigeant principal et du gestionnaire de flotte à la société des appelants lorsqu’elle a conclu, au paragraphe 240 de sa décision, que, parce que deux cadres supérieurs de la société des appelants savaient sur quoi portaient les bons de travail et les factures, il n’y avait pas eu de supercherie?

[38] En outre, comme je le mentionne plus haut, la compétence de la Cour fédérale sur la demande reconventionnelle des appelants est une question préliminaire déterminante. Les parties ne peuvent pas consentir à la compétence du tribunal. Il s’ensuit que le fait qu’elles ne mettent pas en doute la compétence d’un tribunal sur un domaine donné ne peut avoir pour effet de conférer au tribunal une compétence qu’il n’a pas. Si la Cour fédérale n’avait pas cette compétence, il est sans importance qu’elle ait ou non commis les erreurs alléguées par les appelants.

[39] Comme je le mentionne plus haut, les appelants ont caractérisé les erreurs commises comme étant des erreurs de droit auxquelles s’applique la norme de la décision correcte. Cependant, la Cour fédérale a appliqué le bon critère pour ce qui est de la Règle de Gestion Interne (voir le paragraphe 185 de la décision de la Cour fédérale, reproduit au paragraphe 30 plus haut). On devrait normalement comprendre qu’il ressortait implicitement de la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’intimée pouvait se prévaloir de la Règle de Gestion Interne, énoncée au paragraphe 264, que la Cour fédérale était convaincue que l’intimée avait satisfait à ce critère (qui inclut la bonne foi). Dans ces circonstances, la seule erreur que les appelants pouvaient invoquer était qu’en tirant cette conclusion de fait ou cette conclusion mixte de fait et de droit, la Cour fédérale avait commis une erreur manifeste et dominante, susceptible de justifier l’intervention de notre Cour.

[40] Sauf faire valoir leur point de vue selon lequel l’intimée ne pouvait pas bénéficier de la règle de gestion interne en raison de la fausse désignation reconnue des biens non maritimes sur les factures, les appelants n’ont avancé aucun argument pour tenter d’établir que la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de conclure comme elle l’a fait. Après avoir examiné le dossier et pris en compte les éléments de preuve manifestement retenus par la Cour fédérale comme étant crédibles, je ne suis pas convaincue que la Cour n’était pas fondée à conclure que l’intimée satisfaisait au critère de la règle de gestion interne. Il n’appartient pas à notre Cour de substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du juge des faits.

[41] Plus important encore, au paragraphe 264, la Cour fédérale tirait une conclusion concernant une question soulevée en défense à la demande reconventionnelle des appelants, et cela après avoir déjà conclu au paragraphe 263 que les appelants n’avaient pas réussi à établir le bien-fondé de leur allégation de fraude civile, de complot et de détournement, c’est-à-dire le fondement même de leur demande reconventionnelle.

[42] À l’audience devant notre Cour, les appelants ont fait valoir qu’ils étaient prêts à s’accommoder de la conclusion selon laquelle la fraude n’avait pas été établie. Toutefois, ils ont soutenu qu’il demeurait important que notre Cour tranche la question de l’application du moyen de défense, car, selon eux, ce moyen suffirait, d’une manière quelconque, à empêcher l’intimée de recouvrer le coût des biens et services maritimes qui avaient été effectivement fournis aux deux navires. Il est difficile de suivre ce raisonnement puisqu’il ne fait aucun doute que le gestionnaire de flotte avait bel et bien l’autorité nécessaire pour commander et pour acheter les fournitures maritimes visées dans les deux actions. La règle de gestion interne n’était pas pertinente en ce qui concerne ces fournitures.

[43] Le tribunal a demandé aux appelants en quoi cette erreur pouvait être déterminante pour l’appel, car s’ils étaient prêts à accepter les conclusions selon lesquelles la fraude, le complot et le détournement n’avaient pas été établis, il n’existerait aucun fondement en equity à l’appui de la défense de compensation en equity.

[44] Après une brève suspension destinée à permettre aux appelants d’y réfléchir, la seule réponse des appelants a été que leur deuxième moyen était suffisant pour trancher l’appel. Selon eux, l’erreur consistant à attribuer les connaissances du premier dirigeant et du gestionnaire de flotte (y compris celles de l’ancien dirigeant principal des finances) à la société appelante suffisait à vicier la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle il n’y avait pas eu de fraude. Ils ont également ajouté que la Cour fédérale n’avait pas examiné l’autre fondement en equity qu’ils avaient soulevé : l’enrichissement sans cause.

[45] En ce qui concerne l’enrichissement sans cause, je note que cette question n’a pas été soulevée dans l’avis d’appel. Elle ne faisait pas partie des questions à trancher à l’audience (voir le paragraphe 17 plus haut). L’intimée s’est opposée, à juste titre, à ce que cette question soit soulevée à ce stade. Il ne fait aucun doute que les appelants ne pouvaient pas ajouter d’éléments à la réparation demandée dans leur avis d’appel en incluant une demande de réparation pour enrichissement sans cause dans des observations présentées après l’audience devant notre Cour le 22 décembre 2022.

[46] En ce qui concerne l’erreur qui figurerait au paragraphe 240 de la décision de la Cour fédérale, il est loin d’être acquis qu’il s’agit d’une conclusion de droit, plutôt que d’une conclusion de fait, compte tenu des éléments de preuve et des arguments présentés.

[47] Toutefois, il n’est pas nécessaire de déterminer la nature de cette erreur alléguée, car, comme je le mentionne plus haut, il est possible de trancher le présent appel sur le seul fondement de la compétence de la Cour sur l’objet du litige. La question de savoir si le tribunal a compétence est une question de droit à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.

IV. Analyse

[48] Dans leurs observations présentées après l’audience, les appelants ont adopté la position suivante en ce qui concerne la compétence de la Cour fédérale à l’égard de leur moyen de défense fondé sur la compensation en equity :

  1. Après avoir pris connaissance de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Desgagnés Transport Inc. c. Wärtsilä Canada Inc, 2019 CSC 58, [2019] 4 R.C.S. 228 (Wärtsilä), ils ont reconnu que la Cour fédérale ne pouvait se fonder uniquement sur les alinéas 22(2)m) et n) de la Loi sur les Cours fédérales pour établir sa compétence sur le moyen de défense fondé sur la compensation en equity, mais selon eux, cela ne permettait pas que le dossier dont la Cour était saisi obtiennent pleinement réponse.

  2. Ils ont fait valoir que la Cour fédérale a été maintenue à titre de tribunal d’equity (Loi sur les Cours fédérales, art. 3 et 4) et que cette compétence en equity était suffisamment large pour englober la compensation en equity invoquée comme moyen de défense conformément à la Règle 186 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

  3. Ils ont affirmé que la Cour suprême du Canada a confirmé que la Cour de l’Échiquier (le prédécesseur de la Cour fédérale), en raison de son passé de tribunal d’amirauté, a compétence, lorsqu’elle statue sur des affaires relevant de sa compétence, pour exercer cette compétence [traduction] « en equity et selon les principes d’equity » (Montreal Dry Docks and Ship Repairing Co. v. Halifax Shipyards, [1920] 60 S.C.R 359, p. 371, [1920] 3 W.W.R. 25).

  4. Ainsi, même si la Cour fédérale est une cour créée par la loi, lorsque les parties (compétence en matière personnelle) se présentent à bon droit devant elle pour une affaire relevant de sa compétence et lorsque les principes d’equity sont applicables, la Cour fédérale a compétence sur toute demande reconventionnelle soulevée comme défense en equity, même si celle-ci ne relève pas par ailleurs de sa compétence en matière de droit maritime ou d’amirauté. Ainsi, selon eux, il n’est pas utile d’examiner si, en soi, la demande reconventionnelle en l’espèce est suffisamment liée à des activités maritimes pour relever de la compétence du législateur en matière de navigation et de transport maritime.

  1. Les appelants ont reconnu qu’il n’existait pas de précédent ayant tranché cette question, mais ils ont invoqué trois décisions : Innovation and Development Partners /IDP Inc. c. Canada, [1992] A.C.F. no 203 (C.F. 1re inst.); Castlemore Marketing Inc. c. Intercontinental Trade and Finance Corp., 1999 CanLII 8035, [1996] A.C.F. no 302 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Sanofi-Aventis, 2010 CF 182, [2010] A.C.F. no 225, pour affirmer que leur position était au moins défendable si (et seulement si) leur demande reconventionnelle satisfaisait aux critères établis par la jurisprudence pour permettre des moyens de défense fondés sur la compensation en equity, conformément à l’arrêt Holt c. Telford, [1987] 2 R.C.S. 193, 1987 CanLII 18 [Telford].

[49] L’intimée, pour sa part, a adopté le point de vue opposé, que l’on peut résumer ainsi :

  1. Elle a reconnu que la Cour fédérale a une compétence en equity pour les questions qui sont par ailleurs correctement considérées comme relevant de sa compétence;

  2. Elle affirme que l’adoption de la position extrême des appelants, selon laquelle la Cour fédérale a compétence illimitée pour examiner les moyens de défense en equity, ne tient pas compte de l’objectif même des tribunaux spécialisés.

[50] Bien que les parties nous aient invités à définir plus généralement comment la compétence de la Cour fédérale en matière d’equity devrait être évaluée, je ne crois pas qu’il soit judicieux de le faire en l’espèce. Le fait de traiter de cette question en général n’ajouterait rien aux questions à trancher. Il faudrait émettre des conjectures sur la manière dont les réparations et les principes en equity, ayant été appliqués régulièrement par la Cour de l’Échiquier et la Cour fédérale, pourraient soulever des questions semblables de compétence. Le fondement de la compétence de la Cour fédérale varie fortement en fonction de l’objet de l’affaire. Je note que les observations qui nous ont été présentées étaient assez restreintes. Enfin, il serait particulièrement inapproprié de faire de grandes déclarations générales, car, à mon avis, quelle que soit l’approche que l’on adopte en l’espèce, il n’y a qu’une seule conclusion possible : la Cour fédérale n’avait pas compétence.

[51] L’arrêt Wärtsilä a précisé que la Cour fédérale a compétence en matière de services et de pièces fournis à un navire commercial. Il n’est pas contesté que le recours de l’intimée a été dûment porté devant la Cour fédérale.

[52] À mon avis, il ne fait aucun doute non plus que la façon dont on désigne un article sur une facture ne peut pas être déterminante pour savoir si la Cour fédérale a compétence dans un litige. On peut appeler une maison un navire dans un contrat de vente, mais cela ne suffit pas à fonder la compétence de la Cour fédérale sur la vente de cette maison.

[53] Même si l’on ne tient compte que du libellé de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales (ce qui n’est pas déterminant en soi), notre Cour a toujours été d’avis que l’on ne peut interpréter cette disposition de manière à convertir ce qui n’est pas de nature maritime en un recours qui l’est (Harry Sargeant III c. Al-Saleh, 2014 CAF 302, [2014] A.C.F. no 1301 au para. 94).

[54] La question en litige en l’espèce est la validité de transactions qui n’ont absolument rien à voir avec les navires défendeurs des actions réelles. La question de savoir si l’achat de matériel non maritime dans le cadre d’un prétendu système frauduleux a causé une perte aux appelants n’a pas de lien réel avec la navigation ou le transport maritime. Le fait qu’il puisse avoir un lien direct avec les activités de Baffin ou des autres défendeurs personnellement n’a pas d’importance. Les activités commerciales ou sans but lucratif des parties ne constituent pas un lien suffisant. En fait, il est incontestable que, hormis la nature de la défense en equity invoquée par les appelants, la demande reconventionnelle, qu’elle soit présentée en défense ou sous forme de demande reconventionnelle, relève entièrement de la compétence des tribunaux de Terre-Neuve-et-Labrador, où ces questions sont actuellement judiciarisées. C’est pour cette même raison que l’intimée a intenté son recours concernant les articles non maritimes devant les tribunaux de Terre-Neuve-et-Labrador.

[55] Toutefois, cela ne signifie pas que l’intimée ne pourrait pas exercer les droits réels que lui confère la loi en vertu de l’article 43 de la Loi sur les Cours fédérales. C’est d’autant plus vrai que les tribunaux de Terre-Neuve-et-Labrador ne peuvent pas être saisis d’un tel recours.

[56] Je conclus que, conformément à l’approche proposée par l’intimée, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre la demande reconventionnelle.

[57] J’examine maintenant la position des appelants. Ils soutiennent que les principes en equity sont si larges et si fondamentaux qu’ils permettent à la Cour fédérale d’examiner cette défense en equity – laquelle, en soi, n’est pas directement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires – tant que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur la demande principale. Ainsi, l’equity constituerait une source distincte de principes fondamentaux.

[58] Le problème de l’argument des appelants est que ces derniers n’expliquent pas comment il s’inscrit dans le contexte constitutionnel canadien en général. Une question qui ne relève pas des domaines de compétence fédérale énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), réimprimée dans la L.R.C. (1985), appendice II, no 5, ne peut relever de la compétence de la Cour fédérale. Il convient de répéter que les appelants ont admis que les motifs sur le fond à la base de leur défense de compensation en equity ne relèveraient normalement pas de la compétence relative à la navigation et aux bâtiments ou navires. Ils n’ont pas expliqué en quoi l’objet de leur défense de compensation en equity relèverait d’un domaine de compétence fédérale énuméré dans la Loi constitutionnelle de 1867.

[59] L’equity en tant que telle ne peut pas conférer à la Cour fédérale compétence sur une question qui ne relève pas des domaines de compétence fédérale énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867. À mon avis, la seule façon dont l’argument des appelants peut s’inscrire dans le contexte constitutionnel existant est si ceux-ci soutiennent que les principes d’equity font en sorte que la demande reconventionnelle, par sa nature, relève de la compétence fédérale, parce qu’il s’agit d’une question intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires.

[60] Pour que la compensation en equity s’applique, il faut qu’il existe un lien étroit entre la demande reconventionnelle sur laquelle repose ce moyen de défense et la demande de la demanderesse. On pourrait soutenir qu’en raison de ce lien étroit, la demande reconventionnelle pourrait être considérée comme étant intégralement liée à la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Malgré mes sérieuses réserves à l’égard de cet argument, je me contenterai de suivre le raisonnement proposé par les appelants, qui ont reconnu qu’il était essentiel à leur thèse que les critères établis par la jurisprudence soient remplis pour justifier la compensation en equity.

[61] Dans l’arrêt Telford, dans le contexte de la cession d’hypothèques, la Cour suprême du Canada a approuvé le critère de compensation en equity établi par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Coba Industries Ltd. v. Millie’s Holdings (Canada) Ltd. (1985), 65 B.C.L.R. 31, 20 D.L.R. (4th) 689 (C.A.) (Coba Industries) :

[traduction]

1. La partie qui invoque la compensation doit établir qu’il existe un motif en equity de la protéger contre les revendications de son adversaire : Rawson v. Samuel, [1841] Cr. & Ph. 161, 41 E.R. 451 (L.C.).

2. Le motif d’equity susmentionné doit toucher le fondement même de la réclamation du demandeur pour que la compensation soit recevable : … [Br. Anzani (Felixstowe) Ltd. v. Int. Marine Mgmt (U.K.) Ltd., [1980] Q.B. 137, [1979] 3 W.L.R. 451, [1979] 2 All E.R. 1063].

3. Une demande de compensation doit être reliée si clairement avec la réclamation du demandeur qu’il serait manifestement injuste de permettre au demandeur d’exiger le paiement sans qu’on tienne compte de la demande de compensation : … [Fed. Commerce and Navigation Co. v. Molena Alpha Inc., [1978] Q.B. 927, [1978] 3 W.L.R. 309, [1978] 3 All E.R. 1066].

4. Il n’est pas nécessaire que la réclamation du demandeur et la demande de compensation résultent du même contrat : Bankes v. Jarvis, [1903] 1 K.B. 549 (Div. Ct.); Br. Anzani.

5. Les réclamations de sommes non déterminées sont sur un pied d’égalité avec les réclamations de sommes déterminées : [Nfld. v. Nfld. Ry. Co., [1888] 13 App. C. 199 (C.P.)].

(Telford, p. 212, citant Coba Industries) [Non souligné dans l’original.]

[62] Dans l’arrêt Le Didymi, notre Cour, qui exerçait sa compétence en matière maritime, avait adopté la même approche quelques mois avant l’arrêt Telford. La Cour a appliqué les principes tirés de l’arrêt Fed. Commerce, également connu sous le nom de The Nanfri (en particulier dans les passages mentionnés expressément par la suite dans l’arrêt Telford, aux pages 213 et 214), qui, à son avis, étaient conforme aux principes énoncés dans l’arrêt Coba Industries.

Il ressort des arrêts que nous avons déjà mentionnés que l’existence d’un droit à une compensation selon l’equity requiert beaucoup plus que la simple présence d’une demande reconventionnelle. Ainsi que l’a énoncé lord Denning dans un passage déjà cité de l’arrêt The Nanfri, seules peuvent faire l’objet de la compensation fondée sur l’equity « les demandes reconventionnelles fondées sur la même transaction que la demande principale ou étroitement liées à cette transaction » et « attaquant directement les prétentions du demandeur », de sorte qu’il serait « manifestement injuste de lui permettre d’obtenir le paiement demandé sans tenir compte de la demande reconventionnelle ».

(Le Didymi, p. 20)

[63] Ainsi, la compensation en equity exige que la demande reconventionnelle touche au fondement même de la demande de la demanderesse; seules les demandes reconventionnelles qui attaquent directement les prétentions de la demanderesse satisfont au critère applicable. C’est en raison de la nature de ce lien que l’equity ne peut admettre de les séparer : ce serait manifestement injuste.

[64] Cette condition relative au lien étroit doit être remplie même si la fraude civile sous-jacente alléguée ou une autre demande reconventionnelle importante a été correctement établie.

[65] Par conséquent, je suis prête à supposer pour les besoins du présent exercice que, si la demande de compensation en equity en l’espèce est fondée sur une demande reconventionnelle qui touche au fondement même du recours en matière maritime de l’intimée et qui fait obstacle au droit de l’intimée de présenter sa demande, elle pourrait être étroitement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, et la Cour fédérale pourrait avoir compétence pour examiner la demande reconventionnelle.

[66] Toutefois, la demande reconventionnelle des appelants n’est pas suffisamment liée au recours de l’intimée pour que la compensation en equity puisse s’appliquer; par conséquent, elle ne peut être étroitement liée à la navigation et aux bâtiments ou aux navires et la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner la compensation en equity.

[67] Les décisions dans Fed. Commerce, également connu sous le nom de The Nanfri, (sur lequel la Cour suprême du Canada s’est appuyée dans l’arrêt Telford) et Le Didymi illustrent le fait que la condition préalable du lien étroit a été appliquée strictement dans le contexte de transactions maritimes.

[68] Des demandes qui peuvent paraître étroitement liées aux yeux d’une personne connaissant peu le droit maritime – comme des demandes principales et des demandes reconventionnelles découlant du même contrat, en l’occurrence un contrat d’affrètement à temps – ne satisfont toujours pas à l’exigence du lien étroit. En effet, seuls les recours fondés sur des faits ayant privé l’affréteur de l’utilisation du navire touchent au fondement même de la transaction et attaquent directement le droit du propriétaire du navire de réclamer le loyer d’affrètement pour l’utilisation du navire. De même, dans Le Didymi, notre Cour a estimé que les demandes reconventionnelles relatives aux dommages causés au navire et sollicitant des augmentations du fret relativement à l’économie de carburant et à l’utilisation du navire à une vitesse dépassant celle qu’autorisait sa capacité n’attaquaient pas le recours de l’affréteur fondé sur l’allégation selon laquelle il avait été privé de l’utilisation du navire pendant la période en cale sèche. De telles demandes conventionnelles ne pouvaient pas constituer le fondement d’une compensation en equity. Chacune constituait une revendication distincte ne touchant aucunement le recours relatif au loyer; toutefois, la demande de compensation pouvait faire l’objet d’une demande reconventionnelle.

[69] De toute évidence, dans l’affaire Le Didymi, tant la demande que les demandes reconventionnelles portaient sur des questions maritimes directement liées à la navigation et aux bâtiments ou navires. À mon avis, il est assez révélateur qu’il n’y ait pas, à ma connaissance, de décisions publiées au Canada ou au Royaume-Uni dans lesquelles le contexte incluait une demande qui n’était manifestement pas directement liée aux activités maritimes, mais dont il a été allégué ou jugé qu’elle attaquait directement un recours ayant la nature d’un recours en matière de la navigation et de bâtiments ou navires ou qu’elle touchait au fondement même d’un tel recours.

[70] Gardant ces enseignements à l’esprit, je reviens à la présente affaire. Comme je le mentionne plus haut, la demande reconventionnelle des appelants ne porte pas sur des biens ou services fournis à un navire, ni même sur des biens effectivement faussement désignés dans les deux factures en cause. La fausse désignation figurant dans les deux factures produites à l’appui de la demande de l’intimée ne constitue qu’une partie des éléments de preuve apportés pour établir l’existence d’un système frauduleux dont l’objet était d’obtenir des articles non maritimes qui auraient été, selon les allégations des appelants, achetés pour le seul bénéfice de personnes autres que Baffin.

[71] La demande reconventionnelle ne peut tout simplement pas faire obstacle au recours de l’intimée et ne touche pas non plus au fondement même de la demande relative aux biens et services maritimes fournis aux navires. Elle ne satisfait pas aux critères nécessaires pour établir une défense valable fondée sur la compensation en equity. Par conséquent, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner la défense de compensation en equity des appelants, même si l’on suit le raisonnement avancé par ces derniers.

V. Conclusion

[72] Compte tenu de ce qui précède, je propose de rejeter l’appel, avec dépens fixés à la somme convenue de 3 680 $ (tout compris).

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Sylvie E. Roussel, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-257-21

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « INUKSUK I » ET INUKSUK FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION et LES PROPRIÉTAIRES, LES AFFRÉTEURS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE NM « SIVULLIQ » ET REMOY FISHERIES LTD. ET BAFFIN FISHERIES COALITION c. SEALAND MARINE ELECTRONICS SALES AND SERVICES LTD

 

LIEUX DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE RIVOALEN

LA JUGE ROUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Philip J. Buckingham

 

Pour les appelants

 

Gordon S. Campbell

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodland Buckingham

Saint John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

Pour les appelants

 

Aubry Campbell MacLean

Alexandria (Ontario)

Pour l’intimée

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.