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Date : 20210225


Dossier : A-422-19

Référence : 2021 CAF 36

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JORGE MENDOZA

défendeur

Demande de contrôle judiciaire décidée sans comparution des parties.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 février 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210225


Dossier : A-422-19

Référence : 2021 CAF 36

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JORGE MENDOZA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] Le Procureur général cherche, aux termes du présent contrôle judiciaire, à faire annuler une décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (la Division d’appel), répertoriée à 2019 TSS 992, qui, le 8 octobre 2019, accueillait l’appel d’une décision de la division générale dudit Tribunal (la Division générale) rendue le 29 juin 2018 (dossier GE-18-431) en lien avec une demande de prestations d’assurance-emploi et une demande de renouvellement desdites prestations toutes deux produites tardivement par le défendeur en mai 2016 et en octobre 2017, respectivement. La Division générale a confirmé le refus de la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission) d’antidater ces deux demandes au motif que le défendeur n’avait pas fait la démonstration qu’un motif valable justifiait son retard à agir.

[2] La Division d’appel a jugé nécessaire d’intervenir, étant d’avis que la Division générale avait fondé sa décision quant à l’antidatation de la demande initiale de prestations sur une conclusion de fait erronée tirée sans égard aux éléments déterminants portés à sa connaissance. Toutefois, elle a jugé que la Division générale n’avait commis aucune erreur en confirmant le refus de la Commission d’antidater la demande de renouvellement des prestations soumise par le défendeur en octobre 2017, soit plus d’un an après qu’il eut été admissible à ce renouvellement.

[3] Le défendeur, qui était représenté par avocat devant les deux divisions du Tribunal de la sécurité sociale, n’a pas répondu au recours intenté en l’instance par le Procureur général, pas plus qu’il n’a produit d’acte de comparution.

[4] Les faits de la présente affaire peuvent se résumer comme suit. En septembre 2016, le défendeur perd son emploi, après 32 ans de service auprès du même employeur. Son congédiement est précédé, en février de la même année, d’une suspension d’un mois. En mai 2016, le défendeur soumet à la Commission une demande de prestations d’assurance-emploi en lien avec cette suspension. Sa période de prestations est alors établie au 1er mai 2016. Le 6 septembre suivant, le défendeur est congédié. Ce n’est que le 27 octobre 2017 qu’il demande le renouvellement de ses prestations en lien, cette fois, avec ce congédiement. Du même souffle, il demande à la Commission qu’à la fois sa demande initiale et sa demande de renouvellement de prestations soient antidatées au 7 février 2016 et au 6 septembre 2016, respectivement.

[5] Le défendeur estime alors avoir droit à l’antidatation de ces demandes de prestations en raison du fait qu’il aurait été très affecté émotionnellement par sa suspension et son congédiement, qu’il contestait déjà ces deux décisions devant une instance provinciale, à savoir la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la CNESST), et qu’il se croyait par ailleurs, suivant l’avis reçu de tiers, inéligible à des prestations d’assurance-emploi puisqu’il recevait, depuis quelques années, une pension.

[6] Bien qu’elle n’ait pas douté de sa sincérité, la Division générale, devant laquelle le défendeur a eu l’occasion de témoigner, a jugé difficile à concevoir que celui-ci, même affecté par sa suspension, n’ait pas été en mesure de prendre quelques minutes pour déposer sa demande de prestations dans les délais, précisant à cet égard que le défendeur avait pourtant pris le temps, à la même époque, de consulter un avocat et d’adresser une plainte à la CNESST en lien avec ladite suspension, qu’il estimait non-justifiée. La Division générale a également jugé, sur la base de la jurisprudence de cette Cour, que le fait que le défendeur ait pu croire, de bonne foi, qu’il n’était pas éligible à des prestations d’assurance-emploi ne constituait pas un motif valable pouvant excuser son retard à agir.

[7] Selon la Division générale, une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que le défendeur, se serait empressée, comme la jurisprudence l’exige, de s’informer auprès de la Commission ou auprès de sources fiables de ses droits et obligations aux termes du programme d’assurance-emploi. Étant satisfaite qu’aucune circonstance exceptionnelle ne venait, en l’espèce, justifier l’inaction du défendeur, la Division générale a rejeté son appel.

[8] Tel que j’en ai déjà fait état, la Division d’appel n’est intervenue que sur la question du retard du défendeur à présenter sa demande initiale de prestations, étant satisfaite que le défendeur n’avait pas justifié son retard à présenter sa demande de renouvellement de prestations en lien avec son congédiement. Après avoir rappelé les faits de l’affaire, détaillé les récriminations du défendeur à l’encontre de la décision de la Division générale et résumé, à grands traits, ladite décision, la Division d’appel a conclu que la Division générale avait commis une erreur révisable en omettant de noter que le défendeur avait eu besoin de l’aide de ses enfants pour consulter un avocat et un psychologue et que sa croyance selon laquelle il n’était pas admissible à recevoir des prestations d’assurance-emploi était basée sur davantage que l’avis d’un ami. Ce constat tient en un seul paragraphe, le paragraphe 22 de la décision.

[9] Plutôt que de renvoyer l’affaire à la Division générale pour qu’elle la réexamine, la Division d’appel a opté de « rendre la décision que la division générale aurait dû rendre ». Ce faisant, elle a procédé au réexamen des circonstances entourant le retard à agir du défendeur. Ce réexamen, et la conclusion que la Division d’appel en a tiré, tiennent, pour leur part, en deux paragraphes, lesquels se lisent comme suit :

[31] La preuve révèle que [le défendeur] a été très affecté émotionnellement par sa suspension et qu’il a pu demander de l’aide par l’entremise de ses enfants. La preuve montre aussi que l’appelant est retourné au travail le 14 mars 2016, dans un environnement de travail négatif et un état de stress constant. Il a déposé une plainte aux normes de travail pour sa suspension en avril 2016 et une demande de prestations en mai 2016.

[32] La division d’appel conclut que [le défendeur] a démontré qu’entre le 13 février 2016, et le 3 mai 2016, il a agi comme une personne raisonnable et prudente l’aurait fait dans des circonstances similaires. Il est retourné au travail malgré le stress constant et l’environnement difficile. Il a accepté de l’aide pour consulter un avocat et un psychologue. Sa croyance selon laquelle il n’était pas admissible aux prestations n’était qu’un facteur. L’état psychologique [du défendeur], les mesures prises contre lui par son employeur et l’environnement négatif de son retour à l’emploi après sa suspension constituent des circonstances exceptionnelles l’exemptant de l’exigence selon laquelle une partie prestataire doit normalement vérifier assez rapidement si elle a droit à des prestations d’[assurance-emploi].

[10] Le Procureur général reproche à la Division d’appel d’avoir fait fi de la présomption voulant que la Division générale ait considéré l’ensemble des éléments de preuve qui était devant elle et de ne pas avoir, ce faisant, expliqué en quoi cette présomption pouvait être repoussée en l’espèce. Il lui reproche également d’avoir outrepassé ses pouvoirs en substituant sa propre appréciation de la preuve à celle de la Division générale.

[11] Pour intervenir en l’espèce, je dois être satisfait que la décision de la Division d’appel est déraisonnable. Pour ce faire, je dois m’intéresser à la fois au raisonnement suivi par la Division d’appel et au résultat de sa décision. Pour échapper à un constat de déraisonnabilité, la décision doit reposer sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques auxquelles la Division d’appel était assujettie en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4e) 1 aux para. 83, 85, 99). Si cette analyse ou cette justification comporte des lacunes graves, il y a alors matière à intervenir. Je suis d’avis que c’est le cas ici.

[12] Suivant le paragraphe 26(1) du Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332, une demande de prestations d’assurance-emploi doit être produite dans les trois semaines qui suit l’état de chômage pour lequel les prestations sont demandées. Le paragraphe 10(4) de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, c. 23 (la Loi) permet toutefois le dépôt tardif d’une telle demande, avec effet rétroactif, si le prestataire démontre qu’à la date antérieure où il veut faire rétroagir sa demande, « il remplissait les conditions requises pour recevoir des prestations et qu’il avait, durant toute la période écoulée entre cette date antérieure et la date à laquelle il présente sa demande, un motif valable justifiant son retard. »

[13] Il est bien établi que pour pouvoir invoquer avec succès un « motif valable » justifiant son retard à agir, le prestataire doit démontrer qu’il a agi comme l’aurait fait une personne raisonnable, placée dans la même situation que lui, afin de s’assurer des droits et obligations que lui reconnait ou impose la Loi, ce qui veut dire, notamment, vérifier « assez rapidement » s’il a droit à des prestations (Canada (Procureur général) c. Kaler, 2011 CAF 266, 2011 A.C.F. no 1350 (QL/Lexis) au para. 4 (Kaler)). Cette obligation subsiste « pendant toute la période à l’égard de laquelle l’antidatation est demandée » et « implique un devoir de prudence sévère et strict » (Kaler au para. 4). Il en va de la saine et efficiente administration de la Loi et du traitement efficace des demandes de prestations, lequel requiert de la Commission qu’elle « vérifi[e] constamment l’admissibilité continue des prestataires à qui des prestations sont versées » (Canada (Procureur général) c. Beaudin, 2005 CAF 123, 339 N.R. 122 au para. 5).

[14] Au surplus, nous rappelle la jurisprudence de la Cour, l’ignorance, même en toute bonne foi, de la Loi ne constitue pas un motif valable de retard (Canada (Procureur Général) c. Carry, 2005 CAF 367, 344 N.R. 142 au para. 5; Kaler au para. 4).

[15] Suivant l’article 58 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, c. 34, la Division d’appel n’a le pouvoir d’intervenir à l’encontre d’une décision de la Division générale que si cette dernière n’a pas observé un principe de justice naturelle, a commis une erreur de droit ou a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve portés à sa connaissance.

[16] Il ne fait pas de doute que la Division générale a appliqué le bon cadre d’analyse aux faits mis en preuve devant elle et que la Division d’appel ne pouvait intervenir à cet égard. Pour intervenir par ailleurs sur la base que la Division générale n’a pas noté que les enfants du défendeur avaient aidé celui-ci à trouver un avocat et un psychologue et que la croyance du défendeur à l’effet qu’il n’était pas admissible à recevoir des prestations d’assurance-emploi n’était pas uniquement fondée sur les propos d’un ami, il lui fallait démontrer en quoi cela était fatal à la décision de la Division générale. En particulier, il lui fallait écarter la présomption suivant laquelle la Division générale a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve produits devant elle (Simpson c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 82, [2012] A.C.F. no 334 (QL/Lexis) au para. 10).

[17] Or, cette démonstration n’a pas été faite et on cherche en vain, dans la décision de la Division d’appel, en quoi ces éléments étaient déterminants. D’une part, la Division générale avait accepté la preuve du défendeur suivant laquelle il avait été très affecté émotionnellement par le fait d’avoir été suspendu de son travail. Je rappelle que la Division générale a noté que le défendeur avait quand même pu porter plainte de sa suspension auprès de la CNESST entre le moment de ladite suspension et la date où il a produit sa demande de prestations et qu’elle s’expliquait mal comment, dans ces circonstances, l’état émotionnel du défendeur avait pu l’empêcher de s’adresser à la Commission plus tôt qu’il ne l’a fait. De cette incompatibilité apparente, la Division d’appel ne dit mot, tout comme elle ne dit mot de l’impact qu’aurait pu avoir sur ce constat le fait que le défendeur a pu être aidé par ses enfants.

[18] On cherche en vain également en quoi il y avait matière à intervenir du fait que la Division générale n’avait pas considéré que la croyance du défendeur quant à son inéligibilité à des prestations d’assurance-emploi reposait sur davantage que les seuls conseils d’un ami. Comme l’a souligné la Division générale, à moins d’en être exempté du fait de circonstances exceptionnelles, ce qu’elle n’a pas jugé être le cas en dépit de ses difficultés émotives, le défendeur avait l’obligation de vérifier avec célérité, auprès de la Commission ou auprès de sources fiables, son éligibilité à de telles prestations et ne pouvait invoquer, comme excuse pour ne pas l’avoir fait, l’ignorance de la loi, quelle que soit la cause ou la source de cette ignorance. À partir du moment où la Division générale a jugé qu’il était inconcevable que le défendeur n’ait pas été en mesure de faire cette vérification, vu qu’il avait pu porter plainte auprès de la CNESST pendant la période où il se disait très affecté émotionnellement, la décision de la Division générale devenait difficilement attaquable.

[19] L’absence d’explications quant à l’impact possible des deux omissions reprochées à la Division générale sur les conclusions que celle-ci a tirées, affecte irrémédiablement, à mon sens, l’intelligibilité et la transparence de la décision de la Division d’appel. Il y a là une grave lacune sur le plan de la cohérence interne de la décision de la Division d’appel.

[20] Mais il y a plus. En se disant autorisée à rendre la décision que la Division générale aurait dû rendre, la Division d’appel s’est trouvée à faire indirectement ce qui ne lui était pas permis de faire directement en l’espèce, soit réévaluer l’affaire au fond et substituer ses propres conclusions à celles de la Division générale. Dans un contexte comme celui-ci, où le différend porte essentiellement sur l’application d’un cadre d’analyse juridique bien établi aux faits mis en preuve devant la Division générale, la Division d’appel, comme le souligne à juste titre le Procureur général, ne pouvait s’arroger un tel rôle sans outrepasser ses pouvoirs et sans ainsi commettre une deuxième erreur révisable (Cameron c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 100, [2018] A.C.F. no 582 (QL/Lexis) au para. 6).

[21] Pour toutes ces raisons, j’accueillerais la présente demande de contrôle judiciaire et j’annulerais la décision de la Division d’appel. Je le ferais sans frais, puisque le Procureur général ne les réclame pas. Par ailleurs, étant satisfait qu’il n’y avait pas matière à intervenir à l’encontre de la décision de la Division générale, et vu que le défendeur n’a pas comparu en l’instance, il m’apparait que la réparation appropriée dans les circonstances serait de rendre la décision que la Division d’appel aurait dû rendre et d’ainsi rejeter l’appel logé à l’encontre de la décision de la Division générale.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-422-19

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JORGE MENDOZA

 

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 FÉVRIER 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Marcus Dirnberger

 

Pour le demandeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le demandeur

 

 

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