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Date : 20230608


Dossier : A-113-22

Référence : 2023 CAF 130

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

ENTRE :

 

RIVER CREE RESORT LIMITED PARTNERSHIP

 

appelante

 

et

 

SA MAJESTÉ LE ROI

 

intimé

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 22 février 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20230608


Dossier : A-113-22

Référence : 2023 CAF 130

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

ENTRE :

 

RIVER CREE RESORT LIMITED PARTNERSHIP

 

appelante

 

et

 

SA MAJESTÉ LE ROI

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1] River Cree Resort Limited Partnership (River Cree) a reçu des revenus totalisant plus de huit millions de dollars entre le 1er septembre 2011 et le 31 mai 2015. Ces revenus provenaient des particuliers (ci-après appelés titulaires de carte) qui avaient retiré de l’argent de leurs comptes bancaires aux guichets automatiques situés dans les locaux de River Cree. Selon River Cree, pour l’application de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15 (la LTA), ces paiements lui avaient été versés en contrepartie des services financiers qu’elle avait fournis. Si River Cree fournissait des services financiers, ces services seraient considérés comme des fournitures exonérées sous le régime de la LTA et ne seraient pas assujettis à la TPS. River Cree a fait l’objet d’une nouvelle cotisation aux fins de la TPS au motif qu’elle avait reçu les paiements en contrepartie des fournitures taxables qu’elle avait effectuées.

[2] La Cour canadienne de l’impôt a conclu que ces paiements étaient la contrepartie qui avait été versée à River Cree pour des fournitures taxables qu’elle avait effectuées. Par conséquent, sous réserve de certains rajustements découlant des concessions faites par la Couronne, la Cour de l’impôt a rejeté l’appel de River Cree à l’égard des nouvelles cotisations imposant la TPS (2022 CCI 45, le juge Graham).

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I. Contexte et décision de la Cour de l’impôt

[4] River Cree exploite un centre de villégiature en Alberta. Ce centre de villégiature compte un casino, un hôtel, un centre de conférence et deux patinoires intérieures. Pour permettre aux clients du casino (et des autres installations du centre de villégiature) d’obtenir de l’argent comptant, River Cree a veillé à ce que des guichets automatiques soient placés à divers endroits du centre de villégiature. Au départ, ces guichets automatiques étaient fournis par Cash’ N Go Ltd., qui a ensuite été acquise par Access Cash General Partnership (Access Cash). Comme l’issue du litige ne dépend pas de l’identité du fournisseur des guichets automatiques, par souci de commodité, il est ci-après désigné Access Cash.

[5] Pour Access Cash, le casino constituait un endroit intéressant où installer ses guichets automatiques. La personne responsable du compte de River Cree était M. Wilson. La Cour de l’impôt a résumé les éléments de preuve expliquant pourquoi le casino était pour Access Cash un endroit intéressant où installer ses guichets automatiques et a conclu que le système de rémunération avait été établi par Access Cash pour récompenser River Cree en fonction du volume de transactions :

[115] M. Wilson a clairement indiqué que le volume de transactions est l’élément le plus important dans le secteur des guichets automatiques. Des sociétés comme Access [Cash] perçoivent des frais pour chaque transaction traitée. Étant donné que les clients des casinos ont besoin d’argent pour jouer, les casinos offrent un volume de transactions particulièrement élevé. Mme Brodhecker [la gestionnaire des machines à sous du centre de villégiature de River Cree] a déclaré lors de son témoignage qu’il y avait entre 50 000 et 60 000 transactions par mois aux guichets automatiques du centre de villégiature. Je conclus que c’est précisément ce volume potentiel qui a fait du centre de villégiature un endroit souhaitable pour qu’Access [Cash] y installe ses guichets automatiques. Access [Cash] voulait s’assurer qu’elle ne ferait face à aucune concurrence à ce volume et a donc négocié l’exclusivité. Pour mettre de l’avant ses objectifs, Access [Cash] a établi un système de rémunération qui récompensait [River Cree] en fonction du volume de transactions.

[6] Aux paragraphes 7 à 13 de ses motifs, le juge de la Cour de l’impôt a exposé les opérations qui sont effectuées lorsque le titulaire de carte retire de l’argent de son compte bancaire à partir d’un guichet automatique qui n’appartient pas à sa banque (appelé guichet automatique privé à étiquette blanche). Lorsque le titulaire de carte retire de l’argent à un guichet automatique privé à étiquette blanche, des frais supplémentaires et des frais d’interchange sont perçus.

[7] Les frais supplémentaires sont facturés au titulaire de carte dès qu’il commence l’opération. Le titulaire de carte doit accepter de payer ces frais pour pouvoir retirer l’argent. La banque du titulaire de carte doit aussi payer des frais d’interchange au membre du réseau Interac qui exploite le réseau utilisé pour effectuer l’opération. Le membre du réseau paie une partie de ces frais à la personne qui fournit le guichet automatique utilisé pour le retrait.

[8] Le juge de la Cour de l’impôt a examiné les opérations en séparant les périodes de déclaration en deux groupes : du 1er septembre 2011 au 31 mai 2014 (les périodes initiales) et du 1er juin 2014 au 31 mai 2015 (les périodes subséquentes). Il a tiré plusieurs conclusions de fait concernant les périodes initiales et les périodes subséquentes.

A. Périodes initiales

[9] Durant les périodes initiales, la convention conclue entre River Cree et Access Cash était la [traduction] « Convention d’achat de guichets automatiques » (la « convention de 2010 »). Elle prévoyait une « utilisation gratuite » équivalant au prix d’achat des guichets automatiques. Aux termes de cette convention, River Cree était censée acheter 12 guichets automatiques, mais elle ne l’a pas fait (paragraphe 26 d’un avis d’appel de River Cree à la Cour de l’impôt et paragraphe 48 des motifs du juge de la Cour de l’impôt). Access Cash est demeurée propriétaire des guichets automatiques tout au long des périodes initiales.

[10] Access Cash a versé à River Cree des sommes calculées en fonction des frais supplémentaires et d’interchange (motifs, par. 100). Durant les périodes initiales, les frais supplémentaires étaient de 3 $ par opération, qui étaient versés à River Cree pour chaque opération. Les frais d’interchange payés par la banque s’élevaient à 0,75 $ par opération, dont 0,71 $ étaient versés à Access Cash, et entre 0,10 $ à 0,14 $ par opération à River Cree. Durant les périodes initiales, River Cree recevait donc de 3,10 $ à 3,14 $ par opération.

[11] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu qu’Access Cash empruntait de l’argent comptant à River Cree pour approvisionner les guichets automatiques. Par conséquent, ce sont les fonds appartenant à Access Cash qui approvisionnaient les guichets automatiques.

[12] Pour déterminer qui exploitait les guichets automatiques, le juge de la Cour de l’impôt a pris en compte plusieurs facteurs.

[13] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu qu’Access Cash connectait les guichets automatiques au réseau Interac et était chargée de placer les cassettes (qui contenaient l’argent) dans les guichets automatiques. Il a conclu que River Cree fournissait les services publics, la sécurité, l’entretien de routine et le service à la clientèle nécessaires à l’exploitation des guichets automatiques, mais qu’Access Cash avait retenu les services de River Cree pour lui fournir ces services.

[14] La convention de 2010 précisait où les guichets automatiques devaient être placés dans le centre de villégiature. River Cree n’était pas autorisée à retirer les guichets automatiques et avait besoin de l’autorisation d’Access Cash si elle souhaitait les déplacer. Le public devait pouvoir accéder aux guichets automatiques pendant les heures normales d’ouverture du centre. Les restrictions imposées à River Cree concernant le déplacement des guichets automatiques et l’exigence de ne pas en entraver l’accès ont amené le juge de la Cour de l’impôt à conclure que « [c]e niveau de contrôle donn[ait] fortement à penser qu’Access [Cash] était l’exploitante, que l’appelante fournissait simplement un emplacement et qu’Access [Cash] voulait s’assurer que l’appelante n’entravait pas les transactions aux guichets automatiques » (motifs, par 62).

[15] River Cree pouvait apposer des autocollants à l’extérieur des guichets automatiques et décider du libellé de l’écran d’accueil. Elle pouvait aussi choisir les coupures de billets à placer dans les guichets automatiques. Access Cash, en revanche, était autorisée à modifier le libellé des écrans, l’image de marque, la conception ou l’apparence des guichets automatiques sans le consentement de River Cree. Les guichets automatiques ne pouvaient être reliés qu’au réseau choisi par Access Cash. Le paragraphe 1.8 de la convention de 2010 stipulait que toute modification des frais supplémentaires nécessitait le consentement d’Access Cash. Cependant, si cette dernière décidait que l’exploitation des guichets automatiques n’était pas commercialement viable, elle pouvait, à son entière discrétion, résilier la convention ou modifier le montant des frais supplémentaires ou des frais de transaction ou la part de ces frais qui lui revenait (cette disposition figure au paragraphe 1.2 de la convention 2010).

[16] Au paragraphe 67 de ses motifs, le juge de la Cour de l’impôt a fait observer ce qui suit :

Plus important encore, Access [Cash] pouvait résilier la convention et reprendre les guichets automatiques si [River Cree] ne respectait pas l’une de ces conditions ou toute autre condition de la convention de 2010.

[17] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu, au paragraphe 70, qu’Access Cash avait exploité les guichets automatiques pendant les périodes initiales.

[18] Au paragraphe 82, le juge de la Cour de l’impôt a déterminé si River Cree avait pris des mesures en vue d’effectuer le transfert d’argent d’Access Cash aux titulaires de carte qui utilisaient les guichets automatiques :

[82] Access [Cash] a fourni gratuitement à [River Cree] des guichets automatiques dont elle était propriétaire, à la condition que [River Cree] les installe dans des endroits précis du centre de villégiature et permette aux titulaires de carte d’y accéder. Access [Cash] a ensuite approvisionné les guichets automatiques avec de l’argent, les a reliés à un réseau et a traité les transactions des titulaires de carte. Dans les circonstances, je n’ai aucune difficulté à conclure que [River Cree] n’a pris aucune mesure en vue d’effectuer le transfert d’argent aux titulaires de carte. Par conséquent, je conclus qu’Access [Cash] était le fournisseur de guichets automatiques pendant les périodes initiales.

[Note de bas de page omise.]

[19] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que les titulaires de carte avaient payé les frais supplémentaires à Access Cash en échange de ses services et qu’Access Cash avait versé les paiements à River Cree en contrepartie des fournitures effectuées en dehors de la série de fournitures qui permettaient aux titulaires de carte de retirer de l’argent de leurs comptes bancaires aux guichets automatiques.

[20] Le juge de la Cour de l’impôt a ensuite examiné si les biens et services fournis par River Cree à Access Cash consistaient en une fourniture mixte unique ou en des fournitures multiples composées de biens et services distincts. Comme les parties n’avaient pas évoqué la possibilité qu’il y ait des fournitures multiples, elles ont été invitées à fournir des observations écrites sur cette question. Le juge de la Cour de l’impôt a souscrit aux observations de la Couronne, à savoir qu’il serait inapproprié de se demander s’il y avait des fournitures multiples puisque les parties n’avaient pas invoqué cette question et que le juge ne disposait pas des éléments de preuve nécessaires pour ventiler correctement la contrepartie reçue entre les fournitures multiples.

[21] Par conséquent, dans sa décision, le juge de la Cour de l’impôt s’en est tenu à déterminer l’élément prédominant d’une fourniture mixte unique. Il a conclu que l’élément prédominant était le « droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques au centre de villégiature et de traiter toutes les transactions qui en découlaient » (motifs, par. 114). Comme il s’agissait d’une fourniture taxable, la TPS était exigible.

B. Périodes subséquentes

[22] Pour les périodes subséquentes, la convention de 2010 a été remplacée par la [traduction] « Convention de mise en place et de traitement de guichets automatiques » (la « convention de 2014 »). Bien que datée du 1er octobre 2014, cette convention mentionne également « 14 nouveaux guichets automatiques NH2700 à installer le 31 mai 2014 », soit quatre mois avant la date de conclusion. Quoi qu’il en soit, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que le document applicable pour les périodes subséquentes (qui ont débuté le 1er juin 2014) était la convention de 2014.

[23] La convention de 2014 ne prévoyait pas la vente des guichets automatiques. Le paragraphe 3 de cette convention confirmait qu’Access Cash était la [traduction] « propriétaire unique et inconditionnelle des guichets automatiques ».

[24] Pendant les périodes subséquentes, les frais supplémentaires s’élevaient à 3,99 $ par opération. Pour chaque opération, River Cree recevait une somme égale aux frais supplémentaires. Les frais d’interchange payés par la banque et par le fournisseur de réseau à Access Cash sont demeurés à 0,75 $ et 0,71 $ par opération, respectivement. Comme les employés de River Cree approvisionnaient les cassettes des guichets automatiques en argent comptant, River Cree recevait, pour chaque opération, une somme supplémentaire payée à partir des frais d’interchange. Ainsi, la somme totale versée à River Cree était de 4,50 $ à 4,62 $ par opération durant les périodes subséquentes.

[25] Même si River Cree approvisionnait les cassettes, l’approvisionnement en argent comptant des guichets automatiques incombait, de l’avis du juge de la Cour de l’impôt, à Access Cash. Selon lui, cette dernière était chargée de relier les guichets automatiques au réseau et de traiter les opérations qui en découlaient. Il a conclu qu’Access Cash était le fournisseur de guichets automatiques durant ces périodes.

[26] Dans l’analyse permettant de déterminer qui a fourni les services ayant entraîné les frais supplémentaires, le juge de la Cour de l’impôt a fait remarquer que River Cree n’avait présenté aucun élément de preuve à l’appui de sa thèse selon laquelle les titulaires de carte payaient ces frais à River Cree. Le juge de la Cour de l’impôt a plutôt conclu que les titulaires de carte payaient les frais supplémentaires à Access Cash :

[138] […] Les titulaires de carte avaient de l’argent sur leurs comptes bancaires. Il me semble que, dans leur esprit, les détenteurs de cartes ne cherchaient pas quelqu’un pour leur prêter de l’argent moyennant des frais. Ils cherchaient quelqu’un pour les aider à obtenir leur propre argent. Pour ce faire, il leur fallait un moyen de se connecter au réseau Interac. Access [Cash] a fourni ce moyen. Fort probablement, les titulaires de carte ne savaient pas à qui appartenaient les guichets automatiques, qui les exploitait ou qui fournissait l’argent comptant qui s’y trouvait. Je ne peux pas imaginer qu’ils se souciaient même de ces éléments. Tout ce que les titulaires de carte savaient, c’est que les guichets automatiques offraient une connexion à un réseau qui leur permettait de retirer de l’argent de leur propre compte. Je constate que c’est pour cela que les titulaires de carte ont payé l’accès au réseau. En d’autres termes, je conclus qu’ils ont payé les frais supplémentaires à Access [Cash] pour les mesures qu’elle a prises en vue d’effectuer le transfert d’argent, et non à l’appelante pour le transfert d’argent. Il ne s’agit pas de dire que l’appelante n’a pas été rémunérée pour le rôle de fournisseur d’argent comptant qu’elle a joué. Il s’agit plutôt d’affirmer qu’elle n’a pas été payée par les titulaires de carte.

[27] La conclusion du juge de la Cour de l’impôt est exposée au paragraphe 141 de ses motifs :

[...] je conclus que les titulaires de carte ont payé les frais supplémentaires à Access [Cash] et qu’Access [Cash], à son tour, a versé des sommes égales aux frais supplémentaires à l’appelante en échange d’une autre fourniture.

[28] Le juge de la Cour de l’impôt a rappelé que les actes de procédure l’obligeaient à conclure qu’une fourniture mixte unique avait été effectuée et à en déterminer l’élément prédominant. Même si River Cree fournissait l’argent comptant pour approvisionner les guichets automatiques par le truchement des cassettes et moyennant des frais, cet approvisionnement en argent comptant n’était pas l’élément prédominant de la fourniture. L’élément prédominant de la fourniture mixte unique effectuée par River Cree pendant les périodes subséquentes était « le droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques au centre de villégiature et de traiter toutes les transactions qui en découlaient » (par. 158). Comme il s’agissait d’une fourniture taxable, la TPS était exigible.

C. Coentreprise

[29] Le juge de la Cour de l’impôt s’est penché sur l’argument soulevé par River Cree selon lequel elle participait à une coentreprise avec Access Cash. Il a conclu « qu’aucune coentreprise n’existait pendant les périodes initiales » (par. 166). Bien qu’il n’ait mentionné que les périodes initiales au paragraphe 166, il est évident qu’il voulait dire pendant les périodes initiales ou les périodes subséquentes puisque les paragraphes précédents (qui portent sur l’argument relatif à la coentreprise) renvoient à la convention de 2010 et à la convention de 2014.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[30] Dans son mémoire, River Cree a soulevé les trois questions suivantes :

  1. Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il commis une erreur dans son interprétation de la convention de 2010 et de la convention de 2014 et dans sa conclusion portant que River Cree n’exploitait pas les guichets automatiques?

  2. Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il omis de prendre en considération ou d’appliquer le critère juridique pertinent pour déterminer s’il existait une coentreprise entre River Cree et Access Cash?

  3. Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il conclu à tort que l’élément prédominant de la fourniture était « le droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques »?

[31] River Cree n’a pas plaidé que le juge de la Cour de l’impôt avait commis une erreur en concluant qu’il ne pouvait qualifier les biens et services fournis par River Cree de fournitures multiples de biens et services distincts et qu’il devait s’en tenir à déterminer l’élément prédominant de la fourniture mixte unique.

[32] Bien que River Cree ait indiqué dans son mémoire que la question de l’interprétation de la convention de 2010 et de la convention de 2014 était en litige, à l’instruction de l’appel, elle a affirmé qu’il n’y avait aucun litige concernant l’interprétation des termes utilisés dans les conventions applicables. Quoi qu’il en soit, si l’interprétation de ces conventions est pertinente, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 50 de l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, que « [l]’interprétation contractuelle soulève des questions mixtes de fait et de droit, car il s’agit d’en appliquer les principes aux termes figurant dans le contrat écrit, à la lumière du fondement factuel ».

[33] À l’instruction de l’appel, River Cree a reformulé les principales questions en litige en ces termes :

  • a)River Cree exploitait-elle les guichets automatiques?

  • b)Access Cash exploitait-elle les guichets automatiques?

  • c)River Cree et Access Cash exploitaient-elles les guichets automatiques dans le cadre d’une coentreprise?

[34] Toutefois, la Cour est saisie de l’appel du jugement rendu par la Cour canadienne de l’impôt. L’appel ne constitue pas un nouveau procès. La reformulation des questions en litige par River Cree donne à penser qu’il est loisible à notre Cour d’instruire à nouveau l’affaire et de tirer ses propres conclusions sur les faits pertinents. Or, ce n’est pas le rôle de notre Cour dans le cadre d’un appel. Comme l’appel concerne une nouvelle cotisation établie en application de la LTA, les questions devraient concerner la nouvelle cotisation de TPS.

[35] Dans l’esprit du rôle de notre Cour dans le présent appel fondé sur la LTA, les questions devraient être reformulées ainsi :

  • a)Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il commis une erreur en concluant que River Cree n’avait pas effectué des fournitures de services financiers, mais avait plutôt effectué des fournitures taxables à Access Cash?

  • b)Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il commis une erreur en concluant que River Cree et Access Cash ne fournissaient pas des services financiers dans le cadre d’une coentreprise?

[36] La norme de contrôle applicable aux questions de fait est celle de l’erreur manifeste et dominante, et celle qui s’applique aux questions de droit (y compris les questions de droit isolables) est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33).

III. Analyse

A. Conclusion selon laquelle River Cree a effectué des fournitures taxables

[37] Nul ne conteste que les guichets automatiques appartenaient à Access Cash. Le juge de la Cour de l’impôt a également conclu, au paragraphe 70 de ses motifs, qu’Access Cash avait exploité les guichets automatiques pendant les périodes initiales. Il a tiré une conclusion semblable concernant les périodes subséquentes au paragraphe 133, à savoir qu’Access Cash était le « fournisseur de guichets automatiques ». Au paragraphe 47, il a expliqué qu’un « fournisseur de guichets automatiques exploite des guichets automatiques qu’il a achetés ou loués ».

[38] Après avoir tiré ces conclusions, le juge de la Cour de l’impôt s’est attaché à déterminer quelle entité effectuait quelle fourniture lorsque le titulaire de carte retirait de l’argent de son compte bancaire, et il a conclu que River Cree n’avait joué aucun rôle dans ces fournitures pendant les périodes initiales (par. 100).

[39] Le juge de la Cour de l’impôt a également conclu que « l’élément prédominant de la fourniture mixte unique effectuée au cours des périodes initiales était le droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques au centre de villégiature et de traiter toutes les transactions qui en découlaient » (par. 124).

[40] Pendant les périodes subséquentes, River Cree a fourni l’argent comptant pour les guichets automatiques. En contrepartie d’une somme supplémentaire provenant des frais d’interchange, River Cree a également approvisionné en argent comptant les cassettes qui étaient placées dans les guichets automatiques. Même si River Cree fournissait l’argent comptant et approvisionnait les cassettes, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’élément prédominant de la fourniture mixte unique effectuée au cours des périodes subséquentes était identique à celui des périodes initiales (par. 158).

[41] La conclusion sur l’élément prédominant des fournitures effectuées par River Cree était fondée sur plusieurs conclusions de fait du juge de la Cour de l’impôt. Faute d’erreur manifeste et dominante, les différentes conclusions de fait (y compris celle selon laquelle « l’élément prédominant de la fourniture mixte unique effectuée [par River Cree] était le droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques au centre de villégiature et de traiter toutes les transactions qui en découlaient ») sont maintenues.

[42] Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48 :

[38] Il est tout aussi utile de rappeler ce qu’on entend par « erreur manifeste et dominante ». Le juge Stratas décrit la norme déférente en ces termes dans l’arrêt South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46 :

L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue [...] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

[39] Ou, comme le dit le juge Morissette dans l’arrêt J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII), « une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. Et il est impossible de confondre ces deux dernières notions. »

[43] River Cree ne précise pas laquelle des conclusions de fait ayant permis de conclure qu’Access Cash était l’exploitante des guichets automatiques est erronée. Elle fait plutôt valoir qu’au vu de l’ensemble de la preuve (y compris la convention de 2010 et la convention de 2014), elle était l’exploitante des guichets automatiques. Essentiellement, River Cree demande à notre Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve et d’arriver à une conclusion différente. Cependant, il n’appartient pas à notre Cour de réexaminer les éléments de preuve pour arriver à une conclusion différente de celle du juge de la Cour de l’impôt (Wall c. Canada, 2021 CAF 132, par. 28; Barnwell c. Canada, 2016 CAF 150, par. 12).

[44] River Cree n’a pas non plus établi que le juge de la Cour de l’impôt avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant que l’élément prédominant des fournitures mixtes uniques qu’elle avait effectuées durant les périodes initiales et les périodes subséquentes était « le droit exclusif d’installer et d’exploiter des guichets automatiques au centre de villégiature et de traiter toutes les transactions qui en découlaient », qui est une fourniture taxable.

B. Argument relatif à la coentreprise

[45] Selon River Cree, le juge de la Cour de l’impôt a conclu à tort que la relation juridique entre elle et Access Cash ne constituait pas une coentreprise. Elle allègue qu’il n’aurait pas mentionné que les six facteurs indiqués au paragraphe 65 de la décision Graham v. Central Mortgage and Housing Corporation and Bras D’Or Construction Ltd., 13 N.S.R. (2d) 183, 43 D.L.R. (3d) 686 (C.S. N.‑É.) (Graham), sont nécessaires pour que l’on conclue à l’existence d’une coentreprise.

[46] Dans la décision Graham, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a cité plusieurs extraits de l’ouvrage intitulé Williston on Contracts, 3e édition, volume 2, notamment le suivant :

[traduction]

[65] Comme l’indique l’auteur à la page 553, une coentreprise se fonde entièrement sur une convention conclue entre les parties. À la page 554, l’auteur renvoie aux définitions suivantes :

« La coentreprise est une association, fondée sur un contrat, dans laquelle deux ou plus de deux personnes unissent leurs fonds, biens, connaissances, habiletés, expérience, temps ou autres ressources dans la réalisation d’une entreprise ou d’un projet particulier et conviennent habituellement de partager profits et pertes, chacune ayant un certain degré de contrôle sur l’entreprise. D’une manière un peu plus détaillée :

“On peut dire qu’une coentreprise correspond à un projet entrepris en commun, que c’est une association de personnes, soit les coentrepreneurs, visant la réalisation d’un seul et unique projet dans un but lucratif et que les profits doivent être partagés, de même que les pertes, quoique la responsabilité d’un coentrepreneur à l’égard d’une part des pertes ou dépenses de la coentreprise puisse être fonction des modalités du contrat. Pour qu’il y ait une coentreprise, il faut un apport des parties à un projet commun, ainsi qu’une communauté d’intérêts et un certain contrôle sur l’objet du contrat ou le droit de propriété du contrat.

La question de savoir si les parties à un contrat particulier ont ainsi créé entre elles une relation de coentrepreneurs ou une autre relation dépend de leur intention réelle, et une telle relation n’existe que lorsque les parties entendent s’associer ainsi. Cette intention doit être déterminée selon les règles ordinaires régissant l’interprétation des contrats.” »

[…]

À la page 563, l’auteur écrit :

« Outre le fait qu’une coentreprise doit avoir un fondement contractuel, les tribunaux ont énoncé certains autres préalables jugés essentiels pour qu’il soit conclu à l’existence d’une coentreprise. Bien que l’existence d’une coentreprise dépende des faits et des circonstances propres à chaque cas et qu’on n’ait adopté aucune règle bien définie s’appliquant de façon générale à toutes les situations, les tribunaux reconnaissent à peu près tous que les facteurs suivants doivent être présents :

a) un apport, par les parties, de fonds, biens, efforts, connaissances, habiletés ou autres actifs à une entreprise commune;

b) un intérêt de propriété commune dans l’objet de l’entreprise;

c) un droit de gestion ou de contrôle mutuel de l’entreprise;

d) une attente de profit ou la présence de ce qu’on appelle parfois un projet à risques;

e) un droit de participation aux profits;

f) la plupart du temps, une limitation de l’objectif à une seule et unique entreprise ou à une entreprise constituée à une fin particulière. »

[Non souligné dans l’original.]

[47] Les six facteurs cités ci‑dessus s’ajoutent à l’exigence selon laquelle une coentreprise doit comporter un fondement contractuel. L’élément essentiel d’un contrat est constitué d’un accord de volontés entre les parties. Par conséquent, il n’existe une coentreprise entre deux personnes que si elles ont l’intention de mener une activité donnée dans le cadre d’une coentreprise. Comme l’intention de créer une coentreprise se dégage des contrats entre les parties, il s’agit d’une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à la conclusion selon laquelle les parties n’avaient pas l’intention d’établir une relation de coentreprise est celle de l’erreur manifeste et dominante.

[48] Aux paragraphes 160 à 165 de ses motifs, le juge de la Cour de l’impôt a rejeté l’argument de River Cree selon lequel Access Cash et elle participaient à une coentreprise. Il a renvoyé aux témoignages des témoins, aux actes de procédure dans l’action en justice entre River Cree et Access Cash relative au différend quant à laquelle des deux parties avait fourni les 580 000 $ en argent comptant utilisés pour approvisionner les guichets automatiques la première fois, ainsi qu’aux dispositions de la convention de 2010 et de la convention de 2014. Le juge de la Cour de l’impôt a particulièrement mis l’accent sur la convention de 2010 et la convention de 2014. Une lecture objective de ces paragraphes mène à la conclusion que le juge de la Cour de l’impôt a estimé que les parties n’avaient pas l’intention d’exploiter les guichets automatiques dans le cadre d’une coentreprise, en particulier à la lumière des dispositions de la convention de 2010 et de la convention de 2014.

[49] En l’absence d’une intention de créer une coentreprise (et donc d’un accord en ce sens), il n’est pas nécessaire de tenir compte des autres facteurs cités dans la décision Graham. Par conséquent, le juge de la Cour de l’impôt n’a pas commis d’erreur en ne mentionnant pas tous les facteurs cités dans la décision Graham pour déterminer s’il existait une coentreprise entre River Cree et Access Cash. River Cree n’a pas non plus établi que la Cour de l’impôt avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu’Access Cash et elle n’avaient pas l’intention d’exploiter les guichets automatiques dans le cadre d’une coentreprise. Par conséquent, je rejetterais l’appel de River Cree concernant cette question.

[50] Mentionnons, même si ce n’est pas nécessaire, que d’autres conclusions de fait du juge de la Cour de l’impôt, à moins qu’elles ne soient infirmées, permettent de conclure que les parties n’avaient pas l’intention d’exploiter les guichets automatiques dans le cadre d’une coentreprise.

[51] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu qu’Access Cash souhaitait placer ses guichets automatiques au centre de villégiature pour tirer profit du grand nombre d’opérations mensuelles (50 000 à 60 000). Les revenus qu’elle en tirait dépendaient du volume des opérations. Cet élément de preuve montre qu’Access Cash exerçait ses propres activités en exploitant les guichets automatiques, puisque c’est la perception des frais découlant du volume élevé d’opérations qui l’avait motivée à conclure les conventions avec River Cree. Ce fait ne cadre pas avec l’intention de créer une « entreprise commune » entre Access Cash et River Cree pour exploiter les guichets automatiques.

[52] De plus, au paragraphe 99, le juge de la Cour de l’impôt a conclu qu’Access Cash « était la seule personne qui fournissait un service au titulaire de carte » et, au paragraphe 100, il a également conclu que River Cree n’avait « joué aucun rôle dans la série de fournitures » qui permettait au titulaire de carte de retirer de l’argent de son compte bancaire. Ces conclusions de fait, tirées à l’égard des périodes initiales, écarteraient toute conclusion selon laquelle River Cree et Access Cash ont fourni conjointement un service au titulaire de carte pendant les périodes initiales.

[53] River Cree n’a pas établi que le juge de la Cour de l’impôt avait commis une erreur manifeste et dominante dans l’une ou l’autre de ces conclusions de fait.

IV. Conclusion

[54] Je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

K. A. Siobhan Monaghan j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-113-22

 

INTITULÉ :

RIVER CREE RESORT LIMITED PARTNERSHIP c. SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE GOYETTE

DATE DES MOTIFS :

LE 8 juin 2023

COMPARUTIONS :

David Douglas Robertson

Maude Lussier-Bourque

Laura Jochimski

Pour l’appelante

Wendy Bridges

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EY Cabinet d’avocats s.r.l./S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

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