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Date : 20210526


Dossier : A-12-20

Référence : 2021 CAF 101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

CHARLES FRIEDMAN ET CLAIRE FRIEDMAN

appelants

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 12 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mai 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210526


Dossier : A-12-20

Référence : 2021 CAF 101

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

CHARLES FRIEDMAN ET CLAIRE FRIEDMAN

appelants

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

I. Introduction

[1] Le ministre du Revenu national (le ministre) a reçu de l’information qui laissait croire que M. Charles Friedman et son épouse Claire Friedman (collectivement appelés les Friedman) ont omis de déclarer un revenu étranger. Pour examiner cette information de plus près, le ministre a envoyé à chacun d’eux une lettre indiquant qu’une vérification serait effectuée et il y a joint un questionnaire de 15 pages leur demandant de donner des détails sur leurs biens ou sur les biens qu’ils contrôlent. Préoccupés par les conséquences qui pourraient découler de leurs réponses à ce questionnaire, les Friedman ont consulté un avocat. Cela a donné lieu à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire de la part de chacun des Friedman, en vue de faire annuler la demande de renseignements du ministre qui, à son tour, a présenté une demande en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à chacun des Friedman de se conformer à la demande.

[2] Dans une décision publiée sous la référence 2019 CF 1583 (la Décision), la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des Friedman et a rendu les ordonnances demandées par le ministre. C’est sur la Décision que porte le présent appel.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel avec dépens.

II. Faits et Décision faisant l’objet de l’appel

[4] Les demandes de renseignements que les Friedman ont reçues ont été faites en application du paragraphe 231.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi) qui est rédigé ainsi :

231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

231.1 (1) An authorized person may, at all reasonable times, for any purpose related to the administration or enforcement of this Act,

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

(a) inspect, audit or examine the books and records of a taxpayer and any document of the taxpayer or of any other person that relates or may relate to the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or to any amount payable by the taxpayer under this Act, and

[5] Les demandes d’ordonnance de production du ministre ont été formulées en application du paragraphe 231.7(1) qui est rédigé ainsi :

231.7 (1) Sur demande sommaire du ministre, un juge peut, malgré le paragraphe 238(2), ordonner à une personne de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu des articles 231.1 ou 231.2 s’il est convaincu de ce qui suit :

231.7 (1) On summary application by the Minister, a judge may, notwithstanding subsection 238(2), order a person to provide any access, assistance, information or document sought by the Minister under section 231.1 or 231.2 if the judge is satisfied that

a) la personne n’a pas fourni l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents bien qu’elle en soit tenue par les articles 231.1 ou 231.2;

(a) the person was required under section 231.1 or 231.2 to provide the access, assistance, information or document and did not do so; and

b) s’agissant de renseignements ou de documents, le privilège des communications entre client et avocat, au sens du paragraphe 232(1), ne peut être invoqué à leur égard.

(b) in the case of information or a document, the information or document is not protected from disclosure by solicitor-client privilege (within the meaning of subsection 232(1)).

238(2) Le tribunal qui déclare une personne coupable d’une infraction prévue au paragraphe (1) peut rendre toute ordonnance qu’il estime indiquée pour qu’il soit remédié au défaut visé par l’infraction.

238(2) Where a person has been convicted by a court of an offence under subsection 238(1) for a failure to comply with a provision of this Act or a regulation, the court may make such order as it deems proper in order to enforce compliance with the provision.

[6] Le questionnaire envoyé aux Friedman visait à obtenir des renseignements sur diverses questions pouvant se rapporter à leur situation financière. Étant donné qu’une question a été soulevée au sujet de la (les) des personne(s) visée(s) par le questionnaire, il est nécessaire de le décrire plus précisément.

[7] Le questionnaire était joint à une lettre adressée à chacun des Friedman. La lettre mentionnait le nom du destinataire (M. ou Mme Friedman) suivi des [TRADUCTION] « années d’imposition 2010-01-01 à 2016-12-31 ». La première phrase de la lettre se lisait [TRADUCTION] « [v]os déclarations de revenus des particuliers et celles de toute autre entité qui vous est liée ou associée ont été sélectionnées à des fins de vérification pour la période susmentionnée ».

[8] Chaque page du questionnaire comporte le titre [TRADUCTION] « QUESTIONNAIRE AUX FINS DE VÉRIFICATION D’UNE DÉCLARATION DE REVENUS D’UN PARTICULIER ». À la première page de chaque questionnaire, le nom et le numéro d’assurance sociale du destinataire sont indiqués.

[9] Pour illustrer la portée du questionnaire, voici un exemple de question :

[TRADUCTION]
3.1 Un membre de votre famille était-il un actionnaire ou un membre d’une société non cotée? Par souci de clarté, veuillez noter actionnaire comprend un titulaire d’actions au porteur,

– au Canada?

– à l’extérieur du Canada?

Dans l’affirmative, veuillez indiquer, pour chacune de ces sociétés non cotées :

(i) le nom de la société non cotée;

(ii) le nom du membre de votre famille qui possédait les actions ou était membre de la société;

(iii) si la société non cotée a produit des déclarations de revenus au Canada, son numéro d’entreprise;

(iv) si la société non cotée n’a pas produit de déclaration de revenus au Canada et si son existence n’a pas été communiquée au cours des années visées par l’examen dans une déclaration de renseignements T1134-A ou T1134-B, veuillez indiquer :

a. son lieu de constitution,

b. la quote-part dans la société,

c. les états financiers de la société pour chaque exercice se terminant au cours des années visées par l’examen.

[Souligné dans l’original.]

[10] Pour mettre en contexte cette question, le questionnaire définit la [TRADUCTION] « famille » comme désignant [TRADUCTION] « vous, votre époux ou votre conjoint de fait et vos enfants mineurs, ainsi que ceux de votre époux ou de votre conjoint de fait, sans égard à la personne qui a la garde de ces enfants ».

[11] Les Friedman ont d’abord contesté la demande de renseignements au motif que la procédure en application du paragraphe 231.1(1) portait atteinte à leur droit à la liberté et au droit de ne pas témoigner contre soi-même prévu à l’article 7, à l’alinéa 11c) et à l’article 13 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Ils ont ensuite demandé, et ont été accordé, l’autorisation d’invoquer le fait que la Cour fédérale devrait suivre une autre décision rendue par la Cour fédérale sur la même question, Canada (Revenu national) c. Lin, 2019 CF 646 [décision Lin], où la Cour fédérale a rejeté une demande d’ordonnance de production en application du paragraphe 232.7(1), ce qu’ils ont obtenu. Dans cette décision, la Cour a conclu que « les lettres sont adressées à la fois aux particuliers et aux entités qui leur sont liées. Les entités ne sont pas nommées, et il n’est pas évident de savoir qui fait l’objet de la vérification : les défendeurs ou les entités non désignées? » – décision Lin, par. 31.

[12] La Cour fédérale a commencé son analyse sur cette question en cernant les critères qui doivent être satisfaits avant que la Cour ne rende une ordonnance de production en application du paragraphe 231.7(1). Normalement, la Cour examinera la demande de renseignements pour vérifier si les critères ont été satisfaits. Ces critères sont les suivants :

(1) la personne visée par l’ordonnance doit être clairement identifiée comme tenue de fournir les renseignements demandés;

(2) malgré l’obligation à laquelle elle était tenue de fournir les renseignements ou de produire les documents que [le] ministre cherche à obtenir, la personne ne l’a pas fait;

(3) le privilège des communications entre client et avocat n’est pas opposable auxdites demandes de documents et de renseignements [du] ministre.

La Décision, par. 26

[13] Ces critères sont tirés du paragraphe 231.7(1) et sont pris en compte dans la jurisprudence de la Cour fédérale : voir les décisions Canada (Ministre du Revenu national) c. SML Operations (Canada) Ltd., 2003 CF 868, [2003] A.C.F. no 1111 (QL), par. 13 et 14 [décision SML], Canada (Revenu national) c. Chamandy, 2014 CF 354, 452 F.T.R. 261, par. 27 à 29 [décision Chamandy], décision Lin, par. 22.

[14] La Cour fédérale a examiné la jurisprudence précitée et a souligné que, dans chaque décision, la Cour a estimé qu’une certain doute entourait l’identité de la personne faisant l’objet de la vérification. Cependant, la Cour a examiné les lettres et les questionnaires envoyés aux Friedman et a conclu qu’« il est aisé de constater que les lettres (ainsi que les questionnaires qui les accompagnaient) étaient adressées aux Friedman à titre de particuliers. De plus, il est facile de comprendre pourquoi l’ARC demanderait de tels renseignements au sujet des entités liées à un contribuable dans le cadre d’une vérification de ses biens détenus à l’étranger » : la Décision, par. 42.

[15] En tirant cette conclusion, la Cour fédérale a reconnu que les lettres étaient rédigées de la même façon que celle dans l’affaire Lin. En revanche, elle s’est demandé si la Cour qui a rendu la décision Lin a eu accès aux questionnaires qui ont été envoyés au contribuable : la Décision, par. 34 et 35.

[16] En conséquence, la Cour a établi une distinction entre la situation des Friedman et celle dans l’affaire Lin et elle a conclu que les critères pour rendre une ordonnance en application du paragraphe 231.7(1) étaient satisfaits.

[17] La Cour s’est ensuite penchée sur les arguments constitutionnels des Friedman. Ils soutenaient que les demandes de renseignements portaient atteinte à leurs droits, car il s’agissait d’une enquête criminelle menée sous le couvert d’une vérification à caractère civil. Cette allégation a été présentée avant que l’avocat des Friedman n’ait eu la possibilité de contre-interroger le fonctionnaire de l’Agence du revenu du Canada (ARC) qui a déposé un affidavit pour étayer la demande d’une ordonnance de production de l’ARC. Par suite de ce contre-interrogatoire, l’avocat a reconnu, lors de l’audition de la demande, qu’il n’y avait aucune preuve corroborant l’allégation d’une enquête criminelle secrète. Par conséquent, la Cour a conclu que l’alinéa 11c) de la Charte ne s’appliquait pas.

[18] La Cour fédérale a ensuite examiné l’argument des Friedman selon lequel, par suite de la divulgation forcée dans le cadre du régime d’administration fiscale, l’article 13 de la Charte s’appliquait, de sorte qu’ils bénéficiaient d’une immunité contre l’utilisation de cette preuve dans des procédures criminelles ultérieures. La Cour a renvoyé à une autre décision de la Cour fédérale où cette question a été soulevée, Campbell c. Canada (Procureur général), 2018 CF 683 [décision Campbell]. Dans cette décision, la Cour a refusé de rendre un jugement déclaratoire selon lequel une preuve obtenue par la divulgation forcée ne pouvait pas être utilisée contre le contribuable dans d’autres procédures. Étant donné qu’il n’y avait aucun élément de preuve établissant une intention d’utiliser la preuve obtenue par divulgation forcée contre le contribuable, il n’y avait « aucune utilité pratique à déterminer la portée de la protection que conférera la Charte si jamais des accusations sont portées contre M. Campbell » : décision Campbell, par. 17.

[19] Dans le cas des Friedman, la Cour fédérale est arrivée à la même conclusion, à savoir que, l’utilisation éventuelle de la preuve obtenue par divulgation forcée n’étant pas une question qui se posait, il n’était pas nécessaire de prononcer par anticipation le jugement qu’une cour de juridiction criminelle pourrait devoir rendre si la Couronne cherchait à présenter des éléments de preuve obtenus par l’intermédiaire d’une ordonnance rendue en application du paragraphe 231.7(1).

[20] Les Friedman ont aussi soutenu que les paragraphes 231.1(1) et 231.7(1) étaient inconstitutionnels, parce qu’ils allaient à l’encontre des articles 7 et 13 de la Charte. Étant donné que l’argument relatif à l’article 7 a été abandonné devant cette cour, il est inutile de traiter cet argument dans les présents motifs. Quant à l’article 13, les Friedman ont affirmé que les paragraphes 231.1(1) et 231.7(1) étaient inconstitutionnels parce qu’ils ne comprenaient pas des modalités empêchant le ministre, dans des procédures criminelles ultérieures, d’invoquer des éléments de preuve recueillis dans le cadre d’une vérification.

[21] La Cour fédérale a rejeté cet argument dans un court paragraphe :

L’article 13 de la Charte s’applique lorsque le témoignage est utilisé pour incriminer une personne dans « d’autres procédures ». Il n’y a pas « d’autres procédures » de ce genre à l’heure actuelle, et l’article 13 ne s’appliquerait que si les Friedman étaient accusés d’une infraction criminelle.

La Décision, par. 69

[22] Par conséquent, la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des Friedman et a accueilli la demande d’ordonnance de production du ministre contre chacun des Friedman.

III. Énoncé des questions en litige

[23] Dans leur mémoire des faits et du droit, les Friedman décrivent les questions soulevées dans le présent appel de la manière suivante :

[TRADUCTION]

a. Le juge a-t-il commis une erreur de droit et une erreur de fait lorsqu’il a décidé de ne pas appliquer la règle du stare decisis et qu’il n’a pas conclu que l’identité des personnes faisant l’objet de la vérification n’est pas clairement établie?

b. Le juge a-t-il commis une erreur de droit en invoquant la norme de la décision raisonnable plutôt que la norme de la décision correcte?

c. Le juge a-t-il commis une erreur de fait et de droit manifeste et dominante en concluant que l’application par l’ARC des paragraphes 231.1 et 231.7 de la LIR ne portait pas atteinte aux droits des appelants qui sont garantis par la Charte?

d. Le juge a-t-il commis une erreur de droit en refusant de rendre un jugement déclaratoire selon lequel la déclaration des appelants serait protégée par l’article 13 de la Charte?

[24] Au début de l’audition de l’appel, l’avocat des Friedman a informé la Cour que les arguments relativement aux articles 7 et 11 de la Charte seraient abandonnés. La question principale dont était saisie la Cour était donc de savoir si les paragraphes 231.1(1) et 231.7(1) de la Loi portaient atteinte aux droits des Friedman qui étaient garantis par l’article 13 de la Charte. L’avocat a indiqué que les Friedman continuaient de faire valoir que la lettre et le questionnaire que chacun d’entre eux avait reçus étaient viciés par le même manque de clarté relevé dans la décision Lin et que, par conséquent, leur appel devrait être accueilli et la décision de la Cour fédérale devrait être annulée.

[25] Puisque l’argument fondé sur la Charte ne sera pas invoqué si je conclus que la Cour fédérale aurait dû appliquer la décision Lin, je traiterai d’abord cette question. Si cet argument est rejeté, j’examinerai alors l’argument constitutionnel.

IV. Discussion

[26] Le présent appel porte sur deux procédures judiciaires distinctes : les demandes de contrôle judiciaire des demandes de renseignements du ministre en application du paragraphe 231.1(1) de la Loi, présentées par les Friedman, et les demandes d’une ordonnance de production en application du paragraphe 231.7(1), présentées par le ministre. Normalement, ces deux procédures exigent l’application de normes de contrôle différentes. La demande de contrôle judiciaire présentée par les Friedman ferait l’objet de la norme de la décision raisonnable en droit administratif, qui est présumée s’appliquer pour les questions de droit, et de la norme de la décision raisonnable pour les questions de fait ou les questions mixtes de droit et de fait : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1, par. 16 [arrêt Vavilov], Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 51. Bien que le ministre ait demandé le prononcé d’ordonnances de production en déposant des avis de demande, il ne s’agit pas de contrôles judiciaires, mais plutôt de demandes qui peuvent être assimilées à des requêtes introductives d’instance. Par conséquent, un appel interjeté devant notre Cour serait assujetti à la norme en appel de la décision correcte pour les questions de droit et à celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, à l’exception des questions de droit isolables : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 10.

[27] Cela aurait constitué un motif légitime pour garder les deux ensembles de demandes distincts. Or, il s’avère que les demandes de contrôle judiciaire présentées par les Friedman soulèvent des questions constitutionnelles qui sont examinées selon la norme de la décision correcte (voir l’arrêt Vavilov, par. 17) de sorte qu’en l’espèce, la même norme s’applique dans les deux cas.

[28] En ayant cela à l’esprit, je me penche sur la décision Lin et sur son application aux faits en l’espèce. Les Friedman soutiennent que la présumée distinction établie par la Cour fédérale entre les faits des deux affaires n’est pas convaincante, de sorte que la Cour aurait dû arriver à la même conclusion en l’espèce que celle tirée dans la décision Lin selon le principe du stare decisis.

[29] En premier lieu, il convient de mentionner que la référence au principe du stare decisis est mal fondée, bien qu’elle soit compréhensible, compte tenu des renvois dans la jurisprudence au principe du « stare decisis horizontal ». Le principe qui s’applique au traitement par les juges des décisions des collègues de la même cour est celui de la courtoisie judiciaire. La décision d’un juge de la Cour fédérale ne lie pas les autres juges de la Cour fédérale dans le sens où le fait de ne pas se ranger à la décision d’un collègue constitue une erreur qui justifie l’intervention de la cour d’appel. Au paragraphe 115 de l’arrêt Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, [2014] A.C.F. no 1090 (QL), notre Cour a écrit ceci :

Par contre, le principe de la courtoisie judiciaire ou du stare decisis horizontal n’est pas impératif. [...] En fait, notre Cour a signalé l’incertitude qui est créée lorsque deux juges de la même Cour en arrivent à des résultats différents sur la même question de droit sans fournir d’explication. Il demeure que, comme l’indique l’arrêt Allergan [Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308] la seule chose qu’une juridiction d’appel puisse faire lorsque cela se produit est d’éliminer l’incertitude en tranchant la question de droit (Allergan, au paragraphe 53). L’omission de la part d’un juge de respecter la courtoisie judiciaire n’est pas sanctionnée juridiquement.

[Non souligné dans l’original.]

[30] Cela ne signifie pas qu’il est loisible aux juges de ne pas tenir compte des décisions de leurs collègues. La courtoisie judiciaire est un principe qui vise à favoriser l’uniformité et la prévisibilité du droit. Les plaideurs et les cours d’appel s’attendent à ce que les juges examinent attentivement les décisions de leurs collègues et, s’ils choisissent de ne pas les suivre, à ce qu’ils expliquent leur choix. Une façon de le faire est d’établir une distinction entre les faits des deux affaires ou de relever des règles de droit pertinentes qui n’ont pas été traitées.

[31] Cependant, bien que le défaut de le faire ou l’absence de rigueur lorsque cela est fait soit regrettable, cela n’est pas un motif justifiant l’intervention d’une cour d’appel. Par conséquent, l’utilisation de l’expression « stare decisis horizontal » pour renvoyer à la courtoisie judiciaire est trompeuse précisément parce que le principe de la courtoisie judiciaire n’est pas appliqué par des cours d’appel, tandis que celui du stare decisis l’est.

[32] La Cour fédérale n’a donc commis aucune erreur de droit lorsqu’elle a refusé de suivre la décision Lin. Elle a examiné les lettres et le questionnaire que les Friedman ont reçus de l’ARC et elle a conclu que l’identité de la personne faisant l’objet de la vérification était évidente. La Cour fédérale a tiré sa propre conclusion selon laquelle les critères nécessaires avaient été satisfaits par le renvoi aux documents eux-mêmes. C’est ce qu’elle était tenue de faire et ce faisant, elle n’a commis aucune erreur.

[33] Cela est suffisant pour statuer sur cette partie-ci de l’affaire. Je vais maintenant me pencher sur les questions constitutionnelles. Je parle de questions, car il appert que les Friedman ont soulevé deux objections d’ordre constitutionnel. Ils affirment que les paragraphes 231.1(1) et 231.7(1) sont inconstitutionnels, car il n’existe aucune restriction dans ces dispositions qui empêcherait que les renseignements produits en réponse aux paragraphes précités soient utilisés dans des procédures ultérieures contre la personne ayant fourni les renseignements. Les Friedman soutiennent également que, même si ces paragraphes sont constitutionnels, ils sont inopérants sur le plan constitutionnel en ce qui concerne leur situation, du fait que les renseignements qu’ils fournissent pourraient être utilisés contre eux dans des procédures ultérieures.

[34] Le défaut rédhibitoire dont souffrent les arguments des Friedman est le fait qu’ils sont dépourvus d’un fondement factuel et, dans le cas de leur demande d’une déclaration les protégeant du risque d’auto-incrimination ultérieure, cette demande est prématurée. Sur ce dernier point, j’adopte, en y souscrivant, les motifs de la Cour fédérale dans la décision Campbell.

[35] La jurisprudence établit clairement (et à maintes reprises) que les cours ne devraient pas trancher des affaires constitutionnelles dans un vide factuel. Récemment, ce principe a été exprimé dans l’arrêt Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3, par. 22, où on peut lire ce qui suit :

Si la personne qui conteste la constitutionnalité d’une loi ne fournit pas un fondement factuel suffisant pour trancher la contestation, celle-ci avorte. Comme l’a mentionné le juge Cory au nom de la Cour dans MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 366, « [l]e fondement factuel n’est donc pas une simple formalité qui peut être ignorée et, bien au contraire, son absence est fatale à la thèse présentée par les appelants ».

[Souligné dans l’original.]

[36] Cela étant dit, dans une affaire antérieure relative à la Charte, la Cour suprême n’a pas écarté la possibilité de conclure à première vue à l’invalidité de la loi ou de la disposition :

Le principe dont je traite n’est toutefois pas absolu. Il peut exister des cas rares où la question de la constitutionnalité se présente sous la forme d’une question de droit purement et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi d’une requête. Un exemple théorique qui vient à l’esprit est la situation où le Parlement ou une législature prétendrait adopter une loi imposant les croyances d’une religion d’état. Pareille loi enfreindrait l’al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, ne pourrait possiblement pas être justifiée par l’article premier de celle-ci et courrait peut-être le risque d’être frappée d’illégalité sur-le-champ : voir Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, à la p. 88. Or, il va sans dire qu’il s’agit là de cas exceptionnels.

Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 110, par. 50

[37] L’une des raisons pour lesquelles de telles décisions sont exceptionnelles est qu’il est possible de régler un conflit apparent entre le texte législatif et la Charte grâce aux outils offerts en cas de contentieux fondé sur la Charte. Cette question a été examinée dans l’arrêt Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698 [Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe], un renvoi relatif à la constitutionnalité de la Proposition de loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe). L’un des arguments invoqués à l’encontre de la loi proposée était que les autorités religieuses seraient contraintes d’avoir à procéder à des mariages entre personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses. Cette obligation entrerait en conflit avec le droit accordé aux couples du même sexe d’être protégés contre toute discrimination. La Cour suprême a traité la question de la manière suivante :

Il ne reste donc à examiner que l’allégation selon laquelle la Loi proposée crée une collision inadmissible entre plusieurs droits. La possibilité d’une collision des droits n’emporte pas nécessairement inconstitutionnalité. La collision entre plusieurs droits doit être envisagée dans le contexte factuel de conflits réels. Il faut d’abord déterminer si les droits censément en conflit peuvent être conciliés : Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, 2001 CSC 31, par. 29. Lorsque les droits en cause sont inconciliables, il y a véritablement conflit. En pareil cas, la Cour conclura à l’existence d’une limite à la liberté de religion et soupèsera les intérêts en cause en application de l’article premier de la Charte : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 73-74. La Cour doit procéder à ces deux étapes en tenant compte du principe que la Charte n’établit pas de hiérarchie des droits (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877) et que la liberté de religion garantie par l’al. 2a) de la Charte a une portée étendue.

Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, par. 50

[38] En conséquence, une loi qui, de prime abord, comporte des violations de la Charte pourrait néanmoins être jugée constitutionnelle en se fondant sur des faits contextuels et sur la mise en balance des intérêts, en application de l’article premier de la Charte. Bref, la possibilité de conclure à une invalidité constitutionnelle sans invoquer des faits est extrêmement limitée.

[39] En l’espèce, il n’y a aucun fait qui corrobore les arguments constitutionnels des Friedman. Il s’agit de possibilités purement hypothétiques qui pourraient ou non se manifester. Mis à part le fait qu’ils ont établi avoir reçu les lettres et les questionnaires en cause de l’ARC, les Friedman n’ont pas constitué un dossier factuel. Comme cela a été mentionné précédemment, il a été admis qu’il n’existait aucun fondement à l’allégation d’une enquête criminelle menée sous le couvert d’une vérification. Cette absence de faits importants s’applique aux arguments reposant sur l’article 13 de la Charte et soulevés par les Friedman. Par conséquent, il n’y a aucun fondement factuel sur lequel notre Cour pourrait examiner la validité ou l’inapplicabilité constitutionnelle des paragraphes 231.1(1) et 231.7(1) de la Loi.

[40] Quoi qu’il en soit, les questions que les Friedman souhaitent soulever sans invoquer des faits ont déjà été traitées dans une très large mesure dans l’arrêt R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757 [arrêt Jarvis]. Dans cette affaire, on a demandé au contribuable, M. Jarvis, de fournir des renseignements en application du paragraphe 231.1(1) de la Loi, par suite de la réception par le ministre d’un indice selon lequel il avait omis de déclarer des revenus. Un vérificateur a recueilli les renseignements auprès du contribuable et d’autres sources et il a finalement conclu qu’une somme importante des revenus n’avait pas été déclarée. Le dossier a été renvoyé à l’interne à la Section des enquêtes spéciales qui était chargée d’établir si des accusations criminelles devraient être portées. M. Jarvis a finalement fait face à un chef l’accusant d’avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses dans une déclaration de revenus (al. 239(1)a) de la Loi) et à deux chefs alléguant qu’il avait volontairement éludé ou tenté d’éluder le paiement d’un impôt (al. 239(1)d) de la Loi).

[41] Lors du procès relativement à ces chefs d’accusation, une question quant à l’admissibilité des éléments de preuve obtenus au cours de l’enquête menée par le ministre au sujet des affaires de M. Jarvis est survenue. La constitutionnalité des dispositions n’était pas en litige. En revanche, l’admissibilité des éléments de preuve était contestée au titre de l’article 24 de la Charte. La Cour suprême a procédé à une analyse contextuelle minutieuse des dispositions de la Loi et de la Charte et elle a établi un critère de l’objet prédominant pour déterminer si les examens effectués par le ministre visaient à établir l’obligation fiscale ou la responsabilité pénale d’un contribuable. Dans le cas de l’établissement de la responsabilité pénale du contribuable, la relation entre le ministre et le contribuable a été décrite comme étant une relation de nature contradictoire.

[42] La Cour a ensuite résumé la relation entre la vérification et les pouvoirs d’enquête du ministre de la manière suivante :

Le critère de l’objet prédominant n’empêche pas l’ADRC [l’ARC] de mener parallèlement une enquête criminelle et une vérification administrative. Le fait que l’ADRC enquête sur la responsabilité pénale d’un contribuable n’écarte pas la possibilité que soit menée simultanément une enquête dont l’objet prédominant consiste à évaluer l’obligation fiscale du même contribuable. Toutefois, si une enquête sur la responsabilité pénale est engagée postérieurement, les enquêteurs peuvent utiliser les renseignements obtenus conformément aux pouvoirs de vérification avant le début de l’enquête criminelle, mais non les renseignements obtenus conformément à ces pouvoirs après le début de l’enquête sur la responsabilité pénale. Cela vaut tout autant lorsque les enquêtes touchant la responsabilité pénale et l’obligation fiscale visent la même période d’imposition. Tant que l’enquête parallèle a effectivement pour objet prédominant d’évaluer l’obligation fiscale du contribuable, les vérificateurs peuvent continuer d’avoir recours aux par. 231.1(1) et 231.2(1). Il pourrait bien survenir des circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’ARDC qui évaluent l’obligation fiscale du contribuable voudront l’informer qu’une enquête criminelle est également en cours et qu’il n’est pas tenu de se soumettre aux pouvoirs de contrainte prévus par les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour les besoins de l’enquête criminelle. Par contre, les autorités pourraient décider d’avoir recours à la procédure de délivrance d’un mandat de perquisition prévue aux art. 231.3 de la LIR ou 487 du Code criminel pour avoir accès aux documents nécessaires à l’enquête criminelle. En d’autres termes, les pouvoirs de contrainte conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent être exercés pour obtenir des déclarations verbales ou la production de documents écrits dans le but de faire progresser une enquête criminelle.

Arrêt Jarvis, par. 97

[43] Les limites que la Cour a imposées au ministre à l’égard de l’utilisation de ses pouvoirs de vérification une fois que le contribuable et le ministre se sont trouvés dans une relation de nature contradictoire étaient fondées sur les articles 7 et 8 de la Charte. Bien que l’arrêt Jarvis ne traite pas explicitement de l’article 13 de la Charte, l’arrêt nous apprend néanmoins que la Cour suprême a conclu que le principe interdisant l’auto-incrimination conférait une teneur résiduelle à l’article 7 de la Charte à titre d’élément de justice fondamentale : arrêt Jarvis, par. 67. Ainsi, on peut considérer que les procédures décrites précédemment sont conformes au principe interdisant l’auto-incrimination.

[44] Cela n’empêche pas les Friedman de soulever la question de l’invalidité ou de l’inapplicabilité constitutionnelle de ces dispositions si le besoin se présente dans des procédures ultérieures. Cependant, à cette étape, et compte tenu du présent dossier, l’absence d’un dossier factuel et, dans une certaine mesure, l’arrêt Jarvis militent contre toute atteinte aux ordonnances rendues par la Cour fédérale.

V. Conclusion

[45] Je rejetterais donc l’appel, avec dépens au ministre. L’avocat du ministre a demandé des dépens majorés étant donné que les Friedman ont abandonné plusieurs de leurs arguments constitutionnels à la dernière minute. Bien que le défaut d’informer plus à l’avance soit regrettable, étant donné qu’un avis fourni en temps opportun aurait permis à l’avocat du ministre d’éviter de consacrer du temps à des questions ne s’avérant plus pertinentes, le méfait causé n’est pas grave au point de justifier des dépens majorés.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-12-20

 

 

INTITULÉ :

CHARLES FRIEDMAN ET CLAIRE FRIEDMAN c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Louis-Frédérick Côté

 

Pour les appelants

 

Ian Demers

Marie-France Camiré

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Spiegel Sohmer inc.

Montréal (Québec)

 

Pour les appelants

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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