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Date : 20210415


Dossier : A-57-21

Référence : 2021 CAF 76

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Laskin

ENTRE :

MAOZ BETSER-ZILEVITCH

appelant

et

PETROCHINA CANADA LTD.

intimée

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 15 avril 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20210415


Dossier : A-57-21

Référence : 2021 CAF 76

En présence de monsieur le juge Laskin

ENTRE :

MAOZ BETSER-ZILEVITCH

appelant

et

PETROCHINA CANADA LTD.

intimée

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LASKIN

[1] L’intimée dans le présent appel demande par voie de requête écrite un cautionnement pour dépens concernant à la fois l’appel et l’action en première instance à l’égard desquels l’intimée a obtenu gain de cause dans l’action en contrefaçon de brevet de l’appelant. La requête est présentée en application de l’alinéa 416(1)f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Interprété de concert avec l’article 415 des Règles, l’alinéa 416(1)f) autorise la Cour à ordonner à un appelant de fournir le cautionnement pour les dépens qui pourraient être adjugés à l’intimé lorsque « [l’intimé] a obtenu une ordonnance contre [l’appelant] pour les dépens afférents à la même instance ou à une autre instance et ces dépens demeurent impayés en totalité ou en partie ».

[2] Dans le jugement rendu relativement à l’action (2021 CF 85, le juge Manson), le juge de première instance a adjugé les dépens à l’intimée et il a donné aux parties l’occasion de présenter leurs observations écrites concernant ces dépens. Après avoir examiné ces observations, le juge de première instance a exprimé ses conclusions sur les dépens dans des motifs supplémentaires (2021 CF 151) :

[25] Je conclus donc qu’il y a lieu d’accorder à [l’intimée] les dépens, selon les conditions suivantes :

a) [L’intimée] a droit aux dépens selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales;

b) Les honoraires d’expert de M. Brindle [les honoraires de l’expert de l’intimée] sont limités à la somme de 104 440 $, ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée;

c) Les débours de [l’intimée], autres que les honoraires d’expert de M. Brindle, sont accordés en totalité, soit la somme de 211 761,52 $ (368 421,52 $ (débours totaux) – 156 660 $ (honoraires d’expert facturés par M. Brindle));

d) Aucuns frais découlant des observations sur les dépens qui ont été présentées après le jugement ne sont adjugés;

e) Des intérêts après jugement, au taux annuel de 2,5 pour cent, seront appliqués sur les dépens et les débours, à compter de la date du jugement et motifs de la Cour (26 janvier 2021) jusqu’à la date du paiement par [l’appelant].

[26] Les dépens seront taxés de la manière décrite ci‑dessus par un officier taxateur de la Cour.

JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1158-18

LA COUR ORDONNE :

1. [L’intimée] a droit aux dépens selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales;

2. Les honoraires d’expert de M. Brindle sont limités à la somme de 104 440 $, ce qui correspond aux deux tiers de la somme facturée;

3. Les débours de [l’intimée], autres que les honoraires d’expert de M. Brindle, sont accordés en totalité, soit la somme de 211 761,52 $;

4. Aucuns frais découlant des observations sur les dépens qui ont été présentées après le jugement ne sont adjugés;

5. Des intérêts après jugement, au taux annuel de 2,5 pour cent, seront appliqués sur les dépens et les débours, à compter de la date du jugement et motifs de la Cour (26 janvier 2021) jusqu’à la date du paiement par [l’appelant];

6. Les dépens seront taxés de la manière décrite ci‑dessus par un officier taxateur de la Cour.

[3] L’appelant a interjeté appel à la fois du jugement sur le fond et du jugement supplémentaire sur les dépens. L’intimée a interjeté un appel incident.

[4] Le même jour que celui où elle a déposé son avis d’appel incident, l’intimée a déposé auprès de la Cour fédérale une demande de taxation de son mémoire de frais. Ce mémoire comprend le montant des honoraires d’expert et celui des débours selon les instructions du juge de première instance. L’officier taxateur a donné une directive afin que la taxation ait lieu par écrit, et il a fixé un calendrier pour le dépôt et la signification des pièces justificatives par les parties. La dernière échéance, concernant les documents de réponse de l’intimée, est fixée au 25 juin 2021. Par conséquent, la taxation n’a pas encore eu lieu.

[5] Dans sa requête, l’intimée demande un cautionnement total de 316 201,52 $ pour les dépens afférents au procès, ce qui comprend le total des sommes approuvées pour les honoraires d’expert et les débours, auxquels s’ajoute un cautionnement de 5 906,25 $ pour les dépens afférents à l’appel. L’intimée ne demande pas de cautionnement pour les honoraires afférents au procès, qui doivent être taxés selon la fourchette médiane de la colonne III du tarif B, selon les instructions du juge de première instance. Dans son ébauche de mémoire de frais, l’intimée estime la part de ces honoraires qui peut être recouvrée à environ 62 000 $.

[6] Comme je l’ai mentionné précédemment, le motif pour ordonner un cautionnement pour dépens sur lequel l’intimée se fonde est celui énoncé à l’alinéa 416(1)f) des Règles : « [l’intimée] a obtenu une ordonnance contre [l’appelant] pour les dépens afférents à la même instance ou à une autre instance et ces dépens demeurent impayés en totalité ou en partie ». Il s’agit de l’un des huit motifs énoncés au paragraphe 416(1) des Règles pour ordonner un cautionnement pour dépens. L’ordonnance condamnant l’appelant à des dépens qui demeurent impayés, sur laquelle l’intimée fonde son avis de requête, est le jugement supplémentaire dans lequel le juge de première instance a fixé les sommes dues pour les honoraires d’expert et les débours. L’intimée soutient qu’aucune portion de ces sommes n’a été payée et que l’appelant n’a aucunement manifesté sa volonté d’en payer la moindre partie.

[7] L’intimée soutient également que, peu avant qu’elle intente l’action en première instance et une autre action en contrefaçon de brevet, l’appelant a essayé de se protéger de tout jugement en transférant à son épouse ses intérêts à l’égard du domicile matrimonial. L’intimée anticipe en outre une plaidoirie de l’appelant selon laquelle il serait indigent, afin d’avoir droit à la protection prévue par l’article 417 des Règles. Interprété de concert avec l’article 415 des Règles, cet article dispose que « [la] Cour peut refuser d’ordonner la fourniture d’un cautionnement pour les dépens dans les situations visées aux alinéas 416(1)a) à g) si [l’appelant] fait la preuve de son indigence et si elle est convaincue du bien-fondé de la cause ». L’intimée souligne le lourd fardeau de démontrer l’indigence qui pèse sur une partie s’opposant à une ordonnance de cautionnement pour dépens.

[8] L’appelant s’oppose à l’octroi d’un cautionnement pour dépens. Son motif principal est que la condition préalable à l’application de l’alinéa 416(1)f) n’est pas encore remplie : à la présente étape, il n’existe aucune « ordonnance contre [l’appelant] pour les dépens […] [qui] demeurent impayés en totalité ou en partie ». Il allègue que le jugement supplémentaire ne remplit pas cette condition, mais qu’il prévoit plutôt la taxation des dépens par un officier taxateur en application des directives du juge de première instance. Jusqu’à la taxation des dépens, il n’existe aucune « ordonnance […] pour les dépens » et les dépens ne peuvent être qualifiés d’impayés.

[9] Il semble que la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale n’ont jamais été appelées à décider s’il est possible de rendre une ordonnance en application de l’alinéa 416(1)f) avant la taxation des dépens qualifiés d’impayés. Toutefois, la jurisprudence d’autres ressorts, notamment ceux pour lesquels le cautionnement pour dépens est régi par une disposition équivalente à l’alinéa 416(1)f), corrobore la thèse de l’appelant.

[10] Dans l’arrêt Tricontinental Investments Co. v. Guarantee Co. of North America (1989), 70 O.R. (2d) 461, 17 A.C.W.S. (3d) 496, aux paragraphes 6 et 7, la Cour d’appel de l’Ontario a étudié la signification de l’alinéa 56.01(1)c) des Règles de procédure civile, R.R.O., Règl. 194, qui, dans des termes très semblables à ceux de l’alinéa 416(1)f) des Règles des Cours fédérales, autorise le tribunal à rendre une ordonnance de cautionnement pour dépens lorsque « le défendeur ou l’intimé a obtenu, dans la même instance ou dans une autre, une ordonnance condamnant le demandeur ou le requérant aux dépens et que ceux-ci n’ont pas encore été acquittés, en totalité ou en partie ». La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’alinéa 56.01(1)c) ne s’applique pas tant que la taxation des dépens n’a pas eu lieu. Selon elle, jusqu’à ce que la taxation ait lieu, on ne peut pas affirmer que les dépens visés dans une ordonnance condamnant à des dépens dans le contexte d’un jugement n’ont « pas encore été [acquittés] ». La Cour d’appel de l’Ontario également étudié la question de savoir comment on pourrait espérer qu’un défendeur paie des dépens qui n’ont pas été chiffrés. Les auteurs de l’ouvrage Orkin on the Law of Costs estiment que cet arrêt fait jurisprudence : Mark M. Orkin & Robert G. Schipper, Orkin on the Law of Costs, 2e édition (Toronto, Thomson Reuters Canada Ltd, 2020) (feuille mobiles, version 2021-1), ch. 5, à la p. 30.

[11] De même, dans l’arrêt Johnston v. Montreal Trust Company of Canada, 1993 CanLII 2913 (PE SCTD), 40 A.C.W.S. (3d) 680, aux paragraphes 6 et 7, la Section de première instance de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard a examiné l’alinéa 56.01c) des règles de procédure civile de l’Île-du-Prince-Édouard, qui reprenait alors les mêmes termes que ceux de l’alinéa 56.01(1)c) des Règles de procédure civile de l’Ontario. Cette cour a conclu qu’il serait prématuré d’estimer, avant que les dépens visés par la demande de cautionnement aient été taxés, que les conditions prévues à l’alinéa 56.01c) – à savoir que les dépens adjugés dans une ordonnance rendue dans la même instance ou dans une autre n’ont pas encore été acquittés – sont réunies.

[12] En Colombie-Britannique, le pouvoir de la Cour d’appel de rendre une ordonnance de cautionnement pour des dépens adjugés lors d’un procès est prévu à l’alinéa 10(2)b) de la Court of Appeal Act, R.S.B.C. 1996, ch. 77, qui autorise la Cour à rendre des ordonnances provisoires afin de [traduction] « protéger toute personne contre un préjudice ». Dans l’arrêt E.B. v. British Columbia (Child, Family and Community Services), 2020 BCCA 263, aux paragraphes 27 et 28, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a cité [traduction] « la pratique habituelle de la Cour », qui exige que les dépens du procès aient été taxés et certifiés avant qu’une ordonnance de cautionnement pour dépens soit rendue. Cette cour a ajouté que [traduction] « [bien] que dans certaines affaires, les éléments de preuve indiquent que le préjudice serait si important qu’il est dans l’intérêt de la justice d’ordonner un cautionnement pour les dépens du procès avant de connaître leur montant, […] dans la plupart des affaires, il est préférable d’attendre la taxation des dépens avant de rendre une ordonnance de cautionnement pour dépens ».

[13] Dans les arrêts Lu v. Mao, 2006 BCCA 560, au paragraphe 19, et Hammond v. Hammond, 2018 BCCA 399, au paragraphe 12, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’il était prématuré de rendre une ordonnance de cautionnement pour les dépens afférents à l’instance inférieure tant que ces dépens n’ont pas été taxés.

[14] Je souscris à la thèse de l’appelant sur cette question. Je suis d’avis que cette thèse est également plus conforme à la distinction qui est faite dans les Règles des Cours fédérales entre les ordonnances d’adjudication de dépens et les directives adressées à l’officier taxateur. L’article 403 des Règles prévoit des requêtes sollicitant des directives à adresser à l’officier taxateur concernant toute affaire visée à l’article 400 des Règles, article qui confère à la Cour un large pouvoir discrétionnaire en matière de dépens. L’article 400 des Règles lui-même permet également à la Cour de donner des directives de son propre chef. Ces directives, qu’elles soient données selon l’un ou l’autre de ces deux articles, peuvent être exposées dans une ordonnance ou dans un jugement. Elles demeurent toutefois des directives que l’officier taxateur devra mettre en application et elles n’imposent aucun paiement avant la mise en application.

[15] Le libellé que le juge de première instance a utilisé dans ses motifs et son jugement supplémentaires visés en l’espèce tient compte de cette distinction. Au paragraphe 26 des motifs, après avoir énoncé certains paramètres dans les paragraphes précédents de l’adjudication des dépens, il mentionne que « [les] dépens seront taxés de la manière décrite ci‑dessus par un officier taxateur de la Cour ». On retrouve le même libellé au paragraphe 6 du jugement supplémentaire. Jusqu’à ce que l’officier taxateur ait terminé la taxation de la manière décrite dans les directives du juge de première instance, l’appelant n’a pas à payer les dépens.

[16] Comme l’a mentionné la Cour, le mécanisme de cautionnement pour dépens doit être équitable pour toutes les parties : arrêt Sauve c. Canada, 2012 CAF 287, par. 7. Je suis d’avis que l’équité passe par le fait de veiller à ce qu’une partie potentiellement visée par une ordonnance de cautionnement pour dépens ait l’occasion de s’informer sur la manière d’assumer sa responsabilité totale à l’égard des dépens et de s’y préparer en fonction de la décision finale de l’officier taxateur, et ce, avant qu’une ordonnance soit rendue pour cause d’omission de payer.

[17] Je reconnais qu’en l’espèce, les directives données par le juge de première instance représenteront une grande partie de la somme totale à payer en définitive, une fois que la taxation des dépens sera terminée. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. Naturellement, cette question litigieuse ne se pose pas lorsque le juge de première instance fixe effectivement les dépens, au lieu de donner des directives à l’officier taxateur. Une fois que les dépens sont fixés ou taxés, il revient à la partie contrainte de les payer de s’en acquitter rapidement si elle ne souhaite pas s’exposer à une requête de cautionnement pour dépens : arrêt Safe Gaming System Inc. c. Société des loteries de l’Atlantique, 2018 CAF 180, par. 8 et 9.

[18] Avant de conclure, je dois soulever que dans sa réponse, l’intimée a allégué pour la première fois avoir présenté des éléments de preuve attestant l’existence d’une autre ordonnance condamnant l’appelant à des dépens qui demeurent impayés. L’intimée mentionne et cite la décision Betser-Zilevitch v. Prowse Chowne LLP, 2020 ABQB 732, du Banc de la Reine de l’Alberta (qui a été depuis été confirmée dans l’arrêt 2021 ABCA 129). Alors que l’intimée n’a pas demandé l’autorisation de présenter des éléments en contre-preuve tirés de la décision du Banc de la Reine de l’Alberta, elle traite néanmoins les faits qu’elle tire de cette décision comme s’ils avaient une valeur probante. Cette approche est inadéquate. La décision du Banc de la Reine de l’Alberta ne constitue en aucun cas « une ordonnance contre [l’appelant] pour les dépens afférents […] à une autre instance » susceptible de justifier une ordonnance en application de l’alinéa 416(1)f) des Règles; cet alinéa n’aurait pu s’appliquer que si l’ordonnance pour les dépens avait été rendue en faveur de l’intimée. Il semble également que la décision de l’agent d’examen qui était en litige dans l’affaire portée devant le Banc de la Reine de l’Alberta était une ordonnance pour le paiement d’honoraires entre un avocat et son client, et non une ordonnance d’adjudication de dépens.

[19] Pour ces motifs, la requête de cautionnement pour dépens sera rejetée, avec dépens d’un montant global de 1 500 $.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-57-21

 

INTITULÉ :

MAOZ BETSER-ZILEVITCH c. PETROCHINA CANADA LTD.

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 avril 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michael Crinson

Devin Doyle

Yaseen Manan

 

Pour l’appelant

 

Doak Horne

Sharn Mashiana

Pour l’intimée

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Calgary (Alberta)

Pour l’intimée

 

 

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