Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210629


Dossiers : A-171-19

A-183-19

Référence : 2021 CAF 130

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE LEBLANC

 

 

Dossier : A-171-19

ENTRE :

WORLDSPAN MARINE INC.

appelante

et

HARRY SARGEANT III et

COMERICA BANK

intimés

Dossier : A-183-19

ET ENTRE :

OFFSHORE INTERIORS INC. et RESTAURANT DESIGN AND SALES LLC

appelantes

et

HARRY SARGEANT III et

COMERICA BANK

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe,

le 1er décembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juin 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20210629


Dossiers : A-171-19

A-183-19

Référence : 2021 CAF 130

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE LEBLANC

 

 

Dossier : A-171-19

ENTRE :

WORLDSPAN MARINE INC.

appelante

et

HARRY SARGEANT III ET COMERICA BANK

intimés

Dossier : A-183-19

ET ENTRE :

OFFSHORE INTERIORS INC. ET RESTAURANT DESIGN AND SALES LLC

appelantes

et

HARRY SARGEANT III ET COMERICA BANK

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I. Introduction

[1] La Cour est saisie de deux appels de la décision rendue par la juge Heneghan (la juge) de la Cour fédérale le 30 avril 2019 (2019 CF 546). Les appels concernent un contrat de construction de navire (le CCN) conclu le 28 février 2008 entre Harry Sargeant III (M. Sargeant) et Worldspan Marine Inc. (Worldspan) relativement à la construction du navire QE014226C010 (le navire), un yacht de luxe de 43 mètres (142 pi) construit sur mesure.

[2] En raison des recours complexes en cours qui ont été engagés à partir de 2010 relativement à la construction du navire et qui ont entraîné la saisie de celui-ci et sa vente par la Cour fédérale, il est utile et nécessaire de souligner immédiatement les faits et les instances pertinents pour les appels avant de traiter la décision contestée.

[3] La construction du navire par Worldspan commence en mars 2008 et, en raison de différends entre M. Sargeant et Worldspan au sujet notamment des coûts du projet, les travaux cessent en avril ou en mai 2010. Au cours de cette période, M. Sargeant avance près de 20 millions de dollars à Worldspan, qui, à titre de propriétaire du navire, constitue une hypothèque de constructeur (l’hypothèque) en faveur de M. Sargeant. Je devrais mentionner que, le 14 août 2009, M. Sargeant conclut un contrat de prêt à la construction avec Comerica Bank (Comerica) afin de financer la construction du navire. Ainsi, au moyen d’un contrat de cession de garantie et d’hypothèque (également daté du 14 août 2009), M. Sargeant cède ses droits dans le CCN, le navire et l’hypothèque du constructeur à Comerica en contrepartie des fonds qu’elle lui avance. Étant donné que je ne prévois pas faire la distinction entre les droits de M. Sargeant et ceux de Comerica dans les présents motifs, je renvoie ci-après à ces deux parties sous l’appellation M. Sargeant.

[4] Le 28 juillet 2010, le navire est saisi par suite d’une action réelle et personnelle intentée ce jour-là par Offshore Interiors Inc. (Offshore), un sous-traitant de Worldspan qui a fourni des biens et des services pour la construction du navire, contre Worldspan, Crescent Custom Yachts Inc. (Crescent), une filiale en propriété exclusive de Worldspan, et contre le navire et ses propriétaires.

[5] Le 31 mai 2011, un jugement par défaut, en matière personnelle et réelle, est rendu en faveur d’Offshore et accorde à cette dernière 273 754,58 $ à titre d’indemnité.

[6] Le 27 mai 2011, Worldspan et des entités liées déposent une requête devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la cour de la C.-B.) en vue d’obtenir réparation sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. (1985), ch. C‑36 (la LACC). Le 22 juillet 2011, le juge Pearlman de la cour de la C.-B. rend une ordonnance relative au processus de réclamation, dans le cadre de l’instance engagée au titre de la LACC. Aux termes de cette ordonnance, tous les créanciers sont tenus de produire des preuves de réclamation à la date fixée ou avant celle-ci, à défaut de quoi ils ne peuvent présenter de réclamation ni en faire valoir. L’ordonnance du juge Pearlman prévoit aussi que le créancier qui a présenté une preuve de réclamation dans l’instance intentée au titre de la LACC et qui fait valoir une réclamation réelle à l’égard du navire peut ester en justice devant la Cour fédérale, en marge du régime de la LACC.

[7] Le 29 août 2011, le protonotaire Lafrenière (plus tard juge) rend une ordonnance relative au processus de réclamation selon laquelle seule une réclamation réelle peut être présentée à l’égard du navire. M. Sargeant dépose alors une preuve de réclamation à hauteur de près de 20 millions de dollars, sur le fondement de son hypothèque. Divers créanciers, notamment les appelantes Offshore et Restaurant Design and Sales LLC (Restaurant), présentent d’autres preuves de réclamations d’une valeur de près de deux millions de dollars.

[8] Le 30 novembre 2011, la Cour fédérale rejette la réclamation réelle de Worldspan à l’égard du navire.

[9] Le navire demeure saisi jusqu’à sa vente par la Cour fédérale, libre de tout privilège, charge et grèvement, pour cinq millions de dollars américains, le 30 juin 2014. Je devrais souligner que, le 27 juin 2014, le protonotaire Lafrenière avait ordonné la vente du navire à un tiers pour la somme indiquée plus haut, à exécuter le 30 juin 2014.

[10] Le 5 mars 2013, avant l’ordonnance de vente du navire rendue par la Cour fédérale le 27 juin 2014, le protonotaire Lafrenière conclut que l’hypothèque constituée en faveur de M. Sargeant, conformément au CCN, ne crée aucun privilège ni aucune charge sur le navire, si ce n’est une garantie quant à la livraison à M. Sargeant.

[11] Le 19 décembre 2013, la juge Strickland annule l’ordonnance du protonotaire Lafrenière du 5 mars 2013. Elle conclut que l’hypothèque, contrairement à l’avis du protonotaire, garantit non seulement la livraison du navire, mais également les fonds avancés par M. Sargeant à Worldspan (Offshore Interiors Inc. c. Worldspan Marine Inc., 2013 CF 1266[Offshore no 1].

[12] Le 15 février 2015, notre Cour confirme la décision de la juge Strickland (Offshore Interiors Inc. c. Sargeant, 2015 CAF 46 [Offshore no 2]).

[13] Le 14 octobre 2014, Worldspan dépose une requête à la Cour fédérale sollicitant une déclaration selon laquelle toute somme payable par M. Sargeant à Worldspan aux termes du CCN a préséance sur les garanties détenues par M. Sargeant sur le navire. Plus précisément, Worldspan fait valoir qu’en application de l’article 12.1 du CCN, M. Sargeant doit lui payer les 6 557 362,36 $ qu’il lui doit, selon elle, avant d’exercer ses droits conférés par l’hypothèque. Autrement dit, M. Sargeant n’a le droit au produit de la vente du navire qu’une fois qu’il a payé à Worldspan l’intégralité de la somme due à celle-ci.

[14] Une autre requête est présentée, cette fois par M. Sargeant, le 23 novembre 2015, dans laquelle il sollicite une ordonnance déclarant que les réclamations personnelles entre lui-même et Worldspan doivent être instruites par la cour de la C.-B. et non par la Cour fédérale.

[15] Le juge Southcott entend ces deux requêtes le 14 décembre 2015. Le 8 janvier 2016, il décide que M. Sargeant n’est pas tenu de verser à Worldspan les fonds susceptibles d’être exigibles aux termes du CCN avant d’exercer les droits que lui confère l’hypothèque (Offshore Interiors Inc. c. Worldspan Marine Inc., 2016 CF 27 [Worldspan no 1]). Le juge Southcott, au paragraphe 64, souligne qu’il souscrit à l’interprétation proposée par M. Sargeant de l’article 12.1 du CCN selon laquelle il « donne le droit à Worldspan de déduire des montants qui lui sont dus aux termes du CCN pour toute réclamation hypothécaire émanant de M. Sargeant ».

[16] En ce qui concerne la requête de M. Sargeant selon laquelle la cour de la C.-B doit connaître des réclamations personnelles relatives au CCN, le juge Southcott refuse de rendre l’ordonnance sollicitée. Au paragraphe 93 de ses motifs, il s’exprime ainsi :

J’insiste sur le fait que la présente conclusion [c.-à-d. son refus de rendre l’ordonnance sollicitée par M. Sargeant] ne cherche pas à laisser entendre que des actions personnelles doivent être intentées devant la Cour et donc donner ouverture au [traduction] « flou procédural » qui toucherait d’autres créanciers, selon les craintes exprimées par M. Sargeant. Ma conclusion est plutôt la suivante : la compétence de la Cour en matière réelle comprend le fait de décider de questions de responsabilité et de quantification, y compris les arguments présentés en défense par le propriétaire du navire, nécessaire afin de statuer sur une réclamation de nature réelle.

[17] Le 30 novembre 2016, notre Cour rejette l’appel interjeté par Worldspan à l’encontre de la décision du juge Southcott (Worldspan Marine Inc. c. Sargeant, 2016 CAF 307 [Worldspan no 2]). Dans de brefs motifs unanimes, le juge Pelletier tranche ainsi l’affaire :

[1] Worldspan Marine Inc. (Worldspan) interjette appel d’une décision de la Cour fédérale, publiée sous la référence 2016 CF 27, dans laquelle la Cour fédérale a conclu que Harry Sargeant III (M. Sargeant) n’avait pas à payer à Worldspan les sommes pouvant lui être dues par M. Sargeant aux termes d’un contrat de construction de navire, comme condition à l’exercice de ses droits en vertu d’une hypothèque grevant un navire consentie à M. Sargeant par Worldspan.

[2] Nous n’avons pas été convaincus que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en tirant la conclusion à laquelle elle est parvenue. Me Wharton, l’avocat de Worldspan, a habilement exposé une interprétation contractuelle qui appuierait la conclusion qu’il souhaite obtenir. Malheureusement pour son client, la Cour fédérale a adopté une interprétation également plausible qui appuie une conclusion différente. Dans la mesure où des éléments de preuve appuieraient la conclusion de la Cour fédérale, et c’est le cas, notre Cour ne peut intervenir.

[3] En conséquence, l’appel sera rejeté avec dépens.

[18] Le 19 juin 2017, la juge Strickland, par voie de directive, arrête les dates d’audience pour fixer l’ordre de priorité, les 13 et 14 décembre 2017, et elle détermine les étapes suivantes dans l’instance. Plus précisément, la juge Strickland, à la page 4 de sa directive, indique que les parties qui ont déposé des affidavits à la suite de l’ordonnance relative au processus de réclamation de la Cour fédérale du 29 août 2011 doivent présenter des observations écrites succinctes exposant leurs thèses respectives en ce qui concerne la priorité de leur réclamation. La juge Strickland ordonne aussi que Worldspan signifie et dépose une requête [traduction] « en vue du règlement de la question de savoir si un manquement au CCN est nécessaire ou pertinent pour la résolution définitive des réclamations réelles présentées dans la présente instance » au plus tard le 21 août 2017. Dans l’affirmative, il s’agit de déterminer la partie ayant manqué au CCN et les conséquences éventuelles du manquement sur l’ordre de priorité des réclamations réelles (dossier d’appel, p. 60).

[19] Dans une autre directive le 19 juillet 2017, la juge Strickland demande à M. Sargeant de déposer une requête visant à savoir s’il est pertinent ou nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement au CCN pour déterminer l’ordre de priorité des réclamations réelles.

[20] Par avis de requête en date du 1er août 2017, M. Sargeant sollicite de la part de la Cour fédérale une déclaration selon laquelle il n’est ni pertinent ni nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement au CCN pour établir de façon définitive l’ordre de priorité des réclamations réelles à l’égard du navire.

[21] Par avis de requête en date du 21 août 2017, Worldspan demande à la Cour fédérale de déclarer que M. Sargeant, en ne payant pas à échéance les certificats de réclamation, a manqué au CCN.

[22] Le 1er décembre 2017, Offshore dépose un avis de requête et un dossier de requête pour demander à la Cour fédérale de déclarer que l’hypothèque constituée en faveur de M. Sargeant doit être différée ou que la créance d’Offshore doit avoir préséance sur l’hypothèque. À l’appui de sa requête, Offshore invoque les affidavits de Robert Ruzzi, souscrits le 17 mai 2011 et le 5 octobre 2011, de David Kelly, souscrit le 5 octobre 2011, et de Fred Lillian, souscrit le 3 octobre 2011. Ces affidavits ont tous été déposés dans les délais prescrits par le protonotaire dans l’ordonnance relative au processus de réclamation de la Cour fédérale. Outre ces affidavits, Offshore invoque également l’affidavit de David Kelly, souscrit le 29 novembre 2017, et celui de Fred Lillian, souscrit le 30 novembre 2017, lesquels n’ont pas été déposés précédemment.

[23] Le lendemain d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 7 décembre 2017, la juge refuse pour dépôt les affidavits de David Kelly, souscrit le 29 novembre 2017, et de Fred Lillian, souscrit le 30 novembre 2017, au motif qu’ils n’ajoutent rien de pertinent aux questions qu’elle est appelée à trancher.

[24] Le 16 octobre 2017, la juge entend la requête de M. Sargeant à Vancouver et la prend en délibéré. Les 13 et 14 décembre 2017, elle entend les requêtes de Worldspan et d’Offshore. Le 30 avril 2019, la juge rend les ordonnances suivantes : 1) elle accueille la requête de M. Sargeant, avec dépens; 2) elle rejette la requête de Worldspan, avec dépens et 3) elle rejette la requête d’Offshore, avec dépens.

[25] Dans le dossier d’appel no A-171-19, Worldspan interjette appel de l’ordonnance de la juge ayant accueilli la requête de M. Sargeant et rejeté celle de Worldspan. Dans le dossier d’appel no A-183-19, Offshore conteste la décision de la juge qui rejette sa requête concernant l’ordre de priorité des réclamations à l’égard du navire.

[26] Passons à la décision de la juge.

II. La décision de la Cour fédérale

[27] La juge est saisie de trois requêtes. Premièrement, Offshore sollicite la modification de l’ordre de priorité des réclamations réelles. La juge analyse cette requête aux paragraphes 121 à 147 de ses motifs. Elle conclut à l’absence de raison pour modifier l’ordre de priorité des réclamations à l’égard du navire. En conséquence, ayant précédemment tranché les requêtes de M. Sargeant et de Worldspan, elle conclut que le premier, qui a établi sa réclamation de 20 millions de dollars à l’égard du navire, est en droit de recevoir le produit de la vente du navire, moins les fonds versés au titre d’honoraires du shérif et autres débours qui ont préséance sur sa réclamation.

[28] La juge indique tout d’abord que les créanciers commerciaux demandent la modification de l’ordre de priorité au motif que M. Sargeant, en refusant de payer les certificats de réclamation de Worldspan, était responsable de la dette de ce dernier envers ses sous-traitants et autres fournisseurs. Or, il avait bénéficié des travaux effectués par ces créanciers. Il serait donc injuste que M. Sargeant reçoive l’intégralité du produit de la vente. Worldspan soutient également que le défaut de modifier l’ordre de priorité des réclamations créerait des modalités injustes en faveur de M. Sargeant et que ce dernier aurait délibérément et sciemment négligé de payer les certificats de réclamation, ce qui lui a conféré une position avantageuse au détriment des créanciers commerciaux.

[29] La juge indique l’ordre de priorité habituel des réclamations sur le produit de la vente d’un navire : les privilèges maritimes, puis les privilèges possessoires, les hypothèques et enfin, les privilèges légaux (motifs, par. 128).

[30] La juge aborde ensuite la jurisprudence portant sur l’ordre de priorité et les circonstances justifiant une modification à l’ordre de priorité. Elle renvoie à plusieurs affaires, notamment : Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Atlantis Two (Navire), 1999 CanLII 8369; Société Cameco c. MCP Altona (Navire), 2013 CF 23, [2013] A.C.F. no 34et Ballantrae Holdings Inc. c. « Phoenix Sun » (Navire), 2016 CF 570. Elle fait la remarque suivante, au paragraphe 135 de ses motifs :

Le dénominateur commun qui ressort des décisions susmentionnées est que, de façon générale, l’ordre de priorité sera modifié lorsque les intérêts de la justice et l’examen des principes d’equity exigent que la règle générale applicable à l’ordre de priorité soit modifiée.

[31] Elle examine ensuite les arguments des créanciers commerciaux justifiant la modification de l’ordre de priorité.

[32] Elle traite d’abord de l’argument d’Offshore selon lequel M. Sargeant a refusé à tort de déposer une garantie et de prendre livraison du navire avant sa vente par la Cour fédérale. Partant, Offshore affirme que, s’il avait pris livraison du navire, la dette de Worldspan garantie par l’hypothèque aurait été honorée. La juge conclut qu’en refusant la livraison du navire, M. Sargeant n’a démontré aucune inconduite. À son avis, M. Sargeant a pris « une décision commerciale fondée sur les faits dont il avait connaissance, y compris l’introduction d’une instance et la saisie simultanée du navire par Offshore » (motifs, par. 140).

[33] Elle estime également qu’aucun des éléments de preuve qui lui ont été présentés ne lui permettent de conclure que l’un ou l’autre des créanciers commerciaux, y compris Offshore, ont effectué des travaux qui ont fait augmenté la valeur du navire qui, même au moment de sa vente en 2014, était encore en chantier (motifs, par. 144).

[34] Par conséquent, elle conclut que rien ne justifie la modification de l’ordre de priorité habituel. Elle déclare, au paragraphe 146 de ses motifs, que « la demande de M. Sargeant a préséance sur les autres réclamations réelles ». Elle rejette donc la requête des créanciers commerciaux visant à ce que la répartition du produit de la vente soit modifiée.

[35] Aux paragraphes 74 à 120 de ses motifs, la juge traite des deux autres requêtes dont elle est saisie, c.-à-d., d’une part, la requête de M. Sargeant visant à obtenir une déclaration selon laquelle il n’est pas pertinent et nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement au CCN pour établir l’ordre de priorité des réclamations et, d’autre part, la requête de Worldspan sollicitant une déclaration selon laquelle M. Sargeant a manqué CCN.

[36] Comme je l’indique plus haut, la juge accueille la requête de M. Sargeant et rejette celle de Worldspan. Son raisonnement peut se résumer ainsi.

[37] Elle commence par indiquer que le CCN prévoit la possibilité de constituer une hypothèque en faveur de M. Sargeant, dont il s’est prévalu. Elle précise également que l’hypothèque constitue un contrat distinct du CCN. Elle renvoie ensuite aux décisions Offshore no 1 et Worldspan no 1 de la Cour fédérale, suivant lesquelles l’hypothèque crée une charge en faveur de M. Sargeant en contrepartie des fonds qu’il a avancés à Worldspan, ce qui emporte pour Worldspan une dette payable, subordonnée à un droit de déduction en sa faveur, s’il s’avère que M. Sargeant a envers elle une dette.

[38] Elle fait ensuite observer que Worldspan se pourvoit devant la cour de la C.-B. en matière personnelle contre M. Sargeant relativement à un manquement reproché au CCN. Elle ajoute que « [l]es réclamations personnelles relatives au contrat de construction sont pertinentes en l’espèce seulement dans la mesure où une partie qui présente une réclamation réelle doit démontrer la responsabilité personnelle de tout défendeur à l’égard d’une telle réclamation » (motifs, par. 94).

[39] Autrement dit, selon la juge, pour que M. Sargeant obtienne gain de cause dans sa réclamation hypothécaire, il doit démontrer que Worldspan, à titre de propriétaire du navire, est personnellement responsable à l’égard de cette dette. Ainsi, selon elle, toute discussion ou tout débat concernant le manquement au CCN ou toute question de responsabilité en application de ce dernier sont du ressort de la cour de la C.-B., qui est saisie des réclamations personnelles, et non de la Cour fédérale, qui ne connaît que des réclamations réelles concernant l’ordre de priorité et le versement du produit de la vente.

[40] Par conséquent, la juge ne souscrit pas à la thèse de Worldspan selon laquelle, avant de verser à M. Sargeant toute partie du produit de la vente, il faut trancher le différend de nature contractuelle entre M. Sargeant et Worldspan concernant le CCN.

[41] J’ajouterais que je ne pense pas que la juge affirme – ou qu’elle puisse affirmer – que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur les demandes formulées par M. Sargeant et Worldspan en ce qui concerne les manquements reprochés au CCN. Ces demandes, à mon avis, relèvent sans aucun doute de la compétence conférée à la Cour fédérale par l’alinéa 22(2)n) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la Loi), c.-à-d. « une demande fondée sur un contrat de construction, de réparation ou d’équipement d’un navire ».

[42] La juge examine ensuite l’argument de Worldspan selon lequel le navire pouvait toujours être livré, nonobstant sa vente à la fin de juin 2014. Au soutien de son argument, Worldspan invoque le paragraphe 7 de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale le 27 juin 2014 qui prévoit ce qui suit :

[traduction]
Le produit de la vente ou la garantie de Comerica, selon le cas, doit remplacer le navire, et tous les créanciers auront accès au produit de la vente ou à la garantie de Comerica, selon le cas, en fonction du même rang et du même ordre de priorité que si la vente ou le dépôt de la garantie de Comerica n’avait pas eu lieu et que le navire était toujours saisi.

[43] La juge conclut que l’affirmation de Worldspan n’est pas fondée, étant donné que le juge Southcott, au paragraphe 66 de ses motifs, dans la décision Worldspan no 1, a examiné cet argument et l’a rejeté.

[44] Par conséquent, la juge affirme, à juste titre à mon avis, que le navire est maintenant en la possession d’un tiers, libre de tout privilège et autre charge, y compris l’hypothèque. Ainsi, de l’avis de la juge, le navire n’existe plus aux fins de l’instance devant elle. Reste seulement des fonds à distribuer aux créanciers réels. Elle souligne également que, le navire ayant été vendu sur ordonnance de la Cour fédérale, il n’a jamais été en la possession de M. Sargeant.

[45] Par conséquent, aux paragraphes 119 et 120 de ses motifs, la juge formule la conclusion suivante :

[119] Le contrat de construction n’est pas pertinent pour établir l’ordre de priorité des réclamations déposées à l’égard du produit de la vente. Dans la mesure où un tribunal a dû interpréter certaines dispositions de cet accord afin de décider de la validité et de la portée de l’hypothèque de constructeur, il n’est ni nécessaire ni approprié pour moi de revenir sur ces clauses et sur les conclusions qui ont été tirées.

[120] Selon moi, il n’est ni utile ni pertinent de déterminer s’il y a eu rupture du contrat de construction pour statuer sur les réclamations concurrentes présentées à l’égard du produit de la vente.

[46] C’est pour ces motifs que la juge accueille la requête de M. Sargeant et qu’elle rejette celle de Worldspan.

III. Analyse

A. Appel d’Offshore (A-183-19)

[47] Je me penche d’abord sur l’appel d’Offshore, qui soulève deux questions : la juge a-t-elle commis une erreur en refusant le dépôt des affidavits de David Kelly, souscrit le 29 novembre 2017, et de Fred Lillian, souscrit le 30 novembre 2017? Dans l’affirmative, la prise en compte de ces affidavits devrait-elle mener à la conclusion que la modification de l’ordre de priorité est justifiée?

[48] L’ordonnance de la juge par laquelle elle statue sur la requête d’Offshore visant à modifier l’ordre de priorité des réclamations réelles est manifestement discrétionnaire, tout comme sa décision d’exclure les affidavits de MM. Kelly et Lillian. Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331 [Hospira], nous indiquons que les décisions discrétionnaires des juges et protonotaires de la Cour fédérale sont assujetties aux normes édictées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Ainsi, les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait sont contrôlées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit et les questions mixtes de droit et de fait contenant une question de droit isolable sont assujetties à la norme de la décision correcte.

[49] Offshore souligne que le rejet pour dépôt des deux affidavits résulte de la directive du 8 décembre 2017 dans laquelle la juge affirme, à la page 2, que [traduction] « [l]es affidavits proposés n’ajoutent rien de pertinent aux questions à trancher à l’audience sur l’ordre de priorité. En conséquence, ils ne sont pas acceptés pour dépôt ». Offshore affirme en outre que la directive de la juge contredit les motifs qu’elle énonce aux paragraphes 42 et 46 de la décision contestée pour expliquer son rejet des affidavits. Selon elle, non seulement les affidavits ne sont pas pertinents, mais ils n’ont pas été déposés dans le délai prévu dans l’ordonnance relative au processus de réclamation de la CF rendue le 29 août 2011.

[50] À la lumière de ces remarques, Offshore aborde le critère qui s’applique à l’exclusion de la preuve par affidavit et, plus précisément, celui dont il est question dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47 [Quadrini] et Mayne Pharma (Canada) Inc. c. Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50 [Mayne-Pharma] dans lesquels notre Cour se prononce contre la radiation des affidavits, sauf notamment si l’existence d’un préjudice ou l’absence de pertinence des éléments de preuve qu’ils contiennent est démontrée.

[51] De l’avis d’Offshore, en refusant d’admettre en preuve les affidavits, la juge a omis d’appliquer un critère conforme aux arrêts précédents.

[52] En ce qui concerne le dépôt tardif des affidavits, Offshore affirme qu’il était déraisonnable de la part de la juge d’exclure les affidavits de MM. Kelly et Lillian, alors qu’elle permettait le dépôt d’autres affidavits signifiés hors délai, soit ceux de Michael Nesbitt, souscrit le 7 juin 2017, Nadine Abram, souscrit le 1er août 2017, et Mervyn Monger, souscrit le 27 novembre 2017. Elle précise que ces affidavits ont été déposés seulement quelques jours avant ceux de MM. Kelly et Lillian.

[53] Quant à la pertinence, Offshore affirme que les affidavits de MM. Kelly et Lillian étaient manifestement pertinents et que la juge aurait dû les admettre en preuve et les examiner.

[54] Compte tenu de ma conclusion en ce qui concerne l’admissibilité des affidavits de MM. Kelly et Lillian, point n’est besoin d’examiner les arguments d’Offshore quant à savoir si ces affidavits justifieraient une intervention en equity de modification des priorités établies.

[55] Précisons que la juge refuse, par voie de directive rendue le 8 décembre 2017, d’admettre en preuve les affidavits de MM. Kelly et Lillian déposés tardivement et qu’aucun appel de cette directive n’est interjeté. Bien qu’une directive ne soit pas susceptible d’appel, je suis d’avis qu’on pourrait raisonnablement soutenir qu’il s’agissait dans ce cas d’une ordonnance rendue oralement le 8 décembre 2017. Partant, cette décision est susceptible d’appel. Conformément à l’alinéa 27(2)a) de la Loi, l’appel d’un jugement interlocutoire — comme celui qui exclut les affidavits — doit être interjeté dans les dix jours suivant le jugement rendu ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de notre Cour accorde, avant ou après l’expiration de ce délai. Aucune demande de prorogation du délai de dix jours n’a été présentée à un juge de notre Cour. M. Sargeant n’ayant pas soulevé ce point, et notre Cour n’ayant entendu aucun argument à ce sujet, je ne tranche donc pas la question sur ce fondement.

[56] Cependant, je suis d’avis que, dans les circonstances de l’espèce, rien ne justifie l’acceptation pour dépôt des affidavits de MM. Kelly et Lillian. Cette conclusion repose sur les motifs suivants.

[57] Dans l’ordonnance relative au processus de réclamation de la CF du 29 août 2011, le protonotaire Lafrenière, au paragraphe 2, écrit ce qui suit :

[traduction]
Lorsqu’un créancier informe le contrôleur avant le 9 septembre 2011 qu’il souhaite faire valoir une réclamation maritime à l’égard du navire, le processus suivant est suivi :

a) après le 9 septembre 2011, le contrôleur informe par écrit le créancier que celui-ci doit déposer un affidavit en Cour fédérale;

b) l’affidavit doit contenir tous les détails et documents qui étayent la réclamation à l’égard du navire, préciser la nature de la réclamation, afin que la Cour puisse décider si cette réclamation constitue une réclamation réelle, et le rang de priorité de celle-ci.

c) l’affidavit doit être déposé en Cour fédérale du Canada, au greffe de Vancouver, au plus tard à 16 h (HNP) le 21e jour suivant le jour de réception par le créancier réel de l’avis écrit;

d) si un créancier réel ne dépose pas un affidavit comme il est précisé plus haut, dans le délai indiqué, la réclamation réelle de ce créancier est rejetée, sauf si la Cour accorde une prolongation.

[Non souligné dans l’original.]

[58] Ce qui m’amène à discuter brièvement de la Règle 492 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles) qui est ainsi rédigé:

Directives

Directions

492(1) La Cour peut, au moment où elle rend l’ordonnance de vente des biens, au moment où elle statue sur la requête visée à la règle 491 ou à tout moment ultérieur, donner des directives au sujet :

492(1) The Court may, in making an order under rule 490 or 491 or at any time thereafter, give directions as to

a) des avis à donner aux personnes qui pourraient réclamer un droit sur le produit de la vente;

(a) notice to be given to possible claimants to the proceeds of sale;

b) de la publicité à faire à leur intention;

(b) advertising for other such claimants;

c) du délai dans lequel ces personnes doivent déposer leur réclamation;

(c) the time within which claimants must file their claims; and

d) de la procédure à suivre pour déterminer les droits des parties.

(d) the procedure to be followed in determining the rights of the parties.

Fin de non-recevoir

Claims barred

492(2) Une fin de non-recevoir est opposée à toute réclamation qui n’est pas déposée dans le délai et de la manière prévus dans l’ordonnance rendue en vertu du paragraphe (1), et la Cour peut statuer sur les autres réclamations et répartir le produit de la vente entre les parties qui y ont droit sans tenir compte de la réclamation à laquelle une fin de non-recevoir a été opposée.

492(2) A claim that is not made within the time limited and in the manner prescribed by an order of the Court under subsection (1) is barred, and the Court may proceed to determine other claims and distribute the money among the parties entitled thereto without reference to any claim so barred.

[59] La Règle 492(1) habilite la Cour fédérale, lorsqu’elle rend une ordonnance au titre des Règles 490 et 491 sur la vente d’un navire saisi et le versement du produit de la vente du navire, de donner des directives, notamment relativement au délai accordé aux créanciers réels pour le dépôt de leurs réclamations et à la procédure applicable à la détermination des droits des créanciers.

[60] En l’espèce, l’ordonnance relative au processus de réclamation de la CF, rendue conformément à la Règle 492(1), est datée du 29 août 2011. Conformément à cette ordonnance, les créanciers réels ont déposé leurs réclamations respectives dans le délai prescrit par l’ordonnance et, conformément à cette dernière, les affidavits contenant les détails et les justificatifs ont été déposés.

[61] Plus précisément, pour appuyer sa réclamation, Offshore a déposé les affidavits de Robert Ruzzi, souscrits le 17 mai 2011 et le 5 octobre 2011, et celui de David Kelly, souscrit le 5 octobre 2011. Quant à Restaurant, sa réclamation était étayée par l’affidavit de Fred Lillian, souscrit le 3 octobre 2011.

[62] Comme je l’explique plus haut, entre août 2011 (prononcé de l’ordonnance relative au processus de réclamation de la CF) et décembre 2017 (décision sur la priorité des réclamations réelles), la Cour fédérale a statué sur plusieurs requêtes en matière procédurale présentées par les parties. Certaines ont mené à des appels devant notre Cour. Cependant, d’après le dossier, ni Offshore ni Restaurant, avant la fin de novembre ou le début de décembre 2017, n’ont tenté de déposer d’autres affidavits au soutien de leurs réclamations. Les nouveaux affidavits invoqués par Offshore et Restaurant ont été déposés à l’appui de la requête et du dossier de requête d’Offshore daté du 1er décembre 2017.

[63] Comme je l’indique plus haut, Offshore invoque les arrêts Quadrini et Mayne-Pharma pour affirmer que les affidavits ou une partie de ceux-ci ne sauraient être rejetés par la Cour, sauf si l’existence d’un préjudice est démontrée et que les éléments de preuve ne sont pas pertinents. En outre, selon la thèse d’Offshore, le critère appliqué par la juge contredit nos arrêts.

[64] À mon humble avis, le critère invoqué par Offshore n’est pas celui qui s’applique et qui aurait dû guider la juge en l’espèce.

[65] Il n’y a aucun doute que le dépôt des nouveaux affidavits dépend des circonstances particulières de l’espèce. À mon avis, les circonstances ne justifient pas la thèse d’Offshore selon laquelle la juge a commis une erreur en refusant le dépôt des affidavits. Certes, comme l’affirme Offshore, la juge a refusé pour dépôt les affidavits tardifs au motif qu’ils n’étaient pas pertinents uniquement dans sa directive du 8 décembre 2017. Or je ne crois pas que ce fait soit déterminant. Si la juge a eu tort d’exclure les affidavits au motif qu’ils n’étaient pas pertinents, elle aurait dû en refuser le dépôt pour cause de retard, le délai prévu dans l’ordonnance relative au processus de réclamation de la CF étant expiré. En outre, Offshore n’a pas expliqué pourquoi les renseignements qui figurent dans ces affidavits n’avaient pas été présentés plus tôt à la Cour, soit avec les affidavits de 2011, soit à tout moment avant la fin de novembre 2017.

[66] Dans l’affaire Royal Bank of Scotland Plc c. Kimisis III (Le), [2000] A.C.F. no 909, 2000 CanLII 15751, le protonotaire Hargrave est appelé à décider si un document peut être déposé à un stade tardif de l’instance, en l’occurrence 14 mois après le délai prescrit pour le dépôt des affidavits et des documents par ordonnance rendue en application de la Règle 492(1) des Règles. Il renvoie à la décision Governor and Company of the Bank of Scotland c. Nel (Le), 1998 CanLII 9120 (CF), [1999] 2 C.F. 417, dans laquelle il refuse, sur le fondement de la décision National Bank of Greece S.A. c. Macoil Inc., 1986 A.C.F. no 234, A-39-86, de notre Cour, à la Bank of Scotland l’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire de réclamation au motif que la Règle 492(2) interdit le dépôt d’affidavits tardifs. Or, il indique un revirement par suite de l’arrêt Macoil Inc. c. Polar Paraguay, 1988 A.C.F. no 358, rendu par notre Cour, dans le dossier A-303-86. Dans cette affaire, notre Cour conclut que le juge de première instance a commis une erreur en se déclarant incompétent pour proroger le délai fixé pour le dépôt des réclamations à l’égard du produit de la vente d’un navire prévu à la règle1008(2) (la Règle 492(2) des Règles actuelles). Le protonotaire s’exprime en ces termes au paragraphe 7 de ses motifs :

Ce changement d’orientation, dans l’arrêt Macoil Inc. c. Polar Paraguay, est certes plus équitable que la règle stricte énoncée dans la décision Banque nationale de Grèce c. Polar Paraguay. Pourtant, en l’espèce, cette décision n’aide pas particulièrement Proios Maritime S.A., qui n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas été tenu compte du document, non seulement lorsque la réclamation initiale avait été préparée, mais aussi lors de recherches hâtives qui ont duré une nuit au mois de juillet 1999, alors que lors d’une recherche similaire ayant elle aussi duré une nuit, au mois de mai 2000, le document a été trouvé.

[67] Le protonotaire conclut que le document que Proios Maritime S.A. tente d’ajouter à la preuve ne saurait être admis. Selon lui, le document en cause aurait pu être présenté à n’importe quel moment et il serait injuste pour les autres parties de l’admettre en preuve. Il précise que la Règle 492(2) a pour objet la détermination des réclamations réelles et de leur ordre de priorité dans un délai raisonnable en vue d’une solution juste qui soit la plus expéditive et économique possible. De l’avis du protonotaire, autoriser le versement de ces documents supplémentaires au dossier, à un stade tardif de l’instance, contrecarrerait l’objet de la disposition. Il conclut ses motifs en déclarant que d’autres documents peuvent être admis en preuve lorsqu’il existe des circonstances spéciales, étayées par des explications complètes.

[68] À mon avis, le critère qu’énonce le protonotaire est juste. En l’espèce, il est évident qu’Offshore et Restaurant n’ont pas démontré l’existence de circonstances spéciales qui justifieraient l’admission des affidavits de MM. Kelly et Lillian, déposés tardivement. Je fais également remarquer que ces affidavits visent à présenter à la Cour des faits qui sont survenus entre janvier et mai 2010. Par conséquent, il ne fait aucun doute qu’Offshore et Restaurant étaient en possession des éléments de preuve depuis longtemps. Offshore et Restaurant n’ont pas dit pourquoi cette preuve n’accompagnait pas les affidavits qu’ils ont déposés en 2011. En outre, à aucun moment entre le dépôt des affidavits de 2011 et le 1er décembre 2017, c.-à-d. deux semaines avant l’audition de la requête de Worldspan et de la requête concernant les priorités, Offshore et Restaurant n’ont tenté de déposer des affidavits modifiés ou supplémentaires. Par conséquent, je ne vois aucune raison susceptible de mener la juge à conclure que les affidavits déposés tardivement devraient être admis en preuve.

[69] Aussi, M. Sargeant, en réponse aux arguments d’Offshore, nous a renvoyé au critère prévu à la Règle 312 qui permet à la Cour d’accorder à une partie l’autorisation de déposer d’autres affidavits dans le cadre d’une demande présentée en application de la partie V des Règles. Dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Office national de l’énergie, 2014 CAF 88, 2014 A.C.F. no 356, le juge Stratas, saisi d’une requête présentée en application de la Règle 369, indique, à la lumière de l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 101, au paragraphe 2, que, pour que la Cour autorise le dépôt de documents supplémentaires, elle doit être convaincue que les documents n’étaient pas disponibles au moment où l’affidavit précédent a été déposé, que les éléments de preuve en question sont pertinents et que le dépôt de documents supplémentaires n’entraînera aucun préjudice.

[70] En l’espèce, il est évident que les éléments de preuve qu’Offshore et Restaurant tentent de présenter à la Cour, par voie des affidavits de MM. Kelly et Lillian, déposés tardivement, étaient disponibles au moment où les affidavits précédents ont été déposés. Il est également évident que leur admission causerait un préjudice à M. Sargeant, car il n’a pu procéder à un contre-interrogatoire à l’égard de ces affidavits ni réfuter les renseignements qu’ils contiennent. Seul le report de l’audition des requêtes, prévue les 13 et 14 décembre 2017, soit six ans après le prononcé des ordonnances relatives au processus de réclamation de la CF, aurait pu réparer le préjudice.

[71] Je conclus donc que la juge n’a pas commis d’erreur susceptible de révision en n’acceptant pas les affidavits tardifs pour dépôt. Même si j’étais d’avis que la juge a fondé à tort sa directive du 8 décembre 2017 sur l’absence de pertinence, nous aurions alors rendu le jugement qu’elle aurait dû rendre. Comme je l’indique clairement, nous aurions refusé les affidavits tardifs, car le retard n’était pas justifié dans les circonstances de l’espèce.

[72] Offshore n’affirme pas que, d’après les affidavits de 2011, la décision de la juge concernant la modification de l’ordre de priorité est erronée. Elle soutient uniquement qu’elle a commis une erreur en refusant les affidavits tardifs pour dépôt. À la lumière des éléments de preuve qui y sont contenus, elle aurait dû conclure que la modification de l’ordre de priorité était justifiée. Comme j’estime que les affidavits tardifs ne font pas partie du dossier de preuve, la seule conclusion possible est que la juge n’a pas commis d’erreur en refusant de modifier l’ordre de priorité.

IV. Conclusion

[73] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel d’Offshore et j’adjugerais des dépens à M. Sargeant.

[74] Passons à l’appel de Worldspan dans le dossier A-171-19.

A. Appel de Worldspan (A-171-19)

[75] Le présent appel découle de la décision de la juge sur les requêtes présentées, dans le cas de M. Sargeant le 1er août 2017, et dans le cas de Worldspan le 21 août 2017. Comme je l’indique plus haut, elle accueille la requête de M. Sargeant visant à obtenir une déclaration selon laquelle il n’est pas nécessaire, pour établir de façon définitive l’ordre de priorité des réclamations réelles à l’égard du navire, de déterminer s’il y a eu manquement au CCN. En outre, la juge rejette la requête de Worldspan qui sollicite une ordonnance déclarant que M. Sargeant a manqué au CCN.

[76] La question soulevée dans l’appel est celle de savoir si la juge a commis une erreur susceptible de révision. Pour les motifs suivants, je conclus que ce n’est pas le cas.

[77] Aux paragraphes [35] à [46] des présents motifs, j’explique le raisonnement de la juge qui sous-tend la conclusion à laquelle elle est parvenue au sujet des deux requêtes. Je souligne que sa conclusion est fondée sur les décisions Offshore no 1 et Worldspan no 1 de la Cour fédérale, toutes deux confirmées par notre Cour dans les arrêts Offshore no 2 et Worldspan no 2.

[78] Rappelons tout d’abord les motifs invoqués par Worldspan au soutien de l’ordonnance sollicitée. Clairement exposés au paragraphe 4 de la requête de Worldspan, ils sont les suivants :

[traduction]
La thèse de Worldspan, étayée par les créanciers commerciaux réels (« CCR ») est la suivante :

a) il y a manifestement eu violation du contrat de la part de M. Sargeant et de Comerica pour non-paiement des certificats de réclamation après décembre 2009;

b) Worldspan n’est pas tenue de livrer le navire avant l’acquittement de ce paiement (article 3.2 du CCN);

c) aucune obligation pertinente de remboursement n’est expressément énoncée dans le CCN;

d) le remboursement des avances qu’emporte le défaut de livrer le navire pour cause de vente judiciaire ne s’est pas concrétisé et ne se concrétisera pas en raison du paragraphe 7 de l’ordonnance de vente du 27 juin 2014;

e) aucune autre clause ou aucun autre fait s’étant concrétisé menant à un remboursement des avances n’existe actuellement. Par conséquent, à l’heure actuelle, M. Sargeant et Comerica ne peuvent déduire aucune somme d’argent de leur dette envers Worldspan;

f) en droit, le navire est toujours saisi et peut toujours être « livré » si M. Sargeant et Comerica peuvent faire valoir leur droit. La livraison annulerait le prêt consenti;

g) la Cour a proposé la livraison du navire à M. Sargeant et à Comerica qui ont refusé. Ils ne disposent donc d’aucun un recours fondé sur le défaut de livraison;

h) tout défaut par Worldspan de payer les créanciers est une conséquence directe de la violation du contrat dont sont coupables M. Sargeant et Comerica et ceux-ci ne peuvent pas l’invoquer;

i) à l’heure actuelle, M. Sargeant et Comerica ont une dette de plus de 6,2 millions de dollars américains.

[Dossier d’appel, vol. 1, onglet 11, p. 70 à 71]

[79] Dans son avis d’appel déposé le 10 mai 2019, Worldspan expose les motifs de son appel. Premièrement, la juge aurait commis une erreur en concluant que l’hypothèque était distincte du CCN alors que c’est le document maître. Par conséquent, l’hypothèque y est assujettie.

[80] Deuxièmement, en raison de l’ordonnance de vente du navire du 27 juin 2014, rendue par la Cour fédérale, le navire peut toujours être livré à M. Sargeant, contrairement à la conclusion de la juge.

[81] Troisièmement, la juge aurait commis une erreur en concluant que la saisie et la vente du navire ont modifié les droits et les obligations de Worldspan et M. Sargeant.

[82] Enfin, la juge aurait commis une erreur en concluant que les arguments de Worldspan liés au manquement au CCN ressortissent à la cour de la C.-B, saisie des actions personnelles.

[83] Ainsi, Worldspan voudrait que notre Cour déclare d’une part, qu’il importe de déterminer s’il y a eu manquement au CCN avant d’établir l’ordre de priorité des réclamations réelles, et d’autre part, que M. Sargeant a manqué au CCN en n’acquittant pas les certificats de réclamation. Subsidiairement, elle demande le renvoi de ces questions à la Cour fédérale pour réexamen.

[84] Dans son mémoire des faits et du droit ainsi qu’à l’audience, Worldspan fait essentiellement valoir deux arguments à l’appui de notre intervention. Tout d’abord, la vente du navire par la Cour fédérale n’a pas modifié l’état des réclamations ou leur priorité, car le navire peut toujours être livré conformément à l’ordonnance rendue par la Cour. Ainsi, la question, selon Worldspan, est de savoir si elle peut toujours livrer le navire et, dans la négative, si M. Sargeant est responsable de ce défaut.

[85] Worldspan prétend que M. Sargeant n’a pas droit à la livraison du navire sans acquitter la dette à son égard. En outre, elle affirme que M. Sargeant, dans les circonstances, n’a pas droit au remboursement des fonds avancés.

[86] En outre, Worldspan soutient qu’un manquement au CCN est pertinent, d’autant plus que ce manquement l’a empêchée de livrer le navire à M. Sargeant. Autrement dit, Worldspan affirme que le manquement au CCN a rendu la livraison du navire impossible. Selon elle, le défaut de M. Sargeant d’acquitter les certificats de réclamation qui lui ont été présentés a eu pour effet de mettre Worldspan dans l’embarras. Au paragraphe 83 de son mémoire des faits et du droit, elle mentionne que ce défaut [traduction] « a eu pour conséquence directe le non-paiement des créanciers de Worldspan. Worldspan n’a pas survécu au défaut de M. Sargeant d’acquitter les sommes prévues à l’article 4.2 [du CCN] ».

[87] Worldspan affirme en outre que le paiement par M. Sargeant des certificats de réclamation était une condition préalable à l’obligation et à la capacité de Worldspan de payer ses sous-traitants et, partant, à l’achèvement et à la livraison du navire à M. Sargeant.

[88] Suivant le deuxième argument de Worldspan, la Cour fédérale devait trancher la question qu’elle qualifie de [traduction] « question fondamentale : qui devait quoi à qui en mai 2010? » (mémoire des faits et du droit de l’appelante, par. 91 (en titre)).

[89] Cette affirmation mène Worldspan à une analyse des conditions du CCN. Plus précisément, Worldspan procède à des calculs détaillés fondés sur ces conditions, à savoir les articles 4.2, 7 et 24 du CCN. Sur ce fondement, Worldspan affirme que M. Sargeant doit, au 1er mai 2010, lui verser 3 996 635,02 $ US, ainsi que les intérêts, à un taux de 8 % par an. Par conséquent, selon Worldspan, M. Sargeant doit lui verser 6 874 212,23 $ US.

[90] Worldspan demande donc l’infirmation de la décision de la juge et un jugement en sa faveur à hauteur de la somme mentionnée plus haut.

[91] Quant à M. Sargeant, comme je l’indique plus haut, il demande simplement que la Cour déclare toute violation du CCN non pertinente en ce qui concerne l’établissement de l’ordre de priorité des réclamations réelles à l’égard du navire. Vu ma conclusion quant à la requête de Worldspan, il n’est pas nécessaire de me prononcer sur les arguments étayant celle de M. Sargeant. Mes motifs sur la requête de Worldspan tranchent les deux.

[92] Avant d’examiner les arguments de Worldspan et leur fondement, il est nécessaire d’examiner de près ce que la Cour fédérale, et notre Cour, ont décidé dans les affaires Offshore no 1 et no 2, ainsi que Worldspan no 1 et no 2.

[93] Dans la décision Offshore no 1, la juge Strickland accueille l’appel d’une décision du protonotaire Lafrenière qui a conclu, le 5 mars 2013, que l’hypothèque de M. Sargeant ne créait aucun privilège ni aucune charge à l’égard du navire. Selon la juge Strickland, l’hypothèque de M. Sargeant garantit les avances qu’il a versées à Worldspan et cette dernière est tenue de les rembourser. La juge fait les remarques suivantes aux paragraphes 72 et 74 de ses motifs :

[72] Même sans arriver à ce résultat, j’aurais conclu qu’en interprétant l’opération comme un tout pour déterminer l’intention des parties, au sein de la matrice factuelle pertinente, l’hypothèque de constructeur et le contrat de construction prévoyaient implicitement l’obligation de rembourser les avances dont le droit à celles-ci n’était pas acquis, ce qui créait une dette potentielle, une dette qui, en fait, se concrétiserait en cas de non-livraison du navire dans ces circonstances. Même s’il n’y avait pas de « prêt » à proprement parler, il existait une dette potentielle créée par les dispositions du contrat de construction, et M. Sargeant a garanti l’acquittement de la dette potentielle au moyen de l’hypothèque de constructeur.

[…]

[74] En l’espèce, la dette potentielle a été créée par le droit aux avances qui ne serait acquis qu’au moment de la livraison. Cette dette aurait été acquittée par la livraison du navire. Comme cela n’a pas eu lieu, et comme les dispositions du contrat de construction qui auraient par ailleurs régi les parties en cas de défaut ne s’appliquent pas dans ces circonstances, la dette s’est concrétisée et on l’aurait acquittée en remboursant les avances, au sujet desquelles les deux parties tenaient des comptes.

[Non souligné dans l’original.]

[94] Le 9 juin 2014, notre Cour, dans la décision Offshore no 2, rejette l’appel interjeté par Worldspan de la décision de la juge Strickland. Les paragraphes 120, 121, 122 et 125 de la décision importent en l’espèce.

[120] L’argument présenté par Offshore au sujet de la livraison est fondé sur l’affirmation voulant que M. Sargeant soit endetté envers Worldspan en raison de son défaut de verser ses avances. Donc, selon le raisonnement d’Offshore, Worldspan n’était nullement tenue de livrer le navire. Toutefois, cette affirmation est contestée par M. Sargeant. Ce dernier soutient qu’il y a eu surfacturation de la part de Worldspan. Quoi qu’il en soit, la question de savoir si M. Sargeant ou Worldspan ou les deux ont contrevenu au contrat de construction n’a pas encore été tranchée par un tribunal. Cela dit, le contrat de construction ne traite manifestement pas de l’éventualité que le navire soit saisi par un créancier tiers avant que M. Sargeant ou Comerica ait la possibilité d’en demander la livraison, puis qu’il soit vendu par la Cour. Bien qu’il soit vrai que le contrat de construction impose à Worldspan l’obligation de livrer le navire, une telle obligation ne figure pas dans l’hypothèque de constructeur ni dans la partie du contrat de construction qui stipule que Worldspan doit enregistrer une hypothèque en faveur de M. Sargeant à la demande de ce dernier. Par conséquent, on peut difficilement affirmer que l’hypothèque de constructeur n’avait pour objet que de garantir la livraison du navire.

[121] Si la position d’Offshore est correcte, il aurait en fait fallu que M. Sargeant assure une surveillance continue des comptes de Worldspan auprès de créanciers tiers (comme Offshore) afin de veiller à ce qu’elle ne conclue aucun arrangement avec ses créanciers et à ce qu’elle ne contrevienne à aucune de ses obligations financières. En outre, si Worldspan avait conclu un arrangement ou contrevenu à l’une de ses obligations à l’égard d’une tierce partie, il aurait fallu que M. Sargeant réclame immédiatement la livraison du navire avant que la tierce partie saisisse le navire, faute de quoi il ne lui resterait plus aucun recours utile. Une telle interprétation de l’application du contrat de construction et de l’hypothèque de constructeur donne manifestement lieu à une absurdité sur le plan commercial.

[122] Par conséquent, je ne décèle aucune erreur dans la conclusion de la juge voulant que le défaut de Worldspan de livrer le navire à M. Sargeant ait entraîné une obligation de rembourser les avances.

[...]

[125] La juge a conclu qu’il existait une obligation de rembourser les avances à M. Sargeant en raison de sa lecture du contrat de construction et de l’hypothèque de constructeur. Autrement dit, elle a interprété les documents contractuels et a tranché que les parties entendaient faire en sorte que, en cas de non‑livraison du navire, M. Sargeant ait le droit de se faire rembourser les avances auxquelles Worldspan n’avait pas encore acquis le droit. Pour en arriver à cette interprétation des documents contractuels, la juge a examiné, à juste titre selon moi, d’autres dispositions du contrat de construction qui obligeaient Worldspan, dans des circonstances précises, à rembourser les avances à M. Sargeant. Je ne décèle aucune erreur dans cette conclusion de la juge.

[Non souligné dans l’original.]

[95] Dans la décision Worldspan no 1, le juge Southcott est saisi de deux requêtes. La première requête, présentée par Worldspan, veut que toutes les sommes payables à Worldspan par M. Sargeant selon le CCN aient préséance sur toute garantie que M. Sargeant pourrait avoir au titre de l’hypothèque. Le juge Southcott rejette la requête de Worldspan. En concluant que M. Sargeant n’est tenu de verser à Worldspan aucuns fonds dont il serait redevable selon le CCN avant de pouvoir exercer les droits que lui confère l’hypothèque, le juge Southcott affirme que rien n’empêche M. Sargeant d’obtenir le remboursement de ses avances avant de verser des fonds à Worldspan. Il estime plutôt que Worldspan a le droit de déduire des fonds avancés les sommes exigibles conformément au CCN. Voici un extrait du paragraphe 64 de la décision du juge Southcott :

[...] La formule qui s’applique alors n’empêche pas M. Sargeant d’obtenir un remboursement de ses avances avant d’avoir payé Worldspan, mais prévoit plutôt un remboursement de ces avances sous réserve des ajustements prescrits. Il est difficile de concilier les mécanismes prévus au contrat et l’interprétation de l’article 12.1 proposée par Worldspan. Il est en revanche possible de faire le rapprochement avec l’interprétation de M. Sargeant selon laquelle l’article 12.1 donne le droit à Worldspan de déduire des montants qui lui sont dus aux termes du CCN pour toute réclamation hypothécaire émanant de M. Sargeant.

[Non souligné dans l’original.]

[96] Le juge Southcott examine également l’argument de Worldspan suivant lequel le produit de la vente par la Cour fédérale du navire a remplacé le navire aux fins du CCN et suivant lequel M. Sargeant pourrait obtenir la livraison du navire, ou plutôt le produit, une fois qu’il aura versé à Worldspan les paiements exigibles aux termes du CCN. Le juge Southcott rejette cet argument et déclare au paragraphe 66 ce qui suit :

Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il s’agit d’une interprétation correcte de l’ordonnance de vente. Une ordonnance de vente judiciaire d’un navire a pour effet que le produit de la vente devient l’objet des réclamations de nature réelle concomitantes en lieu et place du navire. Contrairement à ce que Worldspan avance, l’ordonnance ne vient pas remplacer les dispositions du CCN.

[Non souligné dans l’original.]

[97] Comme je l’indique au paragraphe [17] des présents motifs, notre Cour a rejeté l’appel interjeté par Worldspan de la décision du juge Southcott. Ainsi, notre Cour a confirmé la conclusion du juge selon laquelle M. Sargeant n’était pas tenu de verser à Worldspan quelque somme d’argent susceptible d’être exigible en vertu du CCN avant d’exercer les droits que lui confère l’hypothèque.

[98] Dans la décision Worldspan no 1, le juge Southcott rejette également la requête de M. Sargeant qui sollicitait une déclaration selon laquelle les réclamations de nature personnelle entre M. Sargeant et Worldspan ressortissent à la cour de la C.-B. Dans sa décision, le juge Southcott fait les remarques suivantes, au paragraphe 93 de ses motifs :

J’insiste sur le fait que la présente conclusion ne cherche pas à laisser entendre que des actions personnelles doivent être intentées devant la Cour et donc donner ouverture au [traduction] « flou procédural » qui toucherait d’autres créanciers, selon les craintes exprimées par M. Sargeant. Ma conclusion est plutôt la suivante : la compétence de la Cour en matière réelle comprend le fait de décider de questions de responsabilité et de quantification, y compris les arguments présentés en défense par le propriétaire du navire, nécessaire afin de statuer sur une réclamation de nature réelle.

[Non souligné dans l’original.]

[99] Que pouvons-nous tirer de ces décisions? Il ne fait aucun doute que Worldspan doit rembourser à M. Sargeant ses avances et que tout paiement dont ce dernier peut être redevable à Worldspan, aux termes du CCN, ne saurait l’empêcher d’exercer les droits que lui confère l’hypothèque. Or, comme le conclut à juste titre le juge Southcott dans la décision Worldspan no 1, Worldspan a le droit de déduire du produit de la vente payable à M. Sargeant toute somme exigible pour manquement au CCN.

[100] Il ressort aussi clairement de ces décisions que Worldspan ne peut plus affirmer que le produit de la vente par la Cour fédérale du navire a remplacé ce dernier aux fins de sa livraison à M. Sargeant et du CCN. Autrement dit, contrairement à ce que prétend Worldspan, le navire ne peut pas être livré à M. Sargeant. Par conséquent, les arguments de Worldspan qui figurent entre les paragraphes 57 et 90 de son mémoire des faits et du droit et qui sont fondés sur la disposition de Worldspan à livrer le navire, ne sont pas pertinents pour trancher l’appel. La livraison du navire n’a pas eu lieu et ne peut plus être effectuée.

[101] À mon humble avis, la seule question qu’il reste à trancher dans le présent appel est celle de savoir si Worldspan a le droit de déduire du produit de la vente à payer à M. Sargeant tout paiement dont ce dernier est susceptible de lui être redevable aux termes du CCN. Ainsi, contrairement à la juge, je suis d’avis qu’une ordonnance quant au versement du produit de la vente du navire à M. Sargeant est subordonnée au règlement de la question d’un éventuel manquement par M. Sargeant au CCN.

[102] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’aucune déduction n’est applicable à la réclamation de M. Sargeant. Par conséquent, M. Sargeant, en raison de la priorité de sa réclamation hypothécaire, a droit au produit de la vente du navire. De ce fait, bien que je sois d’avis que la juge a commis une erreur en omettant d’examiner la question d’un éventuel manquement au CCN, je dois conclure que son erreur est sans conséquence.

[103] Au paragraphe 120 des motifs de notre Cour dans la décision Offshore no 2, nous indiquons que le différend qui oppose M. Sargeant et Worldspan, quant à un éventuel manquement au CCN, n’a pas encore été tranché. Dans la décision Worldspan no 1, en statuant sur la requête de M. Sargeant voulant que les réclamations de nature personnelle qui l’opposent à Worldspan ressortissent uniquement à la cour de la C.-B., le juge Southcott indique que Worldspan a le droit de présenter sa défense à l’égard de la réclamation réelle devant la Cour fédérale. Ainsi, les fonds dont M. Sargeant peut être redevable à Worldspan peuvent être déduits du produit à payer à M. Sargeant (Worldspan no 1, par. 64, 91, 92 et 93).

[104] Il ressort de la requête de Worldspan et des arguments qu’elle a formulés devant la juge et notre Cour, ainsi que devant le juge Southcott, dans l’affaire Worldspan no 1, qu’elle demande réellement que soit tranché un différend très complexe sur la responsabilité du manquement au CCN. Plus précisément, Worldspan affirme que M. Sargeant est responsable du défaut de paiement de ses sous-traitants qui, en fin de compte, a entraîné la saisie par Offshore du navire et son impossibilité de le livrer à M. Sargeant. Worldspan soutient que la responsabilité de cette succession de faits repose manifestement sur les épaules de M. Sargeant, tandis que ce dernier déclare que Worldspan est l’unique responsable de la saisie et du défaut de livraison du navire, conformément à l’accord contractuel constaté par le CCN.

[105] Ce différend a amené M. Sargeant à intenter à Worldspan une action en justice en dommages-intérêts devant la cour de la C.-B. le 29 avril 2011. Il accuse Worldspan notamment de manquement à ses obligations de fiduciaire, d’abus de confiance, de détournement, de fraude et de manquement au contrat. Plus précisément, selon M. Sargeant, Worldspan a adopté des pratiques déloyales, notamment la fraude et le détournement des fonds reçus de M. Sargeant. Ces affirmations ont amené M. Sargeant à solliciter un jugement pour deniers reçus, une déclaration selon laquelle tous les deniers reçus par Worldspan devaient être détenus dans une fiducie constructoire en faveur de M. Sargeant et une reddition de compte.

[106] Le 30 mai 2011, Worldspan dépose une défense dans l’action intentée par M. Sargeant et présente une demande reconventionnelle contre M. Sargeant en dommages-intérêts pour non-paiement au titre du CCN. Ainsi, les actions intentées devant la cour de la C.-B. soulèvent clairement la question des manquements alléguées au CCN.

[107] Le 2 février 2016, Worldspan sollicite auprès de la cour de la C.-B. le sursis de l’action intentée par M. Sargeant en attendant que la Cour fédérale rende sa décision sur les questions portant sur l’ordre de priorité des créanciers réels et, plus précisément, sur l’ordre de priorité de la réclamation de M. Sargeant qui est fondée sur son hypothèque.

[108] Dans une décision datée du 6 juillet 2017 (2017 BCAC 1153), la cour de la C.-B. rejette la demande de Worldspan. Dans des motifs de jugement soignés et exhaustifs, le juge Pearlman de la cour de la C.-B. conclut qu’aucun préjudice ne serait causé à Worldspan si sa demande était rejetée. Selon lui, les réclamations de M. Sargeant fondées sur la fraude et le détournement étaient distinctes de l’action de nature réelle intentée devant la Cour fédérale et elles ne la recoupent pas. Il conclut également que la prépondérance des inconvénients favorise le rejet de la demande de Worldspan. Ses remarques qui figurent au paragraphe 65 de ses motifs sont pertinents en l’espèce :

[traduction]
M. Sargeant a choisi de poursuivre sa réclamation réelle à l’égard du navire (et du produit de la vente qui se substitue désormais au navire) devant la Cour fédérale. Dans sa décision concernant l’ordre de priorité des réclamations réelles et la répartition du produit de la vente du navire, la Cour fédérale traitera des questions personnelles concernant l’interprétation et l’application du CCN en ce qui a trait aux déductions demandées par Worldspan des fonds dont M. Sargeant est susceptible de lui être redevable en raison de certificats de réclamation non acquittés. Cependant, l’action devant la Cour fédérale ne résoudra pas les réclamations en responsabilité délictuelle de M. Sargeant pour fraude et détournement. L’issue de l’action devant la Cour fédérale ne résoudra pas le présent contentieux.

[109] Il ressort des remarques du juge Pearlman que Worldspan a le droit de déduire du produit à payer à M. Sargeant tous les fonds dont ce dernier peut lui être redevable pour cause de manquement au CCN. L’avis du juge Pearlman est donc semblable à celui exprimé par le juge Southcott dans la décision Worldspan no 1. Je pense que cette thèse est exacte. Comme je l’indique plus haut, il s’agit du différend que Worldspan nous demande de trancher dans le présent appel. Malheureusement, nous ne sommes manifestement pas en mesure de nous prononcer. Dans les paragraphes suivants, j’explique pourquoi.

[110] Je reviens sur les arguments qui fondent la requête de Worldspan, qui figurent au paragraphe [78] des présents motifs. À mon avis, les arguments b), c), d), e), f) et g) ont été tranchés dans les affaires Offshore no 1 et Offshore no 2, ainsi que Worldspan no 1 et Worldspan no 2, ou ils ne sont plus pertinents. Comme je l’indique plus haut, les arguments de Worldspan quant à savoir si M. Sargeant a le droit d’exercer les droits que lui confère l’hypothèque ne sont plus en litige. Ils ont déjà été traités dans des décisions antérieures.

[111] Reste à trancher les arguments a), selon lequel M. Sargeant aurait manqué au CCN en n’acquittant pas les certificats de réclamation après décembre 2009, et h) et i), selon lesquels M. Sargeant est responsable du défaut de paiement par Worldspan de ses sous-traitants et, partant, lui est redevable de plus de 6,2 millions de dollars américains. Ces arguments emportent la question de savoir qui, de M. Sargeant ou Worldspan, ou des deux, a manqué au CCN.

[112] Il est important d’affirmer que les arguments de Worldspan, tant ceux exposés oralement que ceux figurant dans son mémoire des faits et du droit, partent du principe que M. Sargeant a manqué au CCN et qu’il est donc responsable du fait que Worldspan n’a pas payé ses sous-traitants. Le hic, pour Worldspan, c’est que M. Sargeant n’a concédé aucun point et n’a fait aucun aveu en ce qui concerne les allégations de manquement. Ainsi, M. Sargeant ne souscrit pas à la thèse de Worldspan, mais au contraire, il affirme que c’est Worldspan qui a manqué au CCN. Un bref examen des affidavits au dossier établit facilement pourquoi notre Cour ne peut pas résoudre les questions soulevées par Worldspan.

[113] La requête de Worldspan est étayée de plusieurs affidavits, à savoir ceux de Michael Nesbit, souscrit le 14 octobre 2011, M. Sargeant, souscrit le 7 octobre 2011, Cynthia B. Jones, souscrit le 14 octobre 2011 et Michael Nesbit, souscrit le 7 juin 2017. Quant à M. Sargeant, il appuie sa requête sur son affidavit souscrit le 13 octobre 2011 et celui de Cynthia B. Jones, souscrit le 7 octobre 2011, ainsi que celui de Michael Nesbit, souscrit le 14 octobre 2011.

[114] Outre des affidavits, je remarque que Worldspan, dans son mémoire des faits et du droit, s’appuie également sur l’affidavit de Dave Kelly, souscrit le 29 novembre 2017 et qui ne fait pas partie du dossier dont notre Cour est saisie. Dans son mémoire des faits et du droit, Worldspan s’appuie aussi sur l’affidavit de Mervyn Monger, souscrit le 27 novembre 2017. Au paragraphe 1 de cet affidavit, après avoir déclaré qu’il était un représentant de M. Sargeant, M. Monger joint à son affidavit la pièce « 1 » qui est la copie d’un affidavit souscrit le 28 avril 2011 dans l’action intentée par M. Sargeant devant la cour de la C.-B. Je commence par procéder à un bref examen de cet affidavit.

[115] À partir du paragraphe 27 de son affidavit souscrit le 28 avril 2011, M. Monger explique les faits qui ont mené M. Sargeant à cesser de financer la construction du navire. Plus précisément, il explique, au paragraphe 31, que Jim Hawkins, directeur du chantier naval de Worldspan, l’a informé, au début de novembre 2009, que le coût de la construction du navire dépasserait de près de 10 % le budget. M. Monger affirme ensuite, au paragraphe 34, que Jim Hawkins l’a informé, en février 2010, que le coût prévu s’élevait désormais à près de 28 millions de dollars américains. À ce moment-là, Comerica et M. Sargeant avaient déjà avancé à Worldspan plus de 20 millions de dollars américains (affidavit de Mervyn Monger, dossier d’appel, vol. IV, onglet 24, par. 27 et 31).

[116] Compte tenu de ce fait, M. Sargeant a informé M. Monger qu’il n’était pas disposé à poursuivre le projet à moins qu’on lui explique pourquoi le coût de la construction avait augmenté de 8 millions de dollars américains en trois mois. M. Monger a donc demandé de consulter les livres et registres de Worldspan, ce que M. Taubeneck, président-directeur général de Worldspan, a initialement refusé. M. Monger allègue ensuite, au paragraphe 39, qu’il est devenu évident, en mars 2010, que Worldspan ne pouvait pas continuer à acquitter les obligations qui lui incombaient au titre du CCN. Il indique ensuite qu’à la fin d’avril 2010, M. Sargeant a donné à Worldspan la directive de cesser la construction du navire. M. Monger mentionne aussi que, le 18 mai 2010, M. Taubeneck l’a informé que la plupart des employés du chantier naval avaient été mis à pied, car les fonds ne suffisaient pas à assurer le versement des salaires.

[117] M. Monger indique également, au paragraphe 43 de son affidavit, que M. Sargeant et lui-même ont rencontré les dirigeants de Worldspan, à savoir Chris Blane et Steve Barnett, le 16 juin 2010, à Palm Beach, en Floride, et qu’une entente de principe a été conclue pour poursuivre la construction du navire, à condition que Worldspan en limite le coût à 27 millions de dollars américains et qu’elle assumerait tous les coûts supplémentaires.

[118] Le 17 août 2010, les avocats de M. Sargeant ont ainsi proposé un addenda au CCN qu’ils ont envoyé aux avocats de Worldspan. Le 16 septembre 2010, ces derniers ont informé les avocats de M. Sargeant que le coût de la construction avoisinerait les 29 millions de dollars américains et que les retards étaient attribuables au non-paiement par M. Sargeant des certificats de réclamation entre janvier et avril 2010.

[119] À partir du paragraphe 52 de son affidavit, M. Monger indique que, Worldspan ayant convenu d’offrir un accès limité à ses livres et registres, il s’est présenté sur le chantier naval environ huit jours, sur une période de trois semaines, en février 2011, afin d’examiner les documents à l’appui des certificats de réclamation. M. Monger fait ensuite valoir que Dan Pascoe, dirigeant principal des finances, lui a admis, au cours de son inspection, que Worldspan avait facturé à M. Sargeant des sommes excessives, mais qu’elle entendait remédier à la situation (affidavit de Mervyn Monger, dossier d’appel, vol. IV, onglet 24, par. 53, p. 674).

[120] M. Monger indique aussi que Lee Taubeneck a reconnu que Chris Blane et Steve Barnett lui avaient donné pour consigne d’affecter les fonds versés par M. Sargeant pour la construction du navire au paiement d’autres dettes de Worldspan afin qu’elle [traduction] « poursuive ses activités » (affidavit de Mervyn Monger, dossier d’appel, vol. IV, onglet 24, par. 57, p. 674).

[121] Il va sans dire qu’il s’agit d’allégations graves de la part de M. Monger qui devront être examinées avant toute analyse de manquements éventuels au CCN. Jusqu’à présent, elles n’ont été examinées ni par la Cour fédérale ni par la cour de la C.-B.

[122] Passons aux affidavits de Michael Nesbit, un comptable agréé embauché par Worldspan. Dans son affidavit du 14 octobre 2011, déposé à l’appui de la réclamation réelle de Worldspan à l’égard du navire, M. Nesbit affirme que, dès le début du projet de construction, M. Sargeant a pris du retard dans ses paiements et qu’il en a fait une habitude, tant et si bien qu’il a fini par accumuler une dette envers Wordspan de 6 643 082,59 $ US. Selon M. Nesbit, le défaut de M. Sargeant de payer les certificats de réclamation à temps a eu une incidence financière dévastatrice sur Worldspan et ses filiales. Cependant, M. Nesbit ne traite pas des raisons pour lesquelles M. Sargeant n’effectuait pas les paiements convenus ou refusait de les faire.

[123] Dans son autre affidavit du 7 juin 2017, déposé relativement à une requête présentée par M. Sargeant en 2014 visant à déplacer le navire des locaux de Worldspan, à Maple Ridge, en Colombie-Britannique, à un chantier naval appartenant à M. Sargeant et supervisé par celui-ci à Richmond, en Colombie-Britannique, M. Nesbit traite de plusieurs questions découlant de la requête de M. Sargeant en déplacement. En revanche, il n’étudie aucune des questions portant sur le CCN à l’égard desquelles Worldspan demande que notre Cour rende une décision. Autrement dit, l’affidavit de M. Nesbit n’est d’aucune aide pour notre Cour qui doit décider si M. Sargeant a manqué au CCN.

[124] Examinons ensuite l’affidavit de Cynthia B. Jones, vice-présidente du groupe responsable des actifs spéciaux chez Comerica Bank. Il a été déposé à l’appui de la réclamation réelle de M. Sargeant à l’égard du navire. Mme Jones y explique la relation qui existe entre M. Sargeant et Comerica Bank relativement au contrat de prêt à la construction daté du 14 août 2009. Elle indique en outre que la banque a avancé 9 400 000 $ US à M. Sargeant, qui en est redevable. Elle affirme également que M. Sargeant a avancé 20 682 520,92 $ US à Worldspan aux termes du CCN (affidavit de Cynthia B. Jones, dossier d’appel, vol. II, p. 250 à 253).

[125] Examinons ensuite l’affidavit de M. Sargeant, souscrit le 13 octobre 2011, déposé à l’appui de sa réclamation réelle à l’égard du navire. Il y présente sa conception du CCN et de l’hypothèque. Il indique et explique aussi les dispositions qu’il a prises avec la Comerica Bank avant la conclusion du contrat de prêt à la construction. Enfin, il mentionne les paiements effectués sur réception des certificats de réclamation de Worldspan (affidavit de Harry Sargeant III, dossier d’appel, vol. II, p. 291 à 295).

[126] À mon avis, aucun des affidavits autres que celui de M. Monger n’est utile pour notre Cour qui doit rendre une décision quant à d’éventuels manquements au CCN. Plus important encore, nous ne sommes pas en mesure, à la lumière du dossier de preuve dont notre Cour est saisie, de décider si M. Sargeant a manqué au CCN en ne payant pas les certificats de réclamation et, dans l’affirmative, si ce manquement a empêché Worldspan de payer ses sous-traitants. Nous ne sommes pas non plus en mesure d’examiner les questions de crédibilité qui découlent manifestement de l’affidavit de M. Monger , ni la thèse de Worldspan, selon qui le non-paiement par M. Sargeant des certificats de réclamation est déterminant en ce qui concerne le CCN. Comment la juge, dans le contexte de la requête qui lui a été présentée et notre Cour, dans le contexte du présent appel, pourraient régler le différend qui existe entre Worldspan et M. Sargeant dépasse mon entendement. Il est aussi important de rappeler que l’un des arguments les plus importants, voire le plus important, de Worldspan consiste à affirmer qu’elle peut toujours livrer le navire conformément aux modalités et conditions du CCN. Pour cette raison, Worldspan affirme que l’article 4.2 du CCN s’applique et, partant, que M. Sargeant est redevable à Worldspan. Malheureusement pour Worldspan, comme je l’indique plus haut, la livraison du navire n’est plus possible. Par conséquent, les arguments de Worldspan qui reposent sur sa capacité à livrer le navire ne jouent pas en l’espèce.

[127] Le CCN a été conclu en février 2008, le navire a été saisi le 28 juillet 2010 et vendu par la Cour fédérale le 27 juin 2014. M. Sargeant a intenté une action devant la cour de la C.-B. le 29 avril 2011, et Worldspan a déposé une défense et présenté une demande reconventionnelle contre l’action de M. Sargeant à la fin de mai 2011. Ces instances, comme je l’explique plus haut, concernent les manquements éventuels au CCN, mais elles n’ont pas progressé. Au contraire, en février 2016, Worldspan a tenté d’y faire surseoir. Notre Cour n’a pas été informée d’autres progrès dans les instances en C.-B.

[128] L’avocat de Worldspan ne nous a pas expliqué pourquoi le règlement du différend concernant le CCN n’a pas progressé devant la cour de la C.-B. ni pourquoi les questions liées au CCN n’ont pas été présentées à la Cour fédérale pour règlement autrement que par voie de requête par Worldspan. Comme l’appel le démontre, Worldspan tente de faire trancher le litige relatif au CCN dans le cadre d’une simple requête, sur le fondement d’un dossier de preuve limité. Comme l’affidavit de M. Monger le révèle, M. Sargeant refuse la thèse selon laquelle il aurait manqué au CCN. L’exactitude de ces éléments de preuve mérite d’être vérifiée au moyen d’une instance plus complète que celle que Worldspan a introduite en Cour fédérale et qui est maintenant en appel devant notre Cour. Finalement, il est possible qu’une instruction complète de ces questions soit nécessaire pour qu’un tribunal parvienne à les trancher. Cependant, comme je l’explique plus haut, nous ne sommes pas en mesure de décider qui de M. Sargeant ou de Worldspan est responsable du fait que la construction du navire n’a pas été achevée et que le navire n’a pas été livré à M. Sargeant.

[129] Étant donné que près de dix ans se sont maintenant écoulés, on pourrait se demander si le litige relatif au CCN sera un jour réglé. Jusqu’à présent, la nature prolongée du litige rappelle l’affaire Jarndyce contre Jarndyce dans le roman La maison d’Âpre-Vent de Charles Dickens. Si ma mémoire est bonne, cette affaire fictive n’a jamais été réglée d’une manière satisfaisante pour aucune des parties concernées. Quoi qu’il en soit, le litige ne saurait être tranché par nous dans le cadre du présent appel. Ainsi, étant donné que Worldspan ne peut rien déduire du produit à payer à M. Sargeant, je ne vois aucune raison de modifier l’ordonnance de la juge selon laquelle M. Sargeant a le droit de recevoir le produit de la vente qui s’élève à cinq millions de dollars américains, moins les honoraires du shérif et les débours.

V. Conclusion

[130] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel de Worldspan et j’adjugerais des dépens à M. Sargeant.

[131] Une copie des motifs sera déposée dans chacun des dossiers d’appel.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

A-171-19 ET A-183-19

 

DOSSIER :

A-171-19

 

INTITULÉ :

WORLDSPAN MARINE INC. c. HARRY SARGEANT III ET COMERICA BANK

 

 

ET DOSSIER :

A-183-19

 

INTITULÉ :

OFFSHORE INTERIORS INC. ET RESTAURANT DESIGN AND SALES LLC c. HARRY SARGEANT III ET COMERICA BANK

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er décembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

W. Gary Wharton

Pour les appelantes

 

Kaitlin Smiley

John Bromley (Québec)

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les appelantes

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour les intimés

 

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