Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20211102


Dossier : A-259-20

Référence : 2021 CAF 211

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

CATE BLUE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 19 octobre 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20211102


Dossier : A-259-20

Référence : 2021 CAF 211

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

CATE BLUE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1] Cate Blue a présenté une demande de pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC) en mai 2016. Le ministre de l’Emploi et du Développement social a accédé à sa demande et les paiements ont commencé en juin 2015, ce qui lui a permis de bénéficier de la période maximale de rétroactivité normalement prévue par le Régime.

[2] Le Régime de pensions du Canada permet une plus longue période de droit à des prestations avec effet rétroactif dans les cas où un demandeur était incapable de former ou d’exprimer son intention de faire une demande avant la date à laquelle celle-ci a réellement été faite. Mme Blue affirme que son trouble de stress post-traumatique (TSPT) et d’autres troubles psychologiques l’ont rendue incapable de former ou d’exprimer l’intention de présenter une demande de pension d’invalidité avant mai 2016.

[3] La division générale du Tribunal de la sécurité sociale a accepté les arguments de Mme Blue, estimant qu’en raison de ses déficiences psychologiques, elle n’avait pas la capacité de former ou d’exprimer l’intention de présenter une demande de pension d’invalidité pendant la période allant d’avril 2004 à avril 2016. Par conséquent, sa demande de prestations d’invalidité était réputée avoir été faite en avril 2004, et les paiements devaient commencer à cette date.

[4] La division d’appel du Tribunal a annulé cette décision, estimant que la division générale avait commis une erreur de droit en utilisant le mauvais critère pour déterminer si Mme Blue avait été incapable de former ou d’exprimer l’intention de présenter une demande de pension d’invalidité.

[5] Pour les raisons qui suivent, je conclus que la division générale n’a pas commis d’erreur comme l’allègue la division d’appel. Par conséquent, j’accueillerais l’appel.

I. Les antécédents de Mme Blue

[6] Mme Blue souffre de troubles psychologiques, notamment d’un trouble de stress post-traumatique chronique et grave, de troubles cognitifs, d’un trouble panique avec agoraphobie, de multiples phobies spécifiques et d’insomnie. Ces troubles sont le résultat de la vie familiale qu’elle a vécue durant son enfance, ainsi que des nombreuses interventions chirurgicales et autres procédures médicales douloureuses qu’elle a subies en tant qu’enfant et jeune adolescente, et des diverses formes de maltraitance dont elle a été victime au cours de ces traitements. Mme Blue a subi d’autres traumatismes d’ordre médical lorsqu’elle avait une vingtaine d’années, ce qui a entraîné son placement d’office dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs mois. Pendant son séjour à l’hôpital, Mme Blue a subi d’autres traumatismes importants, qui lui ont fait éprouver une peur intense des hôpitaux et de la profession médicale, entre autres.

[7] Plus tard dans la vingtaine, l’état psychologique de Mme Blue s’est suffisamment stabilisé pour lui permettre de travailler pendant un certain temps comme superviseure d’un programme pour adolescents en situation de handicap. C’est dans le cadre de cet emploi qu’elle a appris l’existence du régime de prestations d’invalidité du RPC. Au cours de cette période, Mme Blue s’est également engagée dans un mariage qui est devenu abusif.

[8] Le TSPT dont souffre Mme Blue s’est déclenché de nouveau en 2003, et elle n’a pas pu travailler depuis lors, si ce n’est pour aider son mari dans son entreprise à domicile en faisant du classement et de la comptabilité simple, quelques heures par semaine, tout au plus, dans les années précédant la rupture de son mariage en 2008.

[9] J’ai intentionnellement gardé ma description de l’histoire de Mme Blue brève, non pas pour minimiser la gravité du traumatisme qu’elle a subi, mais plutôt pour protéger sa vie privée dans la mesure du possible. L’important en l’espèce n’est pas tant la source du traumatisme de Mme Blue que les conséquences que ses expériences ont eues sur sa santé mentale. Je discuterai du témoignage de sa psychologue traitante plus loin dans les présents motifs, mais il suffit de dire que la psychologue de Mme Blue décrit ses antécédents de traumatisme comme [traduction] « de loin les plus complexes et les plus prolongés de tous [ses] patients » au cours de ses 20 années de pratique privée.

II. La demande de prestations d’invalidité de Mme Blue

[10] Mme Blue a demandé des prestations d’invalidité en mai 2016. Comme nous l’avons déjà mentionné, sa demande a été acceptée et elle a reçu des prestations commençant en juin 2015. Mme Blue s’est toutefois vu refuser d’autres prestations rétroactives, pour le motif qu’elle n’avait pas établi qu’elle était incapable de former ou d’exprimer l’intention de faire une telle demande avant mai 2016.

[11] Mme Blue a demandé le réexamen de la décision concernant la date de début du versement de ses prestations d’invalidité. Cette demande ayant été rejetée, elle a interjeté appel de la décision du ministre auprès du Tribunal de la sécurité sociale. La division générale du Tribunal a d’abord rejeté son appel. La division d’appel a par la suite annulé cette décision pour des raisons d’équité procédurale, renvoyant l’affaire à la division générale en lui demandant de tenir une nouvelle audience par écrit, afin de tenir compte de l’incapacité de Mme Blue.

III. La preuve psychologique

[12] La division générale a reçu un long rapport de la Dre Kelly Benn, la psychologue traitante de Mme Blue. La division générale disposait également de la transcription du témoignage que la Dre Benn avait fourni à la division générale lors de sa première audience.

[13] La Dre Benn est une psychologue agréée, qui exerce dans un cabinet privé depuis 20 ans. Elle exerce principalement dans le domaine de la psychologie clinique et de la réadaptation, y compris au chapitre des contentieux relatifs aux incapacités, de l’évaluation, du traitement et de la consultation. Elle dit avoir participé à des centaines d’évaluations d’invalidité au cours de sa carrière.

[14] La Dre Benn est membre de la Canadian Academy of Psychologists in Disability Assessment, de la Vocational Rehabilitation Association of Canada et de l’Association for Scientific Advancement in Psychological Injury and the Law, entre autres. La Dre Benn a été retenue comme témoin expert devant divers tribunaux, offrant son expertise en matière de traumatisme et de TSPT, ainsi que de préjudice personnel, d’invalidité et de réadaptation, au nom de demandeurs et de défendeurs.

[15] La Dre Benn traite Mme Blue, en règle générale de façon hebdomadaire, depuis avril 2004. Il est nécessaire d’examiner le témoignage de la Dre Benn en détail, afin de mettre en contexte les questions en litige en l’espèce.

[16] Selon la Dre Benn, Mme Blue était extrêmement perturbée et fonctionnait à peine lorsqu’elle est venue la consulter pour la première fois. Mme Blue était souvent incapable de dire plus de quelques mots à la fois. Au lieu de cela, elle pleurait et se balançait d’avant en arrière, et elle avait fréquemment des troubles dissociatifs pendant leurs séances. La Dre Benn a été incapable d’obtenir une image clinique claire de l’état de Mme Blue pendant plusieurs années, en raison de son incapacité à discuter de ses expériences de vie, de sa mémoire défaillante et de ses fréquentes périodes de dissociation.

[17] Bien que la Dre Benn ait réussi à gagner la confiance de Mme Blue après plusieurs années de traitement, celle-ci demeure extrêmement craintive des étrangers, des symboles d’autorité, des personnes en position de pouvoir et de toute personne travaillant, directement ou indirectement, dans les domaines de la médecine ou de la santé mentale, entre autres.

[18] La Dre Benn affirme en outre que Mme Blue est psychologiquement incapable de travailler depuis 2004, à l’exception d’un travail de comptabilité qu’elle a effectué occasionnellement pour son mari à la maison. Même si elle peut effectuer les activités courantes de la vie quotidienne pour elle-même et sa fille, Mme Blue est extrêmement vulnérable aux nombreux et divers déclencheurs psychologiques qui surviennent dans le contexte de toute forme de rappel de ses expériences traumatiques.

[19] Malgré la gravité des problèmes de santé mentale de Mme Blue, la Dre Benn affirme qu’elle a travaillé dur pour prendre sa vie en charge. Cependant, elle reste gravement handicapée psychologiquement et a une phobie extrême des professions médicales et de celles liées à la santé mentale. Il est important de noter que la Dre Benn affirme qu’en raison de la gravité des déclencheurs de son TSPT, Mme Blue était incapable d’envisager une quelconque intervention médicale avant mai 2016, à moins qu’elle ne soit confrontée à une menace imminente et quasi certaine pour sa vie.

[20] La Dre Benn dit qu’elle avait déjà envisagé de soutenir Mme Blue dans sa demande de prestations gouvernementales, mais, depuis que la Dre Benn a commencé à la traiter en 2004, Mme Blue [traduction] « était constamment terrifiée à l’idée que quiconque (en particulier les organisations ou les systèmes d’autorité perçus) détienne des renseignements détaillés sur ses difficultés psychologiques ».

[21] La Dre Benn conclut son rapport en exprimant son opinion, fondée sur ses 12 années de traitement de Mme Blue, selon laquelle cette dernière a été [traduction] « incapable, de façon continue et jusqu’à ce jour, d’avoir l’intention de présenter une demande de prestations d’invalidité en raison de la nature de sa déficience psychologique ». La Dre Benn poursuit en affirmant que la [traduction] « peur intense de Mme Blue d’être involontairement hospitalisée de nouveau l’a empêchée d’envisager le processus de présentation d’une demande » et que [traduction] « la terreur automatique associée et la dissociation qui en a résulté l’ont toujours empêchée d’entreprendre une telle initiative ou d’exprimer une telle intention ».

[22] La Dre Benn décrit Mme Blue comme étant [traduction] « incapable instinctivement, et de façon incontrôlable, de choisir de se placer dans la position vulnérable d’avoir à décrire, préciser ou documenter officiellement ses problèmes de santé mentale, en particulier auprès d’une organisation perçue comme ayant une autorité puissante ». La Dre Benn confirme que ce n’est que récemment (en mai 2016) que l’état de Mme Blue s’est amélioré au point qu’elle est maintenant capable d’envisager une telle chose.

IV. Décision de la division générale

[23] La division générale a commencé son analyse en déclarant que la question qu’elle devait trancher était de savoir s’il était plus probable qu’improbable que Mme Blue n’eût pas la capacité de former ou d’exprimer l’intention de demander des prestations d’invalidité au sens du paragraphe 60(9) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8.

[24] Le ministre a soutenu devant la division générale que les activités décisionnelles de Mme Blue entre avril 2004 et avril 2016 démontraient qu’elle était capable de former et d’exprimer son intention de demander des prestations d’invalidité. À l’appui de cette affirmation, le ministre a souligné que Mme Blue avait été capable de vivre seule, de gérer ses propres affaires financières, d’élever sa fille, de prendre des décisions liées à la rupture de son mariage et d’assister à des séances hebdomadaires avec la Dre Benn.

[25] Mme Blue a reconnu qu’elle avait été en mesure de prendre certaines décisions pour elle-même pendant la période pertinente. Toutefois, elle a soutenu que la nature et la gravité de ses déficiences psychologiques la rendaient totalement incapable de prendre la décision de demander des prestations d’invalidité.

[26] Invoquant la décision de notre Cour dans l’arrêt Sedrak c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2008 CAF 86, [2008] A.C.F. no 396, la division générale a fait remarquer qu’il fallait donner au mot « capacité » son sens ordinaire. La tâche de la division générale consistait à déterminer – non pas si Mme Blue avait la capacité de remplir une demande de prestations d’invalidité – mais plutôt si elle avait la capacité de former ou d’exprimer l’intention de présenter une telle demande. Pour y arriver, la division générale a affirmé qu’elle devait examiner à la fois la preuve médicale et les activités de Mme Blue pendant la période pertinente.

[27] La division générale a noté que, dans la décision Williams c. M.S.D., (11 avril 2005), CP 21005 (CAP), la Commission d’appel des pensions a conclu que la capacité n’était plus considérée comme une condition ou un état global, et qu’un demandeur pouvait être incompétent dans une ou plusieurs sphères de la vie, tout en restant compétent dans d’autres sphères. Tout en reconnaissant expressément que la décision de la CAP ne la liait pas, la division générale l’a néanmoins jugée convaincante.

[28] À la lecture de la preuve dont elle disposait, y compris le témoignage de la Dre Benn relativement à l’état psychologique de Mme Blue, la division générale a fait remarquer que, bien que Mme Blue ait été au courant de l’existence des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada, elle n’avait pas pu en faire la demande avant que son état ne s’améliore considérablement. La division générale a ensuite renvoyé à la question rhétorique posée par la Dre Benn : « [...] [traduction] « pourquoi [Mme Blue] aurait-elle supporté la pauvreté [...] si elle avait été capable de présenter une demande, elle l’aurait fait ».

[29] La division générale a conclu que Mme Blue avait établi qu’il était plus probable qu’improbable qu’elle avait une incapacité limitée. Même si elle était fonctionnelle dans certaines sphères de sa vie, elle a été incapable de former ou d’exprimer l’intention de présenter une demande de prestations pendant la période d’avril 2004 à avril 2016. Par conséquent, la division générale a ordonné que les prestations d’invalidité soient rétroactives jusqu’à avril 2004.

V. Décision de la division d’appel

[30] La division d’appel a accueilli l’appel du ministre, estimant que la division générale avait commis une erreur de droit en utilisant le mauvais critère pour déterminer si Mme Blue avait une incapacité limitée qui l’avait empêchée de former ou d’exprimer l’intention de présenter une demande de prestation d’invalidité.

[31] Invoquant la décision de notre Cour dans l’arrêt Sedrak, précité, la division d’appel a conclu que la capacité nécessaire pour former ou exprimer l’intention de demander des prestations d’invalidité n’était pas différente en nature de la capacité requise pour former une intention relativement à d’autres choix de vie. Par conséquent, la division d’appel a conclu que la division générale avait commis une erreur en concluant que Mme Blue n’avait pas la capacité nécessaire dans certaines sphères de sa vie et avait cette capacité dans d’autres.

[32] Selon la division d’appel, la division générale a également commis une erreur de droit en adoptant le concept d’« incapacité limitée » de la décision de la Commission d’appel des pensions intitulée Williams, car cette décision ne liait pas la division générale. La division générale était plutôt liée par la décision de notre Cour dans l’arrêt Sedrak.

[33] La division d’appel a accepté que l’état psychologique de Mme Blue ait pu l’empêcher de remplir une demande de prestations d’invalidité. Ce n’était toutefois pas le critère d’évaluation de l’incapacité. Étant donné que Mme Blue était en mesure de prendre d’autres types de décisions dans sa vie, comme celles concernant l’éducation de son enfant et la gestion de ses finances, la division d’appel a conclu que sa capacité de former ou d’exprimer l’intention de demander des prestations d’invalidité pendant la période pertinente ne faisait pas défaut.

[34] La division d’appel a donc accueilli l’appel. En rendant la décision que la division générale aurait dû rendre selon elle, la division d’appel a conclu que Mme Blue n’était pas incapable de former ou d’exprimer l’intention de demander des prestations d’invalidité avant mai 2016. Par conséquent, le paiement de nouvelles prestations rétroactives a été annulé.

VI. Discussion

[35] Les décisions rendues par la division d’appel doivent être examinées au regard de la norme de la décision raisonnable : Cameron c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 100, [2018] A.C.F. no 582 au para. 3.

[36] Il incombe à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale d’évaluer les faits, puis, en tenant compte des règles de droit pertinentes, de déterminer en fonction de ses conclusions si le critère d’invalidité – ou, comme en l’espèce, le critère d’incapacité – a été rempli : Hillier c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 11, [2020] A.C.F. no 247 au para. 2.

[37] Les pouvoirs de la division d’appel sont plus restreints. Conformément au paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34, la division d’appel ne peut intervenir dans une décision de la division générale que dans l’une des trois situations suivantes :

1) lorsque la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

2) lorsqu’elle a commis une erreur de droit dans sa décision;

3) lorsqu’elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[38] En l’espèce, la division d’appel a estimé que la division générale avait commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère juridique d’incapacité. Je ne souscris pas à cette thèse. C’est la division d’appel qui a commis une erreur en interprétant la décision de notre Cour dans l’arrêt Sedrak comme signifiant qu’une personne qui a la capacité d’effectuer certaines activités a nécessairement la capacité de former ou d’exprimer l’intention de demander des prestations d’invalidité.

[39] Il est vrai que, dans l’arrêt Sedrak, notre Cour a déclaré que « [l]a capacité de former l’intention de faire une demande de prestations n’est pas de nature différente de la capacité de former une intention relativement aux autres possibilités qui s’offrent au demandeur de prestations » : au para. 3. Il ne s’ensuit toutefois pas que la capacité d’une personne à effectuer certaines activités signifie nécessairement qu’elle a la capacité de former ou d’exprimer une intention de demander des prestations d’invalidité.

[40] Cela a été clairement établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Danielson, 2008 CAF 78, [2008] A.C.F. no 328 au para. 7. Dans cet arrêt, la Cour a affirmé « que les activités de la personne en cause pendant [la] période [pertinente] peuvent être pertinentes pour nous éclairer sur son incapacité permanente de former ou d’exprimer l’intention requise, et devraient donc être examinées » [non souligné dans l’original].

[41] L’utilisation par la Cour de l’expression « peuvent être pertinentes » dans l’arrêt Danielson indique implicitement que, si certaines activités seront pertinentes pour la question de la capacité dans certains cas, d’autres ne le seront pas. En effet, la Cour a poursuivi dans l’arrêt Danielson en disant que la Commission devait se demander « si ces événements, au moment où ils se sont produits, prouvaient une capacité de former ou d’exprimer l’intention de faire une demande de prestation », précité au para. 11. Ce cadre analytique a par la suite été adopté par notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Kirkland, 2008 CAF 144, [2008] A.C.F. no 640.

[42] Il en ressort que le critère d’incapacité aux fins du paragraphe 60(9) du Régime de pensions du Canada suppose l’examen des éléments suivants, à tout le moins :

1) le témoignage du demandeur quant à la nature et à l’étendue de ses limitations physiques ou mentales;

2) toute preuve médicale, psychologique ou autre présentée par le demandeur à l’appui de sa demande d’incapacité;

3) la preuve d’autres activités auxquelles le demandeur a pu se livrer au cours de la période concernée;

4) la mesure dans laquelle ces autres activités jettent un éclairage sur la capacité du demandeur à former ou à exprimer une intention de demander des prestations d’invalidité pendant cette période.

[43] La division générale a examiné cette dernière question aux paragraphes 20 à 26 de sa décision. Après avoir évalué dans quelle mesure la capacité de Mme Blue à mener des activités normales de la vie était révélatrice de sa capacité à former ou à exprimer une intention de demander des prestations d’invalidité au cours des années se situant entre 2004 et 2016, la division générale a conclu que Mme Blue avait établi qu’il était plus probable qu’improbable qu’elle n’avait pas la capacité de le faire.

[44] En raison de l’erreur mentionnée précédemment, la division d’appel a conclu son analyse après la troisième étape. Elle a simplement supposé que, puisque Mme Blue avait la capacité d’accomplir certaines activités de la vie courante, il s’ensuivait nécessairement qu’elle avait la capacité requise pour former ou exprimer une intention de demander des prestations d’invalidité. La division d’appel n’a pas examiné si la capacité de Mme Blue d’accomplir des activités, comme payer ses factures ou élever sa fille, était en fait une indication de sa capacité de formuler ou d’exprimer l’intention de demander une pension d’invalidité.

[45] Avant de conclure, il faut noter qu’il s’agit d’un cas très inhabituel. Dans un grand nombre de cas, la capacité d’une personne d’accomplir les activités courantes de la vie pourrait bien être une indication de sa capacité à formuler ou à exprimer son intention de demander une pension d’invalidité. Toutefois, en l’espèce, l’invalidité de Mme Blue, bien que grave, est étroitement ciblée, son traumatisme et ses problèmes de santé mentale étant liés à ses rapports avec les hôpitaux, la profession médicale et les personnes en position d’autorité.

[46] La division générale a examiné attentivement la nature et l’objet de l’invalidité de Mme Blue et a conclu qu’elle l’empêchait de formuler ou d’exprimer l’intention de demander une pension d’invalidité pendant la période pertinente. La division générale n’a pas commis d’erreur en arrivant à cette conclusion, en particulier à la lumière du témoignage de la Dre Benn concernant l’objet particulier et la nature paralysante des craintes de Mme Blue.

[47] En l’absence d’une erreur de droit de la part de la division générale, il était déraisonnable pour la division d’appel d’intervenir.

VII. Réparation

[48] Pour ces motifs, j’accueillerais la demande, avec dépens, et j’annulerais la décision de la division d’appel.

[49] L’appel interjeté par Mme Blue est maintenant passé par les processus de la division générale et de la division d’appel à deux occasions distinctes. Renvoyer l’affaire à la division d’appel pour un troisième réexamen donnerait ouverture à ce que la Cour suprême a décrit comme un « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 au para. 142.

[50] Il est vrai que les tribunaux devraient généralement respecter l’intention du législateur de confier des questions à des décideurs administratifs : arrêt Vavilov, précité au para. 142. Cela dit, en l’espèce, la division générale a déjà soigneusement examiné les éléments de preuve produits par Mme Blue. Elle a ensuite appliqué le critère juridique approprié pour déterminer qu’il était plus probable qu’improbable qu’elle n’avait pas la capacité de formuler ou d’exprimer l’intention de demander une pension d’invalidité au cours de la période comprise entre avril 2004 et avril 2016.

[51] Ainsi, le décideur administratif de première instance a déjà eu une véritable occasion de se prononcer sur la question en cause. Compte tenu de ce qui précède, ainsi que d’autres facteurs énoncés par la Cour suprême au paragraphe 142 de l’arrêt Vavilov, tels que les préoccupations relatives aux retards, à l’équité envers les parties, aux coûts pour les parties et à l’utilisation efficace des ressources publiques, j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire pour refuser de renvoyer l’affaire à la division d’appel pour un nouvel examen, maintenant ainsi la décision rendue par la division générale.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-259-20

 

 

INTITULÉ :

CATE BLUE c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 octobre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Anna Szczurko

Paula Lombardi

 

Pour l’appelante

 

Sandra L. Doucette

 

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Siskinds S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

London (Ontario)

Pour l’appelante

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

 

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