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Date : 20220818


Dossiers : A-238-21 (dossier principal)

A-87-21

A-198-20

Référence : 2022 CAF 146

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de madame la juge Gleason

ENTRE :

SUSAN HUME SMITH

requérante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 18 août 2022.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20220818


Dossiers : A-238-21 (dossier principal)

A-87-21

A-198-20

Référence : 2022 CAF 146

En présence de madame la juge Gleason

ENTRE :

SUSAN HUME SMITH

requérante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE GLEASON

[1] La Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, qui exerce ses activités sous le nom de Justice for Children and Youth (JFCY), a présenté une requête demandant le statut d’intervenante dans les présentes demandes.

[2] JFCY est un organisme indépendant à but non lucratif, créé il y a plus de 40 ans, qui vise à défendre les droits et les intérêts juridiques des enfants et des jeunes, ainsi qu’à promouvoir leur reconnaissance en tant que personnes devant la loi. Le financement de base dont JFCY dispose vient de l’Aide juridique, Ontario. JFCY a représenté des milliers d’enfants et de jeunes dans des contextes juridiques complexes comportant de multiples aspects, notamment pour présenter des demandes en application de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte). JFCY a souvent obtenu le statut d’intervenante ou participé en tant que plaideuse agissant dans l’intérêt public ou en tant qu’intervenante désintéressée, dans des affaires touchant les intérêts des enfants et des jeunes, dont notre Cour et la Cour fédérale ont été saisies (voir, par exemple, Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] R.C.F. 487; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, [2002] ACF no 1687 (QL); Abdi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 733 (CanLII)). JFCY offre également des occasions d’éducation et de formation, notamment une formation de perfectionnement professionnel à l’intention des avocats et des juges, concernant un large éventail de questions de droit relatives aux enfants et aux jeunes, et ses avocats ont fait des présentations devant des comités de l’Assemblée législative de l’Ontario. Elle a aussi mis au point plusieurs publications de vulgarisation juridique sur une grande variété de sujets juridiques relatifs aux enfants et aux jeunes.

[3] D’après les éléments de preuve non contestés déposés par JFCY, il est évident qu’elle possède une expertise et une expérience approfondies concernant les droits légaux et fondamentaux des enfants et qu’elle représente et défend depuis longtemps les droits des enfants et des jeunes.

[4] La demande, en l’espèce, vise à annuler trois décisions rendues par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (la DA) rejetant une contestation fondée sur la Charte, présentée au nom de trois enfants représentés par la requérante, à l’encontre des dispositions du Régime de pensions du Canada, L.R.C., 1985, c. C-8, qui limitent la possibilité de recevoir des prestations rétroactives d’enfants de cotisants invalides. Même si des adultes peuvent recevoir des prestations d’invalidité rétroactives illimitées s’ils établissent qu’ils ne pouvaient pas faire une demande de prestations d’invalidité, une limite de 11 mois est imposée aux prestations rétroactives payables aux enfants d’un cotisant invalide (Régime de pensions du Canada, art. 74(2)a)).

[5] La requérante a fait valoir devant la DA que cette limite contrevenait à l’article 15 de la Charte. Elle a également cherché à soulever un argument fondé sur l’article 7 de la Charte, mais elle en a été empêchée, car l’argument n’avait pas été avancé devant la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (la DG), instance où la requérante était non représentée. JFCY a reçu le statut d’intervenante devant la DA.

[6] Dans son mémoire des faits et du droit présenté à notre Cour, la requérante a soulevé les questions en litige suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La DA a-t-elle eu raison de conclure que la DG avait commis des erreurs qui justifiaient l’intervention de la DA? Quelle est la réparation appropriée, le cas échéant?

  3. Était-il déraisonnable de la part de la DA de décider de rendre la décision que la DG aurait dû rendre? Quelle est la réparation appropriée, le cas échéant?

  4. Était-il déraisonnable de la part de la DA de rejeter la demande de la requérante qui visait à contester la violation de l’article 7 de la Charte?

[7] La requérante a soulevé les trois sous-questions suivantes qui font partie de sa deuxième question en litige : la DA a-t-elle réexaminé à tort les éléments de preuve qui avaient été présentés à la DG; a-t-elle outrepassé sa compétence en répondant à une question de droit et de fait; et la DA a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la violation alléguée de l’article 15 de la Charte? Sur ces questions, la requérante avance des arguments qui portent sur l’analyse par la DA de l’égalité réelle garantie par l’article 15 de la Charte, sur la manière dont elle a traité les éléments de preuve concernant le désavantage préexistant et l’incidence disproportionnée de la limite de 11 mois sur les enfants et les enfants de parents invalides, sur l’utilisation appropriée de faits sociaux et de la connaissance d’office, ainsi que sur la réparation appropriée.

[8] JFCY tente d’apporter son point de vue sur les questions en litige qui précèdent. Selon elle, son point de vue découle de son [traduction] « expérience de longue date qu’elle a acquise en défendant les intérêts des enfants et en participant au débat public, ainsi qu’à des contentieux concernant les droits des enfants ». Elle ne cherche pas à soulever de nouvelles questions en litige; elle tente plutôt d’apporter son point de vue sur celles qui précèdent et que la requérante a soulevées. Sous réserve de l’examen du mémoire des faits et du droit des parties qui vise à veiller à ce que les points qu’elle soulève ne se chevauchent pas, JFCY propose plus précisément de faire valoir ce qui suit :

[traduction]
a. Les enfants et les jeunes sont reconnus comme étant particulièrement et intrinsèquement vulnérables aux termes du droit canadien et international, en raison de leurs immaturité et manque de connaissances relatifs et de leur dépendance à l’égard des adultes. Ces vulnérabilités sont exacerbées lorsqu’elles coïncident avec d’autres motifs de désavantages sociaux que le jeune ou ses proches aidants subissent, notamment la pauvreté, l’état de santé, le sexe et l’invalidité.

b. Les enfants et les jeunes ont droit à des protections juridiques spéciales qui reconnaissent leurs vulnérabilités particulières et qui leur correspondent, pour veiller à ce qu’ils puissent exercer leurs droits légaux. Elles existent dans divers contextes juridiques et elles devraient renseigner sur l’analyse de l’égalité réelle garantie par le Régime de pensions du Canada.

c. L’atteinte d’une égalité réelle pour les enfants et les jeunes nécessite une approche qui tienne adéquatement compte de leurs circonstances uniques et de leur désavantage inhérent et préexistant, plutôt qu’une approche formelle utilisant un groupe de comparaison. Une approche qui prend adéquatement en compte le désavantage historique et actuel ainsi que les répercussions précises que subissent les enfants dans ce contexte est nécessaire. Les enfants et les enfants de parents invalides sont confrontés à un désavantage préexistant et sont touchés de façon disproportionnée par l’application de la limite à la rétroactivité prévue par le Régime de pensions du Canada.

d. Ces facteurs doivent être au cœur de l’interprétation et de l’application des droits des enfants, ainsi que des décisions touchant ces droits garantis par la Charte, plus précisément les articles 15 et 7, qui sont en cause en l’espèce. Par ailleurs, l’analyse doit être éclairée par les droits des enfants garantis par la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant.

e. Il n’est pas seulement pertinent, mais essentiel que les cours et les tribunaux prennent connaissance d’office du désavantage préexistant que subissent les enfants en général et les enfants de parents invalides. Les cours et les tribunaux peuvent, à juste titre, admettre d’office la preuve relative à un fait social qui établit les obstacles auxquels sont confrontés des groupes vulnérables et en quête d’équité. Les requérants peuvent, à juste titre, se fonder sur leurs propres preuve et expérience, ainsi que sur leur expérience quotidienne, le bon sens et la recherche en sciences sociales qui fournit le contexte nécessaire et qui revêt une valeur explicative importante. L’exigence d’une preuve d’expert ou d’une preuve directe ajoute des obstacles à l’atteinte d’une égalité essentielle.

f. Les cours et les tribunaux devraient adopter une approche souple lorsqu’ils examinent de nouveaux arguments fondés sur la Charte et soulevés en appel, notamment lorsqu’ils sont soulevés pour le compte d’un groupe vulnérable, comme des enfants et des enfants de parents invalides et lorsque la preuve étaye néanmoins l’argument fondé sur la Charte, même s’il n’a pas été précisément soulevé en première instance. En ce qui a trait aux prestations sociales en particulier, les articles 7 et 15 de la Charte sont étroitement liés et exiger une approche formaliste pourrait nuire à la capacité de groupes vulnérables, comme des enfants, d’établir le bien-fondé de leurs demandes.

g. La norme de contrôle appropriée relativement à l’analyse par la division d’appel de la Charte et pour son contrôle des conclusions de fait de la division générale est celle de la décision correcte.

[9] Notre Cour a examiné dans de nombreuses affaires le critère permettant de déterminer s’il faut accorder une autorisation d’intervenir, en application de l’article 109 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106. Des formations complètes de la Cour ont examiné ce critère notamment, par exemple, dans les affaires Métis National Council and Manitoba Métis Federation Inc. c. Varley, 2022 CAF 110, 2022 CarswellNat 1943 (WL Can); Gordillo c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 (CanLII); Première Nation de Whapmagoostui c. McLean, 2019 CAF 187, 306 A.C.W.S. (3d) 500; et Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, [2016] 4 R.C.F. 3; d’ailleurs, des juges siégeant seuls l’ont examiné dans les affaires Alliance for Equality of Blind Canadians v. Canada (Attorney General), 2022 CAF 131, 2022 CarswellNat 2708 (WL Can) [Alliance for Equality of Blind Canadians]; Right to Life Association of Toronto and Area c. Canada (Emploi, Développement de la main-d’œuvre et Travail), 2022 CAF 67, 2022 CarswellNat 1052 (WL Can); Canada (Environnement et Changement climatique) c. Ermineskin Cree Nation, 2022 CAF 36, 2022 A.C.W.S. 286; Droits des voyageurs c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 201, 2021 CarswellNat 4867 (WL Can); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Camayo, 2021 CAF 20, 338 A.C.W.S. (3d) 85; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 13, 329 A.C.W.S. (3d) 518 [Conseil canadien pour les réfugiés]; Gordillo c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 198, 329 A.C.W.S. (3d) 233; et Canada (Procureur Général) c. Kattenburg, 2020 CAF 164, [2020] A.C.F. no 965.

[10] Comme l’a récemment souligné le juge Rennie au paragraphe 8 de l’arrêt Alliance for Equality of Blind Canadians, toutes les causes précitées prennent pour point de départ la décision Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 90, 1989 Can LII 9432 (CAF) [Rothmans] de notre Cour. Dans la décision Rothmans, plusieurs critères pertinents pour trancher une requête en autorisation d’intervenir ont été exposés, à savoir : a) si l’intervenant éventuel est directement touché; b) si la question relève de la compétence des tribunaux et si un intérêt public est véritablement suscité; c) s’il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour; d) si la thèse de l’intervenant est défendue adéquatement par l’une des parties; e) si l’intérêt de la justice sera mieux servi si l’intervention de la partie éventuelle est autorisée; et f) si la Cour peut statuer sur l’affaire sans l’intervention éventuelle (au para. 92).

[11] La jurisprudence mentionnée précédemment établit que les critères qui précèdent doivent s’appliquer avec souplesse et que les critères ne seront pas tous pertinents dans chaque affaire. Certaines affaires laissent planer un doute sur le fait que certains des critères, notamment le dernier, demeurent pertinents. En l’espèce, je n’ai pas besoin de décider si ce critère demeure pertinent, car la jurisprudence établit aussi que, parmi les autres critères, ceux qui sont les plus importants permettent d’évaluer la capacité de l’intervenant éventuel à fournir des observations utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions soulevées par les parties, de sorte que l’intérêt de la justice milite en faveur de l’octroi de l’autorisation d’intervenir. Récemment, le juge Stratas a utilement formulé ces principes dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, au paragraphe 6, comme suit :

[...] le critère actuel relatif à l’intervention qui s’applique au titre de l’article 109 des Règles est le suivant :

I. La personne qui se propose d’intervenir fournira d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions. Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :

a) Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

b) Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?

c) Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?

d) Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

II. La personne qui se propose d’intervenir doit avoir un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour;

III. Il est dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée.

[12] En l’espèce, les critères qui précèdent penchent fortement en faveur de l’autorisation de l’intervention proposée par JFCY. JFCY n’ajoutera rien aux questions qui sont soulevées par la requérante et que la DA devait trancher; elle entend plutôt formuler d’autres arguments afférents à ces questions et qui reposent sur son expertise et son expérience. Les arguments qu’elle propose de formuler ne sont pas frivoles. JFCY a un véritable intérêt dans la demande qui relève parfaitement de sa mission et de son expérience. En outre, la DA a autorisé JFCY à intervenir et, dans sa décision, la DA a examiné les arguments avancés par JFCY. Les deux points mettent en évidence l’intérêt que JFCY porte à ces demandes. Plus important encore, l’intervention de JFCY sera utile pour la Cour. Les affaires qui portent sur l’article 15 de la Charte, à l’instar de la présente affaire, donnent lieu à des questions complexes. Le point de vue et l’expertise de JFCY aideront la Cour lorsqu’elle examinera ces questions et l’intervention éventuelle ne retardera pas inutilement la mise en état du présent appel. L’intérêt de la justice milite donc en faveur de l’autorisation de l’intervention.

[13] J’accueillerai donc la requête, sans dépens, et j’autoriserai JFCY à intervenir et à déposer un mémoire des faits et du droit d’au plus 30 pages qui portera sur les questions énoncées au paragraphe 8 ci-dessus. Je laisserai à la formation chargée d’entendre la demande la question du temps qui sera alloué à JFCY, s’il y a lieu, pour les plaidoiries. Ce temps dépendra de la nature des arguments avancés dans le mémoire et du temps alloué pour l’audition. J’ai établi, dans l’ordonnance qui accompagne les présents motifs, un échéancier révisé relatif à la mise en état des présentes demandes.

[14] L’intitulé de la cause est modifié et devrait être ainsi rédigé sur tous les documents subséquents concernant le présent appel :

ENTRE :

SUSAN HUME SMITH

requérante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

et

JUSTICE FOR CHILDREN AND YOUTH

intervenante

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-238-21 (dossier principal)

A-87-21

A-198-20

INTITULÉ :

SUSAN HUME SMITH c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE GLEASON

DATE DES MOTIFS :

LE 18 août 2022

OBSERVATIONS ÉCRITES :

David Baker

Pour la requérante

Tiffany Glover

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BAKERLAW

Toronto (Ontario)

Pour la requérante

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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