Date : 20230531
Dossier : A-183-20
Référence : 2023 CAF 118
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
|
LE JUGE STRATAS
LE JUGE RENNIE
LA JUGE MACTAVISH
|
ENTRE : |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
demandeur |
et |
ALYM RUSHWAN |
défendeur |
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2022.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 mai 2023.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA COUR |
Date : 20230531
Dossier : A-183-20
Référence : 2023 CAF 118
CORAM :
|
LE JUGE STRATAS
LE JUGE RENNIE
LA JUGE MACTAVISH
|
ENTRE : |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
demandeur |
et |
ALYM RUSHWAN |
défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (2020 CRTESPF 66) a accueilli le grief présenté par l’employé défendeur, Alym Rushwan, contre son employeur, Transports Canada. Après que son employeur a rejeté sa demande en vue d’être désigné pour exercer des fonctions de disponibilité, le défendeur a déposé un grief devant la Commission au titre de l’alinéa 209(1)a) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la Loi). La Commission a conclu que, selon son interprétation des dispositions applicables de la convention collective, l’employeur n’avait pas réparti équitablement les fonctions de disponibilité et sa décision n’était pas conforme à la convention.
[2] L’interprétation de conventions collectives « relève directement [du] champ d’expertise [de la Commission] »
, dont les décisions à cet égard doivent être traitées avec retenue dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Canada (Procureur général) c. Fehr, 2018 CAF 159, par. 4). Par conséquent, la décision de la Commission est assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, dans le cadre duquel notre Cour n’interviendra que si elle constate une lacune fatale qui est déterminante quant à la décision sur le fond (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 100 [Vavilov]).
[3] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des faits et du droit pertinents (Vavilov, par. 85). Selon cette norme, deux types de lacunes fondamentales peuvent démontrer le caractère déraisonnable d’une décision : l’absence de raisonnement à la fois rationnel et logique, ou l’absence de justification au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents (Vavilov, par. 102 et 105). En clair, pour conclure que la décision est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, par. 100). La décision de la Commission présente deux de ces lacunes.
[4] La première lacune, à savoir que la Commission n’a pas adopté la bonne approche pour réviser la décision de l’employeur, n’est pas fatale à la décision. Ce qui est toutefois fatal, c’est son défaut d’expliquer en quoi la clause 30.02 de la convention collective oblige l’employeur à fournir une formation aux employés non qualifiés pour qu’ils puissent être inscrits sur une liste de disponibilité donnée. Plus précisément, la Commission a conclu que le défendeur ne remplissait pas les conditions pour exercer les fonctions de disponibilité demandées, mais que l’employeur était néanmoins tenu de prendre des mesures positives pour lui fournir la formation qui lui permettrait d’avoir les qualifications nécessaires. Suivant cette conclusion, la convention collective obligerait l’employeur à répartir équitablement les fonctions de disponibilité entre les employés qualifiés et non qualifiés. Cette interprétation n’est appuyée ni par les motifs de la Commission ni par le libellé de la convention collective.
[5] Rappelons brièvement les circonstances qui ont amené le défendeur à déposer un grief.
[6] Le défendeur occupait un poste d’inspecteur de la sécurité maritime TI-07 au sein de l’Unité de la conformité et de l’application de la loi à Transports Canada. Dans le cadre de son emploi, le défendeur facilitait l’accostage des navires dans le port de Vancouver. Avant certains changements structurels, décrits plus loin, le bureau de Transports Canada à Vancouver comptait cinq unités, à savoir l’Unité de la conformité et de l’application de la loi, l’Unité des services de fret, l’Unité des services techniques, l’Unité des services d’inspection et le Bureau de la sécurité nautique. Chaque unité avait une mission différente et était dirigée par son propre gestionnaire.
[7] Dans l’unité du défendeur, l’Unité de la conformité et de l’application de la loi, les inspecteurs de la sécurité maritime sont responsables de la conformité réglementaire, de l’intervention en cas d’urgences maritimes et de la tenue d’enquêtes sur la pollution. L’Unité des services de fret, en revanche, regroupe des gardiens de port responsables des services de cargaison et de chargement des navires. Ceux‑ci délivrent les certificats de navire prêt à charger et les certificats d’aptitude au transport et possèdent les compétences requises pour inspecter les différents types de cargaison, y compris les céréales, les produits concentrés et le bois. Ils enquêtent aussi sur les plaintes et les arrêts de travail en application du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.
[8] Avant 2012, la région du Pacifique de Transports Canada comptait deux listes de disponibilité distinctes, chacune exigeant une formation et une certification différentes, pour répondre aux besoins particuliers liés à des tâches portuaires en dehors des heures de travail. Il s’agissait de la liste de disponibilité des gardiens de port, assignée à l’Unité des services de fret, et de la deuxième liste de disponibilité, assignée à l’Unité de la conformité et de l’application de la loi. En tant qu’inspecteur de la sécurité maritime, le défendeur était inscrit sur la deuxième liste de disponibilité. Le 10 juillet 2012, Transports Canada a annoncé son intention de supprimer la deuxième liste de disponibilité et de n’utiliser qu’un seul système de disponibilité dans la région du Pacifique, à savoir la liste de disponibilité des gardiens de port.
[9] Au moment où la deuxième liste de disponibilité pour l’Unité de la conformité et de l’application de la loi a été supprimée, le défendeur n’était pas autorisé à inspecter des cargaisons comme l’exigeait le poste de gardien de port; il n’avait ni la formation requise ni la reconnaissance officielle de sa compétence par l’employeur. Le défendeur ne pouvait donc pas être inscrit sur la liste de disponibilité des gardiens de port. Ce fait n’est pas contesté.
[10] Le défendeur a tout de même envoyé un courriel au gestionnaire de l’Unité des services de fret afin d’être inscrit sur la liste de disponibilité des gardiens de port de cette unité, qui était alors la seule liste de disponibilité dans la région du Pacifique. Dans sa réponse au courriel, le gestionnaire a rejeté la demande du défendeur, affirmant qu’au vu des nécessités du service de l’unité, il y avait déjà suffisamment d’employés sur la liste de disponibilité. Le raisonnement de la Commission est essentiellement fondé sur le contenu de cette réponse. Nous y revenons plus loin dans les présents motifs.
[11] Six mois plus tard, le 17 décembre 2012, l’ancienne Unité de la conformité et de l’application de la loi et l’ancienne Unité des services de fret ont été fusionnées en une division appelée la Division de la conformité, de l’application de la loi et des services de fret. Le même jour, le gestionnaire de cette nouvelle division a envoyé un courriel à tous les employés de la division pour les informer que la formation des gardiens de port débuterait le lendemain.
[12] Le défendeur a entamé la formation exigée pour exercer les fonctions de gardien de port. Il a été ajouté à la liste de disponibilité des gardiens de port le 29 avril 2013. Dans son grief, le défendeur demandait donc à l’employeur de lui verser un salaire rétroactif pour la période durant laquelle il n’avait pas pu être inscrit sur la liste de disponibilité des gardiens de port parce qu’il n’avait pas les qualifications requises.
[13] Passons maintenant à la décision de la Commission.
[14] La Commission a passé en revue les éléments de preuve de Transports Canada en ce qui concerne les nouvelles restrictions budgétaires du ministère et a fait remarquer que Transports Canada devait réduire ses dépenses de 10,7 % sur trois ans et que l’abolition de la deuxième liste de disponibilité avait été considérée comme une « mesure d’économie importante »
au ministère (motifs, par. 69). La Commission a aussi fait observer que les réductions budgétaires avaient motivé la fusion des deux unités qui a donné naissance à la nouvelle Division de la conformité, de l’application de la loi et des services de fret (motifs, par. 70).
[15] La Commission a ensuite examiné si l’employeur avait enfreint la clause 30.02 de la convention collective en n’inscrivant pas le défendeur sur la liste de disponibilité des gardiens de port. L’article 30 de la convention collective est ainsi libellé :
ARTICLE 30
DISPONIBILITÉ
30.01 Lorsque l’Employeur exige d’un employé-e qu’il ou elle soit disponible durant les heures hors-service, cet employé-e a droit à une indemnité de disponibilité au taux équivalant à une demi‑heure (1/2) de travail pour chaque période entière ou partielle de quatre (4) heures durant laquelle il ou elle est en disponibilité.
30.02 L’employé-e désigné par une lettre ou un tableau pour remplir des fonctions de disponibilité, doit pouvoir être atteint au cours de cette période à un numéro de téléphone connu et pouvoir rentrer au travail aussi rapidement que possible s’il ou elle est appelé à le faire. Lorsqu’il désigne des employé-e-s pour des périodes de disponibilité, l’Employeur s’efforce de prévoir une répartition équitable des fonctions de disponibilité.
30.03 Il n’est pas versé d’indemnité de disponibilité si l’employé-e est incapable de se présenter au travail lorsqu’il ou elle est tenu de le faire.
30.04 L’employé-e en disponibilité qui est tenu de se présenter au travail touche la rémunération prévue au paragraphe 29.01.
30.05 Sauf dans le cas où l’employé-e est tenu par l’Employeur d’utiliser un véhicule de l’Employeur pour se rendre à un lieu de travail autre que son lieu de travail normal, le temps que l’employé-e met pour se rendre au travail ou pour rentrer chez lui ou chez elle n’est pas considéré comme du temps de travail.
30.06
a) Les paiements mentionnés aux paragraphes 30.01 et 30.04 donnent droit à une rémunération en espèces sauf dans les cas où, à la demande de l’employé-e et avec l’approbation de l’Employeur, ou à la demande de l’Employeur et avec l’accord de l’employé-e, ces paiements peuvent être compensés au moyen d’une période équivalente de congé payé.
b) Le congé compensateur payé qui n’a pas été pris à la fin de la période de douze (12) mois déterminée par l’Employeur est payé en argent au taux de rémunération horaire de l’employé-e, calculé d’après la classification indiquée dans le certificat de nomination à son poste d’attache à la fin de la période de douze (12) mois.
[16] La Commission a conclu que, même si le défendeur ne pouvait être inscrit sur la liste de disponibilité des gardiens de port en raison de son manque de compétence, l’employeur était néanmoins obligé de s’efforcer d’assurer une répartition équitable des fonctions de disponibilité et « de faire face à la situation et […] remédier éventuellement »
à l’inadmissibilité du défendeur (motifs, par. 178). S’appuyant sur la clause 30.02 de la convention collective – et soulignant que cette clause précisait que l’employeur devait « s’efforce[r] »
de prévoir une répartition équitable des fonctions de disponibilité – la Commission a conclu que l’employeur était tenu de prendre des mesures et d’offrir au défendeur la formation d’environ quatre mois nécessaire pour lui assurer une place sur la liste de disponibilité des gardiens de port (motifs, par. 179, 183 et 194).
[17] Même si elle a reconnu que les pressions budgétaires qui ont motivé la réorganisation de Transports Canada étaient bien réelles (motifs, par. 167), la Commission a fondé sa conclusion sur le courriel que l’employeur avait envoyé au défendeur en réponse à la demande de ce dernier qui voulait être ajouté à la liste de disponibilité des gardiens de port. Au départ, l’employeur ne s’était pas fondé sur les contraintes économiques de l’époque pour rejeter la demande du défendeur, ni sur le fait qu’il n’était pas autorisé à inspecter des cargaisons; sa décision reposait plutôt sur les besoins opérationnels de l’Unité des services de fret. La Commission a conclu que cette justification ne constituait pas un objectif opérationnel légitime (motifs, par. 181).
[18] La Commission a également fait remarquer que la décision de l’employeur de refuser d’ajouter une personne à la liste de disponibilité des gardiens de port n’aurait pas permis à Transports Canada de réaliser des économies (motifs, par. 182). Elle a conclu que, de toute façon, les fonctions de disponibilité devaient être exécutées et des coûts seraient engagés; le nombre de personnes inscrites sur la liste n’avait pas d’incidence sur les dépenses globales du ministère (motifs, par. 182). Selon la Commission, l’employeur n’avait pas donné d’explication raisonnable et crédible pour justifier son refus d’ajouter le défendeur à la liste; la Commission a ensuite conclu qu’en refusant d’inscrire le défendeur sur la liste de disponibilité au motif que les besoins opérationnels ne le justifiaient pas, l’employeur ne s’était pas efforcé de prévoir la répartition équitable des fonctions de disponibilité, comme il en avait l’obligation conformément à la clause 30.02 (motifs, par. 193).
[19] Cette conclusion a mené à la première lacune.
[20] La Commission a axé sa conclusion sur les motifs exposés au départ par l’employeur pour justifier sa décision de rejeter la demande du défendeur. En effet, elle a dit expressément qu’elle procédait à l’examen de la décision de l’employeur et que son rôle n’était pas de tenir une nouvelle audience (motifs, par. 174).
[21] L’audience devant l’arbitre d’un grief doit toutefois se dérouler comme une nouvelle audience (Patanguli c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 291, par. 38). La Commission devait donc interpréter et appliquer la convention collective pour évaluer la décision de l’employeur. Or, elle a plutôt examiné les motifs invoqués initialement par l’employeur pour justifier son rejet par courriel de la demande du défendeur. Dans le cadre d’un arbitrage au titre de l’alinéa 209(1)a) de la Loi, la Commission n’évalue pas les motifs donnés initialement par l’employeur pour justifier sa décision, comme si elle procédait à un contrôle judiciaire, pour déterminer s’ils sont raisonnables. Suivant cette disposition, elle a plutôt pour rôle de déterminer, à l’issue d’une nouvelle appréciation des faits, du droit et des arguments pertinents, si l’employeur a enfreint la convention collective.
[22] Ce principe est bien établi dans la jurisprudence de la Commission. Dans la décision Scanlon et Christianson c. Agence du revenu du Canada, 2009 CRTFP 42, 97 C.L.A.S. 297 [Scanlon], la Commission a conclu qu’elle n’examinerait pas si l’employeur avait suffisamment justifié sa décision envers les employés concernés (Scanlon, par. 49) :
En fin d’analyse, du point de vue juridique, l’employeur est tenu de prouver le caractère raisonnable de sa décision à un arbitre de grief et non pas aux employés au lieu de travail. La communication d’une explication aux employés à propos des raisons d’un changement peut être importante pour le moral sur les lieux de travail, mais ce n’est pas une question à soumettre à la Commission.
[23] Par conséquent, la Commission a mal compris son rôle en matière d’arbitrage; elle a cru qu’elle devait examiner les motifs invoqués par l’employeur pour justifier son refus d’ajouter le défendeur à la liste de disponibilité des gardiens de port pour déterminer s’ils étaient légitimes.
[24] Malgré cette erreur de la Commission, « [i]l ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure »
(Vavilov, par. 100). Comme nous le mentionnons plus haut, toute lacune ou insuffisance pouvant rendre la décision déraisonnable doit être suffisamment importante à l’égard de la décision sur le fond (Vavilov, par. 100). En l’espèce, le fait que la Commission se soit appuyée sur le courriel de l’employeur n’a aucune incidence sur l’issue et ne justifie pas à lui seul l’annulation de la décision.
[25] Passons à la deuxième lacune dans les motifs de la Commission. Elle est beaucoup plus importante et a une incidence sur l’issue.
[26] Le grief en l’espèce a été renvoyé à l’arbitrage en application de l’alinéa 209(1)a) de la Loi pour l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention collective. Par conséquent, la Commission devait uniquement examiner les modalités de la convention collective et leur application. Plus précisément, elle devait décider si le refus de l’employeur d’ajouter le défendeur à la liste de disponibilité des gardiens de port constituait une violation de la convention collective.
[27] La Commission a mal interprété la convention collective en omettant de prendre en compte, d’interpréter et d’appliquer la clause 30.02 dans son ensemble, qui s’applique aux employés désignés « par une lettre ou un tableau »
pour remplir des fonctions de disponibilité. La Commission a fondé son raisonnement à tort sur la dernière phrase de la clause, qui énonce que, lorsqu’il désigne des employés pour des fonctions de disponibilité, l’employeur doit s’efforcer de prévoir une répartition équitable des fonctions de disponibilité.
[28] Ce faisant, la Commission a omis la première étape de l’analyse juridique, qui l’obligeait à déterminer si le défendeur avait été désigné « par une lettre ou un tableau »
pour être inscrit à la liste de disponibilité des gardiens de port. Comme elle n’a pas examiné la première partie de la clause, la Commission a fait une interprétation déraisonnable de la seconde partie. Là encore, nul ne conteste le fait que le défendeur n’aurait pas pu être inscrit sur la liste de disponibilité des gardiens de port au moment de sa demande.
[29] Durant la période pour laquelle il a demandé un salaire rétroactif en raison de son exclusion prétendument injuste de la liste de disponibilité des gardiens de port, le défendeur n’était pas qualifié pour exercer des fonctions de disponibilité comme gardien de port. Par conséquent, il était impossible pour l’employeur de lui assigner des fonctions de disponibilité pour assurer une répartition équitable conformément à la clause 30.02. Suivant l’interprétation par la Commission de la clause, le pouvoir discrétionnaire de la direction de désigner des employés par une lettre ou un tableau deviendrait superflu, car l’employeur n’aurait d’autre choix que de « s’efforcer »
de répartir équitablement les fonctions de disponibilité entre tous les employés, qu’ils soient qualifiés ou non.
[30] Par conséquent, la Commission a rendu une décision ayant pour effet de modifier la convention collective. Elle a imposé à l’employeur l’obligation de fournir une formation afin que le défendeur puisse exercer des fonctions qu’il n’était par ailleurs pas tenu d’effectuer dans le cadre de son poste.
[31] Nous le répétons, l’alinéa 209(1)a) de la Loi limite la compétence de la Commission à l’interprétation ou à l’application d’une disposition de la convention collective. La Loi n’autorise pas la Commission à créer de nouvelles modalités et obligations lorsqu’elle interprète ou applique une convention collective. En l’espèce, rien dans la convention collective ne peut être interprété comme imposant à l’employeur l’obligation de former des employés afin qu’ils puissent exercer des fonctions qu’ils ne sont pas tenus d’effectuer aux postes qu’ils occupent. La Commission a néanmoins introduit une telle obligation dans la convention.
[32] La Commission a tiré cette conclusion après avoir tenu compte de la décision qu’elle avait rendue dans l’affaire Scanlon, où un arbitre avait interprété une disposition identique à la clause 30.02. Dans la décision Scanlon, l’arbitre a conclu que l’employeur devait faire un effort considérable pour atteindre l’objectif de répartition équitable des fonctions de disponibilité (motifs, par. 163 et 164, renvoyant à la décision Scanlon, par. 32). Selon la Commission, conformément à la conclusion de l’arbitre dans la décision Scanlon, Transports Canada devait aussi avoir une obligation positive de prévoir une répartition équitable des fonctions de disponibilité en application de la clause 30.02, en veillant à ce que le défendeur soit ajouté à la liste de disponibilité des gardiens de port.
[33] Voilà où s’est arrêtée la Commission dans son interprétation de la clause 30.02. La Commission n’a pas examiné si l’obligation positive qui ressort de la clause s’appliquait aux employés non qualifiés; elle a plutôt simplement supposé que l’obligation de l’employeur s’appliquait au défendeur (motifs, par. 119 à 125). La Commission ne peut faire une telle supposition sans explication, car elle n’est appuyée ni par le libellé de la convention collective ni par la décision Scanlon.
[34] La question dont était saisie la Commission dans l’affaire Scanlon était de savoir si l’employeur avait enfreint la convention collective applicable en retirant de la liste de disponibilité des employés de niveaux supérieurs tout en y laissant des employés de niveaux inférieurs qui recevaient un salaire moins élevé. Dans cette affaire, il ne faisait aucun doute que la disposition s’appliquait aux plaignants concernés. On ne peut pas en dire autant en l’espèce. En s’appuyant presque exclusivement sur l’interprétation de la clause 30.02 par l’arbitre dans cette décision, la Commission ne s’est pas demandé si la clause s’appliquait à un employé qui n’avait pas les qualifications nécessaires pour être inscrit sur une liste de disponibilité pendant la période en cause.
[35] La Commission a rendu une décision déraisonnable, car elle s’est appuyée sans réserve sur la décision Scanlon et n’a pas examiné si la clause 30.02 s’appliquait aussi bien aux employés non qualifiés qu’aux employés qualifiés. La Commission n’a pas répondu à l’argument central de l’employeur selon lequel la clause ne pouvait pas s’appliquer aux employés qui n’avaient pas les qualifications requises pour être inscrits sur la liste de disponibilité des gardiens de port. Cette omission constitue une lacune sur un point fondamental de l’analyse. Des motifs adaptés, exempts de telles lacunes, sont nécessaires pour démontrer que le décideur a effectivement écouté les parties et tenu compte des principales questions en litige ou des arguments centraux. Bien que l’on ne s’attende pas à ce que le décideur réponde à tous les arguments possibles, le fait qu’il ne tient pas compte des questions centrales ou des arguments principaux formulés par les parties peut soulever des doutes quant à savoir s’il a été attentif à la question qui lui a été présentée (Vavilov, par. 127 et 128).
[36] Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision (Vavilov, par. 84). Même s’il n’est pas nécessaire qu’une décision administrative soit irréprochable pour être confirmée en contrôle judiciaire, elle doit néanmoins être justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, par. 95). En l’espèce, l’analyse ne permet pas de conclure que la clause 30.02 obligeait l’employeur à assigner des fonctions de disponibilité au défendeur alors que celui-ci n’était pas qualifié pour les exécuter. Il s’agit d’une erreur fatale dans le raisonnement de la Commission sur un point critique de son analyse, ce qui rend sa décision déraisonnable.
[37] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la Commission sera annulée. L’affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvelle décision.
« David Stratas »
j.c.a.
« Donald J. Rennie »
j.c.a.
« Anne L. Mactavish »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau, jurilinguiste
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-183-20 |
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INTITULÉ :
|
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ALYM RUSHWAN |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 13 janvier 2022 |
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MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :
|
LE JUGE STRATAS LE JUGE RENNIE LA JUGE MACTAVISH |
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DATE DES MOTIFS :
|
Le 31 mai 2023 |
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COMPARUTIONS :
Karl Chemsi Marie-France Boyer |
Pour le demandeur |
Andrew Astritis |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
Pour le demandeur |
Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.
Ottawa (Ontario) |
Pour le défendeur |