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Date : 20220509


Dossier : A-61-21

Référence : 2022 CAF 77

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JEAN-CLAUDE POUPART

défendeur

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 5 avril 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 mai 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20220509


Dossier : A-61-21

Référence : 2022 CAF 77

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JEAN-CLAUDE POUPART

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] Le procureur général du Canada (le Procureur général) se pourvoit en contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), datée du 5 février 2021 (2021 CRTESPF 13). Aux termes de sa décision, la Commission accueillait un grief, logé par le défendeur, contestant la décision de son employeur, le Service correctionnel du Canada (l’Employeur), de recouvrer les sommes qui lui ont été versées en vertu de la convention collective liant les parties (la Convention collective), au titre de congé pour accident de travail, après que les instances provinciales compétentes aient ultimement statué que l’incident à la source de ces versements ne se qualifiait pas en tant qu’accident de travail ou maladie professionnelle au sens de la législation provinciale applicable en la matière, en l’occurrence la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, R.L.R.Q. c. A-3.001 (la LATMP).

[2] La Commission a jugé que l’article 363 de la LATMP, qui, à deux exceptions près qui ne sont pas applicables ici, prohibe dans de telles circonstances le recouvrement de « prestations » déjà fournies à un·e employé·e qui s’est dit·e, à tort, victime d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, était opposable à l’Employeur et faisait donc obstacle au recouvrement contesté. Elle a ainsi ordonné le remboursement des sommes recouvrées auprès du défendeur.

[3] Le Procureur général soutient que la décision de la Commission est déraisonnable puisqu’elle va à l’encontre d’une jurisprudence constante voulant que l’article 363 de la LATMP ne soit pas applicable à un employeur fédéral et fait abstraction du fait que la décision initiale reconnaissant au défendeur un droit à une indemnité de remplacement de revenu pour accident de travail, a été invalidée par les autorités compétentes.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la décision de la Commission souffre de lacunes graves qui en affecte la raisonnabilité et qui requièrent, par conséquent, l’intervention de la Cour.

I. Contexte

[5] Les faits à l’origine de la présente affaire ne sont pas contestés. Ils peuvent se résumer comme suit.

[6] Le 31 janvier 2015, le défendeur est impliqué dans un incident avec un détenu. Le jour même, il cesse de travailler. Dans les semaines qui suivent, son médecin traitant pose un diagnostic de trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse et prolonge l’arrêt de travail.

[7] Le 5 mars 2015, le défendeur, comme le veut la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, L.R.C. 1985, c. G-5 (la LIAÉ) applicable aux employé·e·s de l’État fédéral victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, produit une réclamation pour indemnité de remplacement du revenu auprès de l’organisme québécois ayant compétence en cette matière, à l’époque la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec (la CSST), puisque c’est au Québec que le défendeur exerce ses fonctions. Le même jour, l’Employeur, comme le prévoit la Convention collective, émet un avis de rémunération pour un congé payé pour accident de travail.

[8] Cet avis de rémunération, rétroactif au 1 février 2015, est cependant sujet à ce que la réclamation du défendeur auprès de la CSST soit approuvée, ce à quoi s’oppose l’Employeur qui estime que l’incident du 31 janvier n’est pas un accident de travail.

[9] Le 18 juin 2015, la CSST accepte la réclamation du défendeur, mais l’Employeur conteste le bien-fondé de cette décision en s’adressant à l’instance révisionnelle de la CSST. La contestation de l’Employeur est accueillie le 2 novembre 2015. Entre temps, soit le 10 août 2015, l’Employeur, comme le prévoient ses politiques internes, met fin au congé payé du défendeur, qui tombe alors en congé sans solde. La CSST prend le relais en versant au défendeur, à partir de cette date, des prestations de remplacement de revenu pour accident de travail, versements qui cesseront toutefois à la suite de la décision de l’instance révisionnelle.

[10] Le défendeur conteste la décision de l’instance révisionnelle auprès du Tribunal administratif du travail qui, le 3 février 2017, rejette sa contestation. L’affaire, sur ce plan, n’ira pas plus loin.

[11] Le défendeur est prévenu, en avril 2016, de l’intention de l’Employeur de recouvrer les sommes qui lui ont été versées à titre de congé payé pour accident de travail entre le 1 février et le 10 août 2015. Ces sommes totalisent un montant brut de 33 422,00 $. La procédure de recouvrement est entamée lors du retour au travail du défendeur en juin 2017. S’ensuit le dépôt du grief à l’origine du présent recours, lequel sera rejeté à tous les paliers de la procédure interne de règlement des griefs avant d’être renvoyé à l’arbitrage devant la Commission, tel que le permet le paragraphe 209(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, c. 22, art. 2.

[12] Il importe de préciser à ce stade-ci que le recouvrement opéré par l’Employeur ne vise pas les sommes versées au défendeur par la CSST, à compter du 10 août 2015, à titre de prestations de remplacement de revenu pour accident de travail. Il ne vise que les sommes que l’Employeur a lui-même versées au défendeur aux termes de la Convention collective, et plus précisément de la clause 30.16, laquelle se lit comme suit :

Pour accident de travail

Injury-on-duty Leave

30.16 L’employé-e bénéficie d’un congé payé pour accident de travail d’une durée fixée raisonnablement par l’Employeur lorsqu’une réclamation a été déposée en vertu de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État et qu’une commission des accidents du travail a informé l’Employeur qu’elle a certifié que l’employé-e était incapable d’exercer ses fonctions en raison :

30.16 An employee shall be granted injury-on-duty leave with pay for such reasonable period as may be determined by the Employer when a claim has been made pursuant to the Government Employees’ Compensation Act, and a Workers’ Compensation authority has notified the Employer that it has certified that the employee is unable to work because of:

a) d’une blessure corporelle subie accidentellement dans l’exercice de ses fonctions et ne résultant pas d’un acte délibéré d’inconduite de la part de l’employé-e, ou

(a) personal injury accidentally received in the performance of his or her duties and not caused by the employee’s willful misconduct, or

 

b) d’une maladie ou d’une affection professionnelle résultant de la nature de son emploi et intervenant en cours d’emploi, si l’employé-e convient de verser au receveur général du Canada tout montant d’argent qu’il reçoit en règlement de toute perte de rémunération résultant d’une telle blessure, maladie ou affection, à condition toutefois qu’un tel montant ne provienne pas d’une police personnelle d’assurance-invalidité pour laquelle l’employé-e ou son agent a versé la prime.

(b) an industrial illness or a disease arising out of and in the course of the employee’s employment, if the employee agrees to remit to the Receiver General for Canada any amount received by him or her in compensation for loss of pay resulting from or in respect of such injury, illness or disease providing, however, that such amount does not stem from a personal disability policy for which the employee or the employee’s agent has paid the premium.

II. La décision de la Commission

[13] Après avoir disposé d’une objection préliminaire de l’Employeur, qui n’a pas été reprise dans le cadre du présent contrôle judiciaire, et avoir longuement résumé les prétentions des parties au regard du mérite même du grief du défendeur, la Commission souligne d’entrée de jeu l’absence de mauvaise foi de ce dernier tout au long du processus qui débute avec la réclamation auprès de la CSST en mars 2015 et qui culmine par le dépôt du grief.

[14] Notant que la clause 30.16 de la Convention collective ne prévoit pas explicitement que l’Employeur peut recouvrer rétroactivement des sommes déjà payées, cela ne signifie pas pour autant, souligne la Commission, que l’Employeur ne peut recouvrer de telles sommes en vertu du paragraphe 155(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F-11 (la LGFP), lequel confère au receveur général du Canada le pouvoir de « recouvrer les paiements en trop faits sur le Trésor à une personne à titre de salaire, de traitements ou d’allocations en retenant un montant égal sur toute somme due à cette personne par Sa Majesté du chef du Canada. »

[15] Toutefois, opine la Commission, encore faut-il être en présence d’un paiement en trop pour que cette disposition de la LGFP trouve application. Or, puisque la clause 30.16 renvoie explicitement à la LIAÉ et qu’elle s’applique dans les limites du cadre établi par cette loi, il ne peut, suivant la Commission, y avoir de paiement en trop au sens de la LGFP que si l’article 363 de la LATMP, laquelle loi est partie prenante du cadre établi par la LIAÉ, ne trouve pas application. En effet, c’est par cette loi, la LATMP, rappelle la Commission, que, par l’effet des définitions que donne la LIAÉ aux termes « indemnité » et « maladie professionnelle » et de l’article 4 de la LIAÉ, est établie l’indemnité que recevra l’employé·e fédéral·e accidenté·e et les conditions d’ouverture au paiement de cette indemnité.

[16] Selon la Commission, l’article 363 de la LATMP est applicable à l’Employeur puisque les jugements de la Cour d’appel du Québec dans les affaires Société canadienne des postes c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), (1996) R.J.Q. 873 (CA), 136 D.L.R. (4e) 187 (SCP No. 1) et Syndicat des postiers du Canada c. Société canadienne des postes, [1997] R.J.Q. 1182 (CA), 1997 CanLII 10828 (SCP No. 2), qui en écartaient l’application en contexte fédéral, ont été rendus désuets par l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Martin c. Alberta (Workers’ Compensation Board), 2014 CSC 25, [2014] 1 R.C.S. 546 (Martin).

[17] En somme, conclut la Commission, ces jugements « ne tiennent plus » et il est désormais clair, à la lumière de l’arrêt Martin, que la Convention collective, et plus particulièrement la clause 30.16, doivent être interprétées en tenant compte de l’article 363 de la LATMP, qui assure aux employé·e·s visé·e·s par la Convention collective une protection à laquelle les parties à celle-ci ne peuvent déroger.

[18] Ainsi, interprétée en tenant compte de l’article 363 de la LATMP, lequel prohibe le recouvrement d’indemnités déjà payées à un·e employé·e bien que le droit auxdites indemnités ait été éventuellement réduit ou lui ait été nié par les instances provinciales compétentes, la Convention collective n’autorisait pas l’Employeur à recouvrer les sommes versées au défendeur à titre de congé payé pour accident de travail.

[19] La Commission ajoute qu’elle peut difficilement concevoir que les parties à la Convention collective aient voulu permettre un recouvrement qui aurait pour effet de priver, de façon rétroactive, les employé·e·s touché·e·s de leur seule source de revenu puisque cela lui paraissait incompatible avec le régime juridique en place en matière d’accident de travail.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[20] La seule question à résoudre dans la présente affaire est celle de savoir si, en décidant comme elle l’a fait, la Commission a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[21] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable ici est celle de la décision raisonnable (Babb v. Canada (Attorney General), 2022 FCA 55, [2022] F.C.J. No. 397 (QL/Lexis) au para. 31, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] A.C.S. no 65 (QL/Lexis) (Vavilov)). En effet, tous s’entendent que la présente affaire ne soulève aucune question justifiant une dérogation à la présomption voulant que « la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » (Vavilov au para. 10).

[22] Il est acquis que la norme de la décision raisonnable est une norme déférente. Cela veut dire que la Cour doit « évite[r] “toute immixtion injustifiée” dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions » (Vavilov au para. 30, citant Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir) au para. 27). Elle doit, en ce sens, se garder de se livrer à une analyse de novo des questions dont était saisi le décideur administratif, de décider de ces questions à la place de celui-ci ou encore de déterminer la solution correcte à ces questions (Vavilov au para. 83).

[23] Le rôle de la Cour est plutôt de s’assurer que la décision contestée, et la justification qui la sous-tend, possèdent les « attributs de la raisonnabilité » (Vavilov au para. 86, citant Dunsmuir au para. 47). Elle doit ainsi s’intéresser non seulement au résultat obtenu, mais également au raisonnement qui a mené à ce résultat. Comme la Cour suprême le rappelait dans Vavilov, la décision raisonnable est celle qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [qui] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti », lesquelles servent à « cerne[r] les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov aux para. 85-90).

[24] Ainsi, une décision qui, à ce niveau, souffre de « lacunes graves » qui tendent à la déposséder des attributs de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence, rendra nécessaire l’intervention de la Cour (Vavilov au para. 100).

IV. Analyse

[25] À mon avis, la décision de la Commission souffre de telles lacunes sous trois aspects clés : (a) le traitement de l’arrêt Martin; (b) celui de l’article 363 de la LATMP; et (c) celui du rapport entre la Convention collective et le paragraphe 155(3) de la LGFP. Ces lacunes, selon moi, en affectent irrémédiablement, individuellement et collectivement, la raisonnabilité.

A. L’arrêt Martin

[26] L’arrêt Martin est central à la décision de la Commission. Il est permis de dire, en effet, sans risque de se tromper, que cette décision, pour l’essentiel, découle du constat de la Commission suivant lequel cet arrêt aurait rendu désuète la jurisprudence invoquée par l’Employeur, avec comme résultat que, contrairement à cette jurisprudence, la Convention collective doit être interprétée en tenant compte de l’article 363 de la LATMP, lequel ferait partie des protections en matière d’accident de travail auxquelles les parties à toute convention collective ne peuvent déroger.

[27] Cette jurisprudence, invoquée par l’Employeur, comprend deux décisions de la Cour d’appel du Québec prononcées dans le contexte d’employé·e·s régi·e·s par la LIAÉ (Société canadienne des postes c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), (1996) R.J.Q. 873 (CA), 136 D.L.R. (4e) 187 (SCP No. 1) et Syndicat des postiers du Canada c. Société canadienne des postes, [1997] R.J.Q. 1182 (CA), 1997 CanLII 10828 (SCP No. 2)).

[28] Dans ces deux affaires, la Cour d’appel du Québec, après avoir rappelé que l’indemnisation des employé·e·s de l’État fédéral en cas d’accidents de travail ou de maladie professionnelle relevait de la compétence exclusive du Parlement, a jugé que, si la LIAÉ incorporait par renvoi les législations provinciales en matière d’accidents de travail aux fins de la détermination de l’admissibilité à une indemnité pour un tel accident (ou maladie professionnelle) et du taux de l’indemnisation, le cas échéant, ce renvoi n’englobait pas ces législations dans tous leurs aspects. Ce faisant, elle a statué que l’article 363 de la LATMP (SCP No. 2), soit l’article en cause dans le présent pourvoi, de même que l’article 32 de cette même loi – lequel confère une voie de recours devant la CSST à l’employé·e qui s’estime victime de représailles de la part de son employeur pour avoir exercé ses droits aux termes de la LATMP (SCP No. 1) – ne bénéficiaient pas aux employé·e·s en cause, puisque ces dispositions ne concernaient ni leur admissibilité à une indemnité, ni le taux d’indemnisation applicable, le cas échéant.

[29] À part citer des extraits de trois paragraphes de l’arrêt Martin, qui en compte 63, la Commission n’a pas explicité en quoi ces deux décisions de la Cour d’appel du Québec ne tenaient plus suite à cet arrêt ou encore en quoi celui-ci soutenait désormais la thèse que la LIAÉ incorpore par renvoi l’article 363 de la LATMP.

[30] Pourtant, l’arrêt Martin semble avoir une portée plus restreinte que celle que lui a donnée la Commission en l’espèce. En effet, il semble que la Cour suprême ne se soit intéressée qu’au rôle des lois et politiques provinciales en matière d’accident de travail aux fins de la détermination du droit à l’indemnité institué par la LIAÉ. D’ailleurs, comme l’a noté la Cour suprême, cette question faisait alors l’objet d’une jurisprudence divergente des cours d’appel provinciales, certaines étant d’avis « que la LIAÉ constitue un code complet régissant l’admissibilité des travailleurs fédéraux à l’indemnité », d’autres jugeant « que l’admissibilité à l’indemnité sous le régime de la LIAÉ obéit aux règles provinciales » (Martin au para. 2). Il importait donc que cette question soir réglée.

[31] La LIAÉ, faut-il le rappeler, reconnaît aux agent·e·s de l’État fédéral victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle le droit d’en être indemnisé·e·s. Tant l’admissibilité à une indemnité que le taux et la teneur de l’indemnisation sont déterminés, suivant ce que prévoit la LIAÉ, par la législation – et les autorités compétentes – en matière d’indemnisation des travailleuses et travailleurs de la province où l’agent·e de l’État concerné·e exerce habituellement ses fonctions.

[32] L’appelant dans Martin, il est important de le préciser, contestait le refus de l’organisme albertain chargé de l’application de la législation de cette province en matière d’accidents de travail de lui reconnaître le droit à une indemnisation pour stress chronique au motif que la condition de l’appelant ne rencontrait pas tous les critères d’admissibilité prévus dans une politique adoptée par cet organisme (Martin au para. 1). L’arrêt Martin mettait donc essentiellement en cause une question d’admissibilité à recevoir une indemnité pour accident de travail aux termes de la LIAÉ et celle – corolaire – des structures et balises applicables à une telle détermination.

[33] En confirmant que les lois et politiques provinciales avaient un rôle à jouer à ces deux égards, pour autant qu’elles n’entrent pas en conflit avec les dispositions de la LIAÉ, la Cour suprême a rejeté la thèse de l’appelant qui soutenait que le Parlement, en adoptant cet article, « entendait assujettir tous les agents de l’État fédéral à la même norme d’admissibilité, mais laisser le soin à la province de déterminer le montant de l’indemnité » (Martin au para. 15).

[34] Il ne semblait « guère logique » à la Cour suprême que la loi provinciale dicte les taux applicables sans aussi régir les critères ou conditions d’admissibilité à une indemnité (Martin au para. 24). Selon elle, l’intention du Parlement, telle que révélée tant par le texte de la LIAÉ que par son historique législatif, était que « l’admissibilité à l’indemnité et le taux d’indemnisation so[ient] tous deux déterminés conformément à la législation provinciale » (Martin au para. 35), sous réserve de toute incompatibilité, sur ce plan, avec les dispositions de la LIAÉ (Martin au para. 40).

[35] La Cour a conclu ainsi :

[63] En adoptant la LIAÉ, le législateur entendait que les autorités provinciales compétentes statuent sur les demandes d’indemnisation des agents de l’État fédéral, — y compris le droit à l’indemnité et les taux d’indemnisation — selon la législation provinciale, sauf lorsqu’il y a conflit entre cette législation et la LIAÉ. L’interprétation de ce qui constitue un « accident » pour le traitement d’une demande d’indemnisation pour stress psychologique qui figure à la Politique albertaine n’entre pas en conflit avec la LIAÉ. Elle s’appliquait donc à la demande de l’appelant.

[36] Il est intéressant de constater que la Cour d’appel du Québec s’était résolument rangée dans le camp des cours d’appel provinciales qui étaient d’avis, comme le tranchera la Cour suprême dans Martin, « que l’admissibilité à l’indemnité sous le régime de la LIAÉ obéit aux règles provinciales » (Martin au para. 2; voir SCP No. 1 aux pp. 3-4, 12; SCP No. 2 à la p. 13) (je souligne). Dans un tel contexte, il apparaît donc pour le moins hasardeux d’en conclure, sans plus, comme l’a fait la Commission, que l’arrêt Martin a en quelque sorte sonné le glas de SCP No. 1 ou de SCP No. 2, lesquelles, du reste, n’ont fait l’objet d’aucun rejet explicite, ni même d’une mention, dans cet arrêt.

[37] Quant à la question de l’applicabilité de l’article 363 de la LATMP aux employé·e·s de l’État fédéral plus précisément, la Cour d’appel du Québec, dans SCP No. 2, a, dans un jugement majoritaire, rejeté l’idée que le renvoi par incorporation opéré par le Parlement aux termes de la LIAÉ s’étendait intégralement à toute la loi provinciale applicable. Elle avait auparavant étayé sa compréhension que ce renvoi visait plutôt les dispositions provinciales régissant la détermination du droit à l’indemnité de l’agent·e de l’État fédéral en cas d’accident de travail et, le cas échéant, du taux d’indemnisation applicable. Elle s’est exprimée en ces termes, à la page 15 de sa décision :

La LIAE édicte que pour avoir droit à l’indemnité prévue par la LATMP, l’agent de l’État doit avoir été victime d’une lésion professionnelle. Certes, la survenance de cette lésion est laissée à l’appréciation de l’autorité provinciale compétente. Mais lorsque l’autorité provinciale détermine qu’il n’y a pas eu lésion professionnelle, l’agent de l’État à mon avis, n’a pas le droit, aux termes de la LIAE, de toucher l’indemnité prévue par la loi provinciale, parce qu’il n’est pas victime d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle (art. 4(1) LIAE).

Si l’autorité provinciale détermine que l’indemnité doit être réduite, c’est-à-dire que l’agent de l’État n’y avait pas droit pendant toute la période où il l’a reçue, le même raisonnement s’applique. À compter du moment où le droit de l’agent de l’État à l’indemnité s’est terminé, la LATMP a cessé de s’appliquer à lui.

Je ne pense pas que la LIAE confie implicitement aux lois provinciales le soin de déterminer ce qu’il doit advenir des sommes déjà versées à un agent de l’État, lorsque l’indemnité est annulée ou réduite rétroactivement. Cette question me semble s’inscrire dans le cadre des relations de travail entre l’employeur et les employés, domaine exclusivement de compétence fédérale en ce qui touche les agents de l’État.

[38] En réponse à l’argument voulant que le droit à l’indemnité englobe les conséquences du retrait d’une indemnité, et que cela doive par conséquent être régi par la loi provinciale pour assurer l’uniformité dans le traitement de tous les travailleurs de la province, la Cour d’appel du Québec a statué que s’il devait y avoir uniformité à ce niveau, elle devait se situer sur le plan fédéral. La juge Louise Mailhot, s’exprimant au nom de la majorité, a dit ceci sur ce point :

Je ne crois pas que le principe trouve ici application. Les employés dont il est question ici sont des agents de l’État fédéral. Cette qualité les place dans une catégorie pan-canadienne. Ils sont régis d’abord et avant tout par une loi fédérale, dont certaines modalités d’application varient selon les provinces.

La preuve révèle cependant que tous les employés syndiqués de la Société [canadienne des postes] à travers le Canada sont soumis à la même politique. (Le Syndicat fait cependant remarquer que certaines lois provinciales – Alberta, Saskatchewan et Manitoba – prévoient expressément la récupération des sommes versées en trop à un travailleur, à la différence de la LATMP.). Il semble aussi que les autres organismes visés par la LIAE procèdent à la récupération des sommes versées en trop. Je pense donc que si uniformité il doit y avoir, elle doit se situer sur le plan fédéral, ce qui apparait être la situation actuelle.

(SCP No. 2 à la p. 16)

[39] D’aucuns pourraient raisonnablement prétendre que les affaires SCP No. 1 et SCP No. 2 s’inscrivent dans un registre que la Cour suprême n’a pas eu à explorer – et n’a, de fait, pas exploré – dans Martin. La question se pose et méritait une analyse de la part de la Commission, analyse sans laquelle la raisonnabilité de la conclusion à laquelle cette dernière en est arrivée paraît difficilement défendable.

[40] Le défendeur a beaucoup insisté, dans ses représentations écrites et orales, sur le passage suivant de l’arrêt Martin, reproduit par la Commission dans sa décision :

Lorsqu’une disposition ou une politique provinciale entre directement en conflit avec la LIAÉ, cette dernière prime et rend inapplicable la disposition ou la politique provinciale aux travailleurs fédéraux. En l’absence de conflit, le régime provincial en matière d’accidents de travail s’applique.

(Martin au para. 39, cité par Décision de la Commission au para. 85)

[41] Le défendeur y voit là un indice probant d’une interprétation substantiellement plus large et libérale de la LIAÉ que celle retenue dans SCP No. 1 et SCP No. 2 quant à l’applicabilité de la LATMP – y compris de son article 363 – aux agent·e·s de l’État fédéral exerçant leurs fonctions au Québec.

[42] Or, encore ici, cette prétention me semble faire abstraction du contexte dans lequel l’arrêt Martin a été rendu de même que du contexte immédiat dans lequel cet extrait apparaît dans la décision. Il est en effet difficile d’y voir autre chose qu’une discussion sur les conséquences de l’existence de conflits possibles entre la LIAÉ et la législation provinciale applicable lorsqu’il s’agit de déterminer l’admissibilité d’un·e agent·e de l’État à une indemnité pour accident de travail ou encore le taux et la teneur de l’indemnisation.

[43] Cet extrait suit immédiatement celui où la Cour suprême se dit en accord avec la description offerte par la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse, dans l’affaire Cape Breton Development Corp. c Morrison Estate, 2003 NSCA 103, 218 N.S.R. (2d) 53, du « paysage législatif » régissant l’octroi d’indemnités aux termes de la LIAÉ (Martin au para. 39). Cette description est la suivante :

[TRADUCTION]

Le régime provincial en matière d’accidents du travail s’applique aux demandes d’indemnisation présentées en vertu de la LIAÉ lorsque les conditions suivantes sont réunies :

  • a) la disposition en cause peut raisonnablement se rattacher à un « taux » ou à une « condition » applicable à l’indemnisation en vertu de la législation de la province,

  • b) la disposition n’entre pas par ailleurs en conflit avec la LIAÉ. [par. 68]

(Martin au para. 39)

[44] Immédiatement après l’extrait invoqué par le défendeur, la Cour suprême conclut ses propos sur la rubrique « [c]onflits entre la LIAÉ et la législation provinciale » de la manière suivante :

[40] Le pouvoir de statuer en matière d’admissibilité ayant été largement délégué à l’échelon provincial, les conflits entre la LIAÉ et la législation provinciale ne surgissent habituellement que lorsque le régime établi par la LIAÉ prévoit expressément l’inclusion ou l’exclusion d’éléments particuliers, incompatibles avec la législation provinciale applicable, comme ce fut le cas, par exemple, pour la tuberculose pulmonaire.

[45] Suivant le paragraphe 37 de l’arrêt Martin, cet exemple de conflit lié à la condition de « tuberculose pulmonaire » découle du fait qu’à une certaine époque, cette condition donnait expressément ouverture, à la suite d’amendements apportés à la LIAÉ, au versement d’une indemnité alors qu’elle était exclue par les lois provinciales. Encore une fois, d’aucuns pourraient raisonnablement prétendre que cet exemple illustre le type de (rares) conflits de loi que la LIAÉ est susceptible d’engendrer, soit ceux liés aux questions d’admissibilité à une indemnisation.

[46] Ainsi, si tant est que cet extrait était au cœur de la décision de la Commission, encore lui fallait-il expliquer en quoi il permettait d’écarter la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec, puisqu’à première vue, il semble résolument restreint aux questions d’admissibilité à une indemnité, et n’est par conséquent que de peu d’utilité lorsque, comme ici, vient le temps de déterminer ce qu’il doit advenir des sommes déjà versées à un agent·e de l’État fédéral, lorsque le droit à ces sommes a été annulé rétroactivement par l’autorité provinciale compétente.

[47] Le défendeur a aussi tenté d’établir qu’un certain nombre de cours d’appel provinciales s’étaient démarquées de la Cour d’appel du Québec en interprétant plus libéralement et plus largement la LIAÉ. Il a toutefois concédé à l’audience que toutes les décisions de ces cours d’appel portées à l’attention de la Cour traitaient de questions d’admissibilité à une indemnité, et non de questions semblables à celles que la Cour d’appel du Québec a eu à décider dans les affaires SCP No. 1 et SCP No. 2. Comme on l’a vu, sur les questions traitant strictement d’admissibilité, la Cour d’appel du Québec se trouvait déjà dans le camp des cours d’appel provinciales qui jugeaient que ces questions obéissaient aux règles provinciales.

[48] Je rappelle qu’est raisonnable la décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles venant « cerne[r] les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov au para. 90).

[49] Si ce n’était de la portée donnée par la Commission à l’arrêt Martin, les décisions de la Cour d’appel du Québec – le plus haut tribunal de la province où le défendeur exerce habituellement ses fonctions – dans SCP No. 1 et SCP No. 2, s’imposeraient sans conteste en tant que contraintes juridiques traçant les contours de l’espace à l’intérieur duquel la Commission pouvait agir. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Vavilov, une décision raisonnable doit être justifiée au regard, notamment, de l’ensemble du droit (Vavilov au para. 105). Cela comprend « [t]out précédent sur la question soumise au décideur administratif », y compris celui d’une « cour de justice a[yant] examiné une disposition législative dans un jugement pertinent » (Vavilov au para. 112). Un tribunal administratif ne peut écarter un tel précédent sans indiquer pourquoi il est préférable de le faire (Vavilov au para. 112).

[50] Cette explication fondée sur l’arrêt Martin fait ici irrémédiablement défaut, puisqu’elle a tout de la « conclusion péremptoire », ce qui, comme le rappelle la Cour suprême, « permet[] rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision », et donc d’en mesurer la qualité – un des attributs essentiels de la décision raisonnable (Vavilov au para. 102). En effet, il ne m’est pas possible, à la lecture de la décision de la Commission et de l’arrêt Martin, de comprendre comment celle-ci a pu en arriver à conclure que les décisions de la Cour d’appel du Québec dans SCP No. 1 et SCP No. 2 « ne tiennent plus » depuis l’arrêt Martin et que les enseignements de cet arrêt favorisent clairement l’application de l’article 363 de la LATMP aux agent·e·s de l’État fédéral.

[51] En l’absence d’une réelle justification, la décision de la Commission sur ce point crucial ne peut tenir, puisqu’à première vue, rien dans l’arrêt Martin ne semble soutenir la portée que lui a donnée la Commission. En ce sens, ladite décision souffre de lacunes graves sur le plan de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité qui, à elles seules, justifient l’intervention de la Cour.

B. La portée de l’article 363 de la LATMP

[52] Mais même en supposant l’article 363 de la LATMP applicable en l’espèce, une préoccupation, qui n’a pas été abordée par la Commission, subsiste : la prohibition décrétée par cette disposition vise-t-elle les sommes récupérées par l’Employeur?

[53] Ces sommes, je le rappelle, sont celles versées par l’Employeur lui-même aux termes de la clause 30.16 de la Convention collective à titre de « congé payé pour accident de travail », et ce, pour la « durée fixée raisonnablement par l’Employeur », soit, en l’espèce, selon une politique de celui-ci, pour les 130 jours ouvrables suivant la date de l’arrêt de travail du défendeur. Ces sommes équivalent à 100% du salaire de l’employé. À l’expiration de cette période de 130 jours ouvrables, soit le 10 août 2015, le défendeur, je le rappelle également, a été placé par l’Employeur en situation de congé sans solde.

[54] À partir de ce moment, le défendeur a commencé à recevoir de la CSST des prestations de remplacement de revenu pour accident de travail à hauteur de 90% de son salaire. Comme on l’a aussi vu, le versement de ces prestations a cessé avec la décision de l’instance révisionnelle de la CSST d’annuler la décision initiale accueillant la demande d’indemnisation pour accident de travail produite par le défendeur auprès de cet organisme.

[55] L’article 363 de la LATMP prohibe, dans de telles circonstances, le recouvrement de « prestations » déjà fournies à un·e employé·e qui s’est dit-e, à tort, victime d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle. Cette disposition se lit comme suit :

363. Lorsque la Commission, à la suite d’une décision rendue en vertu de l’article 358.3, ou le Tribunal administratif du travail annule ou réduit le montant d’une indemnité de remplacement du revenu ou d’une indemnité de décès visée dans l’article 101 ou dans le premier alinéa de l’article 102 ou une prestation prévue dans le plan individualisé de réadaptation d’un travailleur, les prestations déjà fournies à un bénéficiaire ne peuvent être recouvrées, sauf si elles ont été obtenues par mauvaise foi ou s’il s’agit du salaire versé à titre d’indemnité en vertu de l’article 60.

363. Where the Commission, following a decision under section 358.3, or the Administrative Labour Tribunal cancels or reduces the amount of an income replacement indemnity or of a death benefit contemplated in section 101 or in the first paragraph of section 102 or a benefit provided for in the personal rehabilitation program of a worker, the sums already paid to a beneficiary are not recoverable unless they were obtained through bad faith or unless they were wages paid as an indemnity pursuant to section 60.

[56] C’est donc le recouvrement des « prestations déjà fournies à un bénéficiaire » dont le droit auxdites prestations a été annulé ou réduit qui est prohibé. Or, une « prestation », suivant la définition qu’en donne la LATMP, est une « indemnité versée en argent, une assistance financière ou un service fourni en vertu de la présente loi » (je souligne).

[57] En annulant le recouvrement des sommes versées au défendeur par l’Employeur au titre de congé payé pour accident de travail aux termes de la clause 30.16 de la Convention collective, et en ordonnant leur remboursement au défendeur, la Commission a nécessairement assimilé ces sommes, payées à même le Trésor au sens de la LIAÉ, à des « prestations déjà fournies à un bénéficiaire », donc à des « indemnité[s] versée[s] … en vertu de la [LATMP] », suivant la LATMP. Toutefois, était-elle autorisée à faire cet amalgame, compte tenu qu’il semble s’agir de versements provenant de sources légales distinctes, soit le Trésor fédéral, via la LIAÉ et la Convention collective, dans un cas, la CSST, via la LATMP, dans l’autre?

[58] Selon moi, la question se posait d’autant plus dans le présent dossier que le défendeur a reçu, successivement, les deux types de versements : les sommes versées à titre du congé payé pour accident de travail institué par la clause 30.16 de la Convention collective, équivalant à 100% de son salaire, et la « prestation » versée par la CSST, représentant 90% du salaire. L’on sait que les prestations versées par la CSST ne font pas l’objet du recouvrement contesté et ne sont pas en cause en l’espèce; elles apparaissent en effet clairement visées par l’article 363 de la LATMP.

[59] Encore ici, donc, la décision de la Commission souffre de lacunes importantes sur le plan de la justification puisque la question, cruciale, en supposant l’article 363 de la LATMP opposable à l’Employeur, de savoir si les sommes versées par celui-ci aux termes de la Convention collective se qualifient au titre de « prestations » au sens dudit article, n’a fait l’objet d’aucune discussion de la part de la Commission. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Vavilov, « l’omission de justifier la décision en regard d’une des contraintes pertinentes peut suffire à amener la cour de révision à perdre confiance dans le caractère raisonnable de la décision » (Vavilov au para. 194). C’est le cas ici.

[60] La question de la portée de la prohibition établie par l’article 363 de la LATMP, en supposant qu’il s’applique ici, est certes pertinente afin de « cerne[r] les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel [la Commission] [pouvait] agir, ainsi que les types de solution qu’[elle] [pouvait] retenir ». Le défaut, par la Commission, de traiter de cette question sous ses aspects essentiels, justifie également, à mon sens, l’intervention de la Cour.

C. Le rapport entre la Convention collective et le paragraphe 155(3) de la LGFP

[61] Finalement, la décision de la Commission soulève plus généralement des préoccupations quant au rôle du paragraphe 155(3) de la LGFP dans le paysage législatif fédéral de l’indemnisation pour accident de travail ou maladie professionnelle. En début d’analyse, la Commission a semblé reconnaître que cette disposition législative pouvait permettre à l’État fédéral de récupérer rétroactivement des sommes versées à ses employé·e·s à titre de congé payé pour accident de travail, en autant qu’on puisse qualifier ces sommes de « paiements en trop » (Décision de la Commission aux para. 77-78). C’est ici qu’elle a fait intervenir, en écartant SCP No 1 et SCP No 2 sur la base de l’arrêt Martin, l’article 363 de la LATMP, pour conclure que ces sommes ne pouvaient constituer un paiement en trop, puisqu’elles étaient acquises au défendeur en raison dudit article.

[62] Le paragraphe 155(3) de la LGFP confère au receveur général du Canada le pouvoir de « recouvrer les paiements en trop faits sur le Trésor à une personne à titre de salaire, de traitements ou d’allocations en retenant un montant égal sur toute somme due à cette personne par Sa Majesté du chef du Canada ».

[63] En guise de conclusion, la Commission a cru utile d’ajouter qu’il lui paraissait improbable que l’intention des parties à la Convention collective ait été de permettre que des employé·e·s qui ont, à un moment ou un autre, été qualifié·e·s d’accidenté·e·s du travail par une commission des accidents du travail, soient « priv[é·e·s] de façon rétroactive de leur seule source de revenu ». Il s’agirait là, selon elle, d’un résultat qui « s’inscrit en faux avec le régime juridique en place en matière d’accident du travail » (Décision de la Commission au para. 96).

[64] Ce commentaire, qui paraît détaché de la question de l’applicabilité de l’article 363 de la LATMP, en appelle un autre. Dans la mesure, en effet, où il vise à dissiper toute incertitude quant à la non-recouvrabilité des sommes en jeu ici, ce commentaire est problématique puisqu’en le faisant, la Commission ne semble pas avoir tenu compte de la clause 5.01 de la Convention collective, lequel fait primer les lois du Parlement, et donc la LGFP, sur la Convention collective.

[65] Cette nuance me paraît importante, puisqu’elle met en relief le rapport nécessaire et essentiel entre la LIAÉ, la Convention collective et la LGFP, lorsque vient le temps de cerner « le régime juridique en place en matière d’accident du travail » – ici, le régime fédéral – et donc, de bien mesurer l’impact du paragraphe 155(3) de la LGFP sur le pouvoir d’un employeur assujetti à la LIAÉ de récupérer des sommes versées à un·e employé·e après qu’il ait été déterminé, par les instances compétentes, que cet·te employé·e n’y avait jamais eu droit. D’ailleurs, bien qu’elle se soit satisfaite que les termes mêmes de la convention collective, dans SCP No. 2, autorisaient le recouvrement contesté, la Cour d’appel du Québec a pris soin d’ajouter que si ladite convention avait été muette à cet égard, la LGFP aurait permis ce recouvrement (SCP No. 2 à la p. 26).

[66] J’y vois là une autre manifestation du caractère déficitaire de la justification avancée par la Commission pour nier à l’Employeur, sans égard cette fois à l’article 363 de la LATMP, tout droit à la récupération des sommes qu’il a versées au défendeur en l’instance à titre de congé pour accident de travail.

[67] Pour toutes ces raisons, j’annulerais la décision de la Commission parce qu’irrémédiablement lacunaire sur le plan de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et je lui renverrais l’affaire pour qu’elle soit reconsidérée par un·e autre de ses membres à la lumière des présents motifs.

[68] Comme il a eu gain de cause, j’accorderais les dépens au Procureur général.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-61-21

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JEAN-CLAUDE POUPART

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 avril 2022

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2022

 

 

COMPARUTIONS :

Marc Séguin

Philippe Giguère

 

Pour le demandeur

 

Benoit Laurin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le demandeur

 

Laroche Martin

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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