Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221122


Dossiers : A-18-22

A-22-22

Référence : 2022 CAF 201

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

 

Dossier : A-18-22

ENTRE :

KEVIN KOCH et DAMIAN DE LA GUARDIA

appelants

et

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, IRENEUSZ BRUDEK, CHARLES McCRIE et FOSTER MATTHEWS

intimés

Dossier : A-22-22

ET ENTRE :

IRENEUSZ BRUDEK

appelant

et

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, KEVIN KOCH, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, CHARLES McCRIE, DAMIAN DE LA GUARDIA et FOSTER MATTHEWS

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 13 septembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MONAGHAN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20221122


Dossiers : A-18-22

A-22-22

Référence : 2022 CAF 201

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

 

Dossier : A-18-22

ENTRE :

KEVIN KOCH et DAMIAN DE LA GUARDIA

appelants

et

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, IRENEUSZ BRUDEK, CHARLES McCRIE et FOSTER MATTHEWS

intimés

Dossier : A-22-22

ET ENTRE :

IRENEUSZ BRUDEK

appelant

et

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, KEVIN KOCH, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, CHARLES McCRIE, DAMIAN DE LA GUARDIA et FOSTER MATTHEWS

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MONAGHAN

[1] Les présents appels concernent trois ordonnances verbales non publiées prononcées par la juge St-Louis de la Cour fédérale le 6 janvier 2022, par lesquelles elle a rejeté les requêtes en redressement déposées par Kevin Koch et Damien de la Guardia dans le dossier de la Cour fédérale T-558-21 et par Ireneusz Brudek dans les dossiers de la Cour fédérale T-558-21 et T-198-21.

[2] Les circonstances ayant donné lieu aux requêtes et aux ordonnances subséquentes sont tragiques. Deux bateaux sont entrés en collision sur le lac Stoney, en Ontario, le 24 août 2019. L’un des bateaux était piloté par l’appelant, Kevin Koch, et l’autre par Richard Neil Borgatti. Malheureusement, M. Borgatti et l’un de ses passagers, Kristian Brudek, sont décédés des suites de l’accident. Quatre autres personnes ont été blessées, dont M. Koch et M. de la Guardia, l’un des passagers de M. Koch.

[3] Une poursuite a été introduite devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre la succession de M. Borgatti, ainsi que contre M. Koch et son père, David Koch, propriétaire du bateau que pilotait M. Koch.

[4] Par la suite, les Koch ont introduit une action à la Cour fédérale (dossier de la Cour T‑198‑21) en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle leur responsabilité était limitée à 1 000 000 $, aux termes de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (l’action en limitation des Koch). Les Koch ont engagé pour l’action en limitation des Koch un avocat différent de celui embauché par M. Koch pour son action devant la Cour de l’Ontario. Janet Borgatti, la mère de M. Borgatti et l’administratrice de sa succession, a elle aussi introduit une action à la Cour fédérale (dossier de la Cour T-558-21) en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle la responsabilité de la succession était limitée à 1 000 000 $ (l’action en limitation de Borgatti).

[5] La Cour fédérale a ordonné que la gestion des actions en limitation soit confiée au même juge responsable de la gestion de l’instance, et que des requêtes, devant être entendues le 21 juillet 2021, soient présentées en vue d’obtenir des directives concernant divers aspects des instances et des fonds de limitation. Conformément à ce qui avait été demandé, des requêtes ont été présentées dans le contexte des deux actions en limitation. Aucune n’a été contestée et, le 21 juillet 2021, la Cour fédérale a rendu deux ordonnances pratiquement identiques dans le contexte des deux actions en limitation, en adoptant la terminologie suggérée dans un projet d’ordonnance inclus pour être examiné dans les documents de requête de la succession Borgatti.

[6] Les ordonnances du 21 juillet 2021 (les ordonnances de juillet) établissaient certaines dates limites pour les différentes étapes des actions en limitation. Un avis à d’éventuels réclamants devait être publié avant le 7 août 2021 (paragraphe 3 des ordonnances de juillet); au plus tard le 24 août 2021, (i) des défenses devaient être déposées (paragraphe 2), (ii) le demandeur devait déposer un affidavit confirmant qu’il avait respecté la publication de l’avis (paragraphe 5), et (iii) les avis de réclamation contre le fonds de limitation et les affidavits à l’appui pourraient être déposés (paragraphe 6).

[7] Le paragraphe 7 des ordonnances de juillet est particulièrement pertinent dans le présent appel. Il est libellé ainsi :

[traduction]

7. Tout défendeur à la présente action qui n’aura pas déposé de défense ou d’avis de réclamation étayé par un affidavit au plus tard le 24 août 2021, et tout demandeur autre qu’un défendeur qui n’aura pas déposé d’avis de réclamation étayé par un affidavit au plus tard le 24 août 2021, ne seront pas autorisés à présenter une réclamation contre [le(s) demandeur(s)] en lien avec l’incident. Par souci de clarté, même si la période de limitation établie par la loi relativement à une réclamation contre [le(s) demandeur(s)] n’a pas encore pris fin, aucune réclamation ne sera autorisée et tout droit d’action contre [le(s) demandeur(s)] en lien avec l’incident sera éteint.

[8] Malheureusement, au 24 août 2021, ni M. Brudek, ni M. Koch, ni M. de la Guardia n’avait déposé de défense, d’avis de réclamation ou d’affidavit à l’appui en lien avec l’action en limitation de Borgatti. M. Brudek n’a également pas déposé en temps opportun les documents requis en lien avec l’action en limitation des Koch.

I. Les requêtes ayant donné lieu au présent appel

[9] Quand ils ont pris connaissance des dates limites qu’ils avaient ratées, l’avocat de M. Brudek ainsi que l’avocat de M. Koch et de M. de la Guardia ont déposé des requêtes en redressement à la Cour fédérale.

A. Ireneusz Brudek

[10] M. Brudek a présenté des requêtes identiques dans le contexte des deux actions en limitation visant à obtenir une prorogation du délai prescrit dans les ordonnances de juillet afin de produire sa défense, ainsi qu’à signifier et à déposer son avis de réclamation et ses affidavits à l’appui. M. Brudek a invoqué la Règle 8 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles), qui autorise la Cour à prolonger ou à abréger un délai prévu dans les Règles ou prescrit par une ordonnance.

[11] À titre subsidiaire, M. Brudek a demandé une ordonnance modifiant les ordonnances de juillet et prolongeant le délai pour satisfaire aux exigences, une ordonnance levant la déchéance pour défaut de se conformer aux ordonnances de juillet, ou une ordonnance prolongeant le délai pour introduire une action aux termes de l’article 23 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. L’article 23 prévoit un délai de prescription de deux ans pour introduire une action contre un navire en situation d’abordage ou contre ses propriétaires, mais autorise la Cour fédérale à proroger ce délai dans certaines circonstances, dans la mesure et aux conditions qu’elle juge convenables.

[12] Les documents de requête de M. Brudek comprenaient deux affidavits. Le premier, souscrit par l’avocat de M. Brudek, expliquait qu’il avait omis de signifier et de déposer les documents requis au nom de M. Brudek. Il attribuait [traduction] « l’erreur commise par inadvertance » au fait qu’il n’avait pas examiné les ordonnances de juillet en détail, qu’il connaissait peu la Loi sur la responsabilité en matière maritime et qu’il n’avait pas compris que la demande déposée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre les frères Koch et la succession Borgatti, et signifiée à ces personnes, ne constituait pas un avis suffisant des réclamations de M. Brudek. L’avocat a attribué l’erreur, en partie, au fait qu’il travaillait depuis la maison, plutôt qu’au bureau, durant la pandémie de COVID-19.

[13] Le second affidavit, souscrit par M. Brudek, attestait qu’il avait toujours l’intention de faire trancher le bien-fondé de sa réclamation. Son avocat a confirmé que sa réclamation, telle qu’elle a été formulée dans la déclaration déposée à la Cour de l’Ontario, était fondée.

[14] Bien que les autres défendeurs aient déposé des affidavits pour s’opposer aux requêtes de M. Brudek, aucun n’a déposé d’observations écrites. Par conséquent, leurs dossiers de requête étaient incomplets, et la Cour fédérale n’en a donc pas tenu compte pour les fins des requêtes présentées par M. Brudek.

B. Kevin Koch et Damien de la Guardia

[15] À l’instar de M. Brudek, MM. Koch et de la Guardia ont présenté une requête dans le contexte de l’action en limitation de Borgatti.

[16] Pour l’essentiel, MM. Koch et de la Guardia demandaient la même chose que M. Brudek, et s’appuyaient sur des motifs similaires. Toutefois, contrairement à M. Brudek, ils n’ont pas explicitement invoqué la Règle 8, mais ont plutôt demandé [traduction] « une ordonnance modifiant [l’ordonnance de juillet] et prorogeant le délai » pour qu’ils puissent signifier et déposer les documents requis, en invoquant la Règle 399 des Règles. La Règle 399 autorise la Cour à annuler ou à modifier une ordonnance dans certaines circonstances. M. Brudek a adopté leurs observations concernant la modification des ordonnances de juillet pour les besoins de ses propres requêtes, et MM. Koch et de la Guardia se sont appuyés sur les observations de M. Brudek concernant la levée de la déchéance pour les besoins de leur propre requête.

[17] Les documents de requête déposés par MM. Koch et de la Guardia comprenaient un affidavit de leur avocat expliquant que le cabinet pour lequel il travaillait avait omis de déposer et de signifier les documents requis au nom de MM. Koch et de la Guardia qui étaient indiqués dans l’ordonnance de juillet. L’avocat a attribué l’erreur à son absence du bureau alors qu’il travaillait à distance depuis un endroit où le service Internet était limité quand il a reçu l’ordonnance de juillet, au fait que lui-même et son auxiliaire juridique n’avaient pas lu l’ordonnance en détail et avaient omis d’inscrire la date à leur agenda, aux horaires de vacances et à la modification des conditions de travail attribuable à la pandémie de COVID-19.

[18] Comme pour les requêtes présentées par M. Brudek, les autres défendeurs se sont opposés à la requête présentée par MM. Koch et de la Guardia. Toutefois, Anna Skotnicka et Estera Lawrence, respectivement la mère et la sœur de Kristian Brudek, ont déposé des observations écrites et ont donc déposé un dossier de requête complet. Elles ont affirmé qu’elles subiraient un préjudice si une prorogation de délai était octroyée à MM. Koch et de la Guardia, parce que le fait de leur permettre de déposer et de signifier des documents après la date limite fixée dans l’ordonnance de juillet relativement à l’action en limitation de Borgatti pourrait faire augmenter la valeur combinée de toutes les réclamations contre le fonds de limitation des Borgatti. Cela, affirmaient-elles, pourrait réduire la somme calculée au prorata qu’elles pourraient réclamer au fonds.

II. Audition des requêtes par la Cour fédérale

[19] La Cour fédérale a entendu les requêtes ensemble le 15 novembre 2021. À l’audience, l’avocat de MM. Koch et de la Guardia a indiqué qu’ils demandaient également à invoquer la Règle 8, en affirmant qu’il s’agissait là d’un motif indépendant, mais qui était également implicite dans leur argumentation concernant l’article 23 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Mme Skotnicka et Mme Lawrence (collectivement la partie intimée) se sont opposées à l’argument fondé sur la Règle 8, en affirmant qu’il était trop tard pour le présenter, et qu’il était préjudiciable de le soulever à l’audience. La Cour fédérale a pris sa décision en délibéré.

[20] Après l’audience, la Cour fédérale a donné une directive dans le contexte des deux actions en limitation concernant [traduction] « la requête en vue d’obtenir une prorogation de délai déposée par Ireneusz Brudek ». Par conséquent, il semble que la Cour fédérale n’a pas sollicité d’observations en lien avec la requête déposée par MM. Koch et de la Guardia, y compris de la part de la partie intimée. La directive sollicitait des observations concernant la Règle 8, y compris sur la question de savoir si le paragraphe 7 des ordonnances de juillet, reproduit au paragraphe 7 ci-dessus, était péremptoire et, le cas échéant, si le critère pour octroyer une prorogation de délai énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly, [1999] A.C.F. no 846 (QL) [Hennelly], ou un autre critère, s’appliquait, compte tenu de la jurisprudence de la Cour fédérale. Plus précisément, la directive reproduisait le passage suivant de la décision 1395047 Ontario Inc. c. 1548951 Ontario Ltd., 2006 CF 339 [décision 1395047] au para. 19 :

Dans un cas [...] où le délai est fixé par une ordonnance péremptoire, le seuil de la justification du retard est très élevé; le demandeur doit démontrer de manière convaincante qu’il n’a pas eu l’intention de passer outre à l’ordonnance et que l’inexécution de celle-ci est attribuable à des circonstances extrinsèques.

[21] M. Brudek a présenté des observations, en alléguant que le paragraphe 7 n’était pas péremptoire. Tout en reconnaissant que ce paragraphe intégrait un libellé explicite, il a affirmé qu’il n’employait pas le terme « péremptoire » et que les ordonnances de juillet n’ont pas été rendues dans des circonstances où l’on pourrait s’attendre au prononcé d’une ordonnance péremptoire, par exemple à la suite de manquements antérieurs aux conditions, aux règles ou aux ordonnances établies, et lorsque la Cour conclut qu’un délai suffisant a déjà été accordé dans les circonstances. Enfin, il a souligné qu’aucun des documents de requête visant à obtenir les ordonnances de juillet n’indiquait qu’elles devaient être péremptoires, et que leur libellé a été proposé par les parties et adopté, plutôt que rédigé, par la Cour.

III. La décision relative aux requêtes

[22] La Cour fédérale a rejeté les requêtes et prononcé les ordonnances verbales faisant l’objet des présents appels. Les deux ordonnances rendues en lien avec les requêtes de M. Brudek sont pratiquement identiques. L’ordonnance rendue dans le contexte de la requête présentée par MM. Koch et de la Guardia est similaire, mais diffère parce que leur avis de requête et leurs observations écrites ne faisaient pas explicitement référence à la Règle 8.

[23] Dans les trois ordonnances, la Cour fédérale a conclu que les ordonnances de juillet ne pourraient pas être modifiées, aux termes de la Règle 399. Dans les trois ordonnances, la Cour fédérale a indiqué qu’elle n’avait pas été convaincue que le principe de la levée de la déchéance s’appliquait dans le cas de l’inobservation d’un délai fixé par la Cour dans une ordonnance. Et dans les trois ordonnances, la Cour fédérale a conclu que l’article 23 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ne pouvait s’appliquer, parce que les actions en limitation n’étaient pas régies par cette disposition.

[24] Cela a amené la Cour fédérale à se demander si MM. Brudek et de la Guardia devraient être autorisés à invoquer la Règle 8, et si une prorogation de délai devrait être octroyée à MM. Brudek, Koch ou de la Guardia.

A. Requêtes de M. Brudek : ordonnances de juillet jugées péremptoires

[25] La Cour fédérale a rejeté l’argument de M. Brudek selon lequel le paragraphe 7 des ordonnances de juillet n’était pas péremptoire. Par conséquent, même si elle s’est dite [traduction] « convaincue que M. Brudek a démontré une intention constante de poursuivre sa demande, que sa réclamation est fondée, et que rien n’indique qu’il y a préjudice à l’endroit des demandeurs », la Cour fédérale a conclu que le critère énoncé dans l’arrêt Hennelly en vue d’obtenir une prorogation de délai ne s’appliquait pas.

[26] La Cour fédérale a plutôt affirmé que, parce que l’ordonnance était péremptoire, le critère élevé énoncé dans la décision 1395047 s’appliquait, et que M. Brudek devait démontrer qu’il n’avait pas l’intention de faire fi des ordonnances de juillet et que leur inobservation était attribuable à des circonstances extrinsèques indépendantes de sa volonté, en renvoyant aux décisions Angloflora Ltd. c. Cast Elk (Le), 2002 CFPI 1230, la décision 1395047, et Sarasin Consultadoria e. Servicos LDA c. Roox’s Inc., 2003 CF 959, conf. par 2003 CF 1010 [décision Sarasin].

[27] Sans toutefois commenter l’élément de ce critère portant sur l’intention, la Cour fédérale a conclu que [traduction] « l’inobservation n’était pas attribuable à des circonstances extrinsèques indépendantes de la volonté de la partie »; autrement dit, les erreurs de l’avocat ne constituaient pas des circonstances extrinsèques indépendantes de la volonté de M. Brudek.

[28] Les décisions 1395047 et Sarasin traitent également toutes deux d’omissions de la part de l’avocat, et de demandes en vue d’obtenir une prorogation de délai. Toutefois, la Cour fédérale a établi une distinction par rapport à ces décisions. Elle a conclu que l’erreur de l’avocat de M. Brudek était par sa nature différente de l’« erreur administrative » de l’avocat dans l’affaire 1395047, et a souligné que, dans l’affaire Sarasin, le dépôt tardif concernait une partie de l’ordonnance qui n’était pas péremptoire.

[29] Estimant que le [traduction] « libellé du [paragraphe 7 des ordonnances de juillet] avertit explicitement » des conséquences d’un non-respect des délais, et en tenant compte des [traduction] « raisons invoquées pour demander la prorogation », la Cour fédérale était [traduction] « convaincue qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accueillir la requête », mais qu’il était plutôt [traduction] « dans l’intérêt de la justice de protéger la stabilité et l’irrévocabilité des décisions ».

[30] Par conséquent, la Cour fédérale a rejeté les requêtes de M. Brudek en lien avec les deux actions en limitation de la responsabilité.

B. Requêtes de M. Koch : possibilité d’invoquer un argument fondé sur la Règle 8 des Règles

[31] En rejetant la requête de MM. Koch et de la Guardia, la Cour fédérale a affirmé qu’elle n’examinerait pas leur [traduction] « nouvel argument fondé sur la Règle 8 », parce qu’elle souscrivait à la thèse défendue par la partie intimée :

[traduction]

« à moins d’une situation exceptionnelle, de nouveaux arguments non présentés dans le mémoire des faits et du droit d’une partie, ou dans ses observations écrites, ne doivent pas être considérés, puisque cela porterait préjudice à la partie opposée, et pourrait faire en sorte que la Cour ne puisse pas évaluer convenablement les mérites de ce nouvel argument. »

[32] Néanmoins, la Cour fédérale a poursuivi et affirmé que [traduction] « l’argument indépendant fondé sur la Règle 8 [...] souligné dans les autres ordonnances de la présente instance et le dossier parallèle T-198-21 [les ordonnances dans les requêtes de Brudek] ne peut être retenu ». Autrement dit, dans l’éventualité où elle aurait accepté d’examiner l’argument fondé sur la Règle 8, la Cour fédérale aurait conclu que la prorogation de délai ne pouvait être accordée à MM. Koch et de la Guardia pour les mêmes motifs que ceux donnés à M. Brudek.

[33] Par conséquent, la Cour fédérale a également rejeté la requête présentée par MM. Koch et de la Guardia.

IV. L’appel

[34] MM. Brudek, Koch et de la Guardia interjettent appel des ordonnances aux termes desquelles leurs demandes de prorogation de délai ont été rejetées. La partie intimée, les intimés à l’appel de MM. Koch et de la Guardia, affirme que leur appel devrait être rejeté, mais ne prend pas position concernant l’appel de M. Brudek.

[35] Les trois appelants soulèvent les motifs d’appel communs suivants :

  1. la Cour fédérale a commis une erreur en qualifiant le paragraphe 7 de péremptoire et a donc appliqué le mauvais critère pour une prorogation de délai;

  2. la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la levée de la déchéance n’était pas possible dans les circonstances;

  3. la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’alinéa 399(2)a) de la Règle 399 ne s’appliquait pas pour autoriser une modification des ordonnances de juillet pour proroger le délai.

[36] MM. Koch et de la Guardia avancent également que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’examiner leur argument fondé sur la Règle 8 et, ce faisant, a manqué à l’équité procédurale à leur égard.

[37] Je suis d’accord que les appels devraient être accueillis. À mon avis, la Cour fédérale a commis une erreur quand elle a jugé que le paragraphe 7 des ordonnances de juillet était péremptoire. Cette erreur a mené la Cour fédérale à appliquer le mauvais critère pour déterminer si elle devait octroyer ou non une prorogation de délai à M. Brudek. De plus, je suis d’accord avec MM. Koch et de la Guardia que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’examiner leur requête en fonction de la Règle 8.

[38] Avant d’expliquer pourquoi j’en suis arrivée à ces conclusions, je me penche brièvement sur la norme de contrôle.

[39] La décision visant à octroyer ou non une prorogation du délai est discrétionnaire. Les décisions discrétionnaires de la Cour fédérale sont susceptibles de révision par notre Cour selon la norme de contrôle applicable en matière d’appel : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 au para. 79. Par conséquent, les conclusions de fait et les questions mixtes de fait et de droit (à l’exclusion des questions de droit isolables) sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, et les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33.

[40] L’obligation d’équité procédurale est une question de droit et la Cour doit être convaincue que cette obligation a été respectée (Lipskaia c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para. 14). Il s’agit alors d’établir si le processus était juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para. 54).

A. Le paragraphe 7 des ordonnances de juillet 2021 était-il péremptoire?

[41] À mon avis, la Cour fédérale a commis une erreur quand elle a jugé que le paragraphe 7 des ordonnances de juillet était péremptoire.

[42] En se demandant si le paragraphe 7 était péremptoire, la Cour fédérale s’est concentrée uniquement sur le libellé du paragraphe 7 et, plus précisément, sur les conséquences liées au fait de rater le délai : les parties qui omettent de faire le dépôt à temps « ne seront pas autorisé[e]s à présenter une réclamation » et « tout droit d’action [...] sera éteint ». Rien dans les ordonnances verbales n’indique que la Cour fédérale a pris en considération les circonstances dans lesquelles les ordonnances de juillet ont été prononcées ou le libellé des ordonnances de juillet dans l’ensemble. Il s’agissait là d’une erreur de droit.

[43] Même s’il n’existe pas de définition comme telle de ce qu’est une ordonnance péremptoire, la jurisprudence nous enseigne qu’une ordonnance péremptoire est une ordonnance de dernier recours. Comme la Cour l’a expliqué dans la décision Détenus de la Prison Mountain c. Canada, [1998] A.C.F. no 1064 (QL) [décision Détenus] au para. 5 :

Des ordonnances péremptoires ou ‘qui comportent une exception’ sont généralement rendues lorsqu’une partie a déjà omis de respecter une condition, règle ou ordonnance, et que la cour est convaincue que le délai déjà accordé suffit dans les circonstances.

[44] Conformément à la jurisprudence de la Cour fédérale, et à celle de notre Cour, les ordonnances péremptoires ne sont généralement rendues qu’après des manquements répétés au respect des délais établis par la Cour ou les Règles. Voir, par exemple, Woo c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1998] A.C.F. no 1248 (QL); Symbol Yachts Ltd. c. Pearson, [1996] 2 CF 391; LS Entertainment Group Inc. c. Kalos Vision Ltd., 2001 CFPI 1000; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norango (Le), [1976] 2 CF 264; Commercial Union Assurance Co. plc. c. M. T. Fishing Co., [1999] A.C.F. no 1405 (QL); Lewis c. Canada (Service correctionnel), 2015 CF 118; Canada (Procureur général) c. Fabrikant, 2019 CAF 174; et Smithkline Beecham Corp. c. Pierre Fabre Médicament, 2004 CAF 441.

[45] Le contexte dans lequel les délais des ordonnances de juillet ont été établis et dans lequel les ordonnances ont été rendues est donc pertinent. Cela ne veut pas dire que le libellé utilisé dans les ordonnances n’est pas pertinent, il faut plutôt l’examiner dans un contexte plus large.

[46] Donc, dans quelles circonstances les ordonnances de juillet ont-elles été prononcées? Elles ont été prises après que la Cour fédérale a donné une directive demandant que des requêtes soient déposées pour établir les délais et les procédures. Il s’agissait des premières ordonnances établissant les délais; elles n’ont pas fait suite à une série de manquements aux délais fixés ou à d’autres ordonnances de la Cour; les requêtes relatives au prononcé de ces ordonnances ont été présentées en temps opportun, à la suite de discussions entre l’avocat de la succession Borgatti et l’avocat de MM. Koch et de la Guardia. Les ordonnances de juillet reprenaient le libellé proposé par les parties et ont été prononcées sur consentement. Elles n’ont pas été présentées à la Cour fédérale au motif qu’elles devraient être péremptoires.

[47] Par conséquent, rien dans les circonstances entourant le prononcé des ordonnances de juillet n’indique que les parties entendaient ou comprenaient qu’elles seraient péremptoires. De même, lors des requêtes présentées devant la Cour fédérale pour proroger le délai donnant lieu aux présents appels, personne, y compris la partie intimée, n’a affirmé que les dates indiquées dans les ordonnances de juillet étaient péremptoires.

[48] S’il est vrai que le paragraphe 7 décrit en termes clairs les conséquences d’une inobservation du délai fixé au 24 août 2021, rien dans les ordonnances de juillet n’avertissait les parties que les dates indiquées dans l’un ou l’autre des paragraphes avaient été fixées de façon péremptoire. Nulle part dans les ordonnances de juillet ne figure le terme « péremptoire ». Bien que ce terme ne soit pas obligatoire, les ordonnances péremptoires rendues par la Cour fédérale et notre Cour emploient souvent ce terme de façon à écarter tout doute quant à leur signification. À mon avis, lorsque rien n’indique qu’une ordonnance est péremptoire, l’absence du terme « péremptoire » dans l’ordonnance constitue un solide indice que l’ordonnance n’est pas péremptoire.

[49] En outre, la date indiquée au paragraphe 7 des ordonnances de juillet figure également aux paragraphes 2, 5 et 6 des mêmes ordonnances. Le paragraphe 2 dispose que les défenses doivent être produites avant le 24 août 2021. Le paragraphe 5 établit cette date comme étant la date limite pour que le demandeur dans l’action en limitation dépose un affidavit confirmant qu’il s’est conformé aux exigences relatives à la publication de l’avis énoncées au paragraphe 3. Le paragraphe 6 dispose que toute personne nommée comme défendeur ou autre « peut signifier et déposer » [non souligné dans l’original] un avis de réclamation contre le fonds de réclamation, appuyé d’un affidavit à l’appui, au plus tard à cette date. Rien dans ces paragraphes n’indique que ces dates, ou la date limite pour la publication de l’avis indiquée au paragraphe 3 des ordonnances de juillet, sont péremptoires.

[50] Le paragraphe 7 reprend les exigences et les dates indiquées aux paragraphes 2 et 6. Donc, si le paragraphe 7 est péremptoire, les dates indiquées aux paragraphes 2 et 6 doivent également l’être. Il est inconcevable que ces dates – pour déposer une défense, un avis de réclamation et les affidavits à l’appui – aient pu être modifiées et que les modifications correspondantes n’aient pas été apportées au paragraphe 7, qui reprend ces exigences. Pourtant, comme je l’ai souligné, il n’y a aucune indication aux paragraphes 2 ou 6 que ces dates sont péremptoires.

[51] De plus, il est clair que l’objectif du paragraphe 7 des ordonnances de juillet, ainsi qu’il ressort du libellé proposé par l’avocat de la succession Borgatti (et adopté par la Cour fédérale dans les ordonnances de juillet), est de traiter des questions visées par l’article 33 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. L’article 33 n’établit pas une date limite pour présenter une réclamation contre un fonds de limitation, mais habilite plutôt la Cour fédérale à le faire. C’est ce que fait le paragraphe 7 des ordonnances de juillet : il fixe cette date limite au 24 août 2021, qui coïncide avec les dates limites établies aux paragraphes 2, 5 et 6 des mêmes ordonnances, et avec la période de prescription de deux ans pour entamer des actions prescrites à l’article 23 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. À mon avis, si l’on examine les ordonnances de juillet de manière globale, en tenant compte des circonstances, la date du 24 août 2021 ne peut être considérée comme une date inflexible impossible à modifier. Par conséquent, je suis d’accord avec les appelants que la Cour fédérale a commis une erreur en qualifiant le paragraphe 7 des ordonnances de juillet de péremptoire.

B. Étant donné cette conclusion, quel est le critère qu’il convient d’appliquer en matière de prorogation de délai?

[52] Puisque la Cour fédérale a conclu à tort que les ordonnances de juillet étaient péremptoires, elle n’a pas appliqué le bon critère pour déterminer si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire et proroger le délai.

[53] Les facteurs à prendre en considération dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en matière de prorogation de délai sont tirés de l’arrêt Hennelly. Les quatre questions à se poser sont les suivantes : (i) y a-t-il une intention constante de poursuivre la demande? (ii) la demande est-elle fondée? (iii) le retard occasionne-t-il des préjudices? (iv) existe-t-il une explication raisonnable justifiant le retard? Toutefois, il n’est pas nécessaire que les quatre facteurs penchent tous en faveur d’une prorogation de délai, et l’importance de chacun de ces facteurs dépend des circonstances : Première Nation de Gambler c. Ledoux, 2020 CAF 204 au para. 6.

[54] Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Alberta c. Canada, 2018 CAF 83 au para. 45 :

Ces questions [les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly] sont utiles pour déterminer si l’octroi d’une prorogation est dans l’intérêt de la justice, parce que la considération primordiale ou le véritable critère est, en fin de compte, que la justice soit rendue entre les parties (Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.), aux pages 277 à 279). Ainsi, l’arrêt Hennelly ne fournit pas une liste exhaustive de questions ou de facteurs pouvant être pertinents dans une affaire donnée, et l’omission de donner une réponse positive à l’une des quatre questions susmentionnées n’est pas nécessairement déterminante (Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204, au paragraphe 62).

C. Une prorogation de délai aurait-elle dû être octroyée à M. Brudek?

[55] La Cour fédérale a conclu que [traduction] « M. Brudek a démontré une intention constante de poursuivre sa demande, que sa réclamation est fondée, et que rien n’indique que les demandeurs subiront un préjudice » dans le contexte des deux actions en limitation. Par conséquent, trois des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly penchent en faveur de l’octroi d’une prorogation de délai. Toutefois, comme elle a qualifié à tort les ordonnances de juillet de péremptoires, la Cour fédérale n’a pas établi s’il existait une explication raisonnable pour le retard; elle s’est demandé plutôt si le retard était attribuable à des circonstances extrinsèques indépendantes de la volonté de M. Brudek.

[56] Comme je l’ai souligné, l’avocat de M. Brudek a admis que ses collègues et lui-même étaient à l’origine du retard. Même si une erreur de la part d’un avocat ne constitue pas nécessairement une explication raisonnable justifiant le retard, il ne fait aucun doute qu’elle peut être considérée comme pertinente, comme dans les décisions Sarasin, 1395047, Medawatte c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 1374, et O’Leary c. Ragone, 2022 CF 749, une affaire qui a des ressemblances avec les présentes affaires.

[57] Les ordonnances de juillet ont été envoyées à l’avocat de M. Brudek. M. Brudek a sans aucun doute pensé que son avocat les lirait avec toute la diligence nécessaire, et respecterait les délais établis dans ces ordonnances. Lorsqu’ils ont réalisé que les délais étaient passés, ils ont rapidement agi pour demander une prorogation de délai. Dans les circonstances, je serais prête à conclure que, du point de vue de M. Brudek, il existait une explication raisonnable justifiant le retard.

[58] Toutefois, même en l’absence d’une explication raisonnable pour le retard, M. Brudek pourrait néanmoins avoir gain de cause, parce qu’aucun des facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly n’est déterminant, et que la considération primordiale ou le véritable critère est, en fin de compte, d’établir si justice sera rendue entre les parties si la prorogation n’est pas accordée.

[59] Par conséquent, il faut mettre en balance les intérêts des parties, quelque chose que n’a pas fait la Cour fédérale, même si ce principe s’applique également aux ordonnances péremptoires : Jourdain v. Ontario (2008), 91 O.R. (3d) 465, 167 A.C.W.S. (3d) 498 (ONSC), renvoyant à la décision Hytec Information Systems Ltd. v. Coventry City Council, [1996] E.W.J. No. 3603 (C.A. (Civ. Div.)); Conway (Re), 2016 ONCA 918. Tout en concluant à l’absence de préjudice, et en exprimant sa sympathie pour M. Brudek, la Cour fédérale a plutôt conclu qu’il n’était [traduction] « pas dans l’intérêt de la justice d’accueillir » les requêtes, et que [traduction] « compte tenu du libellé clair » des ordonnances de juillet, [traduction] « il était dans l’intérêt de la justice de protéger la stabilité et l’irrévocabilité des décisions ».

[60] Donc, pour la Cour fédérale, le facteur déterminant ne semblait pas lié à la justice entre les parties, mais plutôt à la stabilité et à l’irrévocabilité des décisions de la Cour. S’il s’agit manifestement d’un principe important, dans le contexte d’une ordonnance portant sur des délais qui n’est pas péremptoire, et, à la lumière de la Règle 8 qui envisage explicitement les prorogations de délai, il ne peut être déterminant.

[61] En effet, personne ne s’est opposé aux requêtes de M. Brudek, et la Cour fédérale n’a conclu à aucun préjudice pour les demandeurs. Pourtant, si une prorogation de délai lui est refusée, les conséquences pour M. Brudek sont très préjudiciables. Sans cette prorogation, il n’aura pas la possibilité de poursuivre sa réclamation pour le décès de son fils, une réclamation qui, aux yeux de la Cour fédérale, était fondée. Tout cela penche en faveur de la décision d’accueillir la requête de M. Brudek.

[62] À mon avis, les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly, et la considération primordiale voulant que justice soit rendue entre les parties, n’appuient aucune autre conclusion que celle selon laquelle une prorogation de délai aurait dû être accordée à M. Brudek. C’est la seule façon dont ses réclamations peuvent être entendues et jugées sur le fond, pour que justice soit rendue entre les parties.

D. La Cour fédérale aurait-elle dû refuser d’entendre l’argument fondé sur la Règle 8 des Règles avancé par MM. Koch et de la Guardia?

[63] La requête présentée par MM. Koch et de la Guardia diffère des requêtes de M. Brudek sur deux points. D’abord, parce que l’argument fondé sur la Règle 8 n’a pas été explicitement avancé dans le dossier de requête, la Cour fédérale a refusé de prendre en considération leurs observations portant sur la Règle 8. Par conséquent, nous ne pouvons bénéficier de l’appréciation faite par la Cour fédérale des facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly en lien avec leur requête. Ensuite, la partie intimée s’est opposée aux requêtes, en affirmant qu’elle subirait un préjudice lié à l’augmentation potentielle des réclamations contre le fonds de limitation de Borgatti.

[64] Je traite en premier lieu du refus de la Cour fédérale d’examiner la Règle 8.

[65] MM. Koch et de la Guardia font valoir que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’examiner leur argument fondé sur la Règle 8 et, ce faisant, a manqué à l’équité procédurale à leur égard. Ils affirment que la Cour fédérale s’est appuyée sur des précédents où de nouveaux arguments n’ont pas été examinés parce qu’ils soulevaient la possibilité d’un préjudice et que la Cour n’était pas en mesure de pleinement apprécier le bien-fondé des arguments. Selon MM. Koch et de la Guardia, de telles circonstances n’étaient pas présentes concernant les requêtes qu’ils ont présentées à la Cour fédérale.

[66] Je suis d’accord avec MM. Koch et de la Guardia que la Cour fédérale a commis une erreur en n’examinant pas la Règle 8.

[67] Même si je suis loin d’être convaincue que la Règle 8 constituait un nouvel argument, si c’était le cas, cela ne s’arrêterait pas là. Même en appel, un nouvel argument peut être examiné si l’intérêt de la justice l’exige et si la cour dispose de conclusions de fait et d’un dossier factuel suffisant : Quan c. Cusson, 2009 CSC 62 aux para. 36 et 37; Eli Lilly Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2018 CAF 53 au para. 45, demande de pourvoi devant la CSC refusée, 38077 (8 novembre 2018).

[68] De plus, la Règle 3 des Règles nous demande de nous concentrer sur le fond des questions, et de statuer quant au fond. La Règle 56 des Règles renforce ce principe en nous demandant de ne pas tenir compte des lacunes techniques des plaidoiries et autres documents de procédure. D’autres dispositions ont un effet similaire : la Règle 59 des Règles autorise la Cour à prendre connaissance des irrégularités, et à autoriser les modifications nécessaires. La Règle 60 des Règles autorise la Cour à signaler à une partie les Règles qui n’ont pas été observées, et à lui permettre d’y remédier selon les conditions qu’elle juge équitables. La Règle 75 des Règles prescrit qu’un document peut être modifié durant une audience, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties, lorsque l’objet de la modification est de faire concorder le document avec les questions en litige.

[69] La Cour fédérale était tenue de regarder au-delà de l’absence de renvoi à la Règle 8 dans l’avis de requête et de « rechercher la “véritable nature” et la “nature essentielle” de la demande » : Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 145 au para. 4, renvoyant à l’arrêt Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 [JP Morgan] aux para. 49 et 50. Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt JP Morgan, la Cour doit « faire une “appréciation réaliste” de la “nature essentielle” de la [requête] en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme ».

[70] En l’espèce, il ne fait aucun doute quant à ce que demandaient MM. Koch et de la Guardia : une prorogation de délai. Leur avis de requête contient l’expression [traduction] « prolonger le délai ». Les arguments visaient cette fin. Il ne fait également aucun doute que la Règle 8 prévaut. C’est cette disposition qui autorise explicitement la Cour à proroger le délai fixé dans les Règles et les ordonnances de la Cour.

[71] Même si MM. Koch et de la Guardia ont invoqué la mauvaise disposition, la Cour fédérale aurait dû examiner leur requête sur le fond. Ce n’est rien de nouveau : voir, par exemple, Groupe Westco Inc. c. Nadeau Ferme Avicole Limitée/Nadeau Poultry Farm Limited, 2011 CAF 13 aux para. 10 et 11; Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Ltd., 2019 CAF 204 aux para. 28 à 30.

[72] La seule objection soulevée par la partie intimée devant la Cour fédérale à l’égard de l’un ou l’autre des motifs invoqués par MM. Koch et de la Guardia pour demander une prorogation de délai concernait un éventuel préjudice, parce que, si la prorogation était octroyée, le nombre de réclamations contre le fonds de limitation de Borgatti augmenterait. La Cour fédérale a donc pu bénéficier des observations de la partie intimée sur cette question.

[73] De plus, la Cour fédérale aurait dû se demander si toute objection au « nouvel argument » fondé sur la Règle 8 aurait pu être réglée en offrant à la partie intimée la possibilité de présenter des observations après l’audition des requêtes. La Cour fédérale a elle-même eu recours à cette même procédure en sollicitant les observations de M. Brudek à propos de questions soulevées par la Cour après l’audition des requêtes.

[74] À l’appui de sa thèse selon laquelle l’appel devrait être rejeté, la partie intimée répète devant nous le même argument d’un éventuel préjudice, et avance qu’il n’est pas juste qu’elle n’ait pu se préparer à traiter de la Règle 8 lors de l’audience devant la Cour fédérale. En réponse à l’affirmation des appelants, selon laquelle la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’examiner la Règle 8, la partie intimée n’avance rien de nouveau dans son mémoire des faits et du droit. Quand on lui a posé la question, l’avocat n’a pas été en mesure de nous indiquer quelles observations, autres que le préjudice, la partie intimée aurait pu présenter si elle avait été explicitement avisée que la Règle 8 serait invoquée pour justifier la prorogation de délai.

[75] Je traite plus loin du préjudice allégué par la partie intimée, mais à mon avis, la Cour fédérale a commis une erreur en refusant de prendre en considération la Règle 8. Par conséquent, la Cour aurait dû appliquer les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly et la considération primordiale de justice entre les parties pour établir si une prorogation de délai aurait dû être accordée à MM. Koch et de la Guardia.

E. Une prorogation de délai devrait-elle être accordée à MM. Koch et de la Guardia?

[76] On peut supposer que, parce qu’elle n’était pas disposée à examiner la Règle 8, la Cour fédérale n’a tiré aucune conclusion concernant les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly dans le contexte de la requête présentée par MM. Koch et de la Guardia.

[77] Comme le dossier dont nous disposons contient les éléments de preuve présentés à la Cour fédérale, à mon avis, dans le but de ne pas prolonger indûment la présente instance, notre Cour devrait statuer sur le fond de leur requête.

[78] Contrairement à M. Brudek, ni M. Koch ni M. de la Guardia n’a déposé d’affidavit. Toutefois, dans son affidavit, leur avocat affirme que, pendant toute la période en cause, MM. Koch et de la Guardia entendaient présenter des réclamations contre la succession Borgatti pour obtenir des dommages-intérêts et que, conformément à ce qui est indiqué dans leur déclaration déposée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, leurs réclamations sont raisonnables. Le dossier montre également que, lorsqu’ils ont réalisé qu’ils avaient raté la date limite, ils ont rapidement pris des mesures pour demander une prorogation de délai. Ces faits répondent à deux des facteurs de l’arrêt Hennelly.

[79] Comme je l’ai souligné précédemment, la partie intimée affirme qu’elle subirait un préjudice si des prorogations de délai étaient accordées. Le seul préjudice allégué est lié à une réduction de la part, calculée au prorata, du fonds de limitation de Borgatti à laquelle elle pourrait avoir droit. Toutefois, ce n’est pas là un préjudice attribuable au retard. Le retard offre plutôt à la partie intimée un possible avantage dont elle n’aurait pu profiter autrement. Si la prorogation est octroyée, la partie intimée se trouvera exactement dans la même position à l’égard du fonds de limitation que si MM. Koch et de la Guardia avaient respecté la date limite fixée. Par conséquent, rien n’indique un préjudice attribuable au retard.

[80] Il ne nous reste plus que le quatrième facteur, l’explication raisonnable pour le retard, et la considération primordiale. Il n’est pas nécessaire que je répète mes commentaires des paragraphes 56 à 62 qui précèdent, parce qu’outre le fait qu’une objection avait été soulevée, ils peuvent également s’appliquer à la requête présentée par MM. Koch et de la Guardia.

[81] Par conséquent, j’accueillerais la requête en prorogation de délai présentée par MM. Koch et de la Guardia.

V. Les autres motifs d’appel

[82] Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se demander si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la levée de la déchéance n’était pas un recours disponible en equity, ou que l’alinéa 399(2)a) de le Règle 399 ne s’appliquait pas pour autoriser la modification des ordonnances de juillet et la prorogation du délai. Toutefois, ma décision de ne pas examiner ces questions ne devrait pas être interprétée comme signifiant que j’endosse l’analyse ou les conclusions de la Cour fédérale à l’égard de ces questions.

VI. Dépens

[83] Les requêtes de M. Brudek n’ont pas été contestées à la Cour fédérale, et aucuns dépens n’ont été adjugés. De même, l’appel de M. Brudek n’a pas été contesté, et il ne sollicite donc pas de dépens.

[84] Même si les appelants, MM. Koch et de la Guardia, n’ont pas sollicité de dépens devant notre Cour, ils demandent l’annulation de l’adjudication des dépens faite en faveur de la partie intimée à la Cour fédérale. La partie intimée sollicite des dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

[85] Compte tenu de ma conclusion sur le bien-fondé de leur appel, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour n’adjuger aucuns dépens devant notre Cour, annuler l’adjudication des dépens faite par la Cour fédérale, et ordonner que chaque partie assume ses propres dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

VII. Conclusion

[86] Pour les raisons qui précèdent, j’accueillerais les appels et j’annulerais les deux ordonnances de la Cour fédérale datées du 6 janvier 2022 dans le dossier de la Cour fédérale T‑558‑21, ainsi que l’ordonnance de la Cour fédérale datée du 6 janvier 2022 dans le dossier de la Cour fédérale T-198-21, et, comme la Cour fédérale aurait dû le faire :

  • i)j’accueille les requêtes et proroge, du 24 août 2021 au 23 décembre 2022, le délai imposé dans l’ordonnance du 21 juillet 2021, dans le dossier de la Cour fédérale T‑558‑21, à Kevin Koch, Damien de la Guardia et Ireneusz Brudek pour déposer leur défense, leurs avis de réclamation et leurs affidavits à l’appui, sans adjuger de dépens;

  • ii)j’accueille la requête et proroge, du 24 août 2021 au 23 décembre 2022, le délai imposé dans l’ordonnance du 21 juillet 2021, dans le dossier de la Cour fédérale T-198-21, à Ireneusz Brudek pour déposer sa défense, son avis de réclamation et ses affidavits à l’appui, sans adjuger de dépens.

« K.A. Siobhan Monaghan »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-18-22 et A-22-22

APPELS À L’ÉGARD DES ORDONNANCES VERBALES PRONONCÉES PAR LA JUGE ST-LOUIS LE 6 JANVIER 2022, DANS LE DOSSIER T-558-21 (A-18-22) ET LES DOSSIERS T-558-21 et T-198-21 (A-22-22)

DOSSIER :

A-18-22

 

 

INTITULÉ :

KEVIN KOCH et DAMIAN DE LA GUARDIA c. JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, IRENEUSZ BRUDEK, CHARLES McCRIE et FOSTER MATTHEWS

 

 

ET DOSSIER :

A-22-22

 

 

INTITULÉ :

IRENEUSZ BRUDEK c. JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI, KEVIN KOCH, DAVID KOCH, ANNA SKOTNICKA, ESTERA LAWRENCE, CHARLES McCRIE, DAMIAN DE LA GUARDIA et FOSTER MATTHEWS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 septembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MONAGHAN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

Le 22 novembre 2022

COMPARUTIONS :

Tim Gleason

Adrenne Lei

Pour les appelants

KEVIN KOCH et DAMIAN DE LA GUARDIA

 

Robin Squires

Pour l’appelant

Ireneusz Brudek

Heidi R. Brown

Pour les intimées

ANNA SKOTNICKA et ESTERA LAWRENCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dossier : A-18-22

Dewart Gleeason LLP

Toronto (Ontario)

Pour les appelants

KEVIN KOCH et DAMIAN DE LA GUARDIA

 

Bergmanis, Preyra LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

Ireneusz Brudek

 

Black Sutherland LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI

Bogoroch & Associates LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

ANNA SKOTNICKA et ESTERA LAWRENCE

Naimark Law

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intimé

CHARLES McCRIE

Bergmanis, Preyra LLP

Toronto (Ontario)

Pour l’intimé IRENEUSZ BRUDEK

Thomson Rogers LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

ROBIN DAWSON, JANET BORGATTI et RICHARD BORGATTI

Dossier : A-22-22

 

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour l’appelant

IRENEUSZ BRUDEK

Dewart Gleason LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

DAMIAN DE LA GUARDIA et KEVIN KOCH

Rachlin & Wolfson LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

JANET KATHLEEN BORGATTI, en sa qualité d’administratrice de la succession du défunt, RICHARD NEIL BORGATTI (LA SUCCESSION BORGATTI)

Ayotte Dupuis Corporation

Peterborough (Ontario)

Pour les intimés

DAMIAN DE LA GUARDIA et FOSTER MATTHEWS

Bogoroch & Associates

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

ANNA SKOTNICKA et ESTERA LAWRENCE

Naimark Law

Toronto (Ontario)

Pour l’intimé

CHARLES McCRIE

Thomson Rogers

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

ROBIN DAWSON, JANET BORGATTI et RICHARD BORGATTI

Isaacs Odinocki LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

KEVIN KOCH et DAVID KOCH

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.