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Date : 20210413


Dossier : A-23-20

Référence : 2021 CAF 70

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

GREAT WHITE FLEET

appelante

et

ARC-EN-CIEL PRODUCE INC.

intimée

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 17 février 2021.

Jugement rendu à Ottawa, Ontario, le 13 avril 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 


Date : 20210413


Dossier : A-23-20

Référence : 2021 CAF 70

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

GREAT WHITE FLEET

appelante

et

ARC-EN-CIEL PRODUCE INC.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1] Great White Fleet (GWF) interjette appel d’une ordonnance de la Cour fédérale (2020 CF 23, motifs de la juge Heneghan), rejetant sa requête en suspension de l’action intentée contre elle par Arc-En-Ciel Produce Inc.

[2] Résumons les faits.

[3] Arc-En-Ciel a intenté une action contre GWF devant la Cour fédérale, dans laquelle elle demande des dommages‑intérêts pour les pertes qu’elle aurait subies en lien avec une cargaison de marchandises périssables expédiée du Costa Rica à destination d’Etobicoke, en Ontario. Le contrat ou connaissement conclu entre GWF et Arc-En-Ciel contenait une clause d’élection de for qui précisait que les procédures découlant du contrat devaient être intentées devant la Cour de district des États‑Unis du district Sud de New York et tranchées conformément aux lois des États‑Unis.

[4] GWF a présenté une requête au titre du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, demandant la suspension de l’action, au motif de cette clause d’élection de for. En réponse, Arc-En-Ciel a soutenu que l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, rendait la clause d’élection de for inopérante et permettait que l’action soit entendue au Canada.

[5] La Cour fédérale a conclu que GWF avait un agent au Canada et que, par conséquent, l’alinéa 46(1)b) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime s’appliquait et permettait que le litige soit entendu au Canada. Cependant, GWF a soutenu que cette conclusion n’était pas pertinente. Selon elle, le contrat ne constituait pas « un contrat de transport de marchandises par eau » au sens de l’article 46 et il était hors de la portée de la loi. GWF a soutenu que la clause d’élection de for devait être respectée et que la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour suspendre l’action.

[6] La Cour fédérale a rejeté cette thèse. Après avoir examiné le contrat, la Cour fédérale a conclu qu’il constituait un « contrat de transport de marchandises par eau » au sens de l’article 46 (motifs de la Cour fédérale, par. 35 et 41). Toutefois, la Cour fédérale a également conclu qu’il était « prématuré » de tirer cette conclusion et que la question de savoir si l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime pouvait être invoqué devrait être tranchée lors du procès (motifs de la Cour fédérale, par. 29, 30 et 46).

[7] La Cour fédérale a donc dû examiner le motif subsidiaire invoqué par GWF à l’appui de la suspension, fondé sur le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour par l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales.

[8] Dans son examen de cette question, la Cour fédérale a déclaré qu’il incombait à Arc-En-Ciel d’établir l’existence de « motifs sérieux » pour lesquels la clause d’élection de for ne devrait pas être appliquée (Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, par. 24 et 39 (Z.I. Pompey); motifs de la Cour fédérale, par. 47).

[9] Après avoir examiné les affidavits se rapportant à l’expédition de la cargaison et avoir noté l’absence de renseignements sur le lieu où se trouvaient les témoins et l’application du droit étranger, la Cour fédérale a conclu que l’action intentée par Arc-En-Ciel serait prescrite aux termes d’une disposition sur la prescription en droit américain. Bien que GWF ait proposé de ne pas invoquer la prescription comme moyen de défense, la Cour fédérale a déclaré que rien ne prouvait que l’« offre » de l’avocat lierait la Cour de district des États‑Unis. Par conséquent, « [c]ompte tenu de la preuve présentée, des arguments avancés et du droit applicable, y compris de la jurisprudence [...] », la Cour fédérale a conclu qu’Arc-En-Ciel avait démontré l’existence de « motifs sérieux » justifiant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de rejeter la requête en suspension (motifs de la Cour fédérale, par. 46, 47, 49 et 51).

[10] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerais l’appel et je renverrais l’affaire à un autre juge de la Cour fédérale pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux présents motifs.

[11] L’article 46 précise les critères que la Cour doit appliquer à la requête en suspension. S’il y a lieu, le critère du forum non conveniens s’applique : Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le), 2006 CAF 284, [2007] 2 R.C.F. 733, par. 33 et 34. Sinon, le critère des motifs sérieux s’applique. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Z.I. Pompey (par. 37 à 39) :

Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l’une ou l’autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c) du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d’élection de for. […]

[…] Le paragraphe 46(1) n’oblige aucunement le protonotaire à examiner le bien‑fondé de l’instance [...]

Comme aucune disposition législative semblable au par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ne s’applique, […] le critère d’appréciation d’une demande de suspension des procédures fondée sur l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale et présentée en vue de donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement demeure celui [des « motifs sérieux »].

[12] Le demandeur qui a le droit de se prévaloir de l’article 46 ne devrait pas être également tenu de s’acquitter du fardeau de démontrer l’existence de motifs sérieux, et ce serait une erreur de droit que de refuser et de trancher une demande fondée sur l’article 46 et d’accorder une suspension. Pour ces motifs, les questions portant sur l’application de l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime devraient, de façon générale, être tranchées avant le procès. Laisser au juge du procès le soin de trancher cette question va à l’encontre de l’un des objets de l’article 46, qui est d’éclaircir les questions de compétence. Le fait d’obliger les parties à investir temps et argent dans la préparation d’un procès que la Cour fédérale, en fin de compte, peut décider de ne pas entendre ne s’inscrit pas dans les objectifs de l’article 3 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, à savoir de permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[13] Dans les circonstances, la Cour fédérale a tiré des conclusions contradictoires sur la question de savoir si l’article 46 s’appliquait ou non en concluant d’une part que la question était prématurée (par. 29) et qu’il n’était pas nécessaire de déterminer la nature du contrat (par. 26), et d’autre part qu’il s’agissait d’un « simple » contrat de transport de marchandises par eau (par. 41).

[14] Si l’article 46 ne s’applique pas, la suspension des procédures doit être accordée, à moins que la demanderesse ne fasse valoir des motifs sérieux montrant qu’il ne serait pas raisonnable ou juste d’exiger qu’elle se conforme à la clause d’élection de for (Z.I. Pompey, par. 21 et 39). Par contre, dans le cas d’une demande de suspension fondée sur le critère du forum non conveniens, la Cour soupèse tous les facteurs pertinents, sans qu’elle soit liée par une présomption initiale et par conséquent le transfert du fardeau à la partie qui demande la suspension. Sur ce point, le droit est clair : les « motifs sérieux » et le critère du forum non conveniens sont deux critères distincts impliquant des fardeaux de la preuve différents.

[15] Comme je l’ai indiqué plus haut, la Cour fédérale a reconnu qu’il incombait à Arc-En-Ciel de démontrer l’existence de motifs sérieux de ne pas appliquer la clause d’élection de for. Cependant, la Cour fédérale n’a pas analysé les questions et les éléments de preuve sous cet angle. Elle a souligné le peu d’éléments de preuve concernant le lieu où se trouvaient les témoins et l’application du droit étranger, mais elle n’a pas examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt (The) (Cargo Owners) v. “Eleftheria” (The), [1970] P. 94, [1969] 1 Lloyd’s Rep. 237, p. 242 (Adm. Div.), qui comprennent les coûts et les inconvénients ainsi que le préjudice. La Cour fédérale n’a pas non plus apprécié la preuve à la lumière du fardeau légal et du fardeau de la preuve qui incombaient à Arc-En-Ciel. Bien que la Cour fédérale ait noté que GWF avait renoncé à sa thèse fondée sur le critère du forum non conveniens, les motifs portent en partie sur ce critère (voir, par exemple, les paragraphes 42, 48 et 51).

[16] Il semble que la Cour fédérale ait limité l’examen des facteurs discrétionnaires à l’existence du délai de prescription. Les motifs n’expliquent cependant pas pourquoi le préjudice lié au délai de prescription n’avait pas été examiné dans le cadre de l’engagement de GWF de ne pas plaider cette défense, si ce n’est pour dire que l’engagement ne lierait pas le tribunal américain. Bien que je partage la réserve exprimée par la Cour fédérale au sujet du caractère exécutoire, devant un tribunal américain, d’un engagement verbal pris à l’audience, les motifs, en soi, sont de simples conjectures et, je le répète, ne traduisent pas l’obligation légale de prouver l’existence d’un préjudice qui incombait à la demanderesse.

[17] Quant à la question des mesures de redressement, l’avocat de l’appelante nous a demandé de rendre la décision que la Cour fédérale n’a pas rendue et de conclure que le connaissement constituait « un contrat de transport de marchandises par eau ».

[18] Je ne ferais pas droit à cette demande.

[19] Comme l’a fait observer la Cour fédérale, le dossier dont elle était saisie était lacunaire. S’il était « prématuré » de trancher la question au moyen d’une requête, comme l’a conclu la Cour fédérale, ce l’est d’autant plus devant notre Cour. Nous interpréterions le connaissement et réexaminerions de novo la portée de l’article 46 sans bénéficier du point de vue de la Cour fédérale sur l’interprétation de la loi ni quant à son sens ni quant à son effet. En tant que contrat type, le connaissement ferait l’objet, selon la norme applicable en appel, d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Statuer sur la question dans les circonstances priverait les parties de la possibilité de faire appel et serait contraire aux directives de notre Cour (Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, [2016] A.C.F. no 579 (QL), par. 157; voir également l’arrêt Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23, par. 4.

[20] La mesure appropriée est de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour décision sur l’applicabilité du paragraphe 46(1). Si le paragraphe 46(1) s’applique aux contrats en litige, le critère du forum non conveniens s’applique. Si l’article 46 ne s’applique pas, la Cour fédérale peut alors examiner, si nécessaire, la thèse voulant qu’il y ait des motifs sérieux de refuser de donner effet à la clause d’élection de for. Je précise qu’il n’est pas nécessaire de refaire l’analyse des exigences prévues aux alinéas 46(1)a) à c) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime puisque la Cour fédérale a conclu qu’il était satisfait à l’alinéa 46(1)b) et qu’aucune des parties n’a contesté cette conclusion (motifs de la Cour fédérale, par. 34).

[21] J’accueillerais l’appel et je renverrais l’affaire à un autre juge de la Cour fédérale pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux présents motifs. Je n’adjugerais pas de dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-23-20

 

 

INTITULÉ :

GREAT WHITE FLEET c. ARC-EN-CIEL PRODUCE INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard Desgagnés

Katherine Shaughnessy-Chapman

Pour l’appelante

Matthew Hamerman

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brisset Bishop s.e.n.c.

Montréal (Québec)

Pour l’appelante

De Man Pillet

Montréal (Québec)

Pour l’intimée

 

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