Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210729


Dossier : A-237-19

Référence : 2021 CAF 157

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC.

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

et

MINISTRE DE LA SANTÉ

DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

intervenant

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 20 et 21 octobre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20210729


Dossier : A-237-19

Référence : 2021 CAF 157

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC.

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

et

MINISTRE DE LA SANTÉ

DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

intervenant

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] La société Alexion Pharmaceuticals Inc. a mis au point le médicament breveté Soliris. Aujourd’hui, elle le fabrique et le met en marché. Le Soliris constitue une percée dans le traitement de deux troubles sanguins rares et potentiellement mortels.

[2] Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés a engagé une procédure afin de déterminer si la société Alexion avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris allant à l’encontre de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4. Il a conclu que ce prix était excessif. Il a ordonné à Alexion de restituer les revenus excédentaires qu’elle avait gagnés de 2009 à 2017.

[3] Pour conclure qu’Alexion avait pratiqué un prix excessif pour le Soliris (par. 167 et 168), le Conseil s’est fondé sur le fait que le prix courant du Soliris était supérieur à celui pratiqué dans l’un des sept pays qui ont servi aux fins de comparaison. Autrement dit, selon le Conseil, le prix du Soliris aurait dû être inférieur à celui pratiqué dans chacun des sept pays de comparaison. Il s’agit de la première fois que le Conseil impose cette exigence.

[4] Alexion a présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. La Cour fédérale (le juge Gleason) a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’Alexion : 2019 CF 734, [2019] 4 R.C.F. 418. La Cour fédérale a conclu que la décision du Conseil était raisonnable, car le Conseil a droit à une grande déférence. Alexion interjette maintenant appel devant notre Cour.

[5] Je suis d’avis que nous devrions annuler le jugement de la Cour fédérale. Rendant le jugement qui aurait dû être celui de la Cour fédérale, nous devrions accueillir la demande de contrôle judiciaire d’Alexion, annuler la décision du Conseil et renvoyer l’affaire au Conseil pour qu’il la réexamine, le tout avec dépens.

A. Introduction : quelques éléments de contexte jurisprudentiel

[6] Après que le Conseil a rendu sa décision et que la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’Alexion, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt de principe concernant le contrôle judiciaire sur le fond des décisions administratives : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 [arrêt Vavilov].

[7] L’arrêt Vavilov ne modifie pas substantiellement la jurisprudence de la Cour concernant le caractère déraisonnable des résultats obtenus par le décideur administratif : Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 [arrêt Entertainment Software Association], par. 22 à 37. L’approche de la Cour suprême du Canada, qui est contextuelle, consiste à étudier la portée du caractère acceptable et justifiable des décisions que peut prendre le décideur administratif ou, en d’autres termes, les contraintes imposées au décideur administratif. L’arrêt Vavilov modifie toutefois le droit de manière importante, car il exige que la cour de révision soit en mesure de discerner une explication motivée pour la décision du décideur administratif. Cette modification du droit a une incidence sur le résultat du présent appel.

[8] Avant l’arrêt Vavilov, la Cour suprême nous enjoignait à faire de notre mieux pour essayer d’appuyer les résultats obtenus par les décideurs administratifs. Par conséquent, pour y arriver, la cour de révision pouvait prendre la plume du décideur administratif et rédiger des motifs supplémentaires à l’appui des résultats que le décideur avait obtenus. Cela plaçait parfois la cour de révision dans la position ingrate et inconfortable de prête-plume du décideur administratif, chargé de raccommoder les décisions de ce dernier. Voir, de manière générale, l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

[9] Nous étions plusieurs à avoir des réserves à cet égard. Nous estimions que cette situation était contraire au rôle d’examinatrice indépendante d’une cour de révision : voir Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, 372 D.L.R. (4th) 567 [arrêt Lemus], par. 33; Bonnybrook Park Industrial Development Co. Ltd. c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 136, 44 Admin. L.R. (6th) 71, par. 89 à 94 des motifs dissidents. Qui plus est, nous étions préoccupés par le fait « [qu’en] tentant de maintenir une décision reposant sur un raisonnement erroné, la cour de révision [tentait peut-être] en fait de raccommoder une décision que l’administrateur, mis au fait de son erreur, n’aurait peut‑être lui‑même pas prise » : arrêt Lemus, par. 33.

[10] Si nous avions examiné le présent appel avant l’arrêt Vavilov, nous aurions dû examiner si nous devions raccommoder la décision du Conseil. Ce n’est plus le cas. Les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov font ressortir les lacunes de l’état antérieur du droit et y remédient. Nous devons à présent vérifier l’existence d’une explication motivée et suffisante pour appuyer la décision du Conseil. Si ce n’est pas le cas, la décision est déraisonnable et doit être annulée. En l’espèce, la décision du Conseil souffre de lacunes importantes.

[11] Qui plus est, l’explication motivée que le Conseil a fournie – en l’état – soulève à certains égards de sérieux doutes concernant son caractère raisonnable sur le fond. Plus précisément, certains termes employés par le Conseil indiquent qu’il s’est écarté de la mission qui lui a été confiée par la loi, en réglementant le caractère raisonnable du prix au lieu d’empêcher un prix abusif, c.-à-d. un prix excessif rendu possible par un abus du pouvoir monopolistique découlant d’un brevet.

B. L’arrêt Vavilov et les explications motivées

[12] La Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, nous enseigne qu’une explication motivée comprend deux composantes :

  • Le caractère adéquat. La cour de révision doit pouvoir discerner « une analyse [...] cohérente et rationnelle » que « la cour de révision doit être en mesure de suivre » et de comprendre. Le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque le raisonnement comprend des « lacunes fondamentales », lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou « [lorsqu’il] est impossible de comprendre […] le raisonnement du décideur sur un point central », de sorte qu’il n’y a aucun véritable raisonnement : arrêt Vavilov, par. 103 et 104.

  • La logique, la cohérence et la rationalité. Le raisonnement doit être « rationnel et logique » et dénué de « faille décisive dans la logique globale » : arrêt Vavilov, par. 102. Le raisonnement donné par le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle », possèdent un « fondement erroné », révèlent une « analyse déraisonnable » ou une « analyse irrationnelle » ou comprennent des « erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » : arrêt Vavilov, par. 96 et 103 à 104.

[13] Ces lacunes doivent être manifestes et concerner un « point central » : arrêt Vavilov, par. 102 et 103. Un « point central » repose, entre autres, sur les « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » : arrêt Vavilov, par. 127 et 128. Certains points sont par ailleurs « suffisamment [capitaux] ou [importants] » pour indiquer que « la décision […] souffre de lacunes graves » : arrêt Vavilov, par. 100. Les lacunes ne doivent pas être « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » : Vavilov, par. 100.

[14] Des deux composantes, celle que j’ai appelée « le caractère adéquat » est la plus difficile. Que doit vérifier la cour de révision pour évaluer le caractère adéquat d’une explication motivée?

[15] Les motifs explicites constituent seulement l’un des éléments que la cour de révision peut examiner. Le fait que le décideur administratif ne mentionne pas explicitement quelque chose dans ses motifs ne constitue pas nécessairement un manque « de justification, d’intelligibilité ou de transparence » : arrêt Vavilov, par. 94 et 122. Il faut examiner les motifs écrits par le décideur administratif en les lisant « de façon globale et contextuelle » et « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » : arrêt Vavilov, par. 97 et 103.

[16] Par conséquent, le silence dans les motifs explicites sur un point précis ne constitue pas nécessairement une « lacune fondamentale » justifiant une intervention de la cour de révision. Les motifs du décideur administratif, lus séparément ou au regard du dossier de façon globale et sensible, peuvent conduire légitimement la cour de révision à conclure que le décideur administratif a tiré une conclusion implicite. Le dossier de la preuve, les observations présentées, les points compris par le décideur administratif compte tenu des précédents auxquels il renvoie ou qu’il doit connaître, la nature de la question que le décideur administratif doit trancher et les autres affaires connues du décideur administratif peuvent également alimenter le fondement permettant à la cour de révision de conclure que le décideur administratif a tiré des conclusions implicites : arrêt Vavilov, par. 94 et 123; voir, par exemple, Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140.

[17] Lorsqu’une cour de révision examine les motifs d’un décideur administratif, elle a le droit de « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : décision Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, 16 Imm. L.R. (4th) 267, par. 11; arrêt Vavilov, par. 97.

[18] Imaginons, par exemple, le cas d’un décideur administratif qui doit analyser plusieurs éléments avant de trancher une question. Il a conscience de ces éléments (dont certains, implicites, sont issus d’observations ou de précédents auxquels il renvoie), mais il en traite seulement deux de manière détaillée. Les circonstances peuvent permettre à la cour de révision de conclure que le décideur administratif connaissait tous les éléments et qu’il les a examinés, mais que, par souci de concision, il ne les a pas tous mentionnés de manière explicite. Même lorsque des éléments de l’analyse sont exclus et que, tout bien considéré, les omissions sont minimes ou sans conséquence, la décision n’est pas « [compromise] […] dans son ensemble » et doit être maintenue : arrêt Vavilov, par. 122.

[19] Dans quels cas une explication motivée sur un point central est-elle inadéquate?

[20] Le décideur administratif doit fournir suffisamment d’éléments pour « assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération » et démontrer qu’il « a effectivement écouté les parties » et qu’il s’est montré « effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : arrêt Vavilov, par. 127 et 128. Pour y arriver, la Cour a mentionné la nécessité pour les cours de révision de comprendre « le fond de la décision », au même titre que « la raison pour laquelle le décideur administratif a pris une telle décision », afin de « permettre au tribunal de révision d’évaluer, valablement, si le décideur [administratif] a satisfait aux normes minimales de la légalité » : Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 R.C.F. 425, par. 16.

[21] Dans certains cas, toutefois, le niveau d’exigence à l’égard de l’explication motivée est plus élevé :

Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné.

(arrêt Vavilov, par. 133.) Dans de tels cas, la cour de révision peut insister sur le fait que le décideur administratif doit démontrer qu’il a compris et examiné les conséquences de sa décision : arrêt Vavilov, par. 134, renvoyant à l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.

[22] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême rappelle toutefois aux cours de révision qu’elles sont uniquement des cours de révision. Elles ne doivent pas appliquer l’exigence d’une explication motivée de manière à transformer le contrôle selon la norme du caractère raisonnable en un contrôle selon la norme de la décision correcte. Cela nous renverrait aux années 1960 et 1970, lorsque les cours de révision invoquaient toutes sortes de prétextes pour annuler des décisions qui leur déplaisaient – et ce, fréquemment : voir l’arrêt Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, 422 D.L.R. (4th) 112, par. 61 à 65.

[23] Une cour de révision commet l’erreur d’effectuer un contrôle selon la norme de la décision correcte lorsqu’elle examine les motifs « au regard d’une norme de perfection » et lorsqu’elle assujettit le décideur administratif « aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits » : arrêt Vavilov, par. 91 et 104.

[24] La cour de révision doit garder à l’esprit que le décideur administratif, et non la cour de révision, est le décideur sur le fond : Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297, par. 14 à 20; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, 9 Admin. L.R. (6th) 296, par. 13 à 28. En décidant sur le fond, le décideur administratif, qui n’est pas nécessairement un avocat, peut ne pas « [déployer] toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge », de sorte que « la “justice administrative” ne ressemble pas toujours à la “justice judiciaire” » : arrêt Vavilov, par. 92 et 119. Espérer le contraire reviendrait à judiciariser de façon excessive les processus administratifs, ce qui menacerait leur efficacité et risquerait de compromettre les motifs précis pour lesquels le législateur a confié cette compétence à l’administration, à l’origine : voir, par exemple, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, 144 D.L.R. (4th) 577, par. 39.

[25] En fin de compte, « la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur [administratif] “se tient” » : arrêt Vavilov, par. 104.

C. L’arrêt Vavilov et le résultat

[26] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’examen selon la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov exige également d’évaluer si le résultat obtenu est acceptable et justifiable. Ce résultat doit respecter les contraintes qu’imposent notamment le sens véritable de la loi habilitante (y compris la mission du décideur administratif, la portée de son pouvoir discrétionnaire et la nature du décideur administratif), les éléments de preuve présentés et les observations des parties – des questions qui varient selon le contexte. Ces contraintes ont une incidence sur les décisions qui sont à la portée du décideur et qui résisteront à un examen selon la norme de la décision raisonnable. Beaucoup a été dit dans l’arrêt Entertainment Software Association, aux paragraphes 26 à 36, sur la façon dont ces contraintes peuvent s’appliquer dans la pratique.

[27] En l’espèce, l’appelante soulève la question de savoir si le Conseil a outrepassé la plus importante de toutes les contraintes – les limites de son pouvoir, si on les interprète convenablement – afin de conclure à un prix excessif aux termes de l’article 85 de la Loi sur les brevets. L’appelante affirme qu’au lieu de surveiller les prix excessifs aux termes de l’article 85, le Conseil a entrepris de réglementer et de contrôler cet aspect, afin de veiller à l’application de prix raisonnables, un exercice qui, selon l’appelante, n’est pas régi par l’article 85.

D. Résultat et explications motivées : la relation entre les deux

[28] L’arrêt Vavilov est fondé sur l’idée qu’il existe une relation étroite entre les explications motivées et le résultat.

[29] D’un point de vue théorique, la Cour suprême examine à plusieurs reprises dans l’arrêt Vavilov ces deux concepts comme s’ils étaient distincts. Dans la pratique, toutefois, ils peuvent s’entremêler. Par exemple, le décideur administratif peut ne pas avoir fourni d’explication motivée pour appuyer un résultat, car il n’est pas possible d’en fournir une selon la formulation employée dans la loi habilitante. Si le caractère inadéquat d’un raisonnement pose problème, le plus gros problème peut toutefois être le fait que le décideur administratif a essayé d’obtenir un résultat déraisonnable. Dans plusieurs cas, il s’agit des deux faces d’une même médaille.

[30] Concrètement, exiger que le décideur administratif veille à fournir une explication motivée facile à discerner le contraint à réfléchir soigneusement au problème, à le saisir et à prendre une décision sur le fond. Après tout, il s’agit de la tâche que le législateur lui a confiée.

[31] Certains décideurs administratifs se contentent de faire valoir un résultat, mais la cour de révision, si elle ne peut en discerner l’explication motivée, ne peut pas savoir si ces décideurs ont rempli leur mission. À l’inverse, lorsque le résultat expliqué par le décideur administratif semble, de prime abord, très incomplet ou irrationnel, cela peut vouloir dire que les faits et le droit ne justifient pas ce résultat.

[32] J’explique plus loin que je suis dans l’incapacité de discerner une explication motivée pour certains points centraux de la décision du Conseil. Il est toutefois possible, en l’espèce, que cela découle du problème de la norme de la décision raisonnable. Il se peut que le Conseil ait essayé d’obtenir un résultat qui n’était raisonnablement pas à sa portée, compte tenu des faits et du droit. Par conséquent, à certains points dans la présente analyse, il se peut que mon incapacité de discerner une explication motivée découle du caractère déraisonnable du résultat que le Conseil a essayé d’obtenir. Autrement dit, dans l’analyse qui suit, l’exigence d’une explication motivée et celle d’un résultat acceptable et justifiable se chevaucheront régulièrement.

[33] En fin de compte, pour les motifs qui suivent, la présente affaire devrait être renvoyée au Conseil pour qu’il la réexamine. Pour y arriver, le Conseil devra – de manière ouverte et non tendancieuse – examiner les éléments de preuve, interpréter le texte législatif, appliquer ce texte de manière juste à la preuve et veiller à justifier le résultat au moyen d’une explication motivée et facile à discerner.

E. Analyse de la décision du Conseil

[34] L’article 85 de la Loi sur les brevets constitue le droit applicable. L’analyse du Conseil devrait commencer par ce droit. Toutes les décisions du Conseil doivent être compatibles avec le droit.

[35] Le paragraphe 85(1) confère au Conseil compétence pour décider « si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif ». Cinq critères s’appliquent :

  • a) « le prix de vente du médicament sur un tel marché »;

  • b) « le prix de vente de médicaments de la même catégorie thérapeutique sur un tel marché »;

  • c) « le prix de vente du médicament et d’autres médicaments de la même catégorie thérapeutique à l’étranger »;

  • d) « les variations de l’indice des prix à la consommation »;

  • e) « tous les autres facteurs précisés par les règlements d’application du présent paragraphe ».

Après avoir examiné ces critères, ce n’est seulement que si le Conseil se trouve dans l’incapacité de décider si un prix est excessif ou non qu’il peut également examiner « les coûts de réalisation et de mise en marché [et] tous les autres facteurs […] qu’il estime pertinents » : par. 85(2).

[36] Dans une affaire de prix excessif, le Conseil doit interpréter l’article 85. Pour y arriver, il en examine le texte, le contexte et l’objet : arrêt Vavilov, par. 120; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 154 D.L.R. (4th) 193 [arrêt Rizzo]; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601. Cela s’applique également à la définition des autres critères pertinents que le Conseil pourrait examiner en application du paragraphe 85(2). En interprétant le paragraphe 85, le Conseil doit démontrer « qu’il était conscient [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet, et à tout le moins « ne prendre en compte que les aspects principaux » : arrêt Vavilov, par. 120 à 122.

[37] Le Conseil doit également interpréter l’article 85 de manière honnête, non tendancieuse et non opportune : arrêt Vavilov, par. 120 et 121. Une analyse axée sur le résultat n’a pas sa place dans cet exercice : ibid.; voir aussi l’arrêt Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174 [arrêt Williams], par. 41 à 52; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, par. 73 à 86; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, 431 D.L.R. (4th) 556, par. 18 et 24 à 27; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, 455 D.L.R. (4th) 714 [arrêt Utah], par. 15 (tous dans le contexte des tribunaux judiciaires, mais également applicables aux décideurs administratifs).

[38] Le Conseil a également adopté des lignes directrices pour s’aider et aider les autres à appliquer l’article 85 : Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, Compendium des politiques, des Lignes directrices et des procédures, mis à jour en février 2017, consultable en ligne à l’adresse www.pmprb-cepmb.gc.ca. Il en a le pouvoir : Loi sur les brevets, par. 96(4). Les lignes directrices elles-mêmes constituent seulement un encadrement non contraignant, et non le droit. Elles doivent être compatibles avec le droit applicable, en l’espèce l’article 85 : Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, 137 D.L.R. (3rd) 558, p. 6 et 7; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335, par. 53, inf. pour un autre motif par l’arrêt 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909. Le Conseil n’a aucun pouvoir de modifier l’article 85 au moyen des lignes directrices.

[39] Puisque les lignes directrices constituent un encadrement non contraignant, il est possible d’y déroger. Toute dérogation doit toutefois être raisonnable, c.-à-d. à tout le moins ne pas être incompatible avec une interprétation raisonnable de l’article 85. En outre, toute dérogation doit être accompagnée d’une explication motivée.

[40] La Cour fédérale a indiqué (par. 60) que, pour décider si le prix d’un médicament est excessif ou non, le Conseil « n’a pas l’obligation d’appliquer un critère particulier » et « [qu’il] n’y a pas qu’un seul bon critère ». La Cour fédérale faisait peut-être référence au fait que le champ d’application de l’article 85 est relativement large et que les éléments à examiner sont quelque peu flottants. Toutefois, il existe très certainement un critère à l’article 85 et, pour être raisonnable, le Conseil doit, en rendant sa décision, interpréter et suivre ce critère : Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203, demeurant valide après l’arrêt Vavilov et étant conforme à celui-ci. L’article 85, interprété conformément à son texte, son contexte et son objet, fournit ce critère. Même si l’article 85 confère au Conseil un pouvoir discrétionnaire très large, un pouvoir discrétionnaire est toujours soumis aux limites imposées par le sens véritable du texte législatif qui le prévoit et il doit toujours demeurer strictement dans ces limites : Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, 16 D.L.R. (2nd) 689 [arrêt Roncarelli]; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, 110 D.L.R. (4th) 1.

[41] En l’espèce, Alexion a indiqué au Conseil que la décision du Conseil d’exiger que le prix du Soliris soit inférieur aux prix pratiqués dans les sept pays de comparaison était contraire à l’article 85, dans la mesure où elle accordait au critère des prix pratiqués à l’étranger, prévu à l’alinéa 85(1)c), un statut supérieur à celui de tous les autres critères et dans la mesure où elle écartait dans les faits le critère de l’indice des prix à la consommation, prévu à l’alinéa 85(1)d) : réponse modifiée et caviardée d’Alexion à l’exposé des allégations, datée du 16 février 2016 (dossier d’appel, vol. 1, p. 205). Alexion nous a présenté les mêmes observations. Devant la Cour, elle a ajouté que, ce faisant, le Conseil avait écarté six des sept pays qui lui servent normalement aux fins de comparaison, en s’attachant à seulement un, celui dans lequel le prix est le plus bas.

[42] L’observation d’Alexion est cruciale pour l’issue de l’affaire et elle touche à la question la plus centrale de toutes les questions à laquelle une cour de révision doit répondre : la question de savoir si le décideur administratif a outrepassé ou non les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi habilitante, raisonnablement interprétée.

[43] Pourtant, le Conseil semble ne pas avoir traité l’observation d’Alexion, que ce soit explicitement ou implicitement. Le Conseil a affirmé (par. 134) pouvoir « décider de la pertinence et du poids à accorder aux facteurs pris individuellement », mais la majeure partie de son analyse n’est qu’une conclusion : « [a]près examen approfondi des observations des parties et de la preuve en l’espèce, […], en s’appuyant sur ses connaissances spécialisées et son jugement [...] » (par. 121).

[44] Au mieux, le Conseil a obscurci la discussion sur ce point, empêchant ainsi la cour de révision de comprendre s’il s’est octroyé ou non un pouvoir qui ne lui a pas été conféré par la loi. En obscurcissant la discussion, le Conseil s’est dans les faits placé au-delà de tout examen sur ce point, de sorte qu’il demande à la Cour de lui signer un chèque en blanc. Néanmoins, la Cour ne signe pas de chèques en blanc. Le décideur administratif ne peut pas échapper à son obligation de rendre des comptes : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, 79 Imm. L.R. (4th) 1, par. 102 à 105; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, par. 23 et 24.

[45] Plus préoccupant encore, comme nous le verrons, le Conseil pourrait s’être octroyé des pouvoirs que la loi ne lui a pas conférés. L’absence d’explication motivée pour certains points signifie que nous ne pouvons pas être plus catégoriques que cela.

[46] En l’espèce, le Conseil semble avoir décidé qu’il était en mesure de trancher la question en se fondant sur les critères définis au paragraphe 85(1). Par conséquent, aux termes du paragraphe 85(2), il ne pouvait pas se fonder sur le paragraphe 85(2). Pour faire bonne mesure, le Conseil a indiqué explicitement à une occasion (par. 135 à 140) qu’il n’examinerait pas les critères définis au paragraphe 85(2), plus précisément le coût de réalisation et de mise en marché du médicament.

[47] Toutefois, sans fournir d’autre explication dans ses motifs – et il n’y en a pas en l’espèce –, le Conseil semble avoir continué en examinant la question des coûts en application du paragraphe 85(2). Il a examiné les prix pratiqués dans d’autres marchés à titre de substituts raisonnables pour estimer le coût de réalisation et de mise en marché du médicament, un critère prévu au paragraphe 85(2) (par. 160). De même, le Conseil a conclu (par. 33, 166 et 202) que le prix pratiqué dans d’autres pays, et plus précisément au Royaume-Uni, lui permettait de conclure que les coûts du Soliris permettaient à Alexion de rentrer dans ses frais et que ce médicament générait un taux de rendement nominal. Le Conseil a également examiné les coûts lorsqu’il a indiqué (par. 182) qu’il était « juste de présumer que le prix en vigueur dans les pays de comparaison est fixé de manière à couvrir les coûts du breveté ». Il a par ailleurs examiné (par. 152) certains commentaires sur l’état des prix dans des pays autres que les sept pays de comparaison, alors qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve concernant le prix réel pratiqué dans l’un de ces pays. Normalement, cette question ne pouvait être tranchée qu’en application du paragraphe 85(2) et en s’appuyant sur des éléments de preuve.

[48] Un autre doute fondamental concerne le fait que le Conseil a mal compris la mission que le législateur lui a confiée aux termes de l’article 85. Tout au moins, il manque une explication motivée à cet égard.

[49] Selon plusieurs sources faisant autorité, les dispositions de la Loi sur les brevets relatives aux prix excessifs ont pour objet de contrôler les abus de droits de brevets, et non de contrôler le caractère raisonnable des prix, de réglementer les prix ou de protéger les consommateurs de manière générale : Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 725, 174 C.P.R. (4th) 333 [décision Médicaments novateurs Canada], par. 76 à 89; Canada (Procureur général) c. Sandoz Canada Inc., 2015 CAF 249, 390 D.L.R. (4th) 691, par. 26; ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Personnel du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (1996), T-2541-95, le 15 février 1996, 108 F.T.R. 190, 66 C.P.R. (3rd) 45 [décision ICN Pharmaceuticals, Inc.], conf. par l’arrêt [1997] 1 CF 32, 119 F.T.R 70, (C.A.); arrêt Manitoba Society of Seniors Inc. v. Canada (Attorney-General) (1991), 70 Man. R. (2nd) 141, 77 D.L.R. (4th) 485 (MB QB) [Manitoba Society of Seniors Inc.], par. 19 à 21. Dans un arrêt, la Cour suprême évoque occasionnellement et de manière souple le fait que ces dispositions peuvent avoir pour objet de protéger les consommateurs et elle invoque certains discours de politiciens à cet effet : Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3 [arrêt Celgene]. Elle limite toutefois cet objet aux besoins précis de la lutte contre les abus de brevet : par. 28 et 29, citant la décision ICN Pharmaceuticals, Inc. Si les dispositions de la Loi sur les brevets fédérale relatives aux prix excessifs avaient pour objet l’établissement de prix raisonnables, la réglementation des prix et la protection des consommateurs en général, leur constitutionnalité serait mise en doute : voir, par exemple, les décisions Médicaments novateurs Canada et Merck Canada Inc. c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 4541.

[50] Dans ce domaine, la Loi sur les brevets a pour objet de préserver l’équilibre entre l’encouragement de la recherche, d’une part, et l’élaboration de médicaments brevetés et leur introduction au Canada, d’autre part, au moyen de l’octroi d’un monopole et de protections contre un abus de ce monopole : arrêt Manitoba Society of Seniors Inc., par. 21; décision ICN Pharmaceuticals, Inc. Le contrôle des prix en général n’a pas sa place dans cet exercice.

[51] À en juger par les motifs donnés, le Conseil a écarté la plupart des décisions mentionnées précédemment. Il s’est plutôt emparé d’un extrait de l’arrêt Celgene pour interpréter sa mission (par. 108) comme s’il concernait la protection des consommateurs en général. Cela l’a conduit à indiquer qu’il avait pour mission de veiller à ce que les prix soient raisonnables, et non d’empêcher les cas de prix abusifs qui nuisent à l’équilibre des objectifs mentionné au paragraphe précédent. Le Conseil s’y est pris de deux grandes façons :

  • Il a évoqué sa prétendue mission de « protection du consommateur » (par. 107 à 109, 161, 233, 244 et 246). La jurisprudence que j’ai définie précédemment n’indique pas que le Conseil possède une telle mission.

  • Il a cité sa prétendue mission générale d’établissement de « prix raisonnables », selon lequel le Conseil devrait veiller à ce que les prix des médicaments brevetés n’atteignent pas des « niveaux inacceptables »; il a également mentionné la norme, prévue par la loi, à appliquer au prix du Soliris pour vérifier s’il est « raisonnable » ou non, par opposition à un prix « excessif » : motifs du Conseil, par. 108, 152, 161, 162, 166 et 216. Une fois de plus, la jurisprudence que j’ai définie précédemment indique que cette tâche ne revient pas au Conseil.

[52] À cet égard, l’article 85 de la Loi sur les brevets mentionne des prix « excessifs », et non des prix « raisonnables ». Ces deux aspects sont très différents. S’il n’y avait en fait aucune différence en l’espèce, le Conseil aurait dû expliquer pourquoi. Il ne l’a expliqué nulle part. En effet, à aucun moment il n’a examiné le concept de « prix excessif » ou démontré avoir dû examiner cette question aux fins d’interprétation du texte législatif, en tant que point central de la présente affaire.

[53] Le Conseil a tiré la norme du « prix raisonnable », entre autres, de certaines déclarations faites à l’occasion de débats du législateur. Cependant, la prudence s’impose. Ces déclarations ont « [de] nombreuses lacunes » et une « valeur probante […] restreinte » : arrêt Rizzo, par. 35; arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 106. Le sens véritable du texte législatif, en l’espèce l’article 85 de la Loi sur les brevets, constitue le droit, et non ce que des politiciens peuvent avoir dit à cet égard en un lieu précis et à un moment précis, quelle qu’en soit la raison : Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, [2019] 2 R.C.F. 376, par. 31; arrêt Williams, par. 50 et 51. De même, on trouvera à l’occasion, dans les motifs du jugement rendu par une cour, une formulation générale qui n’a pas vocation à exposer le sens véritable d’un texte législatif en fonction de son texte, de son contexte et de son objet. Par exemple, un juge utilise parfois, par souci de clarté et d’économie, des mots et des formulations informels afin de résumer un point, au lieu d’une formulation juridique et technique. Le décideur administratif doit toujours garder à l’esprit que ces formulations informelles ne l’emportent pas sur le sens véritable du texte législatif, c.-à-d. sur le droit : arrêt Utah, par. 28 et les affaires auxquelles le juge renvoie.

[54] Il est vrai que le Soliris est un médicament très coûteux et que cela a une incidence potentiellement importante sur les budgets en matière de soins de santé. Beaucoup de médicaments qui ont exigé des dizaines d’années d’élaboration, comme le Soliris, et qui servent dans ces cas extrêmement rares, comme les conditions que le Soliris permet de traiter, sont très coûteux. Toutefois, en l’absence de toute forme d’explication motivée (si tant est qu’il en existe une), cela ne nous apporte aucune indication sur la question de savoir si le prix du Soliris est « excessif » ou non au sens de l’article 85 de la Loi sur les brevets.

[55] De nombreux autres signes nous indiquent que le Conseil s’est prévalu d’une mission de réglementation des prix en général. Dans sa décision, le Conseil a tenu compte des éléments qui suivent :

  • Les répercussions du prix du Soliris sur le budget des provinces (par. 27, 166 et 167). Il pourrait s’agir d’un critère logique si le Conseil était censé veiller au contrôle des prix, c.-à-d. s’il avait pour tâche de veiller à ce que les prix soient « raisonnables ». Il est toutefois difficile de voir la pertinence de cet élément par rapport à celui du prix excessif qui est mentionné à l’article 85. À tout le moins, le Conseil aurait dû donner une explication motivée concernant la pertinence du budget des provinces. Il ne l’a pas fait.

  • Le simple fait que le prix du Soliris a fait l’objet d’un examen en Irlande et en Nouvelle-Zélande (par. 152), sans indication toutefois concernant le prix réel pratiqué dans ces pays (par. 154). Sans autre explication, ce point ne permet pas de conclure logiquement au fait que le prix pratiqué au Canada est « excessif ».

  • Des commentaires formulés dans d’autres pays, selon lesquels le prix du Soliris serait [traduction] « exorbitant » et [traduction] « astronomique » et qu’Alexion « [aurait] refusé de proposer un prix viable et raisonnable » (par. 152). La conclusion selon laquelle le prix d’un médicament est très élevé et non viable pour le budget de santé d’autres pays ne permet pas nécessairement de conclure, sans explication, que ce prix est « excessif » au Canada ou au sens de l’article 85 de la Loi sur les brevets.

  • Le fait que le prix du Soliris au Royaume-Uni est contesté pour son caractère déraisonnable (par. 162). Le fait qu’un prix est contesté ne signifie pas nécessairement qu’il est déraisonnable, même si le « caractère déraisonnable » avait constitué en l’espèce la norme prévue par la loi.

  • Le fait que les médicaments brevetés sont en général plus coûteux à l’étranger, plus précisément aux États-Unis, qu’au Canada (par. 163). Cet élément constituerait un critère pertinent pour la réglementation des prix en général. S’il était pertinent pour le critère du prix « excessif » aux termes de l’article 85 de la Loi sur les brevets, le Conseil aurait dû l’expliquer.

  • Le fait que le prix appliqué par Alexion aux États-Unis indique qu’elle serait prête à vendre le Soliris à un prix bien moindre (par. 165) et qu’il serait « généreux d’autoriser Alexion » à vendre ce médicament à un prix comparable au prix international le plus bas (par. 162). Si cet élément peut constituer un indicateur du fait que le prix d’un médicament breveté est raisonnable, il ne constitue pas nécessairement un indicateur du fait que le prix est excessif. À tout le moins, cela exige une explication.

  • Le fait que la population canadienne devrait bénéficier du prix le plus faible par rapport à ceux pratiqués dans les pays de comparaison (par. 166 et 167). Le Conseil a ajouté que « les Canadiens ne devraient jamais payer davantage pour [le] Soliris que le plus bas prix en vigueur dans tous les pays de comparaison » (par. 202). Ce type de déclarations, sans explication au regard de la norme prévue dans la loi, s’apparente à un contrôle des prix, et non à un contrôle de leur caractère excessif.

[56] Le Conseil n’a à aucun moment examiné de façon rigoureuse l’objet de l’article 85 de la Loi sur les brevets dans son ensemble, notamment l’équilibre important que j’ai mentionné au paragraphe 50 qui précède.

[57] En l’espèce, l’une des parties les plus controversées de la décision du Conseil concerne le fait que le Conseil a dérogé aux lignes directrices – qui renvoient habituellement au prix international le plus élevé en tant que comparateur clé – afin de conclure que le prix du Soliris est excessif, au motif qu’il est supérieur au prix international le plus bas.

[58] Lorsqu’un décideur déroge à une pratique de longue date, à la jurisprudence interne établie ou à des lignes directrices, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cette dérogation dans ses motifs. S’il ne s’acquitte pas de ce fardeau, la décision sera jugée déraisonnable : arrêt Vavilov, par. 131.

[59] L’obligation du Conseil d’expliquer sa décision de déroger aux lignes directrices en l’espèce était forte, étant donné que cette décision était de la plus haute importance pour Alexion. Cette décision a quasiment multiplié par vingt la responsabilité d’Alexion : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 27; motifs du Conseil, au paragraphe 11. En outre, cette décision était cruciale pour l’issue de l’affaire, dans la mesure où elle permettait au Conseil de contourner commodément certaines lacunes dans les éléments de preuve, qui auraient autrement empêché le Conseil de rendre une ordonnance contre Alexion : le Conseil a indiqué aux paragraphes 193 à 196 que les éléments de preuve auraient pu être insuffisants pour conclure au caractère excessif du prix au moyen de la mesure du « prix international le plus élevé » habituelle. Finalement, la décision du Conseil de s’écarter des lignes directrices a eu pour effet de restreindre dans un avenir prévisible le prix du Soliris « de manière à ce qu’il ne dépasse pas le prix le plus bas » parmi ceux pratiqués dans les pays de comparaison : motifs du Conseil, au paragraphe 1.

[60] De même, la dérogation du Conseil aux lignes directrices et le fait d’exiger que le prix du médicament demeure inférieur à celui pratiqué dans n’importe lequel des sept pays de comparaison sont sans précédent. Cela constitue une dérogation à la compétence du Conseil. Dans les circonstances de l’espèce, cela exige une explication cohérente et relativement détaillée. À défaut d’une telle explication, la dérogation semble arbitraire et irrespectueuse des principes et du droit; elle ne constitue rien de moins que le produit d’un [traduction] « pouvoir discrétionnaire sans entraves » : arrêt Roncarelli, précité.

[61] Le Conseil a affirmé (par. 166) se trouver face à des « circonstances uniques » justifiant qu’il déroge aux lignes directrices, mais il n’a pas précisé ces circonstances, sauf pour souligner ce qui suit :

  • Un rapport produit au Royaume-Uni critique le prix du Soliris pratiqué dans ce pays et l’estime potentiellement déraisonnable (par. 162). Le Conseil a conclu que cela démontrait qu’il serait généreux d’autoriser Alexion à vendre ce médicament à ce prix. Le rapport ne fournit toutefois aucune conclusion explicite concernant le caractère raisonnable ou excessif du prix pratiqué au Royaume-Uni.

  • Les prix d’autres médicaments au Canada sont généralement inférieurs à ceux pratiqués aux États-Unis, alors que celui du Soliris au Canada est supérieur à celui pratiqué aux États-Unis à certains égards (par. 163 et 164). Le Conseil a également commis une erreur en affirmant que les prix pratiqués au Canada étaient supérieurs de 20 % à ceux pratiqués aux États-Unis en 2016.

Dans sa plaidoirie, le procureur général n’a pas été en mesure de souligner une autre « circonstance unique », de quelque nature que ce soit, sur laquelle le Conseil aurait pu se fonder.

[62] Les deux critères que le Conseil a exposés indiquent seulement que le Soliris est également coûteux dans d’autres pays et qu’il déroge à la tendance générale selon laquelle les médicaments sont plus abordables au Canada qu’aux États-Unis. Néanmoins, à eux seuls, ces deux critères ne suffisent pas à étayer de façon logique la décision de déroger aux lignes directrices, à moins que le Conseil ait agi ainsi aux seules fins d’obtenir un résultat précis, ce qui constituerait un motif d’annuler la décision : arrêt Vavilov, par. 120 et 121.

[63] La Cour fédérale a conclu que les raisons du Conseil de s’écarter des lignes directrices étaient « sérieuses et impérieuses » : motifs de la Cour fédérale, aux paragraphes 63 à 68. Je ne trouve aucun fondement à cette conclusion. Les raisons du Conseil – examinées de manière globale et au regard du dossier, en prêtant attention aux conclusions tant implicites qu’explicites – sont pauvres et ténues. Il ne suffit pas de mentionner vaguement des « circonstances uniques », puis d’en mentionner seulement deux qui ne semblent pas uniques et qui sont loin d’appuyer logiquement la dérogation importante et sans précédent aux lignes directrices que le Conseil s’est permise en l’espèce.

[64] De même, il convient de noter que, dans cette partie de ses motifs, le Conseil ne justifie jamais ses décisions en se fondant sur l’article 85 de la Loi sur les brevets ou, plus précisément, sur le texte, le contexte et l’objet de l’article 85. S’il avait fourni une explication motivée concernant le sens véritable de l’article 85 plus tôt dans ses motifs, la Cour aurait pu être en mesure de comprendre en quoi l’utilisation sans précédent du prix international le plus bas était justifiée. Je n’ai toutefois discerné aucune explication motivée à cet égard.

[65] Le Conseil a ordonné à Alexion de restituer à la Couronne les revenus excédentaires qu’elle avait générés de 2009 à 2017. Il l’a fait en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’article 83 de la Loi sur les brevets. Soit que cette ordonnance réparatrice est déraisonnable sur le fond, soit qu’il n’est pas possible d’en discerner l’explication motivée.

[66] Le Conseil n’a pas examiné, que ce soit de manière implicite ou explicite, le texte, le contexte et l’objet de l’article 83. S’il l’a fait, il n’est pas possible d’en discerner les raisons, qu’elles soient implicites ou explicites.

[67] Comme je l’ai mentionné précédemment, le Conseil a appliqué l’article 85 en utilisant le prix international le plus bas parmi ceux pratiqués dans les sept pays de comparaison, à titre de point de comparaison pour décider si le prix du Soliris était excessif ou non. Néanmoins, il a ensuite appliqué l’article 83 pour ordonner une mesure de redressement en se fondant cette fois-ci sur le prix international le plus élevé. Il n’a pas expliqué cette incohérence de manière claire et cohérente, notamment en quoi cette approche est conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’article 83. Par ailleurs, plus tôt dans ses motifs, le Conseil a refusé de statuer sur certaines objections à l’encontre d’éléments de preuve concernant les données sur le prix international le plus élevé (par. 193 à 196); cependant, il n’a pas expliqué pourquoi il était tout de même en mesure d’ordonner une mesure de redressement en se fondant sur ces mêmes données. Sans explication adéquate, cette ordonnance semble arbitraire et irrespectueuse des principes ou du droit, rien de moins que le produit d’un pouvoir discrétionnaire sans entraves.

[68] En ordonnant la mesure de redressement, le Conseil n’a pas examiné les prix réels du Soliris qu’Alexion avait reçus. Des éléments de preuve lui avaient été présentés à cet égard. Pourtant, il a préféré utiliser les prix courants. Par conséquent, le montant d’argent qu’Alexion a été condamné à payer à la Couronne comprend des revenus qu’Alexion n’a jamais réellement touchés. Ce résultat semble incohérent par rapport à la formulation ou à l’objet de l’article 83. À tout le moins, le Conseil n’a pas fourni d’explication motivée pour justifier la conformité de ce résultat à l’article 83.

F. Conclusion

[69] Pour les motifs qui précèdent, la décision du Conseil ne peut être retenue. Elle doit être annulée et renvoyée au Conseil afin qu’il la réexamine.

[70] Après avoir reçu les observations des parties concernant le nouvel examen, il sera loisible au Conseil de prendre la décision qui lui semblera adéquate, quelle qu’elle soit, en s’appuyant sur une interprétation raisonnable du texte législatif tel qu’il s’applique aux éléments de preuve en l’espèce. Il lui sera loisible de conclure que le prix est excessif ou non aux termes de l’article 85. S’il conclut que le prix est excessif, il pourra ordonner ou non une mesure de redressement en application de l’article 83. Le cas échéant, il pourra rendre une ordonnance plus ou moins favorable que la précédente, selon son interprétation raisonnable de l’article 83 tel qu’il s’applique aux éléments de preuve en l’espèce. En rendant sa décision, le Conseil devra veiller à fournir une explication motivée et facile à discerner pour les questions centrales – les questions sur lesquelles l’affaire reposera et les questions de grande importance que les parties auront soulevées dans leurs observations.

G. Règlement proposé

[71] J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale daté du 12 juin 2019, dossier no T-1596-17, et, rendant le jugement qui aurait dû être celui de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire d’Alexion et je renverrais l’affaire au Conseil


 

d’examen du prix des médicaments brevetés, afin qu’il la réexamine. J’accorderais les dépens à Alexion pour la présente instance et pour les instances inférieures.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-237-19

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE GLEESON LE 23 MAI 2019, DOSSIER NO T-1596-17

INTITULÉ :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET MINISTRE DE LA SANTÉ DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 20 et 21 octobre 2020.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

D. Geoffrey Cowper, c.r.

Stanley Martin

Tom A. Posyniak

 

Pour l’appelante

 

Christine Mohr

Joseph Cheng

Jon Bricker

 

Pour l’intimé

 

Ashley Caron

 

Pour l’intervenant

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

 

Ministère du Procureur général, Direction des services juridiques

Victoria (Colombie-Britannique)

 

Pour l’intervenant

 

 

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