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Date : 20210510


Dossier : A-142-20

Référence : 2021 CAF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

KHRISTINA DOUGLAS

défenderesse

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe,

le 29 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 mai 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20210510


Dossier : A-142-20

Référence : 2021 CAF 89

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

KHRISTINA DOUGLAS

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE RIVOALEN

[1] Le procureur général du Canada demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), le 13 mai 2020 (2020 CRTESPF 51). La Commission a fait droit à un grief déposé par Khristina Douglas (la défenderesse) en raison du non-respect de l’obligation de prendre des mesures d’adaptation conformément à la clause de « non-discrimination » de la convention collective entre le Conseil du Trésor du Canada (l’employeur) et le Syndicat des agents correctionnels du Canada - Union of Canadian Correctional Officers.

[2] La défenderesse est une agente correctionnelle au sein de Service correctionnel du Canada. Pendant sa grossesse, elle a demandé des mesures d’adaptation à son employeur et a fourni une note d’un médecin, datée du 29 novembre 2012, dans laquelle il était recommandé, entre autres, qu’elle ne devait avoir aucun contact physique ou visuel avec les détenu(e)s et qu’elle devait se trouver dans un lieu exempt de stress. L’employeur a affecté la défenderesse à des tâches administratives et lui a offert un bureau où elle n’aurait aucun contact physique avec les détenu(e)s. Après avoir travaillé trois quarts de travail selon le nouvel arrangement, la défenderesse a déposé, le 6 janvier 2013, un grief au sujet des nouvelles mesures d’adaptation au travail parce qu’elle continuait à avoir des contacts visuels avec les détenu(e)s. À la mi-janvier 2013, l’employeur a accommodé davantage la défenderesse en consentant à ce qu’elle effectue ses tâches de bureau en télétravail, quatre jours sur cinq par semaine.

[3] La Commission a accueilli le grief de la défenderesse. La Commission a ordonné à l’employeur de : (1) rembourser les crédits de congé de maladie utilisés par la défenderesse du 29 novembre 2012 au 14 janvier 2013; (2) verser une indemnité de 5 000 $ pour préjudice moral prévue à l’alinéa 53(2)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi); et (3) verser une indemnité de 5 000 $ pour s’être livré à une pratique discriminatoire de façon inconsidérée, aux termes du paragraphe 53(3) de la Loi.

[4] La présente demande de contrôle judiciaire porte seulement sur l’indemnité spéciale accordée à la défenderesse en application du paragraphe 53(3) de la Loi. Ce paragraphe est ainsi rédigé :

Indemnité spéciale

Special compensation

53(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

53(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

[5] Personne ne conteste le fait que la norme de contrôle applicable à une décision de la Commission est celle de la décision raisonnable selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1, par. 85 et 100 [Vavilov]; Canada (Procureur général) c. Association des juristes de justice, 2021 CAF 37). Selon Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». La cour de justice doit faire preuve de déférence envers une telle décision (Vavilov, para. 85).

[6] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême indique que, lorsqu’une décision administrative est examinée selon la raisonnabilité, l’analyse s’attachera à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La décision sera déraisonnable si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée ou si « les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle » (Vavilov, para. 103 et 104).

[7] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, avec dépens. Je suis d’avis que la décision de la Commission d’accorder une indemnité spéciale en application du paragraphe 53(3) de la Loi était déraisonnable.

[8] Il existe peu de jurisprudence provenant de notre Cour portant sur le paragraphe 53(3) de la Loi. Toutefois, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595 [Johnstone CAF], notre Cour a essentiellement rejeté l’appel d’une décision de la Cour fédérale dans Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, [2014] 3 R.C.F. 170 [Johnstone CF], qui, elle, a rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal). Le Tribunal avait conclu que l’employeur de la défenderesse, l’Agence des services frontaliers du Canada, avait agi de façon discriminatoire envers la défenderesse en raison de son état familial, en refusant d’adapter son horaire de travail afin qu’il soit tenu compte de ses besoins relatifs à la garde de ses enfants. Comme il a été souligné dans Johnstone CF, le paragraphe 53(3) « [est] une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels. On entend par “acte inconsidéré” celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante. » (Johnstone CF, para. 155) Je souscris à cette qualification de l’expression « acte inconsidéré ».

[9] En ayant à l’esprit cette description d’un acte inconsidéré, j’examinerai maintenant les motifs de la Commission et j’expliquerai pourquoi je conclus qu’ils sont déraisonnables.

[10] Une décision sera généralement déraisonnable « lorsque le décideur s’écarte d’un courant jurisprudentiel bien fixé [...], surtout s’il n’explique pas adéquatement son revirement[...] » (Canada (Procureur général) c. Duval, 2019 CAF 290, par. 20). Un examen de la jurisprudence de la Commission examinant des conclusions d’acte inconsidéré aux termes du paragraphe 53(3) de la Loi a révélé que les actes de l’employeur étaient plus répréhensibles (voir, par exemple, la décision Rogers c. Agence du revenu du Canada, 2016 CRTEFP 101; Cyr c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 35; Audet c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 25). Cependant, contrairement à d’autres décisions où une indemnité spéciale a été accordée, en l’espèce, l’employeur a agi rapidement en tentant de prendre des mesures d’adaptation à l’égard de la défenderesse, et a pour l’essentiel pris ces mesures deux semaines suivant le dépôt de la plainte de la défenderesse. Par conséquent, la Commission n’a fourni aucune explication ni analyse adéquate justifiant son écart avec sa propre jurisprudence.

[11] De plus, un examen des conclusions tirées par la Commission révèle une absence de raisonnement justifiant l’octroi de l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi. Par exemple, au paragraphe 105 de ses motifs, la Commission a conclu « qu’il est impossible de garantir l’absence totale de stress dans n’importe quelle situation ». Plus loin, au paragraphe 117 de ses motifs, la Commission a mentionné ce qui suit : « Il m’est impossible de conclure que l’employeur a complètement fait fi des besoins en matière d’adaptation [de la défenderesse] ». Puis, au paragraphe 118 de ses motifs, la Commission a tiré les trois conclusions suivantes à l’encontre de l’employeur : (1) « l’employeur ne s’est pas efforcé de bien comprendre les limitations fonctionnelles de façon à offrir des mesures d’adaptation appropriées »; (2) « [i]l n’a pas demandé de plus amples renseignements au médecin [de la défenderesse] en ce qui avait trait au contact visuel avec les détenues, même s’il avait dit qu’il le ferait »; et (3) « [i]l a décidé unilatéralement ce que signifiaient le « contact visuel » et le « stress » pour [la défenderesse], sans tenir compte du point de vue de celle‑ci ». « Ce faisant », la Commission a conclu que l’employeur a causé un préjudice moral à la défenderesse et a agi de façon inconsidérée.

[12] Après avoir examiné les conclusions de la Commission, je ne comprends pas pourquoi cette dernière est parvenue à la conclusion selon laquelle l’employeur a agi de façon inconsidérée. Bien que l’employeur ait reconnu avoir agi d’une manière discriminatoire qui puisse justifier l’octroi d’une indemnité pour préjudice moral prévue à l’alinéa 53(2)e) de la Loi, les motifs, pris dans leur ensemble, ne font pas état d’une analyse rationnelle justifiant l’octroi d’une indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi. En l’espèce, il n’y a aucune explication ou conclusion selon laquelle l’employeur a témoigné d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences de ses actions, de manière à avoir agi de façon téméraire ou insouciante. En résumé, dans ses motifs, la Commission ne donne aucune explication sur la façon dont elle est parvenue à la conclusion selon laquelle l’employeur a agi de façon inconsidérée.

[13] Enfin, le facteur temps indique que l’employeur a agi rapidement pour prendre des mesures d’adaptation à l’égard de l’employée en lui permettant de modifier ses taches d’intervenante de première ligne, à savoir, servir de modèle et de personne de soutien à quelques détenu(e)s, à une affectation à des tâches administratives. L’employeur l’a rencontrée et lui a offert un bureau où elle n’avait pas accès aux détenu(e)s, pour qu’elle puisse effectuer les tâches administratives. Par la suite, d’après ce que la Commission a conclu au paragraphe 111 de sa décision, la défenderesse a largement bénéficié de mesures d’adaptation grâce à l’arrangement de télétravail qui a débuté à la mi‑janvier, environ deux semaines suivant le dépôt de sa plainte. Cela pourrait indiquer que l’employeur était réceptif aux besoins de la défenderesse et qu’il a fait preuve de diligence en tentant de prendre des mesures d’adaptation à son égard. Je suis d’avis que rien ne permet d’étayer la conclusion d’acte inconsidéré en l’espèce, susceptible de justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs.

[14] En conclusion, je suis d’avis que la décision de la Commission est déraisonnable parce que la Commission n’explique pas sa conclusion d’acte inconsidéré aux termes du paragraphe 53(3) de la Loi, d’une manière qui repose sur la justification, l’intelligibilité et la transparence. L’analyse de la Commission justifiant l’octroi de dommages-intérêts punitifs est insuffisante. En outre, je suis d’avis que le présent dossier ne comporte aucun élément permettant d’étayer une telle conclusion d’acte inconsidéré.

[15] Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire avec dépens et j’annulerais la décision de la Commission octroyant l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi pour la commission d’un acte discriminatoire inconsidéré.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-142-20

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. KHRISTINA DOUGLAS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Joel Stelpstra

 

Pour le demandeur

 

Julian C. Renaud

Andrew Lequyer

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le demandeur

 

Renaud Law

Port-Colborne (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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