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Date : 20230323


Dossier : A-92-22

Référence : 2023 CAF 66

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

LE-VEL BRANDS, LLC

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 23 mars 2023.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20230323


Dossier : A-92-22

Référence : 2023 CAF 66

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

LE-VEL BRANDS, LLC

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1] L’Association canadienne des aliments de santé et l’Association de ventes directes du Canada demandent, par voie de requête, l’autorisation d’intervenir dans cet appel. Pour les motifs qui suivent, la Cour rejettera la requête.

A. L’appel

[2] Dans cet appel, la Cour sera appelée à examiner le caractère raisonnable d’une décision rendue par le ministre de la Santé. Le ministre a conclu que l’appelante, Le-Vel Brands, a contrevenu au Règlement sur les produits de santé naturels, DORS/2003-196 (le Règlement), en vendant un « produit de santé naturel » sans être titulaire d’une licence de mise en marché.

[3] Ce faisant, le ministre aurait interprété les dispositions pertinentes du Règlement pour en arriver à une définition de « produit de santé naturel ». Le ministre a également conclu qu’aux termes de ce régime réglementaire, les documents de commercialisation étrangers pouvaient servir à déterminer la nature du produit de l’appelante. Enfin, toujours aux termes de ce régime réglementaire, le ministre a rendu un ordre de cessation de vente. Toutes ces questions reposent en grande partie sur la question de savoir si l’avis du ministre à propos de ce régime réglementaire, plus précisément son interprétation du Règlement, était raisonnable selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 [Vavilov].

[4] D’après l’appelante, l’interprétation du Règlement qu’a faite le ministre était déraisonnable. Elle mentionne également que le fait que le ministre se soit fondé sur les documents de commercialisation étrangers était déraisonnable. Enfin, toujours selon elle, une explication raisonnée de la décision ne peut être avancée : le ministre n’a pas expliqué clairement un élément fondamental et n’a pas examiné les principales observations de l’appelante.

[5] L’essentiel des observations des intervenantes proposées repose sur le fait qu’elles souhaitent que le Règlement soit interprété de manière « raisonnable », de façon à assurer plus de certitude, de prévisibilité et de clarté à leurs sociétés membres.

B. Le critère d’intervention

[6] Il arrive que les parties requérantes, comme les intervenantes proposées en l’espèce, soutiennent que le critère d’intervention applicable devant notre Cour crée un conflit. Tel n’est pas le cas. Notre Cour a adopté une approche conforme aux principes fondamentaux qui sous-tendent le critère.

[7] Toutes les décisions d’intervention de notre Cour font ressortir explicitement ou implicitement trois éléments à examiner : 1) l’utilité de la participation de l’intervenant par rapport aux questions que la Cour est appelée à trancher; 2) l’intérêt véritable de l’intervenant; 3) la prise en compte de l’intérêt de la justice.

[8] Dans certains cas, ces trois éléments entrent en jeu et ils sont donc tous expressément mentionnés. Dans d’autres cas, certains éléments n’entrent pas en jeu et, donc, seuls un ou deux éléments parmi les trois sont expressément mentionnés. Pour cette raison, les cas semblent à première vue parfois entrer en conflit. En fait, il n’y a pas de conflit. Nous sommes tous d’accord pour dire que les trois éléments peuvent être pertinents dans une affaire. Quiconque souhaite intervenir devrait traiter des trois éléments.

[9] Dans la mesure où les arrêts rendus par une formation complète de notre Cour sont concernés, l’arrêt Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, [2016] 4 R.C.F. 3, est le plus récent et fait autorité. La contribution principale de cet arrêt à la jurisprudence est l’affirmation selon laquelle l’examen de l’un des trois éléments – l’intérêt de la justice – devrait se faire avec souplesse et être adapté aux faits. Ainsi, différents juges réagissant aux faits dans différentes affaires peuvent faire ressortir différentes considérations. D’un point de vue conceptuel, toutefois, les affaires n’entrent pas en conflit.

[10] En l’espèce, les intervenantes proposées se fondent en grande partie sur l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 90, 1989 CanLII 9432 (C.A.). Cet arrêt a, à juste titre, été critiqué par certains juges de notre Cour : voir, par exemple, l’arrêt Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 21, [2015] 2 R.C.F. 253. En fait, dans l’arrêt Sport Maska, la formation d’appel a indiqué que des éléments du critère d’intervention dans l’arrêt Rothmans étaient inexacts, et elle n’a donc retenu qu’une partie de l’arrêt Rothmans.

[11] Dans l’examen d’une requête en autorisation d’intervenir, il est préférable de commencer par l’arrêt Sport Maska, soit l’arrêt le plus récent rendu par une formation de notre Cour en matière d’intervention.

[12] L’arrêt Sport Maska réaffirme les trois éléments du critère d’intervention, soit que la participation de l’intervenant doit être utile par rapport aux questions que la Cour est appelée à trancher, l’intervenant doit avoir un intérêt véritable dans l’instance et l’intervention doit servir l’intérêt de la justice.

[13] Sur ces trois éléments, il arrive fréquemment que les intervenants proposés ne tiennent pas compte de l’utilité ou ne présentent pas d’observations suffisamment rigoureuses à ce sujet. Selon l’expérience de la Cour, le fait de ne pas démontrer l’utilité est le motif le plus fréquent du rejet des requêtes en intervention.

[14] Le critère de l’utilité figure à la règle 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Cette règle ne se veut pas un avis de pratique ou une option supplémentaire. Elle fait partie d’un règlement contraignant. Il s’agit du droit en vigueur. Il doit être respecté.

[15] La règle 109 des Règles exige que les intervenants proposés établissent « de quelle manière [leur] [...] participation aidera à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l’instance » ou, autrement dit, en quoi leur participation pourra être utile. Si un intervenant proposé n’est pas en mesure de convaincre la Cour que sa participation est utile au débat de la Cour, la Cour est légalement tenue de rejeter la requête en autorisation d’intervenir.

[16] L’évaluation de l’utilité repose sur l’examen des questions véritables et réelles en litige dans l’instance. Les intervenants proposés doivent les examiner avec précision. Par exemple, bien que cet appel puisse être vaguement considéré comme portant sur l’interprétation du Règlement, la Cour, qui procède au contrôle du caractère raisonnable d’une décision, n’interprétera pas le Règlement lui-même pour imposer cette interprétation au décideur, ce qui équivaudrait à un examen fondé sur la norme de la décision correcte. Au lieu de cela, la Cour devra, notamment en se penchant sur la particularité de ce dossier, se prononcer sur la question de savoir si le ministre était suffisamment conscient du texte, du contexte et de l’objet de la loi, et qu’il en a dégagé une interprétation d’une manière qui était acceptable et défendable. Voir l’arrêt Vavilov aux para. 115-124.

[17] L’intervenant qui entend inviter la Cour à adopter une interprétation particulière de la loi et à l’imposer au décideur administratif fait fausse route. Sauf en de rares circonstances où un bref de mandamus est justifié, notre Cour, en tant que cour de révision qui procède au contrôle du caractère raisonnable d’une décision, ne donnera pas sa propre interprétation du Règlement, ne s’en servira pas comme critère pour comparer son interprétation à celle du décideur administratif, et n’imposera pas son interprétation au décideur administratif : Vavilov au para. 83, renvoyant à l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL) au para. 28; voir également l’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL) aux para. 31-33. Après tout, il revient au décideur administratif de se prononcer sur le bien-fondé, y compris les questions d’interprétation législative. La cour de révision n’examine que la décision administrative, rien de plus : Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; [2015] A.C.F. no 1396 (QL); Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577, de même que les décisions qui y sont citées. Tout au plus, lors d’un contrôle du caractère raisonnable d’une décision, notre Cour peut encadrer le décideur administratif en lui enseignant la méthode d’interprétation législative et la façon de faire son travail. Elle ne peut toutefois pas indiquer au décideur administratif comment la méthode d’interprétation devrait entrer en jeu dans un cas donné.

[18] L’arrêt de notre Cour Canada (Procureur général) c. Kattenburg, 2020 CAF 164, en est un bon exemple. Dans cette affaire, plusieurs parties cherchaient à intervenir dans un contrôle judiciaire pour montrer à la Cour l’interprétation qu’il fallait donner aux dispositions législatives en cause et l’application que devait recevoir le droit international. Toutefois, tel n’est pas le rôle de notre Cour en matière de contrôle judiciaire. Notre rôle consistait uniquement à procéder à un examen du caractère raisonnable de l’interprétation de la loi donnée par le décideur administratif et de son utilisation du droit international, et non à imposer son propre point de vue sur les dispositions législatives et le droit international par rapport à celui du décideur administratif. Par conséquent, notre Cour a rejeté les requêtes en intervention au motif que les interventions proposées ne seraient d’aucune utilité pour elle.

[19] De façon générale, quel est le critère d’intervention qui s’applique devant notre Cour? Comme je l’ai déjà mentionné, il comprend trois éléments, soit l’utilité, l’intérêt véritable et la compatibilité avec l’intérêt de la justice :

  1. La personne qui se propose d’intervenir fournira-t-elle d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions? Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :

  • Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

  • Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?

  • Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?

  • Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

  1. La personne qui se propose d’intervenir doit-elle avoir un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour?

  2. Est-il dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée? Une approche souple s’impose. La liste des facteurs à considérer n’est pas fermée, mais comprend au moins les questions suivantes :

  • L’intervention est-elle compatible avec les impératifs de la règle 3 des Règles selon laquelle l’instance doit être instruite « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »? Par exemple, le cours ordonné de l’instance ou le calendrier de celle-ci seront-ils indûment perturbés?

  • L’affaire a-t-elle pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle?

  • La cour de première instance dans cette affaire a-t-elle autorisé l’intervention de la partie?

  • L’autorisation de multiples intervenants va-t-elle emporter une « inégalité des moyens » ou un déséquilibre en faveur d’un camp ou en donner l’apparence?

(Right to Life Association of Toronto and Area c. Canada (Emploi, Développement de la main-d’œuvre et du Travail), 2022 CAF 67 au para. 10; voir également l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 13, [2021] A.C.F. no 67 (QL) [Conseil canadien pour les réfugiés], Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 131, et Canada (Environnement et Changement climatique) c. Nation crie Ermineskin, 2022 CAF 36.)

C. L’application du critère

(1) Le premier élément : l’utilité

[20] En l’espèce, les intervenantes proposées n’ont pas satisfait au critère de l’utilité. Elles exhortent notre Cour à interpréter les dispositions législatives pertinentes d’une certaine façon. Comme je l’ai mentionné précédemment, elles souhaitent que la Cour adopte sa propre interprétation de la loi qui soit raisonnable, de façon à donner plus de certitude, de prévisibilité et de clarté à leurs sociétés membres. Cependant, comme je l’ai expliqué aux paragraphes 16 à18, ci-dessus, la Cour ne peut imposer et n’imposera pas au ministre sa propre interprétation de la loi ou des objectifs suggérés par les intervenantes proposées. Le rôle de notre Cour en matière de contrôle judiciaire se limite à évaluer le caractère raisonnable de l’interprétation du Règlement que le ministre a expressément ou implicitement adoptée.

[21] Comme il est expliqué aux paragraphes 16 à 18, ci-dessus, selon le régime législatif applicable, notre rôle n’est pas d’interpréter la loi. C’est celui du ministre. En accomplissant cette tâche, le ministre doit, de manière objective, impartiale et neutre, examiner le texte, le contexte et l’objet de la loi en vue de préciser le sens véritable du texte : voir, de façon générale, les arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 aux para. 115-124; Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328 aux para. 79 et 80; Hillier, précité; voir aussi TELUS Communications Inc. c. Wellman, 2019 CSC 19, [2019] 2 R.C.S. 144, R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51, [2019] 3 R.C.S. 838, et Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, [2019] A.C.S. no 102 (QL). Ainsi, le ministre ne peut imposer sa propre opinion de ce que la loi devrait préciser ni introduire dans la loi tout ce qui lui semble raisonnable ou approprié d’un point de vue politique.

[22] Le procureur général soutient que, dans la mesure où les observations que les intervenantes proposées entendent présenter sont compatibles avec le rôle de la Cour, à qui il appartient d’évaluer le caractère raisonnable d’une décision, les observations des intervenantes proposées recoupent largement celles de l’appelante. En ce sens, il mentionne que les observations que les intervenantes proposées entendent présenter ne sont pas utiles. Je suis d’accord.

[23] Par conséquent, les intervenantes proposées n’ont pas satisfait au critère de l’utilité. Pour ce seul motif, la requête en autorisation d’intervenir sera rejetée.

[24] Le point de vue des intervenantes proposées, comme elles l’ont formulé en l’espèce – bien qu’il ne soit pas utile ici –, peut être utile ailleurs. Dans une affaire ultérieure, elles pourraient tenter de présenter des observations au ministre afin d’influencer la façon dont ce dernier interprète le Règlement. Elles pourraient tenter de convaincre le ministre d’adopter un ou plusieurs énoncés de politique qui sont conformes à la juste interprétation de la loi. Elles pourraient même réclamer la refonte du Règlement. Cependant, lors d’un contrôle du caractère raisonnable d’une décision, la Cour ne peut suivre aucune de ces avenues.

(2) Le deuxième élément : l’intérêt véritable des intervenantes proposées

[25] Les intervenantes proposées sont des organisations de l’industrie qui veillent à ce que leurs sociétés membres puissent commercialiser des produits de façon fiable et prévisible en vertu du cadre réglementaire canadien. Il ne fait aucun doute qu’elles satisfont au critère de l’intérêt véritable. Qui plus est, il est évident qu’elles sont en mesure de présenter des observations claires et bien avisées.

(3) Le troisième élément : l’intérêt de la justice

[26] « [C]eux qui ont un point de vue utile à présenter en appel » agissent promptement et « prennent des mesures pour se faire entendre dès que l’occasion se présente » : Canada (Procureur général) c. Canadian Doctors for Refugee Care, 2015 CAF 34, [2015] A.C.F. no 147 (QL) au para. 28. Cela permet de réduire les délais et contribue à faire avancer la cause rapidement et de manière ordonnée.

[27] L’appel a été interjeté en avril 2022. Les parties ont déposé leurs mémoires des faits et du droit en septembre et en novembre 2022. Toutefois, les intervenantes proposées n’ont pas annoncé leur intention d’intervenir avant décembre 2022. Elles ont négligé de déposer leurs documents de requête avant février 2023.

[28] Cet appel est prêt pour audition depuis novembre 2022. Il a toutefois été mis en attente en raison de la présente requête en intervention. Si la requête était accueillie, des délais additionnels s’ensuivraient : les intervenantes déposeraient leurs observations, puis les autres parties devraient y répondre.

[29] De façon générale, le délai va à l’encontre des impératifs de la règle 3 des Règles. Il milite contre l’octroi de l’autorisation d’intervenir.

D. Observations finales

[30] Même si la requête en intervention a échoué, les intervenantes proposées ont déposé une requête de grande qualité et y ont bien donné suite. Les commentaires qui suivent ne s’adressent pas à elles.

[31] La Cour est au courant des critiques récentes concernant les commentaires formulés dernièrement par les tribunaux sur les limites qui encadrent les interventions : voir, par exemple, R. c. McGregor, 2023 CSC 4 aux para. 98-115. De telles critiques sont inappropriées et elles nécessitent une réponse.

[32] Les critiques se fondent sur une opinion défendue par certaines personnes – une opinion erronée – sur la façon dont les tribunaux devraient trancher les litiges.

[33] Pour certaines personnes, les tribunaux devraient exprimer leur point de vue sur ce qui est approprié, juste et raisonnable dans les affaires dont ils sont saisis. Par exemple, certains perçoivent l’interprétation législative comme une tâche sans limites où les tribunaux sont libres de faire « les choses de la bonne façon », d’adopter les « bonnes idées » des universitaires et des experts et d’exprimer ce que la « majorité » serait portée à croire qu’il est « bon » ou « raisonnable » de faire. D’autres estiment que les intervenants, avec leurs « précieux points de vue », devraient pouvoir présenter à la Cour des articles universitaires truffés d’affirmations non vérifiées provenant du domaine des sciences sociales, qui sont « exactes ». D’autres encore pensent que les tribunaux devraient intervenir là où les législateurs ont peur de s’engager, afin de corriger les « injustices ».

[34] On voit souvent de telles réactions dans des affaires d’interprétation législative. Lorsqu’ils interprètent la loi, les tribunaux doivent cerner l’intention du législateur sous-tendant le texte qu’il a adopté. Il arrive parfois que les intervenants détournent les tribunaux de cette tâche en présentant les politiques qui leur conviennent en guise d’objectif. C’est une hérésie : voir, de façon générale, Mark Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022) 59:4 Alta. L. Rev. 919. Certains intervenants vont encore plus loin : ils présentent des éléments de preuve non vérifiés, des observations en l’absence d’élément de preuve et accaparent des dossiers auxquels les parties directement concernées ont donné suite et qu’elles ont défendus pendant des années à grands frais et en vivant un grand stress : Right to Life au para. 13; Forest Ethics Advocacy Association c. Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 au para. 14; Atlas Tube Canada ULC c. Canada (Revenu national), 2019 CAF 120, [2019] A.C.F. no 1060 (QL) au para. 8; Conseil canadien pour les réfugiés au para. 27.

[35] Les intervenants autorisés à prendre part à nos instances sont généralement ceux qui ont démontré leur compréhension du rôle propre à la magistrature. Ils préconisent des positions juridiques conformes à ce rôle. Il s’agit essentiellement de comprendre la nature de ce rôle.

[36] Dans notre démocratie, trois organes du gouvernement – les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire – participent à notre gouvernance et jouent chacun un rôle différent et distinct. Les tribunaux tranchent les différends juridiques conformément à la doctrine juridique. Pendant des décennies, les tribunaux ont façonné, établi et révisé cette doctrine selon l’expérience pratique acquise par les juges dans les affaires réelles, et non en fonction de leurs propres sentiments, de leurs préférences politiques ou de leurs propres valeurs : Frederic R. Kellogg, « Law, Morals, and Justice Holmes » (1986), 69 Judicature 214; Benjamin N. Cardozo, The Nature of the Judicial Process (New Haven : Yale University Press, 1921) aux pp. 22 et 23. Les garanties de liberté provenant de l’intervention des autres organes, assorties d’un engagement à appliquer une doctrine établie de longue date, permet aux tribunaux de résister au raisonnement axé sur les résultats ou aux pressions populaires du moment. Voir l’arrêt Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 151, [2016] 1 R.C.F. 686.

[37] Dans le cas du droit jurisprudentiel, les tribunaux suivent la doctrine juridique établie. Lorsque la doctrine tarde à évoluer ou doit être révisée, les tribunaux la peaufinent au fur et à mesure au moyen d’un raisonnement juridique classique, conformément aux principes sensés et largement acceptés qui la sous-tendent : R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, 1991 CanLII 17 (CSC); Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446 aux para. 116 et 117.

[38] Les tribunaux interprètent le droit législatif – exactement comme il est rédigé par nos élus – afin d’établir et d’appliquer son sens véritable, et non afin de le modifier : voir les arrêts précités TELUS, Rafilovich, Michel, Williams, Cheema et Hillier.

[39] Puis, dans le cas de la Constitution, les tribunaux lui donnent force de loi sans crainte, mais doivent suivre les précédents de façon progressive, en évitant d’être tentés de considérer la Constitution comme un simple « contenant, à même de recevoir n’importe quelle interprétation qu’on pourrait vouloir lui donner » : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 au para. 151.

[40] Dans tous ces domaines, les juges, agissant dans leur domaine de compétence propre, s’efforcent de faire en sorte que la doctrine juridique soit solide, simple et claire. Cela fait progresser la liberté : elle nous donne certitude et prévisibilité, elle nous arme de connaissances sur ce que nous pouvons faire et nous met en garde contre ce que nous ne pouvons pas faire.

[41] En bref, l’élaboration des politiques et des lois ne relève pas de l’initiative de la magistrature. Les juges ne sont ni plus ni moins que des avocats reclus, bien nantis, titulaires d’une charge judiciaire permanente. L’élaboration autonome des politiques et des lois relève des politiciens que l’on élit. Si l’on n’apprécie pas leurs politiques et leurs lois, on peut, par son vote, les chasser du pouvoir.

[42] Quelle conclusion faut-il tirer en l’espèce à l’égard des personnes qui présentent des requêtes en intervention? Les personnes qui comprennent le rôle de la magistrature et qui montrent en quoi elles peuvent aider la Cour à trancher des questions réelles sont plus susceptibles d’être autorisées à intervenir. Et, une fois admises à intervenir, leurs observations peuvent être déterminantes.

E. Dispositif

[43] La requête sera rejetée sans dépens.

« David Stratas »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-92-22

 

INTITULÉ :

LE-VEL BRANDS, LLC c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 mars 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Jay Zakaib

Lewis Retik

Alexander Camenzind

William Bjornsson

 

Pour l’appelante

Jon Bricker

Karen Lovell

Monisha Ambwani

 

Pour l’intimé

Colin Baxter

Pour les intervenantEs proposéEs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelante

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour les intervenantEs proposéEs

 

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