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Date : 20230616


Dossiers : A-122-23 (dossier principal)

A-123-23

A-124-23

Référence : 2023 CAF 141

Présente : LA JUGE GOYETTE

ENTRE :

MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN

appelant (intimé incident)

et

9616934 CANADA INC.

9501894 CANADA INC.

9849262 CANADA INC.

intimées (appelantes incidentes)

Décidé sans comparution des parties sur la base du dossier écrit.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 16 juin 2023.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20230616


Dossier : A-122-23 (dossier principal)

A-123-23

A-124-23

Référence : 2023 CAF 141

Présente : LA JUGE GOYETTE

ENTRE :

MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN

appelant (intimé incident)

et

9616934 CANADA INC.

9501894 CANADA INC.

9849262 CANADA INC.

intimées (appelantes incidentes)

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE GOYETTE

[1] Le ministre du Patrimoine canadien (ministre) sollicite, par requête déposée le 12 mai 2023, le sursis du jugement de la Cour fédérale (2023 CF 432) porté en appel devant cette Cour. Pour les raisons qui suivent, le sursis est refusé.

I. Contexte

[2] Le paragraphe 124.5(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la Loi) prévoit qu’une société a droit à un crédit d’impôt à l’égard de sa dépense de main-d’œuvre relativement à une « production cinématographique ou magnétoscopique canadienne » (production admissible). Le paragraphe 125.4(1) renvoie au Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C. c. 945 (Règlement) pour la définition de production admissible. Cette définition exclut la production qui est « de la publicité » : para. 1106(4) et al. 1106(1)b) du Règlement. Une production qui est de la publicité n’est donc pas admissible au crédit d’impôt.

[3] Par ailleurs, pour avoir droit au crédit d’impôt, une société doit déposer avec sa déclaration de revenu un « certificat de production cinématographique ou magnétoscopique canadienne » (certificat). Ce certificat est délivré par le ministre à l’égard d’une production admissible : voir définition de « certificat » au paragraphe 125.4(1) de la Loi. À cet égard, le paragraphe 125.4(7) de la Loi prévoit que le ministre publie des lignes directrices sur les circonstances dans lesquelles les conditions énoncées dans la définition de certificat sont remplies et précise que ces lignes directrices ne sont pas des textes réglementaires. En 2017, le ministre a publié des lignes directrices (lignes directrices 2017) lesquelles indiquent qu’une production constitue de la publicité, notamment lorsque plus de 15% de la durée consiste à vanter les mérites d’un ou de plusieurs produits, services, événements, organisations ou entreprises.

[4] En 2016 et 2017, chacune des intimées a présenté une demande de certificat à l’égard de sa production. Le 21 décembre 2018, le ministre a transmis aux intimées son avis de refus de délivrer les certificats sollicités. Le ministre s’est dit d’opinion que les productions constituent de la publicité car elles sont de la nature d’infopublicités dans lesquelles au-delà de 15% de la durée est constituée de logos et segments mettant l’accent sur les avantages et points positifs des caractéristiques de croisières ou complexes hôteliers.

[5] Les intimées ont présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre.

[6] La Cour fédérale a tout d’abord déterminé que le ministre a erré dans son interprétation du mot « publicité » de l’alinéa 1106(1)b) du Règlement en incorporant dans cette disposition un paramètre lequel ne s’y trouve pas; « la barre de 15% » prévue dans les lignes directrices 2017. Pour arriver à cette détermination, la cour s’est appuyée sur la décision Canada (Procureur général) c. Zone3-XXXVI inc., 2016 CAF 242. Dans cette affaire, cette Cour a déclaré qu’il appartient au législateur, et non au ministre, de qualifier une production le rôle du ministre étant de s’assurer que la production n’est pas visée par une exclusion.

[7] De surcroît, la Cour fédérale a noté l’impression d’arbitraire que lui a laissée l’application de la barre de 15% à la preuve devant elle. La cour a ajouté que le traitement réservé à d’autres productions, quoique non pertinent pour les fins de sa décision, lui a également laissé une impression d’arbitraire.

[8] Enfin, la Cour fédérale a considéré qu’en ne traitant pas de certains arguments avancés par les intimées, la décision du ministre ne satisfait pas aux exigences de motivation et rationalité intrinsèque dont discute la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9] Pour les raisons précitées, la Cour fédérale a conclu que le refus du ministre de délivrer les certificats est une décision déraisonnable laquelle ne fait pas partie des issues pouvant se justifier au regard des faits, et surtout au regard de la Loi et du Règlement. La cour a donc accueilli la demande de contrôle judiciaire et a retourné le dossier au ministre pour une nouvelle détermination.

[10] Tel que mentionné, le ministre a interjeté appel à notre Cour. Par voie de requête, il demande qu’il soit sursis au jugement rendu par la Cour fédérale jusqu’à ce que notre Cour ait tranché l’appel.

II. Analyse

[11] Il n’y a pas de désaccord entre les parties sur le test applicable dans les circonstances. Pour obtenir le sursis sollicité, le ministre doit convaincre la Cour qu’il existe une question sérieuse à trancher, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis demandé lui est refusé et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis : RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 à la p. 334 [RJR-MacDonald]. Le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments précités est fatal : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Ishaq, 2015 CAF 212 au para. 15 [Ishaq]; Canada (Santé) c. Glaxosmithkline Biologicals S.A., 2020 CAF 135 au para. 9 [Glaxosmithkline].

A. Question sérieuse à trancher

[12] En ce qui concerne l’existence d’une question sérieuse à trancher, le seuil est très faible. Il suffit pour le ministre de démontrer que la requête n’est « ni futile ni vexatoire » : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lebon, 2013 CAF 18 au para. 10.

[13] On comprend de l’avis d’appel et des représentations écrites que l’appel soulève trois questions, à savoir : la Cour fédérale a-t-elle erré en 1) n’accordant pas une déférence suffisante au ministre; 2) comparant les productions en cause avec d’autres productions et omettant d’examiner l’analyse du ministre; et 3) interprétant l’arrêt Vavilov.

[14] Les intimées ne sont pas d’accord avec l’interprétation que le ministre donne à la décision de la Cour fédérale et présentent des arguments au soutien de cette décision. Partant, elles considèrent que les trois questions soulevées par l’appel ne sont pas sérieuses.

[15] Pour le moment, il n’est pas question de se prononcer sur le bien-fondé de la décision de la Cour fédérale, ni sur le bien-fondé des positions des parties. Il suffit de déterminer si, à la lumière du dossier qui m’a été soumis, je peux conclure que l’appel du ministre est futile ou vexatoire. Comme je ne peux arriver à une telle conclusion, le premier élément pour accorder le sursis est satisfait.

B. Préjudice irréparable

[16] Le préjudice irréparable est celui qui ne peut être quantifié du point de vue pécuniaire ou celui auquel il ne peut être remédié, généralement parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre : RJR-MacDonald à la p. 341.

[17] S’appuyant sur l’affidavit de M. Scott White, directeur du Bureau de certification des produits audiovisuels canadiens du ministère du Patrimoine canadien, le ministre allègue que le jugement de la Cour fédérale a deux effets. Le premier est de condamner le seuil de 15% sur lequel le ministre se fonde pour déterminer si une production constitue de la publicité. Le deuxième effet est de réduire la discrétion du ministre quant à l’interprétation de ce qui constitue de la « publicité ». Selon le ministre, ces effets font en sorte qu’en attendant que cette Cour se prononce sur l’appel, il risque de devoir trancher non seulement les demandes de certificats des intimées, mais toutes les demandes de certificats en adoptant une interprétation plus restrictive du mot « publicité ». Ainsi, si cette Cour renverse le jugement de première instance, il y a un risque 1) que certaines productions aient obtenu entre-temps un certificat alors qu’elles constituent de la publicité, 2) qu’il règne une iniquité entre les productions selon la date à laquelle elles auront été examinées, et 3) qu’il y ait confusion dans l’industrie de la production cinématographique canadienne. Ce triple risque constitue le préjudice irréparable identifié par le ministre.

[18] Les intimées répondent qu’en retournant le dossier au ministre pour une nouvelle détermination sans se prononcer sur leur demande de déclarer nulle et sans effet la définition de « publicité » contenue dans les lignes directrices 2017, le jugement ne devrait pas avoir de conséquences sur les demandes de certificat soumises par d’autres producteurs. Cela est d’autant plus vrai que la Cour fédérale a conclu que l’interprétation du mot « publicité » se trouvant au Règlement ne fait pas partie des issues possibles pouvant se justifier « au regard des faits et du droit » et que les faits dont il est question sont ceux relatifs aux demandes de certificat des intimées, non ceux relatifs aux autres demandeurs de certificat. De plus, en ce qui a trait aux conséquences du jugement de la Cour fédérale sur la nouvelle détermination que le ministre devra effectuer dans le présent dossier, les intimées évoquent la possibilité que cette Cour ait tranché l’appel avant qu’une nouvelle détermination soit effectuée.

[19] Les intimées notent une faille importante dans la position du ministre : d’une part, celui-ci argumente que le préjudice irréparable découle de la condamnation du seuil de 15% par la Cour fédérale et d’autre part, il allègue que la définition de publicité contenue dans les lignes directrices 2017, laquelle définition inclut le seuil de 15%, n’a pas d’effet contraignant. Comme le soulignent les intimées, si le seuil de 15% n’a pas d’effet contraignant, la décision de la Cour fédérale à l’égard de ce seuil ne peut causer un préjudice irréparable. C’est la conclusion à laquelle est arrivée cette Cour devant une situation des plus similaires : Ishaq au para. 20.

[20] Les intimées soumettent que le préjudice irréparable allégué par le ministre est hypothétique et spéculatif. À ce sujet, les intimées dénotent l’utilisation du mot « risque » dans les représentations du ministre et déplorent l’absence de preuve claire et crédible de préjudice requise par la jurisprudence : Glaxosmithkline aux para. 15-16; Haché c. Canada, 2006 CAF 424 au para. 11; Fortius Foundation c. Canada (National Revenue), 2022 CAF 176 au para. 32 [Fortius]. Selon les intimées, l’affidavit au soutien de la requête du ministre s’apparente à l’affidavit en cause dans Glaxosmithkline où il fut décidé que le préjudice irréparable allégué par l’appelant dans cette affaire était « essentiellement argumentatif et conjectural » : Glaxosmithkline aux para. 21 et 36.

[21] Enfin, les intimées rappellent qu’un préjudice irréparable ne peut reposer sur les conséquences ordinaires et inhérentes découlant d’un jugement de première instance : Fortius aux para. 29-32. Elles ajoutent que le fait que le ministre doive rendre une nouvelle décision dans le présent dossier est une conséquence normale comme c’était le cas dans Glaxosmithkline (voir paragraphe 35) et que cette conséquence n’a pas empêché cette Cour de conclure à l’absence de préjudice irréparable dans cette affaire.

[22] Je suis d’accord avec les arguments des intimées quant à l’absence de préjudice irréparable sauf en ce qui a trait aux conséquences du jugement de la Cour fédérale sur les demandes de certificat soumises par d’autres producteurs. À mon avis, les autres producteurs n’hésiteront pas à se fonder sur le jugement de la Cour fédérale s’ils considèrent que ce jugement appuie leurs prétentions. Cela dit, il s’agit d’une conséquence ordinaire et inhérente d’un jugement de première instance et non pas d’un préjudice irréparable.

[23] De plus, il m’appert opportun d’ajouter les commentaires suivants au soutien de ma conclusion selon laquelle le triple risque allégué par le ministre ne constitue pas un préjudice irréparable.

[24] Premièrement, j’ai examiné les observations du ministre en réplique. Je ne peux les accepter comme appuyant la preuve d’un préjudice irréparable.

[25] Deuxièmement, la Cour fédérale n’a pas ordonné au ministre de délivrer un certificat aux intimées. Plutôt, elle lui a retourné le dossier pour qu’il fasse une nouvelle détermination « au regard de la [Loi] et du Règlement » : para. 67 du jugement de la Cour fédérale. Dans les circonstances, je n’arrive pas à concevoir comment un tel dispositif peut causer préjudice, encore moins un préjudice irréparable.

[26] Troisièmement, en supposant que le jugement de la Cour fédérale mène à un préjudice, plus précisément à la délivrance de certificats « sans droit » tel que le soutient le ministre, il semble que le paragraphe 125.4(6) de la Loi permettrait de remédier à ce préjudice. Ce paragraphe prévoit en effet que le ministre peut révoquer un certificat « s’il ne s’agit pas d’une production cinématographique ou magnétoscopique canadienne », c’est-à-dire une production admissible. Le paragraphe 124.5(6) prévoit aussi qu’advenant une révocation, le certificat est réputé ne jamais avoir été délivré. Il s’ensuit que si cette Cour tranchait l’appel en faveur du ministre après que celui-ci ait délivré des certificats « sans droit », le ministre pourrait révoquer lesdits certificats sur la base que les productions à l’égard desquelles ils ont été délivrés ne sont pas admissibles. Sous réserve de l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, une telle révocation permettrait à la ministre du Revenu national de réclamer le remboursement des crédits d’impôt. Le paragraphe 124.5(6) réduit donc à une possibilité très faible le risque qu’un préjudice résultant du jugement de la Cour fédérale, en supposant qu’un préjudice existe, soit irréparable.

[27] Quoiqu’il en soit, les arguments allégués par les intimées et le fait que la Cour fédérale a simplement retourné le dossier au ministre pour une nouvelle détermination suffisent à me convaincre que le ministre n’a pas fourni une preuve suffisante attestant d’un préjudice irréparable qu’il subirait si sa requête en sursis n’était pas accordée.

[28] Étant donné ma conclusion selon laquelle le ministre n’a pas démontré que le rejet de sa demande de sursis causerait un préjudice irréparable à l’intérêt public, je n’ai pas à examiner la question de savoir si la prépondérance des inconvénients favorise le ministre. Tel que mentionné, il suffit que l’un des trois éléments du test édicté dans RJR-MacDonald ne soit pas satisfait pour conclure qu’il n’y a pas lieu d’accorder le sursis sollicité.

III. Conclusion

[29] En conséquence, la requête en sursis sera rejetée avec dépens en faveur des intimées.

« Nathalie Goyette »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS:

A-122-23 (Dossier principal), A-123-23, A-124-23

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN c. 9616934 CANADA INC., 9501894 CANADA INC., 9849262 CANADA INC.

 

REQUÊTE ÉCRITE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE GOYETTE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JUIN 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Nadine Dupuis

Amélia Couture

Pour l’appelant

 

Alexandre Ajami

 

Pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR L’APPELANT

 

Miller Thomson S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

POUR LES INTIMÉES

 

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