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Date : 20210303


Dossier : A-306-20

Référence : 2021 CAF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Laskin

ENTRE :

VITERRA INC.

appelante

et

GRAIN WORKERS’ UNION, SECTION LOCALE 333 DE L’ILWU

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 3 mars 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20210303


Dossier : A-306-20

Référence : 2021 CAF 41

En présence de monsieur le juge Laskin

ENTRE :

VITERRA INC.

appelante

et

GRAIN WORKERS’ UNION, SECTION LOCALE 333 DE L’ILWU

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LASKIN

I. Introduction

[1] Deux requêtes en suspension ont été déposées dans le présent appel. La première, déposée par l’appelante, Viterra, demande la suspension de la procédure pour outrage au tribunal devant la Cour fédérale en attendant qu’il soit statué sur le présent appel. La seconde, déposée par l’intimée (le syndicat), demande la suspension du présent appel en attendant qu’il soit statué sur la procédure pour outrage. Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête de Viterra et j’accueille la requête du syndicat.

II. L’historique de la procédure

[2] Le différend entre les parties a une longue feuille de route procédurale.

[3] Viterra exploite deux terminaux céréaliers dans le port de Vancouver. Le syndicat est accrédité sous le régime du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, pour représenter les employés des terminaux. En juillet 2017, le syndicat a déposé deux griefs de principe, dans lesquels il soutenait que Viterra autorisait des employés à travailler plus de 48 heures par semaine, en violation du Code.

[4] Un arbitre a été nommé pour entendre les griefs. Viterra s’est opposée à l’arbitrage pour divers motifs, notamment la compétence de l’arbitre. Elle a affirmé que le contrôle de l’application des dispositions du Code portant sur les heures de travail relevait de la compétence exclusive des inspecteurs nommés au titre du Code.

[5] En décembre 2017, l’arbitre a rendu une sentence concluant qu’il avait compétence. Viterra a demandé le contrôle judiciaire de la sentence devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Sa demande a été rejetée. Son appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a été rejeté.

[6] L’arbitre a rendu sa sentence sur le fond en octobre 2019. Il a conclu que Viterra avait contrevenu au Code et il a rendu une ordonnance de cessation et d’abstention. Il a laissé aux parties le soin de tenter d’en arriver à une entente sur la moyenne des heures, conformément au Code. Il est demeuré saisi de l’affaire pour résoudre tout différend découlant de la mise en application de cette sentence.

[7] Viterra a demandé des éclaircissements au sujet de la sentence. En novembre 2019, l’arbitre a expliqué qu’il ne disposait d’aucun élément de preuve sur les circonstances postérieures au grief et qu’il ne se prononçait pas à leur égard.

[8] En mai 2020, les parties ont comparu devant l’arbitre pour tenter d’en arriver à une entente sur la moyenne des heures. Elles n’ont pas réussi à s’entendre. L’arbitre a rendu une lettre de décision indiquant que les recours relevant de sa compétence étaient épuisés.

[9] En novembre 2019, le syndicat a déposé la décision de l’arbitre à la Cour fédérale. En août 2020, il a intenté contre Viterra une procédure pour outrage devant la Cour fédérale, et la Cour fédérale a par la suite rendu une ordonnance de justification ex parte enjoignant à Viterra de comparaître devant la Cour le 20 octobre 2020.

[10] Viterra a répondu en signifiant et déposant un dossier de requête dans lequel elle soulevait plusieurs objections préliminaires fondées sur le droit et la procédure à l’égard de la procédure pour outrage. Entre autres choses, elle a affirmé que le dépôt de la sentence arbitrale n’était pas conforme aux exigences du Code et qu’il était impossible de mettre la sentence en application.

[11] Les parties ont ensuite assisté à une conférence de gestion de l’instance devant le juge Gleeson de la Cour fédérale. Il a rendu une ordonnance de disjonction concernant la procédure pour outrage, de façon à ce que les objections préliminaires de Viterra soient entendues en premier et que la présentation de la preuve se fasse à une date ultérieure.

[12] Le juge Gleeson a rendu son ordonnance et ses motifs rejetant les objections préliminaires de Viterra le 30 novembre 2020. Il s’agit de l’ordonnance qui fait l’objet du présent appel : Viterra a déposé un avis d’appel en décembre 2020. Le volet de la procédure pour outrage relatif à la présentation de la preuve doit se dérouler du 23 au 25 mars 2021.

[13] L’audition de l’appel n’a pas encore été mise au rôle. Le dossier d’appel a été déposé le 27 janvier 2021, le mémoire des faits et du droit de Viterra a été déposé le 1er février 2021 et celui du syndicat, le 2 mars 2021. Viterra peut maintenant (faute d’une ordonnance de suspension) déposer une demande d’audience.

III. La requête de Viterra

[14] Viterra a déposé sa requête en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, lequel autorise notre Cour à suspendre les procédures dans toute affaire lorsque l’intérêt de la justice l’exige.

[15] Comme le reconnaît Viterra, pour que sa requête puisse être accueillie, elle doit satisfaire au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, pages 314 et 315. Elle doit établir : 1) que son appel soulève une question sérieuse, 2) qu’elle subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas accordée et 3) que la prépondérance des inconvénients favorise la suspension. Je n’ai à examiner que le second volet, portant sur le préjudice irréparable, pour conclure que la requête ne peut être accueillie.

[16] Pour affirmer qu’elle subira un préjudice irréparable si la suspension n’est pas ordonnée, Viterra s’appuie exclusivement sur le préjudice qu’elle subira, selon ses dires, si elle doit participer à une audience qui rendra son appel théorique ou inopérant. Elle renvoie à la jurisprudence selon laquelle, dans le cas où un appel peut être rendu théorique ou inopérant, il existe une présomption réfutable que le préjudice irréparable est inévitable; voir, par exemple, RDX Technologies Corporation v. Appel, 2019 ABCA 338, par. 17.

[17] Comme le syndicat le fait valoir, notre Cour a conclu à de nombreuses reprises que le simple fait qu’un appel deviendrait théorique n’établit pas nécessairement l’existence d’un préjudice irréparable : eBay Canada Limited c. Canada (Revenu national), 2008 CAF 141, par. 33; Merchant (2000) Ltd. c. Canada, 2009 CAF 280, par. 5; Novopharm Limited c. Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 258, par. 12; Double Diamond Distribution Ltd. c. Crocs Canada, Inc., 2019 CAF 243, par. 10 et 11.

[18] Mais si nous laissons de côté cette jurisprudence, il existe une raison plus fondamentale expliquant pourquoi Viterra ne parvient pas à établir l’existence d’un préjudice irréparable. La prémisse de sa thèse sur ce point – que son appel deviendra théorique ou inopérant sans la suspension – n’est pas démontrée.

[19] Si Viterra est jugée coupable d’outrage au tribunal, il lui demeurera loisible de donner suite à son appel devant notre Cour. Si elle réussit à établir en appel que la Cour fédérale a commis une erreur en rejetant les objections préliminaires de Viterra à la procédure pour outrage, notre Cour aura à sa disposition toutes les mesures prévues à l’alinéa 52b) de la Loi sur les Cours fédérales, y compris rendre le jugement qu’aurait dû rendre la Cour fédérale. Viterra aura également la possibilité de déposer un autre appel pour contester la conclusion que tirera la Cour fédérale dans le deuxième volet de la procédure pour outrage, soit celui de la présentation de la preuve. Cet appel pourrait être entendu en même temps que l’appel déjà déposé, sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

[20] Dans les circonstances, l’appel de Viterra ne deviendra pas théorique ou inopérant, et elle ne subira aucun préjudice irréparable si la suspension lui est refusée. Je reconnais que l’appel de Viterra pourrait devenir théorique si elle obtenait gain de cause sur le fond dans la procédure pour outrage : il ne serait alors plus nécessaire d’entendre l’appel. Mais dans cette éventualité, elle ne subirait là non plus aucun préjudice.

[21] Par conséquent, la requête en suspension de Viterra est rejetée, avec dépens.

IV. La requête du syndicat

[22] La requête du syndicat est également déposée en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Il souhaite obtenir une ordonnance suspendant l’appel de Viterra en attendant que soit tranchée la procédure pour outrage.

[23] Comme les parties le reconnaissent, le critère que doit appliquer notre Cour avant d’accorder la suspension de l’une de ses instances, par opposition une instance devant autre tribunal, est moins rigoureux que le critère énoncé dans l’arrêt RJR-Macdonald : le critère applicable est celui de savoir « si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie que l’appel soit retardé » : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada inc., 2011 CAF 312, par. 5 et 14. Toutefois, dans sa prise en considération de l’intérêt de la justice, la Cour peut tenir compte de certaines des considérations mentionnées dans l’arrêt RJR-Macdonald : Clayton c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 1, par. 26. La Cour sera également guidée par le principe énoncé à l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, selon lequel il faut « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » : Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, par. 12.

[24] Le syndicat soutient que l’intérêt de la justice et l’utilisation efficace des ressources judiciaires militent fortement en faveur de l’octroi d’une suspension. Il affirme que la procédure relative aux griefs qu’il a déposés en juillet 2017 lui a déjà demandé [traduction] « d’énormes dépenses » et que Viterra a été déboutée dans les cinq décisions de fond relatives aux demandes qu’elle avait déposées. Selon ce qu’affirme le syndicat, l’objectif de Viterra est [traduction] « d’éviter que la question soit tranchée sur le fond et de retarder l’instance ». Le syndicat soutient que permettre à la fois à l’appel et à la procédure pour outrage d’aller de l’avant entraînerait d’autres dépenses importantes pour lui-même et pour le public, et qu’accorder la suspension de l’appel tout en autorisant la procédure pour outrage à aller de l’avant économiserait les ressources judiciaires et ne causerait aucun préjudice à Viterra.

[25] Viterra soutient en réponse qu’elle satisfait au critère énoncé dans l’arrêt RJR-Macdonald. Elle affirme en outre que suspendre l’appel la priverait de la possibilité de contester, au moyen de l’appel, la compétence de la Cour fédérale – contestation qui pourrait sceller l’issue de l’ensemble de l’affaire – avant que la procédure pour outrage ne soit tranchée sur le fond. Elle soutient que la meilleure façon de préserver les ressources judiciaires est que notre Cour tranche d’abord la question de la compétence. Elle conteste l’argument du syndicat selon lequel elle a déjà suffisamment utilisé le temps et les ressources des tribunaux et elle fait valoir son droit de défendre ses droits et de se prévaloir des recours à sa disposition.

[26] En réponse, le syndicat affirme que l’appel de Viterra ne peut être à juste titre décrit comme étant une contestation touchant la compétence et que, quoi qu’il en soit (renvoyant à l’arrêt Merchant, au paragraphe 6), une partie ne subit pas de préjudice du fait qu’elle soit tenue de présenter ses observations sur la compétence après celles sur la question de fond.

[27] J’accueille la requête du syndicat. À mon avis, suspendre l’appel en attendant qu’il soit statué sur la procédure pour outrage devant la Cour fédérale servira l’intérêt de la justice. Comme je l’ai noté plus haut, si Viterra obtient gain de cause sur le fond dans la procédure pour outrage, il ne sera plus nécessaire pour elle de donner suite à l’appel, et il ne sera plus nécessaire que les parties ou la Cour y consacrent davantage de ressources. Si elle n’obtient pas gain de cause sur le fond, l’appel pourra être réactivé et entendu en même temps que l’appel (qui apparemment serait inévitablement déposé) visant les autres conclusions que tirera la Cour fédérale à l’égard du volet de la procédure pour outrage relatif à la présentation de la preuve. Selon ce cas de figure, notre Cour serait saisie de l’ensemble de l’affaire en appel. Je ne vois pas quel préjudice subirait Viterra si elle devait présenter ses observations sur la question de fond de la poursuite pour outrage avant celles sur les questions préliminaires qu’elle a soulevées dans l’appel déjà déposé.

[28] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la requête du syndicat avec dépens suivant l’issue de la cause, conformément à ce qui a été demandé. J’inclurai dans mon ordonnance l’obligation pour les parties d’aviser notre Cour lorsque la procédure pour outrage devant la Cour fédérale aura été tranchée.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-306-20

INTITULÉ :

VITERRA INC. c. GRAIN WORKERS’ UNION, SECTION LOCALE 333 DE L’ILWU

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 mars 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Donald J. Jordan, c.r.

Michelle McKinnon

 

Pour l’appelante

 

William Clements

Lily Hassall

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harris & Company LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’appelante

 

Koskie Glavin Gordon

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intimé

 

 

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