Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230705


Dossier : A-115-21

Référence : 2023 CAF 157

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LE ROI

appelant

et

MICROBJO PROPERTIES INC.

DAMIS PROPERTIES INC.

SABEL INVESTMENTS II-A LIMITED

ZAGJO HOLDINGS LIMITED

DEVAMM INVESTMENTS II-A LIMITED

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 février 2023.

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20230705


Dossier : A-115-21

Référence : 2023 CAF 157

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LE ROI

appelant

et

MICROBJO PROPERTIES INC.

DAMIS PROPERTIES INC.

SABEL INVESTMENTS II-A LIMITED

ZAGJO HOLDINGS LIMITED

DEVAMM INVESTMENTS II-A LIMITED

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

INTRODUCTION

[1] La Couronne interjette appel de décisions rendues par la Cour canadienne de l’impôt sous la plume du juge Owen (la Cour de l’impôt) (référence 2021 CCI 24) annulant, selon un seul jeu de motifs, les cotisations émises par la ministre du Revenu national (la ministre) à l’égard de chacune des cinq intimées en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5supp.) (la Loi). La règle générale anti-évitement (RGAÉ) a également été invoquée devant la Cour de l’impôt comme fondement alternatif à la validité des cotisations.

[2] Un seul avis d’appel a été déposé en l’espèce, mais cinq auraient été nécessaires puisque cinq décisions sont en cause (voir les par. 27(1.1) et (2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7). Étant donné qu’il s’agit d’un simple oubli et que les intimées et la Couronne ont procédé dans le cadre de l’instance comme si notre Cour était saisie à bon droit des cinq appels, la Cour a, de son propre chef, traité le dossier comme s’il était composé de cinq appels joints. Les motifs qui suivent les tranchent tous les cinq.

[3] La question en litige est de savoir si la participation des intimées à des opérations avec un tiers visant à les libérer d’une obligation fiscale qui n’a jamais été acquittée a donné lieu à un transfert au sens du paragraphe 160(1) et, dans l’affirmative, si elles traitaient à distance avec ce tiers au moment du transfert. Dans l’éventualité où le paragraphe 160(1) ne permet pas le recouvrement de la totalité de la dette impayée, la Cour devra déterminer si les cotisations peuvent néanmoins être maintenues telles qu’elles ont été émises en vertu de l’article 245 de la Loi.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il y a bel et bien eu transfert et que les intimées et le tiers ne traitaient pas à distance au moment où il a eu lieu. Par conséquent, les intimées sont responsables de la dette fiscale impayée en vertu du paragraphe 160(1), mais seulement jusqu’à concurrence de l’avantage pécuniaire qu’elles ont tiré du transfert. Je suis également d’avis que la RGAÉ ne permet pas le recouvrement du solde de la dette, contrairement aux prétentions de la Couronne. Je propose donc d’accueillir les appels de la Couronne en partie.

[5] Comme devant la Cour de l’impôt, les appels devant notre Cour ont été entendus sur preuve commune et les intimées ont accepté d’être liées par la décision rendue à l’égard de deux d’entre elles, à savoir Microbjo Properties Inc. (Microbjo) et Damis Properties Inc. (Damis) (motifs, par. 2). Les séries d’opérations en question, qui sont décrites en détail dans les exposés conjoints partiels des faits qui figurent à l’annexe des motifs de la Cour de l’impôt, soulignent les deux types de biens qui ont fait l’objet du transfert allégué, à savoir, dans le premier cas, des espèces et, dans l’autre, des espèces et une créance intersociété (motifs, par. 4 à 5). Selon la Cour de l’impôt, il s’agissait d’une distinction sans importance, car les créances intersociétés avaient une valeur égale à leur valeur nominale (motifs, par. 116). L’expression « espèces » ou « somme en espèces » renvoie dans les présents motifs aux deux types de biens. En outre, comme la Cour de l’impôt, nous avons utilisé les sommes en question dans le cas de Microbjo pour illustrer le fonctionnement et l’effet des opérations à l’égard des cinq intimées.

[6] Par souci de commodité, le paragraphe 160(1), tel qu’il était libellé à l’époque du transfert, est reproduit en annexe des présents motifs. Les passages pertinents ont été soulignés.

CONTEXTE

[7] Les cinq intimées sont des sociétés de portefeuille qui détenaient indirectement, par l’intermédiaire d’une participation respective de 99,99 % dans l’une des cinq sociétés de personnes, une partie d’une terre agricole à Brampton, en Ontario (motifs, par. 1). En décembre 2005, les intimées ont chacune convenu de céder leur droit indivis dans la terre agricole à un acheteur qui traitait avec elles à distance. La clôture de la vente était prévue pour le 16 janvier 2006 (motifs, par. 20; exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. e)). La portion du produit de disposition convenu devait générer un revenu total approximant 17 millions de dollars pour les intimées (Énoncé des ajustements daté du 16 janvier 2006 et annexé à l’Accord d’achat et de vente relatif à la terre agricole, dossier d’appel, volume 2, p. 397).

[8] Peu après la signature de l’accord, mais avant la date prévue pour exécuter la vente, Wilshire Technology Corporation (WTC), une société tierce indépendante, a contacté les intimées pour leur faire une proposition détaillée en vertu de laquelle les intimées et WTC (les parties) pourraient tirer un bénéfice du partage des sommes destinées à acquitter l’obligation fiscale des intimées découlant de la vente de la terre agricole (motifs, par. 21, 22, 33 et 42). Il est ressorti de l’instance devant la Cour de l’impôt que WTC avait mis à exécution ce type de proposition avec une cinquantaine d’autres sociétés (motifs, par. 67; mémoire des intimées, par. 41; lettre de l’Agence du revenu du Canada (ARC) à Craig Nerland datée du 8 décembre 2014, dossier d’appel, volume 4, p. 873 à 881; transcription de l’interrogatoire de Craig Nerland, dossier d’appel, volume 6, p. 1575 à 1580).

[9] Le plan exigeait que les intimées réorganisent leurs affaires en transférant leur participation dans leur société de personnes respective à une filiale nouvellement incorporée et à but unique, puis en faisant en sorte que lesdites sociétés de personne vendent la terre agricole. Ce faisant, les espèces obtenues en échange de la terre agricole seraient isolées dans les filiales, tout comme l’obligation fiscale (motifs, par. 44). WTC achèterait par la suite les actions des filiales à un prix excédant substantiellement leur valeur après impôt (motifs, par. 31). Les intimées avaient pour prémisse que l’obligation fiscale des filiales, une fois assumée par WTC, ne serait plus la leur, mais elles s’attendaient à ce que WTC ait l’intention et les moyens d’effacer cette obligation (motifs, par. 47 et 51; voir aussi la transcription de l’interrogatoire de Paul Bleiwas, dossier d’appel, volume 6, p. 1477, lignes 15 à 28 et p. 1478, lignes 1 à 3; ainsi que la transcription du contre-interrogatoire de Paul Bleiwas, dossier d’appel, volume 6, p. 1502, lignes 9 à 28 et p. 1503, lignes 1 à 18).

[10] Les étapes du plan ont toutes été dictées par WTC et présentées aux intimées selon la formule « à prendre ou à laisser » (motifs, par. 50 et 135). Les intimées n’ont pas posé de question (motifs, par. 22 et 34); les seules discussions ayant porté sur le moment de la mise en œuvre. Les étapes du plan se sont déroulées entre les mois de janvier et de décembre 2006 et étaient, par ordre chronologique, la constitution des filiales, le roulement exempt d’impôt des participations dans les sociétés de personnes, la vente de la terre agricole, l’affectation aux filiales du revenu des sociétés de personnes, l’augmentation du capital déclaré des actions, la conclusion d’un accord d’option d’achat d’actions conférant aux intimées le droit d’obliger WTC à acheter leurs actions des filiales pour un prix défini à l’avance, la démission des administrateurs et dirigeants des filiales et leur remplacement par une personne nommée par WTC et, enfin, la vente des actions. Cette dernière étape a eu lieu le 31 décembre 2006, suivant l’exercice de l’option d’achat d’actions par les intimées (motifs, par. 9; voir aussi les exposés conjoints partiels des faits qui sont annexés aux motifs de la Cour de l’impôt).

[11] WTC a insisté pour qu’une période de deux jours sépare le moment où elle prendrait le contrôle des filiales et le moment de la vente des actions, et a nommé son délégué comme seul administrateur et dirigeant dans l’intervalle (motifs, par. 46). Les intimées ne savaient pas ce que ferait WTC avec les filiales durant cette période (motifs, par. 37 et 51). À la lumière de la preuve introduite au procès, les actions prises par WTC durant l’interval incluent le prétendu achat d’un logiciel classé comme bien de la catégorie 12 au moyen d’un billet à ordre d’une valeur de 8,1 millions de dollars et la signature d’une entente de services de commercialisation en vertu duquel le logiciel était censé être exploité (voir, dans le cas de Microbjo, l’Entente d’achat de logiciel datée du 30 décembre 2006 entre Securitas Video Corp. et Microbjo (Chinguacousy) Inc. (la filiale de Microbjo), dossier d’appel, volume 4, p. 882; et l’Entente de services de commercialisation datée du 30 décembre 2006 entre NG Global Marketing Corp. et Microbjo (Chinguacousy) Inc., dossier d’appel, volume 4, p. 898).

[12] Appliquant les valeurs arrondies qui concernent Microbjo à chacune des filiales, ces dernières détenaient, au moment de la vente de leurs actions le 31 décembre 2006, des espèces d’une valeur approximative de 4 millions de dollars et étaient assujetties à une obligation fiscale d’environ 1,3 million de dollars, le tout découlant de la vente de la terre agricole (exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. n), o) et v); motifs, par. 28).

[13] Or, WTC et les intimées ont convenu d’un prix d’achat faisant abstraction de cette obligation fiscale, à savoir 3,3 millions de dollars (exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. m); motifs, par. 31), et de répartir entre elles les sommes qui auraient été autrement disponibles pour payer cette obligation selon un partage 46/54, les intimées obtenant 46 p. 100 et WTC conservant 54 p. 100, soit environ 600 000 $ et 700 000 $ respectivement. Le prix convenu de 3,3 millions de dollars a donné effet à ce partage (motifs, par. 132, note en bas de page 46 et par. 186; exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. i)). La part de WTC s’est retrouvée dans un compte de banque aux Îles Cayman par le biais d’un transfert bancaire complété dans les jours suivant la vente des actions (exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. u)).

[14] Dans leur déclaration de revenu pour leur année d’imposition 2006, les filiales ont réclamé des déductions pour amortissement d’une valeur suffisante pour effacer leur obligation fiscale (exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. y)). Bien que lesdites déclarations devaient être présentées au plus tard en juin 2007, elles ne l’ont pas été avant la fin de l’année 2009 (transcription du contre-interrogatoire de Craig Nerland, dossier d’appel, volume 6, p. 1619, lignes 13 à 28 et p. 1620, lignes 1 à 3).

[15] En novembre 2012, les déductions pour amortissement ont été refusées par le biais de nouvelles cotisations émises à l’égard de chaque filiale (exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. z)). Des avis d’opposition ont été logés (voir les engagements n5 et n6 de la Couronne indiquant que les nouvelles cotisations ont été confirmées par la Division des appels entre 2015 et 2018 : dossier d’appel, volume 5, p. 1181), mais aucune contestation n’a été portée par la suite devant la Cour de l’impôt. En conséquence, l’obligation fiscale de 1,3 million de dollars est devenue une dette fiscale qui, à ce jour, demeure impayée.

[16] En juin 2016, la ministre a émis une cotisation à l’égard de chacune des intimées sur le fondement du paragraphe 160(1) de la Loi, leur réclamant la totalité des impôts impayés des filiales. Les cotisations étaient fondées sur la prémisse qu’un transfert avait eu lieu au moment où les espèces des filiales se sont retrouvées dans les poches des intimées et que la contrepartie offerte par les intimées en échange – les actions des filiales – ne valait rien (réponse modifiée à l’avis d’appel logé par Microbjo, par. 7.54 et 7.56, dossier d’appel, volume 1, p. 176).

[17] Chacune des intimées a ensuite porté en appel sa cotisation. Même si la RGAÉ n’a pas été invoquée au moment de l’établissement des cotisations, la Couronne l’a soulevée dans ses réponses aux avis d’appel.

DÉCISIONS DONT APPEL

[18] La Cour de l’impôt a d’abord analysé l’application du paragraphe 160(1) sans tenir compte de la RGAÉ. Elle s’est attardée à déterminer si tous les critères applicables étaient remplis, à savoir : s’il y avait eu transfert de bien, le cas échéant, si les parties traitaient à distance au moment du transfert et, dans ce cas, si les actions offertes en contrepartie avaient une juste valeur marchande équivalente à celle du bien transféré. Après avoir répondu à chacune de ces questions, la Cour de l’impôt s’est ensuite demandé si l’obligation fiscale impayée avait été effacée par le prétendu abri fiscal mis en place par WTC.

Le transfert

[19] La Cour de l’impôt a d’abord cherché à savoir si un bien avait été transféré des filiales aux intimées « directement ou indirectement au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon », pour reprendre le libellé du paragraphe 160(1) (motifs, par. 117 à 139). Après avoir passé en revue la jurisprudence, elle a conclu que la pierre angulaire de ce libellé général est l’existence d’un [traduction] « lien entre la diminution du patrimoine d’une personne et l’augmentation du patrimoine d’une autre personne » (motifs, par. 131). La Cour de l’impôt a ensuite défini le bien en question comme étant la somme en espèces détenue par les filiales et conclu à l’existence d’un transfert dudit bien, opéré en deux étapes, des filiales à WTC, puis de WTC aux intimées (motifs, par. 132 à 133, 181 et 195 in fine). Plus précisément, ce transfert en deux étapes a débuté au moment où les filiales ont transféré les espèces qu’elles détenaient à WTC, ou en ont ordonné le versement à cette dernière, et s’est terminé lorsque WTC a acquitté le prix d’achat des actions en transférant à nouveau les espèces aux intimées, ou encore lorsqu’elle en a ordonné le versement à ces dernières (moins les 700 000 $ qu’elle a conservés). Ces deux étapes se sont produites immédiatement l’une après l’autre (motifs, par. 138).

La relation à distance et la valeur de la contrepartie

[20] La Cour de l’impôt a ensuite cherché à savoir si les intimées traitaient ou non à distance avec WTC et les filiales au moment du transfert, soit à au moment où WTC a versé le prix d’achat (motifs, par. 148 et 154). La Cour de l’impôt s’est d’abord demandé si les intimées étaient, à ce moment, réputées ne pas avoir traité à distance avec leurs anciennes filiales, en raison du fait qu’elles étaient « liées » au sens de l’alinéa 251(1)a) de la Loi. Elle a conclu que ce n’était pas le cas, expliquant que le transfert avait eu lieu dans la journée du 31 décembre 2006 et que les intimées étaient réputées, en vertu du paragraphe 256(9) de la Loi, avoir cédé le contrôle des filiales au début de cette journée (motifs, par. 155 à 157; voir aussi par. 181 et 184).

[21] Après avoir indiqué qu’il n’y avait « pas […] de preuve portant qu’après le 29 décembre 2006, les [intimées] ont agi de concert avec WTC pour diriger les actes des filiales » (motifs, par. 185), la Cour de l’impôt s’est attardée à déterminer si les intimées traitaient ou non à distance sur le plan factuel avec WTC au moment du transfert (motifs, par. 185 à 202). Après une analyse approfondie de la jurisprudence, dont Swiss Bank Corp. et al. v. Minister of National Revenue, [1971] C.T.C 427, 71 D.T.C. 5235 [Swiss Bank (C. de l’É.)], conf. par 1974 R.C.S. 1144, 72 D.T.C. 6470 [Swiss Bank (C.S.C.)], elle a conclu que [traduction] « le fil conducteur du critère de la relation à distance [en fonction des faits] est le concept d’intérêts indépendants » (motifs, par. 176).

[22] Munie de cette conclusion, la Cour de l’impôt s’est engagée dans une analyse des « risques et [d]es avantages » (motifs, par. 198) en mettant l’accent sur le « bénéfice économique » que les intimées et WTC cherchaient chacune à obtenir (motifs, par. 186 à 187 et 191). WTC cherchait à s’enrichir en achetant les actions des filiales à un prix égal à la valeur des espèces détenues par celles-ci, moins 54 p. 100 de la valeur de leur obligation fiscale (motifs, par. 186). La Cour de l’impôt a conclu que WTC assumait tous les risques inhérents à la mise en place et à l’opération de l’abri envisagé et pouvait espérer gagner 54 p. 100 du montant destiné à payer l’obligation fiscale, soit 700 000 $ (motifs, par. 186 à 187 et 201 à 202).

[23] De leur côté, les intimées cherchaient à s’enrichir en vendant les actions qu’elles détenaient dans les filiales pour un montant excédant leur valeur après impôt, soit par une somme additionnelle de 600 000 $ représentant 46 p. 100 de la valeur de l’obligation fiscale impayée (motifs, par. 31 et 191; voir aussi le par. 309). Ce faisant, les intimées, en plus de se libérer de l’obligation fiscale qui était la leur, s’attendaient à empocher 600 000 $ du même coup.

[24] À partir de ces constats, la Cour de l’impôt a conclu que les intimées traitaient à distance sur le plan factuel avec WTC puisqu’elles avaient agi dans le sens de leurs propres intérêts distincts et indépendants lorsqu’elles ont conclu l’entente (motifs, par. 197; voir aussi le par. 188). Le fait que le bénéfice économique recherché par chaque partie soit calculé en fonction de l’obligation fiscale des filiales ne changeait rien à cette conclusion (motifs, par. 198 in fine; voir aussi le par. 192), ni l’« efficacité douteuse » de l’abri que WTC avait prétendu mettre en place (motifs, par. 187). Plus précisément, ce fait, à lui seul, n’attestait pas l’existence d’une relation non à distance, car « l’impôt » constitue une considération importante dans nombre d’opérations commerciales (motifs, par. 192). En outre, il n’importait guère que les intimées sachent que les sommes qui leur seraient versées provenaient des filiales, parce qu’il est raisonnable pour le vendeur d’un bien d’être indifférent quant à la source du financement de l’achat, « à condition qu’elle soit légale » (motifs, par. 196).

[25] La Cour de l’impôt a également conclu que les opérations étaient structurées de façon à protéger les intérêts distincts et indépendants des parties (motifs, par. 194 in fine; voir aussi par. 185 in fine). À l’appui de cette conclusion, elle a invoqué l’accord d’option d’achat d’actions, lequel, à son avis, « a servi à donner à WTC la possibilité de prendre des mesures dans les filiales tout en protégeant les intérêts des [intimées] » (motifs, par. 346; voir aussi par. 188 et 194). Le fait que le plan prévoyait des étapes pré-vente qui semblaient inhabituelles et qu’elles étaient toutes dictées par WTC n’a pas modifié la conclusion de la Cour de l’impôt à ce sujet, car des parties traitant à distance transigent ainsi dans des circonstances semblables (motifs, par. 188 et 196 à 197). La Cour de l’impôt a étayé cette affirmation à l’aide d’une analogie avec un contrat de location de voiture (motifs, par. 197).

[26] Enfin, la Cour de l’impôt a conclu que sur le plan factuel, les intimées traitaient autant à distance avec les filiales qu’avec WTC au moment du transfert (motifs, par. 203), avec pour conséquence que le paragraphe 160(1) ne pouvait trouver application.

[27] Malgré cette conclusion, la Cour de l’impôt s’est penchée sur la question entourant la juste valeur marchande de la contrepartie (motifs, par. 205). Étant donné sa conclusion selon laquelle les intimées traitaient à distance au moment du transfert, la Cour de l’impôt a jugé que la juste valeur marchande de la contrepartie, à savoir les actions des filiales détenues par les intimées, était « par définition » égale à la somme en espèces transférée aux intimées (motifs, par. 220; voir aussi par. 221).

Le prétendu abri fiscal

[28] La Cour de l’impôt s’est ensuite penché sur la validité du prétendu abri fiscal, mais avant de s’y prononcer, elle a longuement examiné la question de savoir à qui incombait le fardeau de prouver que les nouvelles cotisations refusant les déductions pour amortissement réclamées par les filiales étaient fondées ou non (motifs, par. 222 à 261). Je note que cette analyse est sans conséquence dans le dossier qui nous occupe, car la Cour de l’impôt a conclu sans difficulté, sur le fondement de la preuve et sans égard au fardeau, à l’inexistence de l’abri et cette conclusion n’est pas remise en question dans le cadre des présents appels.

[29] En effet, la Cour de l’impôt a conclu que le [traduction] « prétendu » achat du logiciel – utilisant ce mot ou des mots à teneur semblable à sept reprises (motifs, par. 263 à 268) – n’a pas été effectué dans le cadre d’une entreprise commerciale de bonne foi mise en place par les filiales dans le but de générer un revenu. Au contraire, l’achat a été conclu « uniquement pour permettre aux filiales de réclamer une déduction pour amortissement dans leurs déclarations de revenu T2 afin de réduire l’impôt à payer par les filiales » (motifs, par. 266). Par conséquent, les dettes fiscales existaient toujours malgré le prétendu abri.

[30] En tirant cette conclusion, la Cour de l’impôt a signalé que M. Nerland, la personne désignée par WTC pour agir à titre d’unique administrateur des filiales pendant les trois jours menant au moment du transfert, avait fait preuve « d’un manque frappant de connaissances ou de mémoire » à propos des opérations exécutées par les filiales après la vente de leurs actions à WTC à la fin de 2006 (motifs, par. 262). En fait, M. Nerland ne savait pas pourquoi le plan avait été structuré comme il l’avait été. Tout ce qu’il savait, c’est que tous les participants recevraient de l’argent et que les intimées obtiendraient l’abri qu’elles voulaient (motifs, par. 63 à 64). Il a signé les documents qu’il devait signer, sans rien savoir du logiciel en question ni de son utilité (motifs, par. 60, 69 et 263 à 265). Il a déclaré, à propos du prétendu achat du logiciel, qu’il « ne se souvenait d’aucun paiement » pour acquitter le billet à ordre et qu’il ne « ne pens[ait] pas que les [arrhes] aient jamais changé de mains » (motifs, par. 70 et 263).

[31] La Cour de l’impôt a également souligné le fait que M. Nerland a confirmé à plusieurs reprises que les filiales n’avaient pas d’employés au nom desquels elles devaient effectuer des déductions à la source et qu’elles ne vendaient rien qui aurait pu être visé par la taxe sur les produits et services (TPS). Seul cet état de fait lui a permis de signer les déclarations de revenu des filiales pour 2006, car il se croyait ainsi dégagé de toute responsabilité possible à titre d’administrateur pour les impôts et les taxes impayés (motifs, par. 74 et 265).

[32] En plus du témoignage de M. Nerland, la Cour de l’impôt a renvoyé à des éléments de preuve indépendants démontrant que l’abri en question n’était rien de plus qu’une chimère, dont l’absence de revenu au cours des six ans suivant la constitution des filiales, l’inexistence de rapports de commercialisation de la part du prétendu distributeur du logiciel et le fait que les filiales n’avaient ni compte bancaire, ni employés (motifs, par. 268). Aucune des conclusions tirées par la Cour de l’impôt au soutien du refus des déductions pour amortissement réclamées n’est contestée dans les présents appels et, comme je l’ai noté (voir le par. 15 ci-haut), rien n’indique que les nouvelles cotisations refusant ces déductions ont même été contestées par les filiales devant la Cour de l’impôt.

La RGAÉ

[33] La Cour de l’impôt s’est ensuite demandé si, malgré sa conclusion initiale, l’application de l’article 245 de la Loi pouvait préserver la validité des cotisations. Elle a cherché à savoir si les trois conditions sous-tendant la RGAÉ étaient présentes, soit s’il existait un avantage fiscal (motifs, par. 294 à 301), le cas échéant, si l’avantage fiscal résultait d’une opération d’évitement (motifs, par. 303 à 311) et, dans ce cas, s’il y avait abus de la raison d’être qui sous-tend le paragraphe 160(1) (motifs, par. 314 à 350). À son avis, aucune des conditions n’était remplie en l’espèce.

[34] La Cour de l’impôt a commencé par expliquer que, même si la série d’opérations s’était soldée par plusieurs avantages fiscaux, l’analyse doit être circonscrite à l’avantage fiscal invoqué par la Couronne au soutien de sa thèse, car « le contribuable ne peut se défendre contre une cotisation fondée sur la RGAÉ sans connaître l’avantage fiscal en cause » (motifs, par. 310). Selon elle, l’avantage fiscal consistait en l’évitement de la responsabilité dérivée prévue au paragraphe 160(1) (motifs, par. 294). De l’avis de la Couronne, il aurait été possible et raisonnable d’organiser différemment les opérations de manière à ce que les filiales distribuent leurs espèces par voie de dividendes aux intimées, auquel cas le transfert qui en aurait résulté serait tombé sous le coup du paragraphe 160(1) (motifs, par. 295).

[35] La Cour de l’impôt a fait observer que, dans pareil scénario, les intimées auraient été contraintes de constituer les filiales et d’en conserver la propriété (motifs, par. 296 in fine). Elle a ensuite rejeté en ces termes l’avantage ainsi décrit : « [s]oit les filiales ont été créées et vendues à WTC, soit elles n’ont pas été créées. Ces deux circonstances ne sont pas alternatives, mais sont mutuellement exclusives » (motifs, par. 299).

[36] La Cour de l’impôt était également d’avis que la Couronne n’avait pas démontré l’existence d’une opération d’évitement. Selon elle, ni la série ni aucune des opérations la constituant n’avait pour objet d’éviter l’application du paragraphe 160(1) (motifs, par. 307 à 308).

[37] La Cour de l’impôt a ensuite examiné l’objet et l’esprit du paragraphe 160(1), concluant qu’il s’agissait « de [vérifier] les transferts de biens entre personnes ayant un lien de dépendance (et certaines autres) et de percevoir des bénéficiaires du transfert le moindre du montant dû par l’auteur du transfert en vertu de la LIR et du montant par lequel le bénéficiaire est enrichi par le transfert » (motifs, par. 337).

[38] Étant donné ses conclusions précédentes selon lesquelles le transfert a été effectué entre parties traitant à distance et que la contrepartie versée était égale à la juste valeur marchande du bien transféré, la Cour de l’impôt a jugé que l’objet et l’esprit du paragraphe 160(1) n’avaient pas été contrecarrés (motifs, par. 343 et 350). Elle en est donc arrivée à la conclusion que la RGAÉ ne s’appliquait pas en l’espèce (motifs, par. 355).

[39] Enfin, la Cour de l’impôt a fait valoir qu’il aurait été plus judicieux pour la ministre d’invoquer le paragraphe 160(1) à l’égard de WTC plutôt que des intimées. À son avis, les efforts de recouvrement de la ministre ont échoué non pas en raison de lacunes attribuables au paragraphe 160(1), mais parce qu’elle a poursuivi la mauvaise personne (motifs, par. 204, 219, 309, 350 et 352).

[40] Par conséquent, la Cour de l’impôt a accueilli les appels et réduit à néant les montants cotisés (motifs, par. 356).

THÈSES DES PARTIES

La Couronne

[41] La Couronne soutient que la Cour de l’impôt a erré lorsqu’elle a conclu que le paragraphe 160(1), interprété seul ou à la lumière de la RGAÉ, ne s’appliquait pas en l’espèce. Faisant d’abord abstraction de la RGAÉ, la Couronne prétend que la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit en jugeant qu’elle était appelée à déterminer si les intimées traitaient ou non à distance seulement « [à] la fin de la dernière étape » du transfert (mémoire de la Couronne, par. 47, citant les motifs, par. 148). Cette erreur l’aurait menée à faire fi de [traduction] « faits d’une importance cruciale pour l’analyse » (mémoire de la Couronne, par. 47; voir aussi par. 57 et 61), soit, entre autres, du fait que les opérations avaient comme seul but l’évitement de l’impôt sur un gain économique substantiel et, par conséquent, étaient dépourvues de tout but commercial (mémoire de la Couronne, par. 1, 17, 61, 63, 71 et 121). À l’audience devant nous, l’avocat de la Couronne est allé plus loin et a affirmé que, pour WTC, [traduction] « il s’agissait de rien de plus qu’une structure fiscale conçue, publicisée [et] promue afin de dépouiller les actifs [des filiales] avant de s’en aller, et d’empocher une partie de l’argent » (transcription de l’audience d’appel du 9 février 2023, de 03:15:41 à 03:15:54).

[42] La Couronne soutient que la Cour de l’impôt a également commis une erreur lorsqu’elle a conclu que « la notion d’“opération commerciale ordinaire” n’est pas utile » à l’étape de l’analyse portant sur la relation à distance, car le caractère commercial d’une opération n’est pas [traduction] « une caractéristique nécessaire d’une opération effectuée à distance » (mémoire de la Couronne, par. 48, citant les motifs, par. 178; voir aussi par. 62 à 64).

[43] La Couronne maintient que si la Cour de l’impôt n’avait pas commis ces erreurs, elle aurait été tenue de conclure que les intimées traitaient à distance sur le plan factuel avec WTC et les filiales puisque [traduction] « les intimées et WTC ont agi de concert et dans le même intérêt (c.-à-d. se partager le bénéfice que constitue l’impôt évité), pour mener les négociations ou dicter la conduite des filiales » (mémoire de la Couronne, par. 61).

[44] En ce qui a trait au caractère adéquat de la contrepartie donnée, la Couronne affirme que la Cour de l’impôt a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la juste valeur marchande des actions était équivalente à la somme transférée en échange (mémoire de la Couronne, par. 68 à 71). Selon elle, le rejet par la Cour de l’impôt de l’avis d’expert non contesté produit par les intimées sur la juste valeur marchande des actions des filiales (établie à 2,7 millions de dollars, soit une valeur équivalant à la somme en espèces que détenait les filiales moins leur obligation fiscale impayée) n’était pas justifié (mémoire de la Couronne, par. 72). Elle maintient qu’aucun acheteur traitant à distance ne conviendrait d’un prix d’achat faisant fi d’une obligation fiscale dont il héritera (mémoire de la Couronne, par. 73).

[45] Selon la Couronne, il s’ensuit que le paragraphe 160(1) s’applique et que les intimées sont responsables de la dette fiscale jusqu’à concurrence de l’excédent de la valeur du bien transféré sur celle de la contrepartie offerte, soit 600 000 $ (mémoire de la Couronne, par. 75).

[46] Peu de temps avant la date prévue de l’audience devant notre Cour, la Couronne a demandé l’autorisation de faire valoir un nouvel argument qui démontre, selon elle, que les intimées sont aussi responsables du solde de l’obligation fiscale, soit 700 000 $. Plus précisément, la Couronne allègue que la Cour de l’impôt a commis une erreur en concluant que l’expression « contrepartie donnée pour le bien » qui figure au paragraphe 160(1) signifie une « contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert pour le bien, peu importe qui reçoit cette contrepartie » (observations écrites supplémentaires de la Couronne, par. 1, citant les motifs, par. 209). Pour être validement donnée, une contrepartie doit [traduction] « être versée à l’auteur du transfert ou à son profit » (observations écrites supplémentaires de la Couronne, par. 1). Étant donné que la contrepartie a été donnée à WTC et qu’aucune portion de celle-ci n’a été versée aux filiales ou à leur profit, il s’ensuit qu’aucune considération n’a validement été donnée et que la responsabilité dérivée des intimées en vertu du paragraphe 160(1) s’étend à l’ensemble de la dette fiscale impayée des filiales, à savoir 1,3 million de dollars (observations écrites supplémentaires de la Couronne, par. 16).

[47] S’appuyant sur la RGAÉ, la Couronne ajoute que, peu importe le sort de son nouvel argument, le paragraphe 160(1), lorsqu’interprété à la lumière de son objet et de son esprit, autorise le recouvrement du solde de 700 000 $ auprès des intimées, sans égard à la limite fixée au sous-alinéa 160(1)e)(i) (mémoire de la Couronne, par. 76). Plus précisément, elle soutient que les intimées ont procédé à la série d’opérations de concert avec WTC afin d’éviter ou de réduire leur responsabilité en vertu du paragraphe 160(1) (mémoire de la Couronne, par. 94 et 108). Elle affirme également qu’il en a résulté un abus, puisque l’objet et l’esprit du paragraphe 160(1) consistent à protéger le fisc contre toute vulnérabilité susceptible de découler de transferts qui ont lieu sans contrepartie adéquate entre personnes ne traitant pas à distance (mémoire de la Couronne, par. 112). Soulignant l’importance de [traduction] « préserver le droit de recouvrement de l’ARC » (mémoire de la Couronne, par. 116), la Couronne affirme qu’une contrepartie donnée doit être jugée inadéquate dès lors qu’elle [traduction] « se solde par le dépouillement intentionnel des actifs d’un débiteur fiscal au préjudice du fisc » (mémoire de la Couronne, par. 117). Il s’ensuit, selon la Couronne, que la raison d’être qui sous-tend le paragraphe 160(1) serait contrecarrée si les intimées se voyaient créditer la contrepartie qu’elles ont donnée à WTC puisque les opérations ont été structurées en vue de dépouiller les filiales de leurs actifs et de laisser en plan le percepteur d’impôt (mémoire de la Couronne, par. 120 à 123).

Les intimées

[48] Les intimées s’en remettent aux motifs de la Cour de l’impôt en ce qui a trait à l’application du paragraphe 160(1), qu’il soit interprété seul ou à la lumière de la RGAÉ. Elles ajoutent que, de toute façon, les cotisations auraient dû être annulées au motif qu’il n’y a pas eu de transfert de bien, direct ou indirect. En effet, les intimées soutiennent que la Cour de l’impôt a commis une erreur manifeste et dominante en omettant de tenir compte du fait que les espèces détenues par les filiales ont été remplacées par une créance d’une valeur équivalente payable par WTC, de sorte qu’aucun dépouillement ou diminution des actifs des filiales n’a eu lieu (mémoire des intimées, par. 66 à 67 et 73). Comme un prêt ne donne pas lieu à un transfert, les intimées font valoir que le premier transfert identifié par la Cour de l’impôt ne s’est jamais concrétisé (mémoire des intimées, par. 68 à 72 et 75).

[49] En ce qui a trait à la nature de la relation entre les parties, les intimées soutiennent qu’en attaquant la conclusion de la Cour de l’impôt selon laquelle les parties traitaient à distance, la Couronne ne fait qu’inviter notre Cour à apprécier de nouveau la preuve et à en tirer la conclusion inverse (mémoire des intimées, par. 35 à 45). Or, il ressort clairement de la preuve que les parties souhaitaient chacune réaliser un profit (mémoire des intimées, par. 39 et 60).

[50] WTC pour sa part a fait preuve [traduction] « d’ingéniosité » pour réduire ou supprimer l’obligation fiscale des filiales (mémoire des intimées, par. 40). Loin de jouer le rôle d’une partie accommodante, elle a effectué des opérations semblables avec une cinquantaine d’autres sociétés (mémoire des intimées, par. 40 à 41; voir aussi le par. 8 ci-haut). Quant aux intimées, elles étaient assurées de réaliser un profit en exerçant l’option d’achat d’actions qui leur avait été conférée (mémoire des intimées, par. 44). Elles ont réalisé un gain financier et n’ont pris aucune mesure pour [traduction] « éviter le paiement d’impôt par les filiales »; c’est plutôt WTC qui a agi dans ce dessein (mémoire des intimées, par. 42, citant les motifs, par. 200).

[51] En ce qui a trait à la valeur de la contrepartie donnée, les intimées soutiennent qu’elle était fonction de la « prime » que WTC était disposée à payer au vu des risques et des avantages que présentaient les opérations (mémoire des intimées, par. 53 in fine). Selon les intimées, puisque l’entente est intervenue entre des parties traitant à distance, la Cour de l’impôt a eu raison de ne pas ajouter foi à leur propre preuve d’expert quant à la juste valeur marchande des actions au moment du transfert (mémoire des intimées, par. 51 à 62). Elles affirment n’avoir déposé cet élément de preuve que par précaution, afin de limiter leur responsabilité dans l’éventualité où il aurait été conclu qu’elles ne traitaient pas à distance avec WTC (mémoire des intimées, par. 63).

[52] Quant au nouvel argument avancé par la Couronne, les intimées maintiennent qu’il est dénué de fondement et demandent – invoquant Canada c. Global Equity Fund Ltd., 2012 CAF 272, [2013] D.T.C. 5007 [Global Equity] (par. 40) – que les dépens liés à la requête de la Couronne leur soient adjugés, peu importe l’issue des présents appels (observations écrites des intimées sur la requête, par. 15 à 19).

[53] Finalement, les intimées souscrivent aux motifs de la Cour de l’impôt par lesquels elle rejette les arguments de la Couronne basés sur la RGAÉ et précisent qu’aucune des conditions énoncées à l’article 245 de la Loi n’est remplie. Elles ajoutent que même si WTC et elles avaient réussi à éviter leur responsabilité dérivée découlant du paragraphe 160(1) comme le soutient la Couronne dans ses observations en lien avec la RGAÉ, il n’a pas été démontré que cela a résulté d’une opération d’évitement ni que la raison d’être de cette disposition a été contrecarrée (mémoire des intimées, par. 88 à 120). Les intimées insistent sur le fait que ce résultat ne montre pas que le paragraphe 160(1) est en soi lacunaire, mais démontre plutôt que la ministre aurait dû poursuivre WTC afin de recouvrer la dette fiscale (mémoire des intimées, par. 102 et 120).

ANALYSE

La norme de contrôle

[54] Les erreurs de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou mixtes de fait et de droit ne peuvent être écartées en l’absence d’une erreur manifeste et dominante, à moins qu’il n’existe une question de droit isolable (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8, 10 et 36).

Y a-t-il eu transfert?

[55] La Cour de l’impôt a conclu à l’existence d’un transfert entre les filiales et les intimées, mais sa forme était, à son avis, « sans conséquence » (motifs, par. 134), ce qui a créé une certaine ambiguïté. Je suis d’accord avec les intimées pour dire que, selon l’analyse de la Cour de l’impôt, deux transferts distincts ont eu lieu – d’abord entre les filiales et WTC et ensuite entre WTC et les intimées (motifs, par. 132 à 133, 181, 183 et 195 in fine) – et que [traduction] « le paragraphe 160(1), lorsqu’interprété correctement, exige que l’on donne effet à chaque transfert » (observations écrites supplémentaires des intimées, par. 14).

[56] En effet, le paragraphe 160(1) s’applique aux transferts successifs en traitant le bénéficiaire du premier transfert comme étant l’auteur du deuxième transfert dès lors qu’il est débiteur d’une obligation fiscale soit seul ou solidairement avec l’auteur du premier transfert (voir le sous-alinéa 160(1)e)(ii) de la Loi dans sa version en vigueur le 31 décembre 2006 qui dispose que la valeur de l’obligation solidaire du bénéficiaire et de l’auteur du transfert inclut tout « montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi »; voir aussi Jurak c. Canada, 2003 CAF 58, 57 D.T.C. 5145, par. 1). En l’espèce, la Cour de l’impôt a conclu que le bien des filiales est d’abord passé des filiales à WTC, puis de WTC aux intimées au moyen de deux transferts successifs. Il s’ensuit que les intimées peuvent être tenues solidairement responsables de l’obligation fiscale des filiales, mais seulement dans la mesure où les conditions d’application du paragraphe 160(1) sont d’abord remplies à l’endroit de WTC.

[57] À ce sujet, les intimées soutiennent que le paragraphe 160(1) ne peut s’appliquer au premier transfert. Plus particulièrement, elles affirment que la Cour de l’impôt, en tirant la conclusion contraire, a négligé le fait que les espèces payées à même les filiales ont été remplacées par un prêt d’une somme équivalente consenti par WTC, comme en fait foi l’entrée intitulée [traduction] « comptes débiteurs » dans les livres comptables des filiales (mémoire des intimées, par. 73, citant les motifs, par. 52). Comme il est bien établi qu’un prêt ne donne pas lieu à un transfert, les intimées affirment que la Cour de l’impôt a commis une erreur en faisant fi de cette créance et en concluant à l’existence du premier transfert.

[58] La Cour de l’impôt n’a commis aucune telle erreur. La question de savoir si l’entrée consignée dans le livre comptable reflétait ou non une véritable créance était au cœur des débats devant la Cour de l’impôt, la Couronne étant d’avis que si une créance avait effectivement été inscrite, elle était destinée à ne jamais être payée (motifs, par. 95 à 96). La Cour de l’impôt, après avoir noté, d’une part, que M. Nerland ne se rappelait pas si la créance existait et, d’autre part, que la cession exécutée par les filiales en faveur de WTC ne mentionnait aucune contrepartie offerte par cette dernière (motifs, par. 53 et 78), a accepté la thèse de la Couronne selon laquelle il n’y a pas eu de prêt (motifs, par. 133, 136 et 138 à 139; voir aussi le par. 352). Le dossier étaye sans réserve cette conclusion, et rien ne permet aux intimées de prétendre que la Cour de l’impôt a fait fi de la preuve en la tirant.

[59] Comme l’a conclu la Cour de l’impôt, puisque le premier transfert a eu lieu sans contrepartie et que WTC et les filiales étaient, à ce moment, des personnes liées au sens de l’alinéa 251(1)a) de la Loi, il s’ensuit que la responsabilité dérivée de WTC à l’égard de l’obligation fiscale impayée des filiales est engagée (motifs, par. 349 à 350). La question de savoir si les intimées sont également responsables dépend d’une deuxième question, soit celle de savoir si elles traitaient à distance avec WTC au moment du deuxième transfert.

Les intimées traitaient-elles à distance avec WTC?

[60] Les intimées et WTC n’étaient pas « liées » au sens de l’alinéa 251(1)a) au moment du deuxième transfert. Dans un tel cas, l’alinéa 251(1)c) prévoit que « la question de savoir si des personnes non liées entre elles [traitent à distance] à un moment donné est une question de fait ». La question à trancher est donc celle de savoir si les intimées et WTC traitaient ou non à distance sur le plan factuel au moment du deuxième transfert.

- Les faits pertinents

[61] J’observe d’emblée que, si la Cour de l’impôt a raison d’affirmer que la question à trancher est celle de savoir si WTC et les intimées traitaient à distance « à un moment donné » (motifs, par. 182, citant l’alinéa 251(1)c)), en l’occurrence au moment du transfert, il demeure que tous les faits qui affectent la relation à cette époque, y compris ceux entourant les opérations précédant la vente, doivent être pris en considération. Comme l’explique la Cour suprême du Canada dans Canada c. McLarty, 2008 CSC 26, [2008] 2 R.C.S. 79 [McLarty] (par. 61; voir aussi Swiss Bank (C. de l’É.), p. 438) : « [b]ien qu[e] [...] l’analyse soit au départ centrée sur l’opération intervenue entre [les parties], il faut prendre en considération la totalité des circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait ou non un lien de dépendance entre le contribuable acquéreur et le vendeur ». Il n’y a donc aucun fondement à l’affirmation selon laquelle, pour préserver la certitude et la prévisibilité des [traduction] « règles sur les relations », les tribunaux doivent faire abstraction de faits qui affectent la relation telle qu’elle existe au moment du transfert pour la seule raison qu’ils se sont produits dans le passé, à un moment où les filiales étaient juridiquement sous le contrôle des intimées (motifs, par. 182).

[62] Les intimées ont fait valoir l’argument additionnel voulant que le législateur, en ayant recours à une présomption dans la modification apportée récemment à l’article 160 (voir le nouveau par. 160(5) de la Loi édicté en vertu du par. 38(4) de la Loi d’exécution de l’énoncé économique de l’automne 2022, L.C. 2022, c. 19), a signalé qu’en l’absence de cette fiction, les faits qui se sont produits quand les parties ne traitaient pas à distance ne jouent pas dans l’analyse servant à déterminer si elles traitaient à distance sur le plan factuel au moment du transfert. Je ne suis pas d’accord. On ne saurait présumer que les nouvelles dispositions modifient ou confirment l’état antérieur du droit (voir Canada c. Oxford Properties Group Inc., 2018 CAF 30, [2018] 6 C.T.C. 1, par. 46 et 86, renvoyant aux par. 45(2) et (3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21; voir aussi Canada c. Remai, 2009 CAF 340, [2009] D.T.C. 5188 [Remai], par. 24). De plus, la jurisprudence faisant autorité, incluant McLarty et Swiss Bank (C. de l’É.), exprime sans équivoque qu’aucun fait susceptible d’avoir un effet sur la relation au moment du transfert ne doit être ignoré aux fins de l’application du paragraphe 160(1) tel qu’il se lisait avant cette modification. Il s’ensuit que cette modification, dans la mesure où elle influe sur la question précise qui nous occupe, ne peut se lire que comme une mesure qui confirme l’état antérieur du droit.

- Les opérations

[63] Suivant le plan proposé par WTC et conformément aux attentes des parties, la totalité des sommes versées aux intimées et à WTC devait être tirée du produit de 4 millions de dollars découlant de la vente de la terre agricole (motifs, par. 195). Comme le plan prévoyait que les filiales ne disposent d’aucun autre actif (motifs, par. 44) et que les sommes distribuées devaient provenir de celles qui devaient servir à acquitter l’obligation fiscale impayée des filiales, il s’ensuit qu’à défaut d’un abri fiscal, cette obligation ne serait pas acquittée.

[64] Les parties ont convenu que les intimées toucheraient 600 000 $ (46 p. 100) des sommes qui auraient servi à acquitter l’obligation fiscale s’établissant à 1,3 million de dollars, et que WTC toucherait le solde, 700 000 $ (54 p. 100). Ces sommes et l’obligation fiscale correspondante sont les seuls chiffres qui importent dans l’analyse qui suit puisque la valeur des actions données en contrepartie était au moins égale à 2,7 millions de dollars, soit 4 millions de dollars en espèces moins l’obligation fiscale de 1,3 million de dollars.

[65] Les intimées se sont effectivement débarrassées d’une obligation fiscale de 1,3 million de dollars contre un paiement de 700 000 $ envers WTC et ont empoché la différence, soit 600 000 $. La réponse à la question de savoir si les intimées peuvent conserver cette différence dépend de la question préalable de savoir s’ils ont engagé leur responsabilité dérivée en vertu du paragraphe 160(1), conclusion qui, à son tour, dépend de l’existence ou non d’une relation à distance entre elles et WTC au moment du transfert. Il s’agit là de la question dont était saisie la Cour de l’impôt.

- Les erreurs de la Cour de l’impôt

[66] Chose étrange, la Cour de l’impôt a conclu que les parties avaient chacune obtenu le bénéfice économique qu’elles recherchaient dans le cadre de son analyse ayant mené à sa conclusion sur la relation à distance (motifs, par. 198 et 203). Bien qu’il puisse s’agir d’une malencontreuse erreur, la Cour de l’impôt ne pouvait en toute logique conclure que les intimées ont réussi à obtenir leur part du paiement avant d’avoir d’abord tranché la question de la relation à distance, puisque la question de savoir si les intimées ont obtenu ce qu’elles recherchaient dépend du sort réservé à la question de la relation à distance.

[67] Au-delà de cette erreur, le problème fondamental dans l’analyse portant sur la relation à distance tient du fait que la Cour de l’impôt a tenu pour acquis que le plan proposé par WTC a été mis en œuvre par les parties dans l’expectative que le plan était susceptible d’effacer l’obligation fiscale découlant de la vente de la terre agricole. À la lumière du témoignage de M. Nerland et des conclusions de fait tirées par la Cour de l’impôt, il n’existait aucune telle possibilité.

[68] En effet, les constats dévastateurs de la Cour de l’impôt à propos du prétendu abri fiscal démontrent sans équivoque qu’il n’était rien de plus qu’un moyen de donner au plan proposé par WTC un semblant de légitimité (motifs, par. 262 à 268; voir aussi le compte rendu du témoignage de M. Nerland, par. 63 à 64, 69 à 72 et 74 à 79). Entre autres, la Cour de l’impôt a conclu ce qui suit (motifs, par. 266) :

[…] l’achat présumé de logiciels par les filiales n’a pas été effectué dans le cadre d’une entreprise commerciale de bonne foi entreprise par les filiales, mais uniquement pour permettre aux filiales de demander une déduction pour amortissement dans leurs déclarations de revenus T2 afin de réduire l’impôt à payer par les filiales à la suite de la vente des terres agricoles. [Non souligné dans l’original.]

En tirant cette conclusion, la Cour de l’impôt a reconnu que les âmes dirigeantes de WTC n’entendaient pas mettre sur pied une véritable entreprise au sein de laquelle le prétendu logiciel pourrait être exploité (voir l’al. 1102(1)c) du Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., c. 945). Leur unique objectif consistait à respecter l’engagement contractuel de WTC en vertu duquel les filiales déposeraient des déclarations de revenu T2 qui démontreraient le recours à un abri fiscal et WTC fournirait aux intimées copie des déclarations faisant état de l’amortissement réclamé (voir l’Accord d’option d’achat d’actions daté du 29 décembre 2006 entre WTC et Microbjo, clause 6.7, dossier d’appel, volume 2, p. 520). Fait révélateur, ces déclarations constituaient le seul élément du prétendu abri que les intimées étaient autorisées à vérifier en vertu du contrat; tel que le précise la Cour de l’impôt, l’accès à toute autre information portant sur la mise en œuvre du prétendu abri fiscal ne leur était pas permis (motifs, par. 261).

[69] Les conclusions de la Cour de l’impôt quant à la véritable nature de l’abri fiscal sont incontestables au vu du témoignage de M. Nerland, qui « [l]orsqu’on lui a demandé pourquoi il était nécessaire d’aller au-delà de la vente des logiciels, [...] a affirmé qu’il ne savait pas et qu’il ne se souvenait pas » (motifs, par. 64). Il a aussi indiqué qu’il avait accepté d’agir à titre d’unique administrateur des filiales à la condition qu’elles ne fassent aucune vente et n’engagent aucun employé, car il ne voulait pas risquer d’engager sa responsabilité pour des déductions à la source ou de la TPS non versées. Ces conditions ont été acceptées quand il a été nommé administrateur en décembre 2006, avec pour conséquence que les filiales ne pouvaient avoir envisagé d’exploiter elles-mêmes le prétendu logiciel (transcription du contre-interrogatoire de Craig Nerland, dossier d’appel, volume 6, p. 1616, lignes 23 à 28, p. 1617, lignes 1 à 8, p. 1618, lignes 13 à 28 et p. 1619, lignes 1 à 3; motifs, par. 74 et 265).

[70] De plus, M. Nerland n’était pas au courant de l’entente de services de commercialisation en vertu de laquelle le logiciel devait être commercialisé par un tiers (motifs, par. 71 à 72 et 264). Il a même affirmé que bien qu’un billet à ordre d’une valeur de 8,1 millions de dollars ait été émis pour l’achat du logiciel, il ne croyait pas que des fonds quelconques aient effectivement changé de mains (motifs, par. 77 et 263).

[71] Il ressort clairement du témoignage de M. Nerland et des conclusions de la Cour de l’impôt qu’en dépit des affirmations en ce sens, WTC n’envisageait aucun abri fiscal réel. Bien que WTC ait « pris des mesures » (motifs, par. 187; voir aussi par. 200 à 201), ces dernières étaient tout au plus éphémères et avaient pour unique objet de permettre aux filiales de déposer des déclarations de revenu qui étayent l’utilisation du prétendu abri. Du point de vue de WTC, la prétendue « stratégie fiscale » (motifs, par. 353) consistait à rien de plus que dépouiller les filiales des espèces qu’elles détenaient, mettre la main sur sa partie du paiement, laisser le plus d’années possible s’écouler avant que les autorités fiscales puissent réaliser que l’obligation fiscale s’était transformée en dette fiscale (voir par. 14 à 15 ci-haut) et laisser en plan le percepteur d’impôt.

[72] Aussi étrange que cela puisse paraître, bien qu’une conclusion voulant que le plan ait été validement entrepris aurait disposé des cinq appels, la Cour de l’impôt n’a pas examiné cette question avant la toute fin de ses motifs, soit après avoir conclu que les parties traitaient à distance (motifs, par. 203 et 261 in fine à 268). En effet, la Cour de l’impôt a procédé à l’analyse portant sur la relation à distance à partir de la prémisse que WTC avait de bonne foi tenté de supprimer l’obligation fiscale des filiales. Elle a conclu que WTC assumait le « risque fiscal » (motifs, par. 186, 201 à 202 et 204) et qu’en conséquence, WTC devait trouver un moyen d’effacer l’obligation fiscale des filiales si elle voulait préserver sa part du paiement (motifs, par. 193). Au vu de la preuve, rien de la sorte n’avait cours en ce qui concerne WTC.

[73] Lorsque questionné sur la raison pour laquelle la Cour de l’impôt n’a pas tenu compte des conclusions qu’elle a tirées sur la véritable nature du plan de WTC dans son analyse portant sur la relation à distance, l’avocat des intimées a été incapable de fournir une quelconque explication (voir la transcription de l’audience d’appel du 9 février 2023, de 01:58:22 à 02:02:33). Il est en effet difficile d’expliquer pourquoi la Cour de l’impôt a effectué son analyse de cette façon, bien qu’elle ait souligné le fait que les lacunes fondamentales du plan n’étaient pas pertinentes aux fins de l’analyse portant sur la relation à distance parce que ces lacunes ne seraient devenues évidentes qu’avec le recul, après plusieurs années, bien après le moment du transfert (motifs, par. 187; voir aussi par. 353). J’accepte que cela puisse être vrai pour les intimées, mais certainement pas pour WTC et ses âmes dirigeantes.

[74] En ne tenant pas compte de la véritable nature du plan, la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit. En effet, comme l’a expliqué la Cour suprême dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, 144 D.L.R. (4e) 1 (par. 39 et 41), un tribunal qui fait abstraction de la preuve que le droit l’oblige à prendre en considération commet une erreur de droit. À cet égard, la tâche qui incombe au tribunal lorsqu’il procède à une analyse portant sur la relation à distance en fonction des faits consiste à apprécier la nature précise de la relation entre les parties au moment du transfert. Par conséquent, rien ne justifie que l’on fasse abstraction de la perspective de l’une ou l’autre des parties dans l’exécution de cette tâche. Ceci est d’autant plus vrai au vu du fait que WTC était le cerveau derrière le plan et qu’elle seule en connaissait ses véritables tenants et aboutissants.

[75] Il convient de noter à cette étape-ci de l’analyse que bien que l’état d’esprit des parties soit essentiel à la composante de l’analyse portant sur la relation à distance, il demeure que le paragraphe 160(1) s’applique de façon objective, de sorte que le sort de l’obligation qu’il impose ne dépend pas de la question de savoir si les parties étaient bien intentionnées ou non lorsqu’elles se sont lancées dans les opérations prévues par le plan (Eyeball Networks Inc. c. Canada, 2021 CAF 17 [Eyeball Networks], par. 39; Wannan c. Canada, 2003 CAF 423, 57 D.T.C. 5715, par. 3).

[76] Au vu de la véritable nature du plan, la suggestion de la Cour de l’impôt selon laquelle la ministre aurait dû invoquer le paragraphe 160(1) à l’encontre de WTC plutôt qu’à l’encontre des intimées semble, avec beaucoup d’égard, plutôt naïve (motifs, par. 204; voir aussi par. 219, 309, 350 et 352). Bien que la ministre était bel et bien libre de poursuivre l’une ou l’autre des parties, rien ne permet de croire un seul instant que WTC et ses âmes dirigeantes auraient laissé derrière elles des actifs au Canada à la portée du percepteur d’impôt (voir, par exemple, l’exposé conjoint partiel des faits dans le cas de Microbjo, par. u), où il est indiqué que la part du paiement versée à WTC a été acheminée à l’étranger dans un compte de banque situé aux Îles Cayman en janvier 2007, quelques jours après les opérations; voir aussi l’engagement no 7 de la Couronne indiquant que WTC n’a pas fait l’objet d’une cotisation fondée sur l’art. 160, car elle a agi à titre de simple relais : dossier d’appel, volume 5, p. 1181). Il est important de noter que la ministre ne pouvait savoir que l’obligation fiscale des filiales était devenue une dette fiscale reconnue avant 2014 ou 2015, lorsque les filiales, après avoir déposé leur déclaration de revenu deux ans en retard et s’être opposées aux nouvelles cotisations, ont abandonné leur droit d’appel auprès de la Cour de l’impôt (voir le par. 15 ci-haut). Il est révélateur qu’à ce jour, environ 17 ans après les faits, le dossier tel que constitué devant nous ne révèle toujours pas qui se cache derrière WTC (voir la transcription de l’audience d’appel du 9 février 2023, de 01:49:44 à 01:50:45, où l’avocat des intimées informe la Cour que la personne qui, à la connaissance des intimées, dirigeait WTC, Robert J. MacRae (voir le mémoire des intimées, par. 8; motifs, par. 40 et 59), était dans les faits non pas un dirigeant de WTC, mais un conseiller externe).

[77] Lorsque le stratagème est analysé du point de vue de WTC (comme il se doit étant donné qu’elle l’a conçu et mis en œuvre sans que les intimées puissent même poser des questions quant à sa nature), il devient évident que le « bénéfice économique » que chacune des parties cherchait à tirer serait financé par de l’argent qui ne leur appartenait pas. Tel qu’il est démontré ci-dessous, cette conclusion revêt une importance déterminante dans l’analyse portant sur la relation à distance en fonction des faits.

- L’analyse portant sur la relation à distance en fonction des faits

[78] L’objet du critère de la relation à distance est de vérifier si la relation entre des cocontractants est telle que les tribunaux peuvent en dégager l’assurance que les modalités de l’entente sont « le reflet d’opérations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans le sens de leurs intérêts distincts » (Swiss Bank (C.S.C.), p. 1152; McLarty, par. 43; Remai, par. 34). Une telle assurance ne peut être obtenue à moins que les parties non seulement cherchent à s’enrichir, mais effectuent leurs opérations avec leurs propres biens ou leur propre argent, avec pour conséquence que ce qui est en jeu est leur propre patrimoine. La nature humaine étant ce qu’elle est, cette combinaison de facteurs rend possible la présence de la tension qui mène chaque partie à [traduction] « chercher à obtenir les modalités les plus avantageuses possible pour elle-même » (Minister of National Revenue v. Kirby Maurice Company Limited., 58 D.T.C. 1033, [1958] C.T.C. 41 (C. de l’É.), p. 1037). C’est la présence de cette tension qui fournit l’assurance que les modalités de l’entente sont le reflet d’opérations commerciales ordinaires.

[79] On peut en trouver une illustration convaincante dans l’arrêt de la Cour suprême Swiss Bank (C.S.C.), où il était question de savoir si des prêteurs non résidents traitaient ou non à distance avec un emprunteur canadien sous le régime de la division 106(1)b)(iii)(A) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148 (aujourd’hui la division 212(1)b)(i)(A) de la Loi). La Cour suprême s’est demandé si la relation prêteur-emprunteur présentait « l’assurance que le taux d’intérêt sera le reflet d’opérations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans le sens de leurs intérêts distincts » (Swiss Bank (C.S.C.), p. 1152). Elle a conclu que ce n’était pas le cas, car l’emprunteur était « esclave des intérêts » des prêteurs et que, par conséquent, il n’y avait aucune tension en jeu (Swiss Bank (C.S.C.), p. 1151). Des arrêts ultérieurs ont réitéré la nécessité qu’une telle tension existe en exigeant la présence des « forces ordinaires du marché » (Canada c. GlaxoSmithKline Inc., 2012 CSC 52, [2012] 3 R.C.S. 3, par. 1) ou de « sauvegarde[s] commerciale[s] » (Petro-Canada c. Canada, 2004 CAF 158, 58 D.T.C. 6329 [Petro-Canada], par. 59) avant que l’existence d’une relation à distance puisse être reconnue.

[80] La question de savoir si cette tension est présente dans une situation donnée, et à quel degré, s’examine à la lumière des faits pertinents (McLarty, par. 62) et de la disposition spécifique de la Loi en vertu de laquelle la question est posée (Keybrand Foods Inc. c. Canada, 2020 CAF 201 [Keybrand Foods], par. 35; voir aussi par. 46). Tout comme la disposition en question dans Swiss Bank (C.S.C.) avait pour objet de contrer la manipulation des taux d’intérêt, le paragraphe 160(1) vise à contrer la manipulation des prix dans le cadre des transferts de biens entre personnes ne traitant pas à distance. Comme l’a affirmé notre Cour, le paragraphe 160(1) « a pour objet de supprimer pour le fisc toute vulnérabilité découlant d’un transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance fondé sur une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés » (Eyeball Networks, par. 44, citant Canada c. 9101-2310 Québec Inc., 2013 CAF 241, [2013] D.T.C. 5170, par. 60; voir aussi Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166, [2019] 5 C.T.C. 1, par. 3).

[81] En l’espèce, il est vrai que WTC et les intimées cherchaient à s’enrichir et avaient, du moins en théorie, des intérêts divergents quant au partage du paiement. Toutefois, comme elles se partageaient non pas leur propre argent, mais des sommes qui devaient servir à payer une obligation fiscale destinée à devenir une dette fiscale, le partage convenu ne fournit pas l’assurance qu’il est le reflet d’opérations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans le sens de leurs intérêts distincts. Plus précisément, la tension qui fournit cette assurance n’existait pas comme elle aurait existé si les parties avaient transigé avec leur propre argent.

[82] La meilleure illustration de cette tension grandement atténuée se trouve dans l’analyse même des « risques et [des] avantages » de la Cour de l’impôt. Cette dernière a affirmé à bon droit qu’en acquérant les filiales, WTC assumait la totalité du risque fiscal qu’elles comportaient (motifs, par. 186, 201 à 202 et 204) et, malgré ceci, WTC a dicté un partage des avantages en parts à peu près égales. À première vue, aucune partie traitant à distance, assumant tous les risques et agissant selon la croyance que son propre argent est en jeu n’aurait accepté, voire imposé un tel partage (voir, à titre de comparaison, Keybrand Foods, par. 66, citant Petro-Canada, par. 55).

[83] La Cour de l’impôt n’a pas confronté cette anomalie quant au prix. Elle a reconnu que WTC a, « [p]our ses propres raisons » (motifs, par. 201), sous-évalué l’obligation fiscale des filiales, mais ne s’est pas demandé pourquoi; elle a tout simplement conclu, étant donné la conclusion qu’elle avait déjà tirée selon laquelle les parties traitaient à distance, que le prix auquel elles ont transigé était « par définition » le reflet de la juste valeur marchande (motifs, par. 220; voir aussi par. 221). À la face même de l’analyse de la Cour de l’impôt, ce prix ne tenait pas la route.

[84] Le fait qu’une entente soit conclue à un prix très éloigné de celui auquel il est légitime de s’attendre étant donné les risques assumés et les avantages convoités peut constituer une indication probante du fait que les parties ne traitent pas à distance (Keybrand Foods, par. 68; Remai, par. 34). Pour être parfaitement clair, le fait que le caractère approprié du prix figure dans la « deuxième partie » du paragraphe 160(1) plutôt que dans sa « première partie », comme l’a observé la Cour de l’impôt (motifs, par. 104 et 106), n’est pas un motif pour faire abstraction des anomalies importantes concernant le prix dans l’analyse portant sur la relation à distance en fonction des faits. Après tout, la manipulation des prix est la préoccupation même que le critère de la relation à distance a pour but de contrecarrer en vertu de cette disposition.

[85] Bien qu’il existe des circonstances pouvant expliquer des anomalies de prix, comme lorsque, par exemple, une partie a été tout simplement plus maligne que son cocontractant, rien de tel ne peut expliquer le prix déséquilibré en l’espèce. De toute évidence, le fait que les parties se soient partagé de l’argent qui ne leur appartenait pas et qu’elles croyaient pouvoir s’enrichir sans risquer leur propre patrimoine a eu pour effet de supprimer l’une des sauvegardes fondamentales qui est inhérente à une relation à distance.

[86] De plus, dès lors que les intimées, séduites par l’idée de transformer une obligation fiscale cristallisée en bénéfice inattendu au moyen de ce qu’elles croyaient être un exercice dépourvu de risque, ont consenti au plan de WTC, elles sont devenues les instruments par lesquels WTC, agissant comme le cerveau de l’affaire, mettrait la main sur les 1,3 million de dollars, les isolerait avec le reste des espèces détenues par les filiales et les partagerait avec les intimées selon le ratio dicté. Contrairement à ce qu’affirme la Cour de l’impôt, aucune portion de l’entente contractuelle ne diminue l’état de servilité des intimées.

[87] À cet égard, la Cour de l’impôt a conclu que l’accord d’option d’achat d’actions démontre que les intimées ont agi dans leurs propres intérêts indépendants du début à la fin (motifs, par. 185 in fine, 188 et 194), mais cet accord prouve exactement le contraire. À l’instar des autres modalités du plan, l’accord d’option d’achat d’actions a été imposé par WTC; il était « toujours » inclus dans le stratagème proposé par WTC (motifs, par. 62), car personne – incluant les intimées – n’aurait accepté de transférer le contrôle des filiales à WTC tout en demeurant l’actionnaire principal sans avoir conclu un tel accord (motifs, par. 32, 47 et 188). En effet, devenir partie prenante au plan sans cet accord équivaudrait à confier les clés de sa maison à un parfait étranger sans aucune manière de s’assurer que le mobilier demeure en place. En tout respect, l’accord d’option d’achat d’actions a été inclus dans le plan par WTC, car sans lui, ce plan n’aurait jamais pu être vendu. Il s’agit plutôt d’une manifestation additionnelle de l’état de servilité total des intimées.

[88] La Cour de l’impôt a aussi eu recours à une analogie avec un contrat de location de voiture pour affirmer que les ententes non négociables et sans question posée ne sont pas inhabituelles (motifs, par. 197). Toutefois, il y a des distinctions fondamentales entre les deux situations : premièrement, le prix de la location est payé par le client à même son propre argent et, deuxièmement, peu importe le degré d’asymétrie de pouvoir entre une entreprise de location de voitures et sa clientèle, la seconde ne devient jamais l’instrument de la première comme en l’espèce.

[89] Enfin, bien que je sois d’accord avec la Cour de l’impôt lorsqu’elle affirme que « [l]e fait que le rendement économique [soit] déterminé par rapport à une dette fiscale » ne révèle pas forcément l’existence d’une relation non à distance (motifs, par. 198 in fine; voir aussi par. 192), il demeure que des questions surgissent nécessairement à propos de la nature à distance ou non de la transaction lorsque la valeur ajoutée envisagée par les promoteurs du plan est tirée du non-paiement d’une obligation fiscale destinée à se transformer en dette fiscale et que le prix conclu est manifestement à côté de la cible lorsqu’il est analysé à la lumière de considérations financières usuelles.

[90] Somme toute, l’absence de la tension caractéristique des relations à distance expliquée par le fait que les parties partageaient des sommes qui ne leur appartenaient pas et révélée par la part disproportionnée du paiement réservée aux intimées ainsi que par leur volonté à toute épreuve d’obtempérer aveuglément à chacune des conditions imposées par WTC afin de l’obtenir m’amène à conclure que les intimées ne traitaient pas à distance avec WTC sur le plan factuel au moment du transfert.

La juste valeur marchande de la contrepartie donnée

[91] La tâche de déterminer la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par les intimées en vertu de l’alinéa 160(1)e) n’est pas en litige puisque les intimées ont reconnu que, dans l’hypothèse où elles ne traitaient pas à distance avec WTC, la juste valeur marchande des actions qu’elles ont offertes en contrepartie devait être réduite de 600 000 $, soit de 3,3 millions de dollars à 2,7 millions de dollars (observations orales des intimées, dossier d’appel, volume 6, p. 1716, lignes 7 à 28 et p. 1717, lignes 1 à 7). Cette admission cadre avec l’opinion de leur propre expert (motifs, par. 81) et est conforme à la jurisprudence qui établit sans équivoque que l’acheteur à distance des actions d’une société soustrait toute obligation fiscale de cette société pour en déterminer la valeur (626468 New Brunswick Inc. c. Canada, 2019 CAF 306, par. 39, renvoyant à Deuce Holdings Ltd. c. Canada, 51 D.T.C. 921, [1998] 1 C.T.C. 2550 (CCI), par. 30 et 32).

[92] Donnant effet à la limite prévue à l’alinéa 160(1)e), les intimées sont donc responsables de la dette fiscale impayée des filiales jusqu’à concurrence de 600 000 $, soit la somme la moins élevée entre l’avantage pécuniaire dérivé du transfert et la dette fiscale impayée de 1,3 million de dollars (les sous-al. 160(1)e)(i) et 160(1)e)(ii) respectivement).

Le solde de 700 000 $ peut-il être recouvré auprès des intimées?

- Le nouvel argument de la Couronne

[93] Invoquant son nouvel argument, la Couronne soutient que la Cour de l’impôt a conclu à tort que l’expression « contrepartie donnée pour le bien » qui figure au paragraphe 160(1) signifie « la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert pour le bien, peu importe qui reçoit cette contrepartie » (observations écrites supplémentaires de la Couronne, par. 1, citant les motifs, par. 209). Selon la Couronne, la contrepartie doit [traduction] « être versée à l’auteur du transfert ou à son profit » (observations écrites supplémentaires de la Couronne, par. 1). Comme aucune portion de la contrepartie donnée par les intimées n’a été versée aux filiales ou à leur profit, il s’ensuit que la contrepartie n’a pas été validement donnée aux fins du paragraphe 160(1). En conséquence, la responsabilité dérivée des intimées s’accroîtrait au plein montant établi par les cotisations, soit 1,3 million de dollars.

[94] En faisant valoir cet argument, la Couronne ne tient pas compte du fait que l’affaire concerne deux transferts successifs (voir les par. 55 à 59 ci-haut) et que celui dont il est question en l’espèce comportait une contrepartie, à savoir les actions des filiales, qui ont été transférées des intimées, à titre de bénéficiaires du transfert, à WTC, à titre d’auteur du transfert.

[95] En outre, rien ne permet de conclure qu’il faut faire abstraction de la contrepartie à moins qu’elle n’ait été versée à l’auteur du transfert ou à son profit. Le sous-alinéa 160(1)e)(i) mentionne une « contrepartie donnée » et non une « contrepartie reçue ». Les mots « contrepartie donnée » ont été ajoutés en 1983 au moment où l’application du paragraphe 160(1) a été élargie au-delà des transferts entre les membres d’une même famille (Loi no 2 modifiant la législation relative à l’impôt sur le revenu, L.C. 1980-81-82-83, c. 140, art. 107 (projet de loi C-139)). Avant cette modification, la responsabilité dérivée prévue par le paragraphe 160(1) se limitait au moindre du montant représenté par l’obligation fiscale de l’auteur du transfert et de la valeur monétaire du bien transféré, sans égard à la contrepartie donnée en échange. Le projet de loi C-139 a eu pour effet de limiter la responsabilité du bénéficiaire du transfert « au montant dont la juste valeur marchande du bien à la date du transfert dépasse la juste valeur marchande de toute contrepartie donnée pour le bien » (Notes explicatives au projet de loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, 32e législature, 1re session, décembre 1982, art. 107). Dans ce contexte, le recours aux mots « contrepartie donnée » plutôt que « contrepartie reçue », tels qu’ils apparaissaient dans la version précédente de la Loi, ne peut que traduire un choix délibéré du législateur révélant son intention de limiter la responsabilité dérivée des bénéficiaires de transfert à l’avantage pécuniaire qu’ils tirent du transfert (voir, à titre de comparaison, Eyeball Networks, par. 67 à 68).

[96] La tentative de la Couronne de recouvrer le solde de 700 000 $ auprès des intimées à l’aide de ce nouvel argument doit donc être rejetée.

- La RGAÉ

[97] La Couronne persévère dans sa tentative de recouvrer le solde de 700 000 $ auprès des intimées en invoquant la RGAÉ. Plus précisément, la Couronne prétend que les intimées ont participé au plan principalement afin d’éviter leur responsabilité dérivée découlant du paragraphe 160(1) et de permettre ce même résultat à l’égard de WTC en ce qui a trait à la part du paiement qu’elle a reçue. Selon la Couronne, le fait que les intimées aient réussi à dépouiller les filiales de leurs actifs pour leur bénéfice et celui de WTC frustre la raison d’être qui sous-tend le paragraphe 160(1). En conséquence, la Couronne prétend que la ministre devrait être en mesure de recouvrer des intimées la totalité de la dette fiscale impayée, sans égard à la limite prévue à l’alinéa 160(1)e).

[98] L’argument de la Couronne en lien avec la RGAÉ pose problème, car la prémisse factuelle sur laquelle il repose se bute directement à la conclusion de la Cour de l’impôt voulant que les intimées n’aient pas effectué les opérations dans le but d’éviter l’application du paragraphe 160(1) (motifs, par. 307 à 308). En tirant cette conclusion, la Cour de l’impôt a accepté le témoignage de M. Bleiwas selon lequel, d’une part, des abris fiscaux légitimes et capables d’effacer l’obligation fiscale des filiales existaient à l’époque où le plan a été présenté aux intimées et, d’autre part, que ces dernières ont consenti au plan en pensant sincèrement (mais sans en avoir fait la vérification) que WTC envisageait la mise en place d’un tel abri (transcription du contre-interrogatoire de Paul Bleiwas, dossier d’appel, volume 6, p. 1502, lignes 9 à 28 et p. 1503, lignes 1 à 18; motifs, par. 51). La Couronne n’a même pas tenté de démontrer l’existence d’une erreur manifeste et dominante à ce chapitre et je n’en détecte aucune.

[99] La tentative de la Couronne de recouvrer le solde de 700 000 $ auprès des intimées en invoquant la RGAÉ doit donc être également rejetée.

DISPOSITIF

[100] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais les cinq appels en partie et, rendant les jugements que la Cour de l’impôt aurait dû rendre, je renverrais les cotisations à la ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que les intimées sont redevables de la dette fiscale des filiales jusqu’à concurrence de l’excédent de la somme en espèces ou de la somme en espèces et de la créance intersociété qui leur ont été transférées sur la juste valeur marchande de la contrepartie qu’elles ont donnée en retour, soit 605 290 $ dans le cas de Microbjo, 644 217 $ dans le cas de Damis, 385 350 $ dans le cas de Zagjo Holdings Limited, 598 714 $ dans le cas de Sabel Investments II-A Limited et 377 835 $ dans le cas de Devamm Investments II-A Limited.

[101] La Couronne et les intimées ayant chacune eu gain de cause à part presque égale, elles devraient assumer leurs frais respectifs devant les deux instances.

[102] Avant de conclure, je prends note du fait que les intimées, invoquant Global Equity, ont réclamé une adjudication spéciale des dépens à l’égard de ceux engagés afin de répondre à la requête présentée par la Couronne pour faire valoir son nouvel argument. Je ne suis pas disposé à accéder à une telle demande, car le nouvel argument de la Couronne, contrairement à ceux invoqués dans l’affaire Global Equity (par. 33 et 36 à 40), avait été plaidé dans son entièreté devant la Cour de l’impôt (voir les observations orales de la Couronne, dossier d’appel, volume 6, p. 1800, lignes 3 à 28 et p. 1801, lignes 1 à 3; et les observations orales des intimées (alors les appelantes), dossier d’appel, volume 6, p. 1740, lignes 27 à 28 et p. 1741, lignes 1 à 9). Par conséquent, il était possible de l’examiner sur la foi de la preuve au dossier et, au surplus, les intimées n’ont eu qu’à réitérer ce qu’elles avaient déjà plaidé devant la Cour de l’impôt.

« Marc Noël »

juge en chef

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


ANNEXE

160 (1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

160 (1) Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

(a) the person’s spouse or common-law partner or a person who has since become the person’s spouse or common-law partner,

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

(b) a person who was under 18 years of age, or

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

(c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

les règles suivantes s’appliquent :

the following rules apply:

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

(d) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay a part of the transferor’s tax under this Part for each taxation year equal to the amount by which the tax for the year is greater than it would have been if it were not for the operation of sections 74.1 to 75.1 of this Act and section 74 of the Income Tax Act, chapter 148 of the Revised Statutes of Canada, 1952, in respect of any income from, or gain from the disposition of, the property so transferred or property substituted therefor [sic], and

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(e) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

(ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act in or in respect of the taxation year in which the property was transferred or any preceding taxation year,

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

[Non souligné dans l’original.]

but nothing in this subsection shall be deemed to limit the liability of the transferor under any other provision of this Act.

[Emphasis added.]


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-115-21

APPEL DE CINQ JUGEMENTS MODIFIÉS RENDUS PAR LE JUGE JOHN R. OWEN LE 26 MARS 2021 DANS LES DOSSIERS 2016‑4783(IT)G, 2016‑4785(IT)G, 2016‑4787(IT)G, 2016‑4788(IT)G ET 2016‑4789(IT)G.

DOSSIER :

A-115-21

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LE ROI C. MICROBJO PROPERTIES INC., DAMIS PROPERTIES INC., SABEL INVESTMENTS II-A LIMITED, ZAGJO HOLDINGS LIMITED, DEVAMM INVESTMENTS II-A LIMITED

 

 

lieu de l’audience :

Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience :

le 9 février 2023

 

motifs du jugement :

le juge en chef NOËL

 

y ont souscrit :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

DATE :

LE 5 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS

Perry Derksen

Laura Zumpano

Eric Brown

 

pour l’appelant

Jacob Yau

Yves St-Cyr

Caroline Harrell

pour les intimées

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Shalene Curtis-Micallef

sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour l’appelant

Dentons Canada s.r.l., S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

 

pour les intimées

 

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