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Date : 20210812


Dossier : A-143-20

Référence : 2021 CAF 166

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

BAUER HOCKEY LTD.

appelante

et

SPORT MASKA INC. faisant affaire sous le nom de CCM HOCKEY

intimée

Audience par vidéoconférence tenue par le greffe, le 8 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 août 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20210812


Dossier : A-143-20

Référence : 2021 CAF 166

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

BAUER HOCKEY LTD.

appelante

et

SPORT MASKA INC. faisant affaire sous le nom de CCM HOCKEY

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Contexte

[1] Bauer Hockey Ltd. (Bauer) fait appel d’une décision de la Cour fédérale (2020 CF 624, sous la plume du juge Grammond) rejetant l’action en contrefaçon de brevet intentée par Bauer contre Sport Maska Inc., faisant affaire sous le nom de CCM Hockey (CCM). La Cour fédérale a accueilli la demande reconventionnelle de CCM et a conclu que les revendications en litige du brevet canadien no 2 214 748 de Bauer (le brevet 748) étaient invalides pour cause d’évidence.

[2] Dans sa décision, la Cour fédérale a tiré plusieurs conclusions sans lien avec la question clé de l’évidence. Plus précisément, la Cour fédérale a interprété certains termes employés dans les revendications et a tiré une conclusion subsidiaire d’antériorité. Étant donné que je suis d’avis que notre Cour n’a pas à infirmer la conclusion sur l’évidence, il est inutile d’examiner ces autres conclusions distinctes tirées par la Cour fédérale.

[3] Le brevet 748 s’intitule « Quartier pour chaussure de patin ». Le quartier, qui enveloppe le pied, est le principal composant de la botte du patin. Le quartier est traditionnellement composé de deux pièces cousues ensemble qui forment l’« empeigne » de la botte de patin. L’illustration suivante, qui figure dans la décision de la Cour fédérale, peut être éclairante à cet égard :

Porte-lame

 

Porte-lame

Lame

 

Lame

Embout

 

Embout

Garant

 

Garant

Languette

 

Languette

Semelle extérieure

 

Semelle extérieure

Empeigne

 

Empeigne

Protège-tendon

 

Protège-tendon

[4] L’idée originale du brevet 748, qui n’est pas réellement en litige, est de fabriquer le quartier en une seule pièce au lieu de deux. Il est également question, dans les revendications en cause, des [traduction] « parties de recouvrement », que la Cour fédérale considère comme étant les morceaux de matériau qui se trouvent dans la partie inférieure du quartier et dont la forme permet la formation d’une poche de talon arrondie. Bien que cette fabrication soit en litige pour d’autres raisons, elle n’est pas touchée par la question de l’évidence. Même si l’idée originale est facile à décrire, Bauer souligne à juste titre que la simplicité d’une invention ne suffit pas à la rendre évidente.

II. Évidence

[5] Bauer ne conteste pas l’exposé qu’a fait la Cour fédérale du droit applicable à l’appréciation du caractère évident. La Cour fédérale a souligné à juste titre que l’exigence voulant qu’une invention ne puisse pas être évidente est prévue à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Elle a également fait observer à juste titre que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 67, fournit le cadre analytique servant à juger l’évidence :

1) a) Identifier la « personne versée dans l’art »[;]

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent-elles quelque inventivité?

[6] De plus, la Cour fédérale a noté, et je partage ce point de vue, que ce cadre ne devrait pas être appliqué de manière rigide. Les seules considérations impératives sont celles qui sont énoncées à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, lequel porte sur l’évidence pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute « communication […] qui a été faite […] avant [la date pertinente] de telle manière qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs » : Western Oilfield Equipment Rentals Ltd. c. M-I LLC, 2021 CAF 24, par. 109.

[7] Le litige ne porte ni sur les connaissances de la personne versée dans l’art, ni sur les communications auxquelles cette personne avait accès. La Cour fédérale a indiqué qu’elle souscrivait dans l’ensemble à la description suivante de la personne versée dans l’art proposée par l’expert de Bauer, Guy Beaudoin :

[TRADUCTION]

[U]ne personne ayant de l’expérience dans la création et l’utilisation de patrons de bottes de patin pour la conception d’une botte de patin montée, et qui a de l’expérience quant aux processus de production et de fabrication de ce type de botte de patin. Il s’agit de personnes ayant vraisemblablement acquis leur expérience en travaillant dans l’industrie avec d’autres personnes versées dans l’art. Elles peuvent disposer d’une combinaison d’expérience de travail et d’études; elles peuvent, par exemple, avoir suivi des cours en lien avec la confection de patrons ou les processus de fabrication industrielle, lorsque de tels cours existent.

[8] À la Cour fédérale, les parties avaient des points de vue opposés quant à la mesure dans laquelle les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art comprenaient des connaissances liées à l’industrie de la chaussure en général. La Cour fédérale a conclu que les patins sont une sorte de chaussure très spécialisée et que les connaissances générales courantes incluraient donc des connaissances liées à l’industrie de la chaussure, dont des connaissances liées à la confection de patrons dans l’industrie de la chaussure. Bauer ne conteste pas cette conclusion dans le présent appel.

[9] Puisque les parties s’entendent au sujet de la personne versée dans l’art, des connaissances générales courantes et de l’idée originale, le litige concernant l’appréciation de l’évidence par la Cour fédérale se résume (i) à définir l’écart entre l’idée originale et l’état de la technique et (ii) à déterminer s’il aurait été évident, pour la personne versée dans l’art, de combler cet écart.

[10] Compte tenu de la simplicité de l’idée originale, il est aisé de définir l’écart (appelé « fossé » dans la décision de la Cour fédérale). Voici ce qu’en a dit la Cour fédérale, au paragraphe 156 de sa décision :

Le fossé se résume au fait que le quartier, qui était auparavant composé de deux pièces distinctes, est maintenant fabriqué à l’aide d’une seule pièce. Les deux pièces distinctes sont jointes en une seule ou, pour utiliser le libellé ambigu de la description, sont [traduction] « intégralement liées à la ligne de jonction ».

[11] La Cour fédérale a ensuite conclu que cet écart aurait pu être facilement comblé par la personne versée dans l’art avant la date de dépôt du brevet 748. Elle a affirmé ce qui suit, au paragraphe 158 :

Il suffit d’utiliser des techniques simples de confection de patrons pour combler ce fossé. Il aurait semblé évident à tout patronniste, quelle que soit l’industrie, que deux pièces découpées séparément pour ensuite être cousues ensemble pourraient être découpées en une seule pièce […] Le seul défi consiste à reproduire la forme tridimensionnelle obtenue au moyen d’une couture le long d’une ligne courbée. Les connaissances générales courantes permettaient cependant de résoudre ce problème.

[12] La Cour fédérale a fait observer que la rubrique [traduction] « contexte de l’invention » du brevet 748 porte exclusivement sur les inconvénients associés à la présence de la ligne de couture à l’arrière de la botte de patin, y compris la difficulté que pose la couture de matériaux rigides, le risque de rupture et le risque d’erreur dans l’assemblage des sections du quartier.

[13] Pour ces motifs et parce que rien ne lui permettait de tirer une autre conclusion, la Cour fédérale a déclaré les revendications en litige invalides pour motif d’évidence.

[14] Bauer affirme que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle dans son analyse de l’évidence. Elle soutient principalement que la Cour fédérale a commis une erreur en ne tenant pas compte des déclarations des nombreux témoins ayant des liens avec différentes entreprises de l’industrie du patin qui ne sont pas parvenues à trouver la solution revendiquée dans le brevet 748 (le quartier fait d’une pièce), en dépit de nombreux problèmes découlant de l’utilisation de quartiers faits de deux pièces. Bauer met de l’avant trois de ces problèmes : (i) les coûts de la main-d’œuvre et du contrôle de la qualité en lien avec l’assemblage des pièces, (ii) la rupture de la couture arrière et (iii) le poids par rapport à la rigidité de l’empeigne.

[15] Bauer, dans son mémoire des faits et du droit, soulève les erreurs détaillées qui suivent :

  1. Le juge de première instance a exposé sa propre théorie pour justifier sa conclusion d’évidence;

  2. Le juge de première instance n’a pas tenu compte des problèmes réglés par l’invention ou les a minimisés; et

C. Le juge de première instance a écarté des éléments de preuve concernant l’inventivité du quartier fait d’une pièce.

A. Norme de contrôle

[16] Avant d’examiner les erreurs alléguées, il convient de prendre note de la norme de contrôle applicable à la conclusion d’évidence tirée par la Cour fédérale. Bauer ne soutient pas que la Cour fédérale a mal énoncé le droit relatif à l’évidence. Elle soutient plutôt que la Cour fédérale a commis une erreur en appliquant ce droit aux faits. Par conséquent, l’appel relatif à l’évidence porte sur des questions mixtes de fait et de droit, dans lesquelles notre Cour interviendra uniquement lorsqu’il y a une erreur manifeste et dominante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen).

[17] Bauer soutient que, lorsque des inférences tirées de conclusions de fait découlent de l’appréciation de nombreux facteurs (comme dans le cas de l’évidence), l’intervention de la cour d’appel peut être plus justifiée dans les cas où le juge des faits a peu d’expérience. À l’appui de cette affirmation, Bauer renvoie à l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni Actavis Group PTC EHF v. ICOS Corp., 2019 UKSC 15, par. 78 et 79 (Actavis). Bauer soutient que les inférences factuelles dans la décision en l’espèce appellent un degré de retenue moins élevé que l’usage ne le veut habituellement parce que le juge de première instance (le juge Grammond) n’en était qu’à sa seconde affaire dans le domaine de la contrefaçon de brevet.

[18] Je commencerai par exprimer mon malaise quant à l’idée que le degré de retenue en appel puisse dépendre du juge qui a rendu la décision en première instance. Les juges sont censés rendre des décisions en fonction du droit et des faits du dossier; leurs sentiments personnels ou leurs connaissances spécialisées ne sont pas des facteurs pertinents. Si le degré de retenue en appel dépendait de l’expérience du juge de première instance, il faudrait que la cour d’appel examine les antécédents du juge dans chaque appel. On se retrouverait alors avec une gamme de normes de contrôle au lieu des deux normes définies dans l’arrêt Housen. À mon avis, l’approche proposée par Bauer quant à la norme de contrôle va à l’encontre de l’arrêt Housen, et par conséquent elle ne devrait pas être suivie.

[19] Je note également que le principe énoncé dans l’arrêt Actavis ne concorde pas parfaitement avec la thèse soutenue par Bauer. Bauer propose que soit diminué le niveau de retenue lorsque le juge a peu d’expérience, alors que dans l’arrêt Actavis, il est question d’un surcroît de retenue lorsque le juge dispose d’une expérience considérable. La thèse de Bauer n’est pas nécessairement conforme à l’arrêt Actavis. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucune raison de modifier les outils dont dispose déjà notre Cour pour examiner les décisions portées en appel. Si le juge de première instance a commis une erreur de droit, cette erreur peut être corrigée en appel. Il en va de même si le juge a commis une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit ne contenant aucune question de droit isolable. Les avantages que possède le juge de première instance quant à l’examen de questions largement fondées sur les faits, lesquels avantages ont incité la Cour suprême à imposer une norme commandant de la retenue dans l’arrêt Housen, s’appliquent même aux juges ayant peu d’expérience. De plus, si la décision du juge révèle de la partialité ou de l’incompétence, il est toujours possible pour la cour d’appel d’annuler cette décision.

B. Analyse des arguments de Bauer

[20] Commençons par examiner l’argument de Bauer selon lequel la Cour fédérale a avancé sa propre théorie pour conclure à l’évidence. La théorie en question est exposée dans la réponse de la Cour fédérale à ce qu’on appelle la question Beloit (issue de l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. [3d] 289 [C.A.F.]) : si le quartier fait d’une pièce était évident, pourquoi n’a-t-il jamais été utilisé avant le brevet 748?

[21] La Cour fédérale a conclu que le quartier fait d’une pièce présentait un inconvénient important lorsque les bottes de patin étaient faites de matériaux directionnels (des matériaux dont les propriétés varient selon le sens dans lequel ils sont utilisés, comme le nylon balistique et le cuir). Le désavantage résultait du fait que les pièces de matériaux étaient découpées à même des rouleaux ou des feuilles aux dimensions limitées et que plus les pièces étaient grandes, plus il y avait de gaspillage, surtout lorsque ces pièces devaient être découpées dans un sens particulier parce que les matériaux sont directionnels. L’« emboîtage » efficace des pièces le plus près possible les unes des autres, parfois même à l’aide d’un logiciel, pouvait réduire le désavantage, sans toutefois l’éliminer complètement. L’utilisation de matériaux non directionnels, qui a commencé environ au moment du dépôt du brevet 748, a facilité l’emboîtage des pièces parce que celles-ci pouvaient être orientées dans n’importe quel sens. On réduisait ainsi le gaspillage et, par conséquent, le désavantage associé au découpage de grandes pièces.

[22] Bauer fait valoir que cette théorie pose problème parce qu’elle n’est pas fondée sur les éléments de preuve. Elle soutient qu’aucun témoignage d’expert n’a établi de lien entre les propriétés directionnelles d’un matériau et la prétendue évidence du quartier fait d’une pièce.

[23] Toutefois, CCM renvoie à plusieurs témoignages allant dans le sens de la théorie de la Cour fédérale. Par exemple, l’expert de Bauer, M. Beaudoin, a reconnu le désavantage du gaspillage de matériaux causé par l’emboîtage de grandes pièces (réponse de M. Beaudoin, dossier d’appel, onglet X-63, par. 303) et a admis que ce désavantage pouvait être plus important que l’avantage apporté par la suppression de l’étape de la couture (contre-interrogatoire de M. Beaudoin (17 février), dossier d’appel, onglet 39, p. 152, lignes 5 à 21). Il a également reconnu que ce désavantage était réduit par l’utilisation de matériaux non directionnels (contre-interrogatoire de M. Beaudoin (17 février), dossier d’appel, onglet 39, de la p. 152, ligne 22, à la p. 154, ligne 5). Un des experts de CCM, Antonin Meibock, a réitéré les préoccupations quant au gaspillage accru de matériaux dû au découpage de grandes pièces (rapport de M. Meibock, dossier d’appel, onglet Y-101, par. 224). Il a également noté que l’on trouvait des chaussures et des bottes fabriquées avec des quartiers faits d’une pièce et que la décision dans ce secteur d’opter pour un quartier fait d’une pièce ou de deux pièces dépendait des objectifs de conception et du prix (rapport de M. Meibock, dossier d’appel, onglet Y-101, par. 245). Enfin, un autre expert de CCM, Lenny Holden, après avoir fait observer qu’il était important d’utiliser efficacement les matériaux, a affirmé que le désavantage associé au découpage de grandes pièces serait atténué par l’utilisation de matériaux non directionnels (rapport de M. Holden, dossier d’appel, onglet Y-112, par. 170).

[24] S’il est peut-être vrai qu’aucun expert n’a déclaré explicitement que la question de l’évidence était liée à la disponibilité de matériaux non directionnels, la Cour fédérale disposait cependant, à mon avis, de suffisamment d’éléments de preuve pour tirer la conclusion qu’elle a tirée quant à la raison pour laquelle les quartiers faits d’une pièce n’étaient pas utilisés dans les bottes de patin avant le brevet 748. Je ne vois aucune erreur manifeste et dominante à cet égard.

[25] Bauer fait remarquer que CCM elle-même fabriquait des patins avec un quartier fait d’une pièce en nylon balistique directionnel (patins CCM Super Tacks 852, Catalogue 2001 de CCM, dossier d’appel, onglet B-12, p. 9) et s’appuie sur ce fait pour contester tout lien entre les propriétés directionnelles des matériaux et l’utilisation de quartiers faits d’une pièce. À mon avis, ce fait n’enlève rien à la théorie de la Cour fédérale. Il n’y a peut-être pas de corrélation directe et constante entre l’adoption de matériaux non directionnels et l’utilisation de quartiers faits d’une pièce, mais les éléments de preuve analysés au paragraphe 23 ci-dessus étayent la conclusion voulant que les propriétés directionnelles des matériaux aient été un facteur susceptible d’avoir freiné l’adoption plus rapide des quartiers faits d’une pièce.

[26] La deuxième des trois erreurs alléguées dans le mémoire de Bauer en ce qui concerne l’analyse de l’évidence effectuée par la Cour fédérale est que cette dernière n’a pas tenu compte des problèmes réglés par l’invention ou les a minimisés. Ces problèmes, tels que définis par Bauer, sont énumérés au paragraphe 14 ci-dessus. Bauer soutient que la Cour fédérale, bien qu’ayant reconnu certains de ces problèmes, a indiqué qu’il s’agissait de problèmes mineurs. Bauer soutient que cette conclusion allait à l’encontre des éléments de preuve et ne tenait pas compte du fait qu’une « parcelle d’invention » est suffisante pour réfuter le caractère évident.

[27] Je suis d’avis que Bauer, en faisant valoir ses observations à cet égard, demande à notre Cour d’examiner à nouveau les éléments de preuve. À moins d’une erreur manifeste et dominante, nous ne pouvons pas le faire. Or, je ne constate aucune erreur telle en l’espèce. Qui plus est, même si les problèmes énumérés étaient reconnus, la conclusion de la Cour fédérale, selon laquelle changer les quartiers faits de deux pièces pour des quartiers faits d’une pièce était une solution évidente et que l’absence de patins fabriqués avec des quartiers faits d’une pièce avant le brevet 748 pouvait s’expliquer par des facteurs commerciaux associés à l’utilisation de matériaux directionnels, ne s’en trouverait pas pour autant invalidée.

[28] La troisième erreur concernant l’évidence alléguée dans le mémoire de Bauer est que la Cour fédérale a écarté des éléments de preuve concernant l’inventivité du quartier fait d’une pièce. Cet argument prend appui sur certains points déjà examinés dans les présents motifs. Bauer souligne que de nombreux acteurs de l’industrie du patin, qui étaient déterminés à résoudre les problèmes liés aux quartiers faits de deux pièces, n’ont pas trouvé que l’adoption de quartiers faits d’une pièce était une solution évidente. Bauer fait également état de diverses autres adaptations que CCM a adoptées, dont des quartiers faits de trois pièces et de quatre pièces, ainsi que des empeignes moulées.

[29] Encore une fois, pour que cet argument soit retenu, notre Cour doit conclure à une erreur manifeste et dominante dans l’analyse de la Cour fédérale; or, je ne constate aucune erreur telle en l’espèce. À mon avis, la Cour fédérale n’a pas omis d’examiner certains éléments de preuve et a expliqué pourquoi elle a apprécié la preuve comme elle l’a fait. Elle était en droit d’agir ainsi.

[30] Bauer a également reproché à la Cour fédérale son analyse des éléments de preuve concernant l’adoption généralisée de l’invention du brevet 748. Selon Bauer, la Cour fédérale n’a pas reconnu que ses arguments fondés sur ces éléments de preuve n’avaient pas pour but d’établir le succès commercial (ce qui est une considération secondaire dans l’évaluation de l’évidence), mais plutôt de montrer l’utilité remarquable de l’invention (parce qu’elle a permis que soient apportées d’autres améliorations aux bottes de patin). Toutefois, l’utilité n’est pas en cause dans le présent appel et, de toute façon, l’utilité n’empêche pas l’évidence. Une invention peut être à la fois utile et évidente. Si cet argument vise réellement à mettre en lumière les raisons ayant motivé la création de l’invention (raisons qui n’ont pas amené les membres de l’industrie à trouver la solution brevetée), alors il a été examiné dans l’analyse plus haut.

[31] Le thème omniprésent dans les observations présentées par Bauer à notre Cour, y compris au sujet de l’évidence, est que les conclusions de la Cour fédérale étaient incompatibles avec celles tirées par la juge Johanne Gauthier, alors juge de la Cour fédérale, dans la décision Bauer Hockey Corp. c. Easton Sports Canada Inc., 2010 CF 361, conf. par 2011 CAF 83 (Easton). La décision Easton concernait un brevet de Bauer lié au brevet 748 – ce brevet portait essentiellement sur la même divulgation que le brevet 748, mais comportait des revendications différentes. Bauer renvoie à des passages de la décision Easton qui, d’après elle, dénotent une conclusion d’inventivité (c’est-à-dire une conclusion de non-évidence). CCM, quant à elle, souligne un passage indiquant le contraire. En fin de compte, il n’est pas nécessaire que je décide si la décision de la Cour fédérale est compatible avec la décision Easton. CCM fait observer, à juste titre, que la décision Easton concerne des éléments de preuve différents, des parties différentes et un brevet différent. De plus, le principe de courtoisie judiciaire, que Bauer semble faire valoir en l’espèce, ne joue pas en ce qui concerne les conclusions de fait : Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308, par. 44. La Cour fédérale n’était pas tenue de suivre les conclusions tributaires des faits tirées dans la décision Easton.

C. Conclusion concernant l’évidence

[32] À mon avis, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son évaluation de l’évidence.

III. Article 53.1 de la Loi sur les brevets

[33] Bien que cela ne soit pas nécessaire pour étayer ma conclusion sur l’évidence ni, par conséquent, mon opinion quant à l’issue appropriée du présent appel, je souhaite formuler les observations suivantes quant à l’application de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets dans la décision de la Cour fédérale. Cette disposition, ajoutée à la loi en 2018, a ouvert la porte à la prise en compte de l’historique de la poursuite du brevet dans l’interprétation de ses revendications. La disposition clé, à savoir le paragraphe 53.1(1), est rédigée ainsi :

Admissibilité en preuve

Admissible in evidence

53.1 (1) Dans toute action ou procédure relative à un brevet, toute communication écrite ou partie de celle-ci peut être admise en preuve pour réfuter une déclaration faite, dans le cadre de l’action ou de la procédure, par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation des revendications se rapportant au brevet si les conditions suivantes sont réunies :

a) elle est produite dans le cadre de la poursuite de la demande du brevet ou, à l’égard de ce brevet, d’une renonciation ou d’une demande ou procédure de réexamen;

b) elle est faite entre, d’une part, le demandeur ou le titulaire du brevet, et d’autre part, le commissaire, un membre du personnel du Bureau des brevets ou un conseiller du conseil de réexamen.

53.1 (1) In any action or proceeding respecting a patent, a written communication, or any part of such a communication, may be admitted into evidence to rebut any representation made by the patentee in the action or proceeding as to the construction of a claim in the patent if

(a) it is prepared in respect of

(i) the prosecution of the application for the patent,

(ii) a disclaimer made in respect of the patent, or

(iii) a request for re-examination, or a re-examination proceeding, in respect of the patent; and

(b) it is between

(i) the applicant for the patent or the patentee; and

(ii) the Commissioner, an officer or employee of the Patent Office or a member of a re-examination board.

[34] La Cour fédérale a examiné l’article 53.1 en lien avec l’interprétation du terme [traduction] « partie de recouvrement ». Lorsqu’elle a énoncé les principes applicables à l’interprétation des revendications, la Cour fédérale a reconnu à juste titre « l’interdiction générale quant à l’utilisation d’éléments de preuve extrinsèques pour interpréter les revendications d’un brevet », telle qu’elle a été énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, par. 61 à 67 (Free World Trust). L’historique de la poursuite d’un brevet est un exemple de preuve extrinsèque. La Cour fédérale a également mentionné, à juste titre, que l’article 53.1 modifie cette interdiction générale.

[35] Dans son interprétation de l’article 53.1, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit, au paragraphe 65 de sa décision :

Bien que le recours à l’historique de l’examen soit décrit en termes de préclusion aux États-Unis, l’article 53.1 en fait clairement une question d’interprétation des revendications. Lorsqu’une question d’interprétation des revendications est soulevée, le titulaire de brevet fait toujours des déclarations à notre Cour quant à l’interprétation pertinente des revendications, et le défendeur tente toujours de réfuter ces déclarations. Par conséquent, je suis d’avis que l’article 53.1 s’applique dès lors qu’il s’agit d’une question d’interprétation des revendications, rendant ainsi l’historique de l’examen recevable. En d’autres mots, il n’est pas nécessaire d’isoler une déclaration et une réfutation en particulier chaque fois que l’on renvoie à l’historique de l’examen. Cela fait simplement partie intégrante du processus d’interprétation.

[36] J’ai du mal à accepter cette interprétation, parce qu’elle a pour effet qu’il ne serait pas nécessaire d’isoler une déclaration en particulier avant d’appliquer l’article 53.1. Cette interprétation semble ouvrir la voie à ce que les parties puissent invoquer sans limite l’historique de la poursuite pour éclairer l’interprétation des revendications et elle semble incompatible avec d’autres décisions de la Cour fédérale : Canmar Foods Ltd. c. TA Foods Ltd., 2019 CF 1233, conf. par 2021 CAF 7 (Canmar); Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2020 CF 814. Notre Cour a relevé cette incompatibilité apparente lorsqu’elle s’est prononcée en appel sur l’affaire Canmar (Canmar C.A.F.), au paragraphe 66. Le paragraphe 53.1(1) est une disposition détaillée qui prévoit l’admissibilité en preuve de certaines parties de l’historique de la poursuite d’un brevet dans un but déterminé : « pour réfuter une déclaration faite, dans le cadre de l’action ou de la procédure, par le titulaire du brevet relativement à l’interprétation des revendications se rapportant au brevet ». Si cette disposition avait été adoptée uniquement dans le but d’écarter l’interdiction générale d’invoquer l’historique de la poursuite d’un brevet pour l’interprétation des revendications, elle aurait pu être nettement plus courte. Ce point de vue est compatible avec les observations formulées par notre Cour dans l’arrêt Canmar C.A.F., aux paragraphes 63 et 64.

[37] L’objet du paragraphe 53.1(1), d’après son libellé, semble être d’offrir un outil contre les titulaires de brevets qui défendent une thèse sur le sens d’une revendication pendant la poursuite de la demande de brevet et qui en défendent une autre dans un litige concernant le brevet en question. La préoccupation est donc liée aux déclarations contradictoires. Avant l’adoption de l’article 53.1, ce genre de déclarations contradictoires formulées pendant la poursuite n’étaient pas admissibles pour l’interprétation des revendications : Pollard Banknote Limited c. BABN Technologies Corp., 2016 CF 883, par. 79 à 81. Si l’on n’isole pas la déclaration formulée par le titulaire de brevet dans le cadre de l’action, il pourrait être difficile de déterminer si cette déclaration en contredit une autre faite lors de la poursuite.

[38] On peut facilement imaginer pourquoi le législateur a pu décider de ne pas annuler complètement l’interdiction de recourir à l’historique de la poursuite pour interpréter les revendications. Parmi les motifs d’interdiction énoncés dans l’arrêt Free World Trust, le suivant figurait au paragraphe 66 :

[...] Autoriser la mise en preuve de tels éléments extrinsèques pour déterminer l’étendue d’un monopole compromettrait le rôle des revendications dans l’information du public et ajouterait à l’incertitude, tout en attisant le brasier déjà intense du contentieux en matière de brevets. La faveur dont jouit actuellement l’interprétation téléologique, qui assure la primauté de la teneur des revendications, paraît également incompatible avec l’ouverture de la boîte de Pandore que serait la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier. [...]

[39] Les considérations quant à la fonction d’avis public que remplissent les revendications de brevets et quant au risque de compliquer indûment les litiges sont des motifs justifiant que soit limitée la levée de l’interdiction de recourir à l’historique de la poursuite. D’aucuns pourraient se demander s’il est sage de créer une exception aussi restreinte quant à l’interdiction, mais il n’appartient pas aux tribunaux de prendre part à un tel débat. Notre rôle est plutôt d’interpréter et d’appliquer les textes législatifs tels qu’ils ont été écrits.

IV. Conclusion

[40] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le présent appel avec dépens fixés à la somme convenue de 30 000 $.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-143-20

 

INTITULÉ :

BAUER HOCKEY LTD. c. SPORT MASKA INC. faisant affaire sous le nom de CCM HOCKEY

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

12 août 2021

 

COMPARUTIONS :

François Guay

Jeremy Want

Jean-Sébastien Dupont

Matthew Burt

Élodie Dion

 

Pour l’appelante

 

Jay Zakaib

Frédéric Lussier

Erin Creber

Alexander Camenzind

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SMART & BIGGAR S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimée

 

 

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