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Date : 20211026


Dossiers : A-313-19 (dossier principal)

A-314-19

A-315-19

A-316-19

A-317-19

Référence : 2021 CAF 206

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

ROBERTO AQUILINI, SUCCESSION D’ELISA AQUILINI, ATRIUM INVESTMENT TRUST,

FRANCESCO AQUILINI et PAOLO AQUILINI

appelants

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 23 et 24 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN


Date : 20211026


Dossiers : A-313-19 (dossier principal)

A-314-19

A-315-19

A-316-19

A-317-19

Référence : 2021 CAF 206

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

ROBERTO AQUILINI, SUCCESSION D’ELISA AQUILINI, ATRIUM INVESTMENT TRUST,

FRANCESCO AQUILINI et PAOLO AQUILINI

appelants

et

SA MAJESTÉ LA REINE

Intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1] Sous réserve de certaines exceptions énoncées dans la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), les associés d’une société de personnes peuvent répartir entre eux le revenu et les pertes, en fonction de ce qu’ils jugent bon. Cependant, une répartition déraisonnable du revenu ou des pertes entre des associés qui ont, entre eux, un lien de dépendance sera rajustée pour qu’elle corresponde à une répartition raisonnable (par. 103(1.1) de la Loi). En outre, l’attribution du revenu ou des pertes dont l’objet principal est de réduire l’impôt ou d’en différer le paiement (sans égard à la question de savoir si les associés ont, entre eux, un lien de dépendance) sera modifiée pour qu’elle corresponde à une répartition raisonnable de ce revenu ou de ces pertes (par. 103(1) de la Loi).

[2] En l’espèce, près de 99 % du revenu net d’une société de personnes (la société de personnes en commandite Aquilini Investment Group [SPCAIG]) ont été attribués à quatre fiducies familiales dont la somme des contributions en capital, qui a été investie par tous les associés de la société de personnes, représente 0,0006 %. Le ministre du Revenu national (le ministre) a établi une nouvelle cotisation à l’égard des associés, pour le motif que cette répartition était déraisonnable et il a réparti le revenu net en fonction de la contribution en capital faite par chaque associé à la société de personnes.

[3] La Cour canadienne de l’impôt (le juge Pizzitelli) a convenu avec le ministre qu’aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi, l’attribution du revenu net aux quatre fiducies familiales était déraisonnable (2019 CCI 132). Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi discuté de l’attribution des pertes d’une autre société de personnes (la société de personnes en commandite GERI [SPCGERI]) uniquement à Francesco Aquilini, à Roberto Aquilini et à Paolo Aquilini et il a conclu que l’attribution de ces pertes uniquement à ces trois personnes était déraisonnable, aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi. En conséquence, les appels interjetés devant la Cour canadienne de l’impôt ont été rejetés.

[4] Dans les appels interjetés devant notre Cour, les appelants ont insisté sur l’attribution du revenu aux fiducies familiales. Ils ont fait valoir que la répartition était raisonnable. Selon eux, l’attribution visait à protéger les actifs contre les créanciers. Dans leurs arguments, la protection générale contre les créanciers devrait être considérée comme un facteur pertinent pour établir le caractère raisonnable de l’attribution du revenu aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

[5] Pour les motifs suivants, je rejetterais les présents appels.

[6] Ces appels ont été réunis, l’appel dans le dossier A-313-19 étant l’appel principal. Les questions en litige dans tous ces appels étant les mêmes, les présents motifs s’appliqueront à tous les appels. La version originale des présents motifs sera versée au dossier A-313-19, et une copie sera versée dans chacun des autres dossiers.

I. Exposé des faits

[7] Au milieu des années 1950, Luigi Aquilini et sa femme Elisa Aquilini ont démarré une entreprise qui est devenue une grande entreprise à l’échelle nationale et internationale. La famille Aquilini est directement ou indirectement propriétaire de plusieurs biens immobiliers. Leur philosophie d’entreprise consiste à acquérir des biens immobiliers sous-évalués, puis à les rénover ou à en construire de nouveaux pour générer des revenus de location et du développement immobilier. La famille est également propriétaire de biens agricoles. En général, les propriétés à revenu sont vendues uniquement s’il est nécessaire de financer de meilleures occasions d’affaires.

[8] La structure de leur organisation était complexe. À partir de 2001, une restructuration a été entreprise afin de réunir les droits sous l’égide d’une société de personnes : la SPCAIG. Cette société de personnes a plusieurs associés, notamment Elisa Aquilini et ses trois fils, Francesco Aquilini, Roberto Aquilini et Paolo Aquilini. Auparavant, Luigi Aquilini, qui était atteint d’un cancer, avait lui-même cédé ses droits sur l’entreprise à son épouse Elisa et à ses trois enfants.

[9] Une fois la réorganisation achevée, la formule d’attribution du revenu aux associés de la société de personnes a été établie en fonction du type et du nombre de participations que chaque associé détenait. Les sommes qui devaient être affectées à chaque participation sont indiquées dans les motifs du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Pour trancher les présents appels, il n’est pas nécessaire de réitérer tous ces différents droits rattachés aux parts du revenu. Il suffit d’indiquer que le premier million de dollars de revenu devait être attribué aux titulaires de certaines participations. Cependant, le revenu supérieur à 1 million de dollars ne devait être attribué qu’aux titulaires de participations de catégorie G qui étaient les quatre fiducies familiales : la fiducie familiale Elisa Aquilini (FFEA), la fiducie familiale Francesco Aquilini (FFFA), la fiducie familiale Roberto Aquilini (FFRA) et la fiducie familiale Paolo Aquilini (FFPA).

[10] En 2005, la SPCAIG a acheté une part de 50 % dans l’équipe de hockey des Canucks de Vancouver et son stade. En 2006, des négociations ont été entamées pour l’achat de la part de 50 % restante dans l’entreprise des Canucks de Vancouver. Pour financer l’acquisition de la part de 50 % restante, certains biens ont été vendus en 2007, ce qui a permis de réaliser d’importants gains en capital. Le gain en capital total réalisé à la disposition des biens s’est élevé à près de 95,6 millions de dollars. Le gain en capital imposable était de 47 802 017 $ (paragraphe 92 de l’exposé conjoint partiel des faits présenté à la Cour canadienne de l’impôt).

[11] Selon le paragraphe 94 de l’exposé conjoint partiel des faits, le revenu net de la SPCAIG pour 2007 a donné lieu à l’attribution d’un total de 47 948 580 $ aux quatre fiducies familiales titulaires des participations de catégorie G. Cela représentait près de 99 % du total du revenu net de 2007 de la SPCAIG correspondant à 48 461 703 $. Bien que le revenu net supérieur à 1 000 000 $ devait être attribué aux titulaires des participations de catégorie G, l’attribution réelle indiquée au paragraphe 94 de l’exposé conjoint partiel des faits correspond à une attribution inférieure à 1 000 000 $ du revenu net aux titulaires des autres participations (513 802 $ après l’ajout de toutes les sommes attribuées aux titulaires des autres participations et 513 123 $ après avoir soustrait du revenu net total les sommes attribuées aux titulaires des participations de catégorie G). La question de savoir si la somme supplémentaire de 486 198 $ ou de 486 877 $ de revenu net aurait dû avoir été attribuée aux titulaires de ces participations n’a aucune incidence dans les présents appels.

[12] Les contributions en capital totales des quatre fiducies familiales se sont élevées à 1 000 $ pour les participations de catégorie G. Le total des apports en capital versés par les autres associés était supérieur à 150 millions de dollars.

[13] En 2011, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard des associés de la SPCAIG afin de répartir au prorata le revenu net pour 2007 de la SPCAIG entre les titulaires de participations de la société de personnes, en fonction de leurs contributions initiales en capital. Les pertes nettes, qui avaient été déclarées par la SPCGERI, ont aussi été réparties en fonction des contributions en capital. Les appelants ont déposé des avis d’opposition, puis ils ont interjeté des appels devant la Cour canadienne de l’impôt.

II. Disposition législative pertinente

[14] En l’espèce, la disposition pertinente de la Loi est le paragraphe 103(1.1) de la Loi :

(1.1) Lorsque plusieurs associés d’une société de personnes qui ont, entre eux, un lien de dépendance conviennent de partager tout revenu ou toute perte de la société de personnes, ou tout autre montant qui se rapporte à une activité quelconque de la société de personnes, et qui doit entrer en ligne de compte dans le calcul du revenu ou du revenu imposable de ces associés et que la part du revenu, de la perte ou de cet autre montant revenant à l’un de ces associés n’est pas raisonnable dans les circonstances, compte tenu du capital qu’il a investi dans la société de personnes ou du travail qu’il a accompli pour elle ou de tout autre facteur pertinent, cette part est réputée, indépendamment de toute convention, être le montant qui est raisonnable dans les circonstances.

(1.1) Where two or more members of a partnership who are not dealing with each other at arm’s length agree to share any income or loss of the partnership or any other amount in respect of any activity of the partnership that is relevant to the computation of the income or taxable income of those members and the share of any such member of that income, loss or other amount is not reasonable in the circumstances having regard to the capital invested in or work performed for the partnership by the members thereof or such other factors as may be relevant, that share shall, notwithstanding any agreement, be deemed to be the amount that is reasonable in the circumstances.

III. Décision de la Cour canadienne de l’impôt

[15] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a examiné le paragraphe 103(1.1) de la Loi. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a indiqué qu’un principe clé de la Loi est que chaque personne doit payer de l’impôt en fonction de ses revenus propres, et non en fonction des revenus de quelqu’un d’autre (paragraphes 67 à 72). Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que le critère à appliquer, aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi, est un critère objectif. La Loi exige d’établir ce qui est raisonnable dans les circonstances. Pour établir si, en l’espèce, la répartition en cause était raisonnable dans les circonstances, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a cherché à savoir si des personnes sans lien de dépendance s’entendraient sur cette répartition particulière du revenu.

[16] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a remarqué que l’attribution du revenu aux quatre fiducies familiales ne correspondait pas à leur apport en capital ou au travail que ces fiducies accomplissaient. Bien que l’apport en capital et le travail accompli soient les deux facteurs énumérés, la Loi mentionne aussi « tout autre facteur pertinent ». Les autres facteurs désignés par les appelants comme étant pertinents étaient leurs objectifs de « protection contre les créanciers » et de planification successorale. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt, au paragraphe 117 de ses motifs, a conclu qu’« […] une personne d’affaires raisonnable sans lien de dépendance et agissant en fonction de ses propres intérêts à titre de propriétaire de telles participations ne considérerait pas comme pertinents les facteurs relatifs à la protection contre les créanciers personnels ou à la planification successorale […] ».

[17] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que, dans les circonstances, les attributions du revenu de la SPCAIG aux fiducies familiales et des pertes de la SPCGERI aux trois frères étaient déraisonnables et il a rejeté les appels. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu, comme autre fondement pour rejeter les appels, que le ministre avait établi que le revenu pouvait être attribué aux termes du paragraphe 103(1) de la Loi.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[18] Au paragraphe 45 de leur mémoire, les appelants ont soulevé deux questions en litige relativement aux conclusions du juge de la Cour canadienne de l’impôt concernant l’application du paragraphe 103(1.1) de la Loi :

[traduction]

a. si le [juge de la Cour canadienne de l’impôt] a commis une erreur dans son interprétation et dans l’application du paragraphe 103(1.1), plus précisément

i. en interprétant ce qui est « raisonnable dans les circonstances » en se fondant sur une situation où il y a un mandataire sans lien de dépendance et, par conséquent, en omettant de dûment tenir compte des circonstances où il y a lien de dépendance;

ii. en concluant (quoique relativement au paragraphe 103(1)) que la protection générale contre les créanciers et la préservation des actifs n’étaient pas les forces motrices ou l’intention visée par l’attribution du revenu de la SPCAIG.

[19] On peut ainsi résumer les arguments des appelants concernant le critère juridique au paragraphe 103(1.1) de la Loi : le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en cherchant à savoir si des associés sans lien de dépendance seraient parvenus à la même entente en ce qui concerne la répartition du revenu. La mention par le juge de la Cour canadienne de l’impôt d’associés sans lien de dépendance figure dans sa conclusion selon laquelle « […] une personne d’affaires raisonnable sans lien de dépendance et agissant en fonction de ses propres intérêts à titre de propriétaire de telles participations ne considérerait pas comme pertinents les facteurs relatifs à la protection contre les créanciers personnels ou à la planification successorale […] ».

[20] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt ayant conclu que des associés sans lien de dépendance n’auraient pas jugé pertinent l’objectif de la « protection contre les créanciers » des appelants, il n’a pas eu à chercher à savoir si les appelants avaient établi cet objectif pour rejeter les appels liés à l’application du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

[21] Dans les présents appels, les appelants ne peuvent obtenir gain de cause en ce qui concerne l’application du paragraphe 103(1.1) de la Loi que si :

  • a)le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en fondant sa conclusion voulant que ce paragraphe s’appliquât sur son jugement selon lequel des associés qui n’ont entre eux aucun lien de dépendance ne répartiraient pas le revenu de la SPCAIG de la même manière qu’il l’a été en l’espèce;

  • b)le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en concluant (quoique relativement au paragraphe 103(1) de la Loi) que les appelants n’avaient pas établi que la « protection contre les créanciers » était le motif de la répartition du revenu;

  • c)la « protection contre les créanciers » peut être un facteur jugé pertinent aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi et l’attribution du revenu aux quatre fiducies familiales, qui est fondée sur ce facteur, était raisonnable.

[22] L’interprétation des dispositions législatives est une question de droit à laquelle s’applique la norme de contrôle de la décision correcte. La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit est celle de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33).

[23] Bien que les appelants et le juge de la Cour canadienne de l’impôt aient fait référence à la « protection contre les créanciers », dans les présents motifs, le stratagème visant à protéger les actifs de toute saisie par les créanciers sera désigné sous le vocable de « protection générale contre les créanciers ». Le stratagème relatif à la « protection contre les créanciers » peut laisser croire qu’il vise à empêcher le créancier de saisir un actif particulier. Les présents appels ne portent pas sur la question de savoir si un créancier pourra avoir accès à un actif particulier. En revanche, un contentieux ultérieur pourrait porter sur cette question.

V. Discussion

[24] Aux termes du paragraphe 96(1) de la Loi, le revenu ou la perte d’un associé d’une société de personnes est calculé comme si la société de personnes était une personne distincte. Les gains en capital imposables sont calculés séparément du revenu ou des pertes. Chaque revenu et perte est calculé en tant que revenu ou perte provenant d’une source particulière. La part du gain en capital, du revenu ou de la perte imposable revenant à chaque associé est considérée comme un gain en capital, un revenu ou une perte imposable provenant de la même activité ou source qui a donné lieu au gain en capital, au revenu ou à la perte imposable calculés par la société de personnes.

[25] En l’espèce, la SPCAIG avait une perte d’entreprise, plusieurs sources de revenu de placement différentes et des gains en capital imposables. L’attribution d’un type particulier ou d’une source particulière de revenus à un associé particulier n’a aucune incidence en l’espèce. Dans la présente affaire, le juge de la Cour canadienne de l’impôt et les parties ont, par souci de commodité, parlé de la répartition du revenu net de la SPCAIG.

[26] Le paragraphe 103(1.1) de la Loi ne s’appliquera que si les associés d’une société de personnes ont, entre eux, un lien de dépendance. Personne ne conteste le fait qu’en raison de l’application du paragraphe 251(1) de la Loi, les associés de la SPCAIG sont tous réputés avoir un lien de dépendance. Les appels interjetés devant notre Cour visaient à savoir si, aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi, l’attribution du revenu aux quatre fiducies familiales était raisonnable.

[27] Aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi, il faut tenir compte de deux facteurs énumérés pour établir le caractère raisonnable d’une répartition du revenu : le capital investi et le travail accompli. Les appelants ne soutiennent pas que l’attribution de 99 % du revenu aux quatre fiducies est raisonnable au vu de ces deux facteurs énumérés. Ils s’en remettent plutôt à la mention « raisonnable dans les circonstances, compte tenu […] de tout autre facteur pertinent ».

A. Examen de ce que des associés sans lien de dépendance feraient

[28] Le nœud de cette affaire est de savoir ce qui devrait être examiné lorsqu’on décide si une répartition du revenu est « raisonnable dans les circonstances, compte tenu […] de tout autre facteur pertinent ». « Tout autre facteur pertinent » ne peut pas simplement désigner les facteurs que les associés, qui ont entre eux un lien de dépendance, jugeraient pertinents. Autrement, la disposition ne serait jamais applicable, étant donné que des associés ayant un lien de dépendance pourraient justifier n’importe quelle répartition du revenu en invoquant des facteurs qu’ils jugent pertinents. La question est plutôt de savoir quels facteurs le législateur voulait inclure dans l’expression « tout autre facteur pertinent ».

[29] L’argument des appelants, qui portait sur l’interprétation du paragraphe 103(1.1) de la Loi, est que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en limitant ce qui serait « raisonnable dans les circonstances, compte tenu […] de tout autre facteur pertinent » à ce qui serait raisonnable dans les circonstances, si les parties n’avaient entre elles aucun lien de dépendance. Les appelants ont, à juste titre, fait remarquer que le paragraphe 103(1.1) de la Loi n’indique pas que la part du revenu d’un associé particulier serait jugée raisonnable seulement si les associés, qui n’ont entre eux aucun lien de dépendance, parvenaient à la même entente en ce qui concerne l’attribution du revenu à cet associé.

[30] Cependant, la disposition elle-même se limite uniquement à la répartition du revenu entre les associés d’une société de personnes qui ont, entre eux, un lien de dépendance. Si les associés n’ont, entre eux, aucun lien de dépendance, cette disposition ne s’applique pas.

[31] Par conséquent, une répartition du revenu entre des associés sans lien de dépendance qui ne repose pas sur le capital investi ou sur le travail accompli par les associés, mais sur un autre facteur, ne sera pas réputée être une autre répartition, aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi. En revanche, le revenu pourrait être réaffecté aux termes du paragraphe 103(1) de la Loi si le principal motif de la répartition du revenu était la réduction ou le report d’impôts.

[32] Aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi, pourquoi devrait-on traiter différemment la répartition du revenu qui est fondée sur le même facteur, simplement en raison du fait que les associés ont, entre eux, un lien de dépendance? Un facteur particulier qui serait utilisé pour attribuer un revenu à des associés sans lien de dépendance devrait, par conséquent, être considéré comme pertinent, aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

[33] Il serait également pertinent d’examiner la situation inverse en établissant si une répartition particulière du revenu est « raisonnable dans les circonstances, compte tenu […] de tout autre facteur pertinent ». Si des associés n’ayant, entre eux, aucun lien de dépendance, ne considéraient pas un facteur particulier comme étant pertinent pour la répartition du revenu, on ne devrait pas alors juger raisonnable, dans les circonstances, une répartition du revenu fondée sur ce facteur entre des associés qui ont, entre eux, un lien de dépendance.

[34] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en cherchant à savoir si des associés qui n’ont, entre eux, aucun lien de dépendance répartiraient le revenu de la même manière que les associés de la SPCAIG en ce qui concerne le revenu net de la SPCAIG et en concluant « […] qu’une personne d’affaires raisonnable sans lien de dépendance et agissant en fonction de ses propres intérêts à titre de propriétaire de telles participations ne considérerait pas comme pertinents les facteurs relatifs à la protection contre les créanciers personnels ou à la planification successorale […] ».

B. La protection générale contre les créanciers était-elle l’objectif?

[35] Au paragraphe 84 de leur mémoire, les appelants indiquent :

[traduction]

84. Luigi, Francesco, Roberto et Paolo ont chacun témoigné que leur principal objectif en concevant et en approuvant le mécanisme d’attribution du revenu de la SPCAIG était de protéger les actifs de l’entreprise contre les créanciers, afin de favoriser la croissance continue de l’entreprise, au bénéfice de tous.

[36] Malgré l’objectif déclaré, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu, quoique relativement au paragraphe 103(1), et non au paragraphe 103(1.1) de la Loi, que les appelants n’avaient pas réussi à établir qu’il s’agissait de l’objet de la répartition du revenu de la SPCAIG qu’ils prévoyaient. Comme l’ont souligné les appelants, la norme de contrôle applicable à cette conclusion est celle de l’erreur manifeste et dominante.

[37] La norme de l’erreur manifeste et dominante appelle un degré élevé de retenue. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37 :

[33] En l’absence d’une erreur manifeste et déterminante, une cour d’appel doit se garder de modifier les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le juge de première instance : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10-37; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352. Une erreur est manifeste lorsqu’elle relève de l’évidence et qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir; elle est déterminante lorsqu’elle a influencé la décision : H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 55-56 et 69-70; Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729, par. 33. Pour reprendre la formule éloquente du juge Morissette dans l’arrêt J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77, « une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. Et il est impossible de confondre ces deux dernières notions » : cité dans Benhaim, par. 39. La métaphore de la poutre dans l’œil illustre non seulement le caractère flagrant de l’erreur révisable; elle connote aussi une lecture faussée de l’affaire dont les répercussions sur la décision se constatent aisément.

[38] Les appelants n’ont pas réussi à démontrer que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que les appelants n’ont pas prouvé que la protection générale contre les créanciers était le facteur déterminant ayant poussé à répartir le revenu conformément aux dispositions du contrat de la SPCAIG.

C. La protection générale contre les créanciers constitue-t-elle un facteur pertinent?

[39] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en cherchant à savoir si des associés n’ayant, entre eux, aucun lien de dépendance, auraient convenu de la répartition du revenu qui est en cause dans les présents appels et en concluant que les appelants n’ont pas prouvé que la protection générale contre les créanciers était le facteur déterminant les ayant poussé à attribuer le revenu aux fiducies familiales. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de traiter la question de savoir si, quoi qu’il en soit, le législateur a voulu que la protection générale contre les créanciers représente un facteur pertinent aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

[40] Cela étant, à mon avis, il convient de faire quelques commentaires sur la question de savoir si le législateur a voulu que la protection générale contre les créanciers soit un facteur pertinent aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

[41] La question qu’il faut traiter au moment d’interpréter le paragraphe 103(1.1) de la Loi est celle de savoir quelle était l’intention du législateur lorsqu’il a parlé de ce qui serait « raisonnable dans les circonstances, compte tenu […] de tout autre facteur pertinent ». Les deux facteurs énumérés, soit le capital investi et le travail accompli, correspondent tous deux aux apports versés par les associés qui ont, directement ou indirectement, permis de percevoir le revenu qui est attribué.

[42] En l’espèce, les appelants affirment que la raison pour laquelle le revenu a été attribué aux quatre fiducies était la protection des actifs contre les créanciers, plus précisément les ex-conjointes des associés. L’attribution visait à protéger les actifs des associés et indirectement les actifs de la société de personnes (étant donné que les actifs de la société de personnes pourraient devoir être vendus pour verser des fonds à un associé afin de payer des créanciers). L’objet de la protection générale contre les créanciers n’est pas lié à tout ce qui a été fait pour permettre à la société de personnes de percevoir le revenu qui a été attribué. Inclure la protection générale contre les créanciers comme facteur pertinent ne serait pas conforme à la règle ejusdem generis en matière d’interprétation des lois, comme l’a fait remarquer le juge de la Cour canadienne de l’impôt, au paragraphe 97 de ses motifs. La protection générale contre les créanciers ne fait pas partie de la même catégorie que celle des facteurs énumérés, à savoir celui du capital investi et celui du travail accompli, qui sont tous les deux des facteurs qui auraient, directement ou indirectement, donné lieu ou contribué au revenu que la société de personnes a perçu et qui est attribué aux associés.

[43] Rien n’indique non plus que, si son objectif était atteint, le stratagème relatif à la protection générale contre les créanciers faisait la distinction entre les ex-conjointes et d’autres personnes en tant que créanciers possibles. Au paragraphe 32 de ses motifs, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a fait remarquer que les trois frères finançaient leur train de vie en effectuant des retraits de la société de personnes, ce qui réduisait le prix de base rajusté de leurs participations dans la société de personnes. Finalement, un impôt sur le revenu serait payable du fait d’un rachat ou d’un rachat réputé de telles participations, ce qui ferait donc du gouvernement fédéral un créancier.

[44] Les appelants semblent avoir supposé que, si la protection générale contre les créanciers était le facteur de motivation, leur attribution du revenu devrait alors être jugée raisonnable. Cependant, la question à traiter est celle de savoir si le législateur a voulu que la protection générale contre les créanciers soit un facteur pertinent pour la répartition du revenu. Si les associés atteignaient leur objectif grâce à leur stratagème relatif à la protection générale contre les créanciers, un créancier qui, autrement, aurait droit à un bien ou à un versement se verrait refuser l’accès à ce bien ou à ce versement. Il est loin d’être évident que le législateur a voulu faire d’une attribution du revenu destinée à empêcher des créanciers qui, autrement, auraient droit à un bien ou à un versement, de recevoir ce bien ou ce versement, une attribution raisonnable aux fins du paragraphe 103(1.1) de la Loi.

D. Conclusion sur l’attribution du revenu

[45] Je rejetterais les appels portant sur l’attribution du revenu de la SPCAIG aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi. Étant donné que je rejetterais les appels portant sur l’application du paragraphe 103(1.1) de la Loi, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si le paragraphe 103(1) de la Loi s’appliquerait également.

E. Pertes de la SPCGERI

[46] Bien que, dans leurs avis d’appel, les appelants indiquent également qu’ils interjettent appel de la répartition des pertes, les observations dans leur mémoire portent presque entièrement sur la répartition du revenu. Les seules observations des appelants, figurant dans le mémoire, qui sont liées au caractère raisonnable de la répartition des pertes, se trouvent aux paragraphes 27 et 92 :

[traduction]

27. La répartition des pertes de la SPCAIG ne faisait pas intervenir les fiducies familiales pour la simple raison qu’il n’était pas nécessaire de protéger les pertes contre les créanciers. Au lieu de cela, les pertes ont été réparties à parts égales entre les trois frères, en tenant compte du fait que ces derniers seraient, à l’avenir, les associés les plus actifs de la SPCAIG et qu’à ce titre, ils devraient assumer les risques si des pertes étaient réalisées. La décision de ne pas inclure Elisa dans le mécanisme d’attribution des pertes permettait de veiller à ce que le capital attribué aux efforts déployés par le passé par Elisa et Luigi ne s’érode pas.

[...]

92. La décision des associés de ne pas attribuer les pertes de la SPCAIG aux fiducies familiales est plus facilement comprise, en ce sens qu’elle reflète simplement le travail accompli par les associés qui est un facteur énuméré au paragraphe 103(1.1).

[47] Ces paragraphes semblent ne pas se rapporter aux faits de la présente affaire. Au paragraphe 92 de l’exposé conjoint partiel des faits, présenté à la Cour canadienne de l’impôt, sont énumérés les éléments du revenu net de la SPCAIG pour 2007. L’énumération comprend une perte d’entreprise de 203 391 $. Le revenu net de la SPCAIG pour 2007, en tenant compte de la perte d’entreprise, s’élevait à 48 461 704 $ (revenu indiqué au paragraphe 92 de l’exposé conjoint des faits qui diffère de 1 $ par rapport au revenu net total attribué aux associés de la SPCAIG et qui est indiqué au paragraphe 94 de l’exposé conjoint partiel des faits).

[48] Au paragraphe 94 de l’exposé conjoint partiel des faits, l’attribution du revenu net de 48 461 704 $ entre les divers associés est indiquée. La perte d’entreprise n’est pas mentionnée séparément.

[49] Au paragraphe 99 de l’exposé conjoint partiel des faits, les parties ont convenu que les pertes nettes réalisées par la SPCGERI s’élevaient à 6 814 457 $. L’attribution de ces pertes aux trois frères figure dans le tableau, au paragraphe 99. L’audience devant la Cour canadienne de l’impôt portait principalement sur la répartition de ces pertes subies par la SPCGERI, et non sur la perte subie par la SPCAIG qui a été incluse dans le calcul de son revenu net. Au paragraphe 2 de ses motifs, le juge de la Cour canadienne de l’impôt mentionne uniquement l’attribution du revenu de la SPCAIG et des pertes de la SPCGERI et, au paragraphe 141 de ses motifs, il fait remarquer que « les pertes ne sont pas remises en question pour la SPCAIG en 2007 ». Une lecture raisonnable de ses motifs révèle que ceux-ci portent principalement sur l’attribution du revenu de la SPCAIG et des pertes de la SPCGERI.

[50] Les seuls associés de la SPCGERI, indiqués au paragraphe 99 de l’exposé conjoint partiel des faits et à l’annexe « A » de ce document, étaient les suivants :

Elisa Aquilini

Francesco Aquilini

Roberto Aquilini

Paolo Aquilini

Global Coin Corporation

Cranberry Plantation Inc.

[51] Aucun des associés des fiducies FFEA, FFFA, FFRA ou FFPA n’était un associé de la SPCGERI. La mention de ne pas attribuer les pertes aux fiducies familiales ne peut pas s’appliquer aux pertes subies par la SPCGERI, étant donné qu’aucun des associés de ces fiducies familiales n’était un associé de cette société de personnes.

[52] Les pertes subies par la SPCGERI ont été réparties par le ministre, en fonction de l’apport en capital versé à la société de personnes. À aucun endroit dans leur mémoire, les appelants n’ont abordé les conclusions du juge de la Cour canadienne de l’impôt relativement à l’attribution des pertes subies par la SPCGERI et indiquées aux paragraphes 126 à 130 de ses motifs. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a essentiellement conclu qu’il était déraisonnable d’attribuer 100 % des pertes aux trois frères dont la contribution s’élevait à près de 0,001 % de l’apport total en capital versé à la société de personnes, alors qu’aucune perte n’a été attribuée aux associés dont la contribution correspondait à presque 100 % du capital. Les appelants n’avancent aucun argument pour contester la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt concernant l’attribution des pertes subies par la SPCGERI.

[53] Je rejetterais les appels portant sur l’attribution, aux termes du paragraphe 103(1.1) de la Loi, des pertes de la SPCGERI.

VI. Conclusion

[54] Par conséquent, je rejetterais les présents appels et j’adjugerais un seul mémoire de dépens pour l’appel principal.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D. G. Near j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT

DATÉ DU 12 JUIN 2019, RÉFÉRENCE NO 2019 CCI 132

DOSSIERS :

A-313-19 (dossier principal), A-314-19,

A-315-19, A-316-19 ET A-317-19

 

INTITULÉ :

ROBERTO AQUILINI ET AUTRES c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 23 ET 24 JUIN 2021

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

Le 26 octobre 2021

COMPARUTIONS :

Matthew G. Williams

E. Rebecca Potter

Florence Sauvé

Pour les appelants

Perry Derksen

Lisa Macdonell

Kiel Walker

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thorsteinssons LLP

Toronto (Ontario)

Pour les appelants

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimée

 

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