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Date : 20220602


Dossier : A-64-21

Référence : 2022 CAF 100

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE WEBB

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

KEURIG CANADA INC.

appelante

et

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 23 mars 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 juin 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20220602


Dossier : A-64-21

Référence : 2022 CAF 100

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE WEBB

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

KEURIG CANADA INC.

appelante

et

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1] Notre Cour est saisie d’un appel interjeté par Keurig Canada Inc. (Keurig) aux termes du paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), à l’encontre d’une décision rendue par le Tribunal canadien du commerce extérieur (le TCCE ou le Tribunal) (appel no AP-2019-009) (la décision). Dans cette décision, le Tribunal a rejeté l’appel de Keurig contre une décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) concernant le classement tarifaire de certaines marchandises importées par Keurig en décembre 2014.

[2] Le Tribunal a décrit les marchandises en cause comme étant des systèmes d’infusion automatiques à une tasse Keurig de modèle K40 pour usage à domicile (les systèmes d’infusion K40 ou les marchandises). Bien que ce modèle ait depuis changé de nom et soit aujourd’hui désigné K50, les systèmes d’infusion K40 en cause et les modèles K50 actuellement sur le marché sont identiques. À l’époque où elles ont été importées, les marchandises étaient classées dans le numéro tarifaire 8516.71.10 de l’annexe du Tarif des douanes, L.C. (1997), ch. 36, à titre d’« appareils pour la préparation du café ». Keurig affirme que ce classement devrait être modifié et que ces marchandises devraient plutôt être classées dans le numéro tarifaire 8516.79.90 à titre d’« autres appareils électrothermiques ».

[3] Pour les motifs énoncés ci-après, je rejetterais l’appel de Keurig et maintiendrais le classement de l’ASFC, à savoir que les marchandises en cause devraient être classées dans le numéro tarifaire 8516.71.10 à titre d’appareils pour la préparation du café.

I. Faits

[4] Les systèmes d’infusion K40 sont de petits appareils ménagers qui servent à la préparation de boissons à l’aide des capsules « K-Cup » de Keurig. Environ 80 à 90 % des capsules K-Cup vendues contiennent du café et servent à faire du café, mais Keurig vend également des capsules K-Cup qui servent à préparer du thé, du chocolat chaud et d’autres boissons chaudes. Le système d’infusion K40 est constitué d’un mécanisme électrothermique qui chauffe l’eau, d’un couvercle, d’un réservoir d’eau, d’une poignée, d’un porte-capsule et d’un boîtier pour les capsules K-Cup, d’une cuvette d’égouttage, d’un cordon d’alimentation et d’un bec. Pour utiliser le système d’infusion K40, l’utilisateur branche l’appareil, remplit le réservoir d’eau, introduit une capsule K-Cup dans le porte-capsule, ferme le couvercle et place une tasse ou un autre contenant sur la cuvette d’assemblage, sous le bec. L’appareil perce deux trous dans la capsule; un sur le dessus et l’autre en dessous. Lorsque l’utilisateur appuie sur le bouton, le mécanisme électrothermique chauffe l’eau. L’eau chauffée passe à travers la capsule K-Cup perforée à une température et à une pression précises, et la boisson infusée s’écoule du bec dans la tasse ou autre récipient.

[5] Keurig a commencé à importer les systèmes d’infusion K40 en décembre 2014; à l’époque, ces appareils ont été qualifiés d’« appareils pour la préparation du café » conformément à l’annexe du Tarif des douanes. En juillet 2018, Keurig a présenté une demande à l’ASFC en vue d’obtenir un remboursement des droits de douane, en application de l’alinéa 74(1)e) de la Loi sur les douanes, en alléguant que les marchandises devraient plutôt être classées à titre d’« autres appareils électrothermiques ». L’ASFC a rejeté la demande en septembre 2018. En novembre 2018, Keurig a demandé une révision de cette décision aux termes du paragraphe 60(1) de la Loi sur les douanes et, en mars 2019, le président de l’ASFC a rejeté l’appel et confirmé que les marchandises étaient classées comme il se doit comme des appareils pour la préparation du café. Keurig a interjeté appel de ce rejet auprès du TCCE, qui a rejeté l’appel de Keurig en décembre 2020. L’appel auprès de notre Cour porte sur l’appel interjeté par Keurig de la décision du TCCE.

II. La décision du TCCE

[6] Le TCCE a commencé l’énoncé de sa décision en présentant un aperçu du cadre législatif qui régit le classement tarifaire des marchandises. Le Tarif des douanes du Canada et son annexe sont conçus de manière à être conformes à un système international, le Système harmonisé de désignation et de codification des marchandises (le Système harmonisé) de l’Organisation mondiale des douanes (OMD). Toute marchandise qui est importée au Canada est classée conformément à l’annexe du Tarif des douanes qui présente des listes de marchandises divisées par sections. Chaque section est divisée en de multiples chapitres, positions et sous-positions qui mènent à un code à huit chiffres qui désigne les marchandises. Les sous-positions comportent de multiples niveaux, ventilés en fonction du nombre de « tirets »; en d’autres termes, le premier niveau de la sous-position compte un tiret, le deuxième en compte deux, etc. Le nombre de niveaux dans les différentes sous-positions varie tout au long du document. Le dernier niveau, qui désigne les marchandises et contient le code à huit chiffres, n’est pas qualifié de sous-position, mais plutôt de « numéro tarifaire ».

[7] Le TCCE a cité les dispositions pertinentes de l’annexe du Tarif des douanes qui décrivent le système de positions et de sous-positions mentionné précédemment, et expliqué comment les appareils pour la préparation du café sont classés dans le numéro tarifaire 8516.71.10 et les « autres » appareils électrothermiques sont classés dans le numéro tarifaire 8516.79.90 :

SECTION XVI : MACHINES ET APPAREILS, MATÉRIEL ÉLECTRIQUE ET LEURS PARTIES; APPAREILS D’ENREGISTREMENT OU DE REPRODUCTION DU SON, APPAREILS D’ENREGISTREMENT OU DE REPRODUCTION DES IMAGES ET DU SON EN TÉLÉVISION, ET PARTIES ET ACCESSOIRES DE CES APPAREILS

SECTION XVI: MACHINERY AND MECHANICAL APPLIANCES; ELECTRICAL EQUIPMENT; PARTS THEREOF; SOUND RECORDERS AND REPRODUCERS, TELEVISION IMAGE AND SOUND RECORDERS AND REPRODUCERS, AND PARTS AND ACCESSORIES OF SUCH ARTICLES

Chapitre 85

Chapter 85

Machines, appareils et matériels électriques et leurs parties; appareils d’enregistrement ou de reproduction du son, appareils d’enregistrement ou de reproduction des images et du son en télévision, et parties et accessoires de ces appareils

Electrical machinery and equipment and parts thereof; sound recorders and reproducers, television image and sound recorders and reproducers, and parts and accessories of such articles

85.16 Chauffe-eau et thermoplongeurs électriques; appareils électriques pour le chauffage des locaux, du sol ou pour usages similaires; appareils électrothermiques pour la coiffure (sèche-cheveux, appareils à friser, chauffe-fers à friser, par exemple) ou pour sécher les mains; fers à repasser électriques; autres appareils électrothermiques pour usages domestiques; résistances chauffantes, autres que celles du no 85.45.

85.16 Electric instantaneous or storage water heaters and immersion heaters; electric space heating apparatus and soil heating apparatus; electro-thermic hair-dressing apparatus (for example, hair dryers, hair curlers, curling tong heaters) and hand dryers; electric smoothing irons; other electro-thermic appliances of a kind used for domestic purposes; electric heating resistors, other than those of heading 85.45.

[...]

-Autres appareils électrothermiques :

-Other electro-thermic appliances:

8516.71 - -Appareils pour la préparation du café ou du thé

8516.71 - -Coffee or tea makers

8516.71.10 - - -Appareils pour la préparation du café

8516.71.10 - - -Coffee makers

8516.71.20 - - - Appareils pour la préparation du thé

8516.71.20 - - - Tea makers

[…]

8516.79 - -Autres

8516.79 - -Other

[...]

8516.79.90 - - -Autres

8516.79.90 - - -Other

[8] Le TCCE a expliqué également que, conformément au paragraphe 10(1) du Tarif des douanes, les marchandises sont classées dans ce système en conformité avec les Règles générales pour l’interprétation du Système harmonisé (les Règles générales) et les Règles canadiennes, lesquelles sont toutes les deux énoncées dans l’annexe du Tarif des douanes. Selon l’article 1 des Règles générales, « le classement [est] déterminé [...] d’après les termes des positions et des Notes de Sections ou de Chapitres » et des règles qui en découlent. L’article 11 du Tarif des douanes prévoit en outre que « [p]our l’interprétation des positions et sous-positions, il est tenu compte [des avis de classement et des notes explicatives publiés par l’OMD] ». La Cour suprême a décrit ces règles comme étant des règles qui s’appliquent « en cascade », ce qui signifie que c’est « seulement lorsque la Règle 1 ne permet pas d’arrêter de manière concluante le classement d’une marchandise qu’il faudra recourir aux autres Règles générales » : Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80, par. 7 et 21 (arrêt Igloo Vikski).

[9] Le TCCE a donc conclu qu’il doit déterminer s’il peut classer les marchandises au niveau de la position selon les termes de cette position et les notes de toute section ou de tout chapitre, en tenant compte, s’il y a lieu, des avis de classement et des notes explicatives. L’article 6 des Règles générales prévoit un processus semblable pour chaque sous-position. En ce qui concerne la sous-position en question, le TCCE a mentionné qu’il n’y a « pas de notes de chapitres ou de positions, ni d’avis de classement pertinents » : décision, par. 21. À la fin de sa décision, le TCCE a joint en annexe les notes de sections et les notes explicatives pertinentes.

[10] Après avoir défini le contexte, le TCCE a ensuite examiné les thèses des parties. Comme nous l’avons indiqué précédemment, le contentieux se situe au niveau du « double tiret » de la sous-position – selon que les marchandises devraient être classées dans la sous-position « 8516.71 - - Appareils pour la préparation du café ou du thé » ou la sous-position « 8516.79 - - Autres ». D’après Keurig, le mot « ou » dans la sous-position 8516.71 a un sens disjonctif, c’est-à-dire que cette sous-position comprend des appareils pour la préparation du café et des appareils pour la préparation du thé, lesquels constituent deux types d’appareils distincts. Selon Keurig, les systèmes d’infusion K40 servent à la fois à la préparation de café et de thé; ils ne peuvent donc pas être classés dans le numéro tarifaire des « appareils pour la préparation du café » ou celui « des appareils pour la préparation du thé ». L’ASFC affirme au contraire que le mot « ou » était utilisé dans un sens conjonctif, ce qui signifie que la sous-position englobe les appareils pour la préparation du café ou du thé, ou les deux, et donc que les appareils devraient être classés dans le numéro tarifaire à titre d’« appareils pour la préparation du café » ou d’« appareils pour la préparation du thé », selon leur usage principal.

[11] Le TCCE a examiné les éléments de preuve présentés par M. Godfrey, responsable du Bureau de gestion des programmes chez Keurig. Durant son témoignage, M. Godfrey a parlé du fonctionnement du système d’infusion K40, du développement de cet appareil ainsi que de sa commercialisation et de sa publicité. Il a aussi présenté des éléments de preuve sur les capsules K-Cup, sur l’historique de la société et sur le modèle d’entreprise de Keurig. Le TCCE s’est fondé sur ces éléments de preuve pour formuler trois conclusions de fait : le système d’infusion K40 est identique au modèle K50; Keurig a toujours œuvré dans l’industrie du café et les systèmes d’infusion de Keurig font partie d’un modèle d’entreprise intégré qui comprend la vente des capsules K-Cup, dont la grande majorité servent à la préparation de boissons à base de café.

[12] Le TCCE s’est ensuite penché sur le classement tarifaire. Il a mentionné le principe selon lequel on ne doit avoir recours aux sous-positions résiduelles que si les sous-positions plus précises ne s’appliquent pas. Par conséquent, il faut d’abord déterminer si les marchandises entrent dans la sous-position spécifique « 8516.71 - - Appareils pour la préparation du café ou du thé » avant d’envisager la sous-position résiduelle « 8516.79 - - Autres ». En appliquant la méthode moderne d’interprétation des lois, le TCCE a déterminé que le mot « ou » avait un sens disjonctif, c’est-à-dire que « les marchandises peuvent être classées dans la sous‑position no 8516.71 si elles sont des “appareils pour la préparation du café” ou des “appareils pour la préparation du thé” » : décision, par. 50.

[13] Le TCCE a ensuite examiné le numéro tarifaire pour déterminer si les marchandises devraient être classées dans le numéro « 8516.71.10 - - - Appareils pour la préparation du café ». Le TCCE a consulté la définition qui était donnée du terme « coffee maker » dans divers dictionnaires de langue anglaise, ainsi qu’une autre décision qu’il avait rendue et dans laquelle des machines à café expresso avaient été classées à titre d’« appareils pour la préparation du café » (Philips Electronics Ltd. et Les Distributions Saeco Canada Ltée c. Président de l’Agence des services frontaliers du Canada (24 avril 2014), AP-2013-019 et AP-2013-020 (TCCE) [décision Philips Saeco]). Il a aussi tenu compte de l’apparence, de la conception, de la meilleure utilisation, de la commercialisation et de la distribution des marchandises, en précisant que ces facteurs ne sont pas des critères et qu’ils doivent servir d’éléments indicatifs, plutôt que déterminants, du classement approprié des marchandises.

[14] Le TCCE a finalement confirmé que les systèmes d’infusion K40 devraient être classés dans le numéro tarifaire 8516.71.10, à titre d’« appareils pour la préparation du café ». En formulant cette conclusion, le Tribunal s’est fondé sur les définitions qui étaient données de « coffee maker » dans les dictionnaires consultés, lesquelles renvoyaient toutes à l’action de « faire du café » ou de « préparer du café », ainsi que sur la conclusion formulée dans la décision Philips Saeco selon laquelle le fait que les systèmes d’infusion puissent servir à la préparation d’autres boissons n’empêche pas leur classement à titre d’appareils pour la préparation du café. Il s’est aussi fondé sur le fait que Keurig elle-même désigne et commercialise ses systèmes d’infusion comme étant des « appareils pour la préparation du café ». Enfin, il a tenu compte du fait que les systèmes d’infusion de Keurig sont conçus pour être utilisés expressément avec les capsules K-Cup et que la grande majorité de ces capsules contiennent du café ou sont à base de café.

III. Norme de contrôle et questions en litige

[15] Le paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes, qui dispose que les décisions du TCCE sont susceptibles de recours devant notre Cour « sur tout point de droit », confère à notre Cour compétence dans cette affaire. Dans deux de ses récentes décisions, notre Cour discute du caractère « circonscrit » de ce droit d’appel, en précisant qu’il doit exister une question de droit isolable pour que la Cour « intervienne » : voir Canada (Procureur général) c. Impex Solutions Inc., 2020 CAF 171, 328 A.C.W.S. (3d) 511, par. 29 à 37 (arrêt Impex) et Neptune Wellness Solutions c. Canada (Agence des services frontaliers), 2020 CAF 151, 328 A.C.W.S. (3d) 510, par. 13 à 18 (arrêt Neptune).

[16] L’arrêt Neptune confirme également que la décision de la Cour suprême intitulée Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 (arrêt Vavilov) a modifié la norme de contrôle devant s’appliquer dans les appels prévus par la loi : arrêt Neptune, par. 13. Les normes en appel qui s’appliquent aujourd’hui sont celles définies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] R.C.S. 235, ce qui signifie que les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte : arrêt Vavilov, par. 37.

[17] Pour déterminer si un appel interjeté aux termes du paragraphe 68(1) soulève une question de droit, « il convient de déterminer la “nature essentielle” ou le “sens réel” de l’appel à partir de l’avis d’appel et, si les motifs qui y sont énoncés sont formulés de manière différente, le mémoire des faits et du droit de l’appelant » : arrêt Impex, par. 37. Les deux arrêts Impex et Neptune portent sur l’interprétation de certaines dispositions de l’annexe du Tarif des douanes qui entrent en jeu dans le classement d’une marchandise et, dans ces deux arrêts, la Cour a conclu qu’il s’agissait de « pure[s] question[s] d’interprétation légale » : arrêt Impex, par. 40. Une deuxième question de droit, visant à déterminer si le TCCE avait omis de prendre en compte une note dont la loi l’obligeait à tenir compte, a également été soulevée dans l’arrêt Impex : arrêt Impex, par. 39. Dans l’arrêt Impex, notre Cour a toutefois formulé une mise en garde, en précisant qu’établir une distinction entre les questions de droit et les questions de droit et de fait peut présenter un « défi » : arrêt Impex, par. 36, renvoyant à l’arrêt Neptune, par. 16.

[18] Dans son avis d’appel, Keurig énumère plusieurs motifs pour lesquels la décision du TCCE serait erronée, lesquels motifs, lorsqu’ils sont lus conjointement avec le mémoire des faits et du droit de Keurig, peuvent être regroupés en trois catégories générales : (1) le Tribunal a formulé des conclusions de fait erronées; (2) le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation de l’annexe du Tarif des douanes et (3) le Tribunal a commis une erreur en tenant compte de certains éléments de preuve.

[19] La première catégorie est très manifestement de nature factuelle et ne peut donc pas faire l’objet d’un contrôle par notre Cour. En revanche, la deuxième soulève une question isolable liée à l’interprétation du tarif : le Tribunal a-t-il interprété correctement la sous-position « 8516.71 - - Appareils pour la préparation du café ou du thé » et le numéro tarifaire « 8516.71.10 - - - Appareils pour la préparation du café »? J’examinerai dans quelle mesure la dernière catégorie soulève une question de droit après mon analyse de l’interprétation.

IV. Analyse

A. Interprétation de la sous-position 8516.71 et du numéro tarifaire 8516.71.10

(1) Sous-position 8516.71

[20] Selon Keurig, le TCCE a conclu, à juste titre, que le mot « ou » dans la sous-position « 8516.71 - - Appareils pour la préparation du café ou du thé » avait un sens disjonctif, mais il a conclu, à tort, qu’il pouvait néanmoins classer un appareil qui ne faisait pas uniquement du café (ou uniquement du thé) dans la sous-position 8516.71.

[21] L’ASFC fait valoir qu’il importe peu de savoir si le mot « ou » a un sens disjonctif ou conjonctif dans la sous-position et que, ce qui importe, c’est de déterminer si le Tribunal a fait une juste interprétation de l’expression « appareils pour la préparation du café » dans « le numéro tarifaire 8516.71.10 - - - Appareils pour la préparation du café ».

[22] Les articles 1 et 6 des Règles générales prévoient que les positions et sous-positions doivent être interprétées d’après leurs termes et toutes les notes de chapitres, de positions ou de sous-positions pertinentes; l’article 11 du Tarif des douanes ajoute une exigence supplémentaire en précisant que l’interprétation des positions et sous-positions doit tenir compte des avis de classement et des notes explicatives, le cas échéant. L’article 1 des Règles canadiennes dispose que les numéros tarifaires doivent être interprétés conformément aux Règles générales et que les notes de sections, de chapitres et de sous-positions s’appliquent également. Il n’est toutefois pas nécessaire de tenir compte des avis de classement et des notes explicatives au niveau du numéro tarifaire.

[23] La position 85.16 comporte une note explicative, ainsi rédigée : « les appareils pour la préparation du café ou du thé (cafetières, y compris les percolateurs, par exemple) » [version anglaise : « coffee or tea makers (including percolators) »]. Il n’existe aucune note de section, de chapitre ou de position, ni avis de classement, pertinents. Dans sa décision, le TCCE renvoie à la note 3 de la section XVI qui prévoit qu’une combinaison de machines doit être classée selon sa fonction principale; le TCCE ne mentionne toutefois cette note que pour souligner le fait qu’aucune partie n’en a fait valoir la pertinence. Je suis du même avis, essentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux paragraphes 41 et 42 de la décision Philips Saeco, à savoir que la note s’applique uniquement aux combinaisons de machines qui ne sont pas comprises « comme telles » dans une position en particulier. En l’espèce, la position en particulier est « Appareils pour la préparation du café ou du thé ».

[24] Le mot « ou » peut avoir un sens conjonctif ou disjonctif, selon le contexte : Essar Steel Algoma Inc. c. Jindal Steel and Power Limited, 2017 CAF 166, 281 A.C.W.S. (3d) 762, par. 20. Ruth Sullivan, invoquant en partie Reed Dickerson, un spécialiste américain en matière de rédaction législative, énonce une [traduction] « présomption favorisant le “ou” inclusif et le “et” solidaire », mais admet que cette présomption peut être [traduction] « facilement réfutée par la prise en compte de considérations linguistiques ou par une connaissance du contexte » : Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. (Markham, Ontario: LexisNexis, 2014), p. §4.96 à 4.102.

[25] Le contexte en l’espèce est l’utilisation du mot « ou » dans la sous-position « 8516.71 - - Appareils pour la préparation du café ou du thé », qui comprend deux numéros tarifaires : « 8516.71.10 - - - Appareils pour la préparation du café » et « 8516.71.20 - - - Appareils pour la préparation du thé ». Cette structure montre clairement que la sous-position renvoie à des marchandises qui peuvent être classées selon les deux numéros tarifaires. La sous-position 8516.71 indique donc que les deux types de marchandises peuvent être correctement classés dans les numéros tarifaires compris dans cette sous-position. En d’autres termes, l’objectif ultime de l’exercice de classement est de déterminer le numéro tarifaire approprié, et cet exercice ne devrait pas se terminer au niveau de la sous-position. Les positions et sous-positions dans l’annexe du Tarif des douanes servent à orienter le classement vers le numéro tarifaire approprié; les marchandises ne sont pas classées en fonction d’une sous-position, mais bien d’un numéro tarifaire.

[26] Le dictionnaire anglais Oxford English Reference Dictionary (Oxford: Oxford University Press, 1995) définit le terme « conjonctif » comme signifiant [traduction] « qui sert à unir », tandis que le mot « disjonctif » y est défini comme [traduction] « l’expression d’un choix entre deux mots, par exemple lorsqu’on demande à quelqu’un s’il part ou s’il reste ». Lorsqu’il s’agit d’établir le classement tarifaire de marchandises, le choix entre deux possibilités se produit au niveau du numéro tarifaire et non de la sous-position, laquelle indique simplement les types de marchandises compris dans la sous-position. Je conclus que le mot « ou » dans la sous-position 8516.71 a un sens conjonctif et non disjonctif.

[27] Le TCCE a donc commis une erreur lorsqu’il a conclu, au paragraphe 50 de sa décision, que le mot « ou » dans le libellé de la sous-position 8516.71 avait un sens disjonctif parce que la sous-position était divisée en deux numéros tarifaires. Cela dit, cette distinction entre conjonctif et disjonctif est sans importance. Devant notre Cour (et je crois que ce fut également le cas devant le TCCE), cet exercice d’interprétation était motivé par le désir de Keurig d’établir une nette distinction entre les appareils servant à la préparation de café et ceux utilisés pour la préparation du thé, afin de justifier le classement des marchandises dans le numéro tarifaire 8516.71.90 auquel correspond un tarif à taux inférieur. Dans cette observation, Keurig a confondu la sous-position avec les numéros tarifaires pertinents pour étayer la distinction qu’elle cherchait à établir. Que la sous-position 8516.71 ait un sens conjonctif ou disjonctif ne limite pas la définition d’un appareil pour la préparation du café et du thé, comme l’a démontré l’analyse du TCCE qui ne s’est pas fondé sur cette distinction pour établir le classement des marchandises, une question que j’examinerai maintenant.

(2) Numéro tarifaire 8516.71.10

[28] Aucune partie n’a fait valoir devant notre Cour, ou devant le TCCE, que les systèmes d’infusion K40 devraient être classés dans le numéro tarifaire 8516.71.20 à titre d’« appareils pour la préparation du thé ». Keurig prétend toujours que l’« appareil pour la préparation du café » doit être interprété comme un « appareil servant uniquement à faire du café ».

[29] Cet argument voulant qu’un numéro tarifaire doive être interprété d’une manière aussi restrictive a déjà été rejeté par notre Cour. Dans l’arrêt Partylite Gifts Ltd. c. Canada (Agence des Douanes et du Revenu), 2005 CAF 157, 333 N.R. 388 (arrêt Partylite), qui portait sur le classement de marchandises dans le numéro tarifaire 9405.50.10 « Appareils d’éclairage non électriques – chandeliers et candélabres », l’appelante avait fait valoir que, puisque les marchandises avaient de multiples usages, le TCCE ne pouvait pas les classer dans ce numéro tarifaire. Notre Cour a rejeté l’appel, en déclarant que « le fait que les marchandises en question pouvaient servir à plus d’un usage n’empêchait pas le TCCE de conclure qu’elles étaient conçues pour soutenir des chandelles » : arrêt Partylite, par. 3. Bien que cet appel selon la norme de la décision raisonnable ait porté sur l’interprétation d’un numéro tarifaire différent, il confirme néanmoins que le TCCE peut classer une marchandise à multiples usages en se fondant notamment sur l’usage pour lequel la marchandise a été conçue.

[30] Le numéro tarifaire en litige en l’espèce a été interprété par le TCCE dans la décision Philips Saeco, laquelle visait à déterminer si des « machines à expresso » devaient être classées à titre d’« appareils pour la préparation du café » dans le numéro tarifaire 8516.71.10. Dans cette décision, le TCCE a conclu que, même si les marchandises en cause pouvaient être utilisées pour préparer « une variété d’autres boissons chaudes, comme un expresso, un café de force moyenne, un café allongé, un cappuccino, un café au lait ou un thé », elles sont des cafetières : décision Philips Saeco, par. 56. De toute évidence, le TCCE n’a pas fait du terme « appareils pour la préparation du café » l’interprétation que Keurig lui demande de faire maintenant, à savoir qu’il n’a pas conclu que les appareils pour la préparation du café devaient servir uniquement à la préparation de café et rien d’autre. Le TCCE a plutôt conclu que « les marchandises en cause servent effectivement à la préparation du café » et qu’il s’agit donc de cafetières : décision Philips Saeco, par. 52. Bien que notre Cour ne soit pas liée par cette interprétation, je la trouve convaincante.

[31] Les tribunaux administratifs, dont le TCCE, ne sont pas liés par leurs décisions antérieures, mais ils ne devraient « pas s’écarter sans raison des décisions antérieures » : Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd, 2016 CAF 257, [2017] 3 R.C.F. 123, par. 44. Cela est particulièrement important dans le cas du TCCE, lorsque celui-ci traite d’affaires portant sur le classement tarifaire, car, comme l’a indiqué la Cour suprême au paragraphe 4 de l’arrêt Igloo Vikski, l’un des objectifs du Système harmonisé est de favoriser un système de classement stable et prévisible. Dans un tel système, il est particulièrement inopportun de s’écarter de décisions antérieures.

[32] Keurig fait valoir que la question du sens disjonctif du mot « ou » n’a pas été soulevée dans la décision Philips Saeco et donc que la présente affaire est différente; cependant, le sens du mot « ou » dans la sous-position 8516.71 n’a aucune incidence sur l’interprétation du numéro tarifaire 8516.71.10 « appareils pour la préparation du café ». L’argument rejeté de Keurig quant au sens disjonctif du mot « ou » n’est pas une raison de s’écarter de la décision Philips Saeco. Je ne souscris pas aux arguments de Keurig voulant que le TCCE ait commis une erreur en tenant compte de la décision Philips Saeco ou que l’interprétation proposée dans la décision Philips Saeco soit fausse.

[33] Par conséquent, je souscris à l’interprétation qui a été faite des « appareils pour la préparation du café » à la fois dans la décision Philips Saeco et dans la décision du TCCE en l’espèce, à savoir un appareil qui sert de façon principale, mais non pas nécessairement de façon exclusive, à faire du café. J’aimerais mentionner que cette interprétation est étayée par les définitions du dictionnaire, citées par le TCCE aux paragraphes 53 et 54 de sa décision. Elle est également corroborée par la présomption d’absence de tautologie, selon laquelle le législateur ne parle pas pour ne rien dire (voir l’arrêt P.G. (Qué.) c. Carrières Ste-Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, 20 D.L.R. (4th) 602, p. 838). On ne doit pas faire des numéros tarifaires une interprétation à ce point restrictive qu’aucune marchandise n’y correspond. Des marchandises doivent pouvoir être classées dans chaque numéro tarifaire de l’annexe du Tarif des douanes, sans quoi les mots seraient « superfétatoires » : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28. Bien sûr, Keurig n’était pas tenue de mentionner d’autres marchandises qui, selon cette interprétation, seraient classées dans le numéro tarifaire 8516.71.10, mais il m’est difficile de concevoir qu’un appareil qui peut faire du café ne puisse pas également servir à la préparation d’autres boissons.

[34] Je prends acte du point, soulevé par Keurig, selon lequel le mot « principal » (ou autre synonyme, par exemple « dominant ») est utilisé ailleurs dans l’annexe du Tarif des douanes, mais qu’il ne figure pas dans la sous-position 8516.71 ni dans les notes explicatives ou les avis de classement qui s’y rapportent (voir, par exemple, la position 87.03 « […] principalement conçus pour […] » ou la position 12.11 « […] utilisées principalement en […] »), et donc que le TCCE ne devrait pas tenir compte de l’usage principal du produit. Cette thèse n’est toutefois pas corroborée par le Tarif des douanes dans son ensemble.

[35] Une interprétation trop rigoureuse des numéros tarifaires minerait l’objectif même du Système harmonisé. Comme le souligne le TCCE dans sa décision, « le Système harmonisé ne peut prendre en considération tous les produits novateurs qui entrent sur le marché […]. Ce sont plutôt les Règles générales qui facilitent le classement tarifaire de nouveaux produits » : décision, par. 57. Les Règles générales renvoient, notamment, au « caractère essentiel » des marchandises (alinéa 3b) des Règles) et au classement des marchandises « dans la position afférente aux articles les plus analogues » (article 4 des Règles). La note 3 de la section XVI, qui n’est pas directement pertinente dans le présent appel, car les marchandises sont comprises dans une position particulière, indique de façon générale comment l’annexe du Tarif des douanes traite du problème des marchandises qui ne peuvent pas, à première vue, être classées dans un seul numéro tarifaire. Cette note prévoit que, « [s]auf dispositions contraires, les combinaisons de machines d’espèces différentes destinées à fonctionner ensemble et ne constituant qu’un seul corps, […] sont classées suivant la fonction principale qui caractérise l’ensemble » (non souligné dans l’original). Je mentionne cette note pour montrer que le Système harmonisé prévoit, à de multiples endroits, la possibilité qu’il y ait chevauchement entre des marchandises ou les numéros tarifaires de marchandises qui ne correspondent pas parfaitement à un numéro tarifaire, et propose généralement de se fonder sur l’usage principal de la marchandise, plutôt que d’opter pour un classement résiduel.

[36] Cela dit, comme nous l’avons mentionné précédemment dans le contexte des sous-positions, le caractère hiérarchique des Règles générales signifie que ces règles ne doivent être appliquées que lorsqu’une marchandise ne peut pas être classée en se basant uniquement sur l’article 1 des Règles. En l’espèce, comme l’application de l’article 1 des Règles permet de déterminer de façon concluante le classement approprié des systèmes d’infusion K40, il n’y a pas lieu de les appliquer. Cela montre toutefois que ce n’est pas seulement lorsque le mot « principal » (ou un synonyme) est utilisé dans une position, une sous-position ou un numéro tarifaire que le TCCE peut tenir compte de l’usage principal. Comme dans tout exercice de classement, cela dépend de l’application des règles à la marchandise en cause.

[37] Comme la Loi sur les douanes limite les appels devant notre Cour à ceux portant sur des questions de droit, l’appelante ne peut invoquer le fait que le TCCE a fait une erreur sur une question de droit et de fait. Ayant conclu que le Tribunal a fait une juste interprétation du numéro tarifaire 8516.71.10, notre Cour ne peut pas soupeser de nouveau la preuve pour déterminer si le TCCE a bien classé les marchandises en cause, et l’appelante ne peut pas demander à notre Cour de le faire.

[38] Cependant, comme l’appelante peut faire valoir que la loi interdisait au TCCE de tenir compte de certains éléments de preuve, j’examinerai maintenant brièvement l’analyse du TCCE. Le TCCE renvoie à une décision qu’il a rendue intitulée Partylite (appel no AP-2003-008) pour indiquer que l’apparence, la conception, la meilleure utilisation, la commercialisation et la distribution d’une marchandise peuvent servir de facteurs indicatifs pour le classement. Cette approche a été confirmée par notre Cour dans l’arrêt Partylite et, à ce titre, le TCCE était justifié de tenir compte de ces facteurs.

[39] Keurig affirme que le TCCE ne pouvait pas tenir compte de ces éléments de preuve, car l’utilisation du mot « ou » dans un sens disjonctif signifierait que les marchandises ne devraient pas du tout être classées dans la sous-position 8516.71; cette affirmation repose toutefois sur une prémisse erronée. Le mot « ou » a en réalité un sens conjonctif et les marchandises peuvent être classées dans cette sous-position; cet argument doit donc lui aussi être rejeté.

V. Conclusion

[40] Pour les motifs précités, je conclus que le TCCE a fait une interprétation erronée de la sous-position 8516.71 en y donnant un sens disjonctif, mais qu’il a correctement interprété le numéro tarifaire 8516.71.10. Le TCCE n’a commis aucune erreur de droit dans son examen des éléments de preuve au niveau du numéro tarifaire. Par conséquent, je ne modifierais pas le classement des systèmes d’infusion K40 classés à titre d’« appareils pour la préparation du café ».

[41] Je rejetterais l’appel, le tout avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-64-21

 

 

INTITULÉ :

KEURIG CANADA INC. c. PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mars 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael Taylor

 

Pour l’appelante

 

David Di Sante

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lapointe Rosenstein Marchand Mélançon S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

 

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